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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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