Marquand, Albert (1895-1938)

1. Le témoin

Albert Marquand est né le 13 décembre 1895 à Troyes où son père était directeur de la fabrique de papier Montgolfier. Il a 3 ans lorsque la famille s’installe à Aubenas (Ardèche) pour gérer une librairie-papeterie. Il aura deux frères plus jeunes, Georges et Henri, à qui il donnera, pendant la guerre, le conseil de choisir l’artillerie en devançant l’appel de leur classe. La famille, de moyenne bourgeoisie, est cultivée et pratique la musique ; les jeunes sont membres actifs d’une association de gymnastique. Au front, Albert se fait envoyer de la lecture, en particulier la presse d’Aubenas qu’il critique, et Le Canard enchaîné, ce qui est peu banal.

Pendant la guerre, au 55e RI, puis au 149e, il connaît quatre courtes périodes infernales : au Bois de la Gruerie en Argonne en juin 1915 ; à Verdun en avril 1916 ; à Laffaux et à la Malmaison en juin et octobre 1917. Entre temps, il a été évacué pour blessure en juin 1915, et pour maladie en octobre ; il a connu des secteurs calmes, des périodes de stage ou de cantonnement en réserve. Devenu sergent, il préfère abandonner ses galons pour entrer dans un groupe de radio-télégraphie, au 8e Génie, en février 1918. Après le 11 novembre, il fait partie des troupes d’occupation en Rhénanie, puis devient élève interprète auprès de l’armée américaine.

Libéré, il rentre à Aubenas, puis il va tenir une librairie-papeterie à Sedan où il meurt en 1938. Il semble qu’il soit resté célibataire.

2. Le témoignage

Il est publié sous le titre « Et le temps, à nous, est compté », Lettres de guerre (1914-1919), présentation de Francis Barbe, postface du général André Bach, aux éditions C’est-à-dire, Forcalquier, 2011, 416 p., nombreuses notes, annexes, illustrations. Le fonds, conservé par la nièce d’Albert Marquand, est constitué de 459 lettres, de quelques rares pages de carnet personnel, du récit de la bataille de la Malmaison, repris au repos, et de photos. Les lettres sont adressées à différentes personnes de la famille, son père, sa mère et ses deux frères, l’auteur sachant bien qu’il en serait fait une lecture collective. Il lui fallait donc tenir compte des sentiments conformistes des parents. Albert Marquand évoque le désir de son père de le voir gagner du galon (p. 31), et il promet « de faire honneur à la famille » (p. 49). Mais l’expérience de la guerre réelle le conduit d’une part à pratiquer une stratégie d’évitement systématique (voir ci-dessous), d’autre part à ne pas accepter les remarques moralisatrices sur le désir des soldats en permission de « profiter du restant qui nous reste à vivre » (p. 153). Accusé littéralement de mener « une vie d’orgie », Albert répond à son père que celui-ci n’a pas l’expérience de l’enfer des tranchées et ne peut donc parler en connaissance de cause. Les quelques moments d’incompréhension et d’opposition n’interrompent cependant pas une correspondance suivie et les sentiments d’affection au sein de la famille, marqués aussi par l’envoi de nombreux colis.

Quelques coupures ont été effectuées par l’éditeur qui n’en dit pas la raison.

3. Analyse

On peut résumer l’apport de ce témoignage en trois points.

a) Des notations émanant d’un vrai combattant :

– Le départ plein d’illusions (21/05/15 : « dans la guerre de tranchées il y a un nombre infime de victimes »), puis la découverte des réalités (4/07/15 : « ce n’est plus une guerre, c’est une boucherie »), la condamnation du bourrage de crâne par les journaux (18/05/16 : « ne tablez pas sur les journaux pour les communiqués ; c’est des bourdes ! »), par le conférencier Marc Sangnier qui délivre « le bourrage de crâne officiel » (15/07/18), par Botrel, « ce triste Monsieur qui porte la croix de guerre avec ostentation » (30/11/18). Parmi les autres embusqués, figurent « la prêtraille » et « les rupins » (8/11/15). Si les poilus en ont assez, il en est de même des Boches, aux dires des prisonniers (18/09/15). Son régiment est touché en 1917 par le mouvement des mutineries, mais c’est un sujet qu’il ne veut pas aborder dans son courrier du fait de la censure (11/06/17).

– Et encore : les ravages de l’artillerie amie et les détrousseurs de cadavres (récit de la bataille de la Malmaison, p. 384), les rats (22/05/15), les simples satisfactions de pouvoir se laver, se raser (30/05/16), la pêche à la grenade et la chasse au Lebel (3/04/17), les mercantis et leurs prix exorbitants (4/07/17), la lecture du Feu de Barbusse, livre sur lequel il émet quelques réserves, mais qu’il considère comme « le seul bouquin qu’on ait fait de potable sur les Poilus » (16 et 19/09/17).

– Deux remarques plus rares : le général Sarrail, ayant constaté que « beaucoup d’hommes portent au képi des insignes religieux », interdit cette pratique (19/06/15) ; la rencontre dans les rues de Metz, après l’armistice, de soldats lorrains en uniforme allemand (20/11/18).

b) Une stratégie d’évitement systématique :

– Mobilisé avec la classe 15, en caserne à Digne, il remplit les fonctions d’instructeur qui lui permettent de retarder son départ pour le front (mars-avril 1915).

– Blessé, soigné à l’hôpital de Chaumont, il souhaite ne pas remonter là-haut de sitôt, essayant de persuader les médecins qu’il n’est pas rétabli (juillet 1915).

– Lors de toutes ses permissions, il prend plusieurs jours de « rabiot ».

– En septembre 1915, il essaie de se faire réclamer par son oncle comme ouvrier métallurgiste ou dessinateur dans son usine. Il revient à l’assaut à plusieurs reprises : « cela ferait mon affaire car j’en ai assez de cette vie et tous sont comme moi » (4/09/15). Il sollicite l’appui de son frère : « Parle de ma demande de métallurgie au Papa » (7/09/15) ; de sa mère : « Encore aujourd’hui, il en part un de mon escouade pour la métallurgie, il était cultivateur ! Tu vois d’ici les résultats du piston ! » (13/09/15).

– La tentative métallurgique ayant échoué, Albert joue la carte de l’agriculture. Il demande à son père de lui procurer un certificat de viticulteur afin d’obtenir une permission agricole (6/01/16). Il reçoit le certificat, mais craint de ne pas obtenir la permission car, sur les 480 hommes de la compagnie, « il y en a au moins la moitié qui demandent » (12/01/16).

– Immédiatement après, selon son expression : « j’ai bondi me faire inscrire » pour devenir moniteur d’éducation physique de la classe 17, mais le « filon de moniteur a échoué » (janvier 1916). Et encore, il paraît qu’on accorde une permission à ceux qui s’engagent à aller chez eux pour en rapporter de l’or pour la Défense nationale (27/01/16)…

– Chance ou piston, le voilà en juillet 1916 affecté au dépôt divisionnaire : « Je ne sais combien de temps je vais passer là mais c’est toujours autant de pris. » Il y est encore en octobre : « Tout de même je m’estime plus heureux que les camarades du régiment qui vont attaquer. »

– En juin 1917, il va faire un stage de mitrailleur à l’arrière : « ça me fera toujours louper une période de tranchées. »

– Enfin, en février 1918, ayant intégré une équipe de radio-télégraphie, il constate que « le temps s’écoule avec une monotonie désespérante », mais qui ne lui « fait pas regretter les heures tragiques d’autrefois ». Il éprouve « la satisfaction du voyageur arrivant au port après une affreuse tempête » (8/06/18). Avec un certain cynisme, il ajoute, le 31 août : « Mon ancien régiment, le 149, a sa 4e citation à l’Armée et attend la fourragère verte et jaune. Grand bien lui fasse !! »

– Le 12 novembre 1918, il écrit : « Pour moi, je considère une chose : c’est que je suis arrivé à traverser la tourmente, les membres à peu près intacts. »

c) Le problème soulevé par les textes : a-t-il tué ?

– Un soldat, à la guerre, est là pour tuer l’ennemi, et il est armé pour cela. Cependant, le fantassin, avec son fusil et sa baïonnette, est plutôt la victime de l’artillerie. Lors de la bataille de la Malmaison, Albert Marquand note le « peu de frayeur qu’inspirent les balles » : « Leur musique est une simple sensation désagréable pour des hommes accoutumés aux plus violentes commotions, aux bombardements prolongés qui vident les organismes et transforment les plus courageux en loques humaines. » Il a aussi décrit les effets terribles d’un obus lorsqu’il tombe au milieu d’un groupe d’hommes (p. 63 et p. 384).

– Lors d’une avancée aux dépens de l’ennemi, les abris, qui pourraient servir de « repaires » aux défenseurs, sont nettoyés à la grenade, et Albert trouve cela normal (p. 381). Par contre, les prisonniers ne sont pas abattus, mais envoyés à l’arrière ; les blessés ennemis sont parfois réconfortés (p. 382).

– Mais voilà le problème. Dans sa lettre du 6 novembre 1917, écrite au lendemain de l’attaque de la Malmaison, après avoir montré comment la mort l’avait « frôlé de son aile macabre », comment un obus avait tué devant lui le camarade avec qui il parlait, tandis que lui-même ne recevait qu’un éclat minuscule dans le nez, comment sa compagnie avait eu 40 % de pertes, il termine ainsi : « Mais il y avait des cochons dans le tas ; ils n’ont pas été épargnés ; pour ma part j’en ai abattu 2 comme au tir au lapin : ces salauds, en se débinant, tiraient sur nous en passant leur arme sous le bras ! Ça n’a pas traîné. Ah, mais non ! Donc, je termine là, mes bien chers. Je vous embrasse de tout cœur. PS Admirez le papier boche ! Excusez le décousu de mon style, j’écris les idées comme elles arrivent. » Or, dans son récit structuré de la bataille de la Malmaison, qui occupe les pages 368 à 385 du livre, il n’est plus question de ces deux Allemands tués. Par contre, on trouve le passage suivant, après la fin des combats (p. 383) : « Décidément, le bois se peuple, car, peu après, deux silhouettes viennent à ma rencontre… Ce sont des Boches ; je tâte la crosse de mon pistolet automatique, bien décidé à tirer au moindre geste, mais je n’ai pas à en faire usage… Ils portent le brassard à croix rouge. Arrivés à ma hauteur, ils s’écartent presque avec crainte ; l’un d’eux est affublé de grosses lunettes rouges ; ils me lancent un regard atone et continuent leur marche sans un mot. »

On peut envisager deux hypothèses : ou bien Albert Marquand a dit à chaud la vérité à ses parents, puis, pris de remords et dans un souci « d’aseptisation », a voulu « refouler » ce geste dans son récit écrit à froid ; ou bien, dans l’excitation du lendemain de bataille, il a inventé un acte viril, exagération abandonnée par la suite. Les arguments en faveur de cette deuxième hypothèse sont qu’il n’hésite pas à signaler la violence du nettoyage des abris, et que, si les Allemands avaient eu le comportement de se débiner en tirant, on comprend mal pourquoi il n’en aurait pas fait état dans son récit. Mais aucune preuve décisive n’emporte l’adhésion en faveur de l’une ou de l’autre hypothèse. Il faut donc mentionner les deux.

– Au-delà, les descriptions de la violence et des horreurs montrent que les théories farfelues sur « l’aseptisation » de la guerre dans les récits de combattants ne résistent pas à un examen bien simple : lire les récits des combattants.

Rémy Cazals, avril 2011

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