Lorette, Robert, et Fizaine, Fernand

Nous donnons ici ce compte rendu de roman par Raphaël Georges. Les auteurs du livre recensé ont voulu « témoigner » de cette façon de leur guerre.
Lorette (Robert) et Fizaine (Fernand), Frontière, Paris, Firmin-Didot, 1930, 210 p.
Robert Lorette semble originaire de la région de Château-Salins. Fernand Fizaine est quant à lui né le 25 juin 1900 à Moyeuvre et décédé à Paris le 29 avril 1966. Il est l’auteur de deux autres ouvrages plus tardifs . Les deux auteurs sont des amis d’enfance ; ils ont fréquenté le même collège à Metz avant d’être séparés par la guerre. Leur ouvrage est un roman à tendance autobiographique, un genre qui permet de s’arranger avec la réalité : « Si certains épisodes furent personnellement vécus, d’autres seulement observés, qu’importe ! », note une journaliste du Figaro, car leur ambition est de « tracer une synthèse de tous les combattants dans leur situation » . Ainsi, dans le roman, Robert Lorette devient Roland Lorquin, tandis que Fernand Fizaine prête ses traits au personnage de Firmin Margaine. Basé vraisemblablement sur leurs souvenirs de guerre, le récit contient peu de repères chronologiques. Pour les dialogues, l’écriture emprunte largement à la langue parlée et à l’argot.
Originaires de Château-Salins (Roland) et de Moyeuvre (Firmin), puis scolarisés ensemble au collège Saint-Clément de Metz, les deux personnages principaux ont grandi dans la partie traditionnellement francophone de la Lorraine annexée, où le souvenir de la France est encore largement entretenu dans les familles. Ainsi, en 1914 encore, Roland assiste avec son père au défilé militaire du 14 Juillet à Nancy. Ces deux jeunes Lorrains francophiles font donc le choix de la France dès le début des hostilités : après avoir assisté de loin à la défaite française de Morhange, Roland quitte sa famille en août 1914, à l’âge de 17 ans, décidé à rejoindre Nancy pour s’engager dans l’armée française. De son côté, Firmin tentera plus tard de mettre son plan de désertion à exécution, quelques jours avant son conseil de révision, mais devra l’abandonner au dernier moment et se résoudre à endosser « l’uniforme abhorré » allemand. Pour sa part, Roland se montre tout à la fois fier d’intégrer l’armée française idéalisée et impatient de monter au front pour en défendre les couleurs. Il n’a pas trop de mal à s’intégrer dans son régiment du Midi. Dès ses classes à la caserne de Toulouse, il tisse de forts liens d’amitié avec son camarade Brissac originaire de Haute-Garonne. Au front, il bénéficie de la sollicitude de ses camarades qui étouffent leur joie devant lui au moment de la distribution du courrier car, coupé de sa famille restée en Lorraine, soumise d’ailleurs à une surveillance étroite de la part des autorités allemandes depuis sa disparition suspecte, il est le seul à être privé de toute correspondance. Son baptême du feu, à proximité d’Arras, est très violent et lui occasionne d’emblée l’expérience de donner la mort. La dureté des combats, en particulier en 1916 dans le secteur de Verdun (bois d’Avocourt), ainsi que les rudes conditions de vie au front atténuent son enthousiasme initial et il attend bientôt les repos à l’arrière avec autant d’impatience que ses pairs. La dizaine de jours qu’il passe en permission à Marseille constitue un moment de répit particulièrement apprécié, loin des images de la guerre. Au cours d’une âpre bataille, se trouvant seul dans un trou d’obus avec un de ses proches camarades touché mortellement, il éprouve un bouleversement total lorsqu’il entend des soldats parler le patois lorrain dans la tranchée adverse. Il se produit un véritable choc identitaire : « Il pensa soudain qu’il se battait non seulement contre des ennemis, mais aussi contre des amis et peut-être même contre des frères » (p.111). Cette idée qui l’obsède le rend désormais incapable de participer activement au combat : « Dans le doute, je ne tuerai plus ». Puis une nouvelle lui parvient et renforce son trouble : il apprend que son père, volontaire dans la Croix-Rouge, a été arrêté par une patrouille française et qu’il est depuis détenu comme espion à Tours. Roland parvient à le faire libérer, grâce à l’intervention de son capitaine, mais n’en est pas moins éprouvé : cette armée, pour laquelle il était prêt à sacrifier sa vie, a emprisonné son père comme un traître. Enfin, un dernier évènement achève de le pousser dans un accès de fureur, quand il se voit traiter de « boche » par un adjudant. Complètement bouleversé par ces épreuves, il obtient de son colonel de quitter le front pour rejoindre l’Algérie, une alternative réservée aux Alsaciens-Lorrains. Il prend donc le large avec soulagement, et rejoint la caserne d’Orléans à Alger. Il y profite de meilleures conditions de vie, mais demande bientôt à pouvoir rejoindre son régiment à l’automne 1918, pour éviter de participer aux combats dans le sud-tunisien : « J’aime encore mieux crever en France ». Ainsi, il retrouve dans la joie Brissac et ses anciens camarades le 9 novembre 1918 à Pont-à-Mousson.
Le parcours militaire de Firmin est moins bien renseigné. Mobilisé plus tard, les premiers chapitres qui lui sont consacrés permettent d’entrevoir les conditions de vie des civils en Lorraine, soumis à la dictature militaire imposée dans toute l’Alsace-Lorraine. En 1916, après sa tentative avortée pour éviter l’enrôlement dans l’armée allemande en passant en Suisse, il est mobilisé dans la 2e compagnie du IXe régiment d’infanterie basé en Prusse orientale. Il vit mal sa période d’instruction, dénonçant la grossièreté et la brutalité de ses camarades et des gradés. Les Lorrains font l’objet de nombreuses tracasseries, notamment quand on les surprend à converser en français. Firmin est un jour pris à partie par plusieurs Allemands bien décidés à le passer à tabac, et ne doit son salut qu’à l’intervention de son camarade lorrain Petitmangin, lamineur dans le civil et doté d’une force incomparable. Dans une bagarre majestueuse, les deux arrivent finalement à bout des assaillants. Peu de temps après cependant, ils sont envoyés sur le front russe. Là, les auteurs brossent un tableau très noir de la situation, teinté d’une critique du militarisme prussien : « serfs des temps modernes », les soldats « ne sont rien, rien que du matériel humain (…) : Menschenmaterial ! » Ils sont soumis à des conditions de vie très difficiles (froid, faim, vermine) et une grande lassitude les gagne. Par ailleurs, Firmin ne se remet pas d’avoir asséné un coup de poignard mortel au soldat russe qui venait de tuer Petimangin, au moment même où les deux amis avaient prévu de se rendre aux Russes. Pour ce qui est pris comme un acte de bravoure, il est décoré de la Croix de fer, un insigne honteux pour lui et qu’il cache à sa famille (son père a été emprisonné pour ses sympathies à l’égard de la France). De retour sur le front français en avril 1918, il n’attend plus que la mort pour se sentir libéré de ses tourments ; c’est finalement une blessure par éclat d’obus qui le conduit à l’hôpital pour le restant de la guerre. Lorsqu’il retrouve sa caserne, celle-ci est en proie aux troubles révolutionnaires qui agitent toute l’Allemagne. Il en profite pour décrocher une fausse permission ainsi qu’un titre de transport qui lui permettent de rentrer à Moyeuvre vers le début du mois de novembre 1918. Il peut alors participer aux préparatifs pour l’arrivée des troupes françaises. Le 19 novembre, en assistant au défilé des Poilus à Metz, il reconnaît dans leurs rangs son ancien ami Roland. Les retrouvailles sont chaleureuses et offrent l’occasion à ce dernier, pourtant auréolé du prestige de l’armée française victorieuse, de dire son dégoût de la guerre et de conclure : « Notre cœur, à nous autres de la frontière, est trop grand pour une, et trop petit pour deux patries… ».
Bien que publié sous la forme d’un roman, ce qui empêche d’en démêler le vrai du faux, ce témoignage n’en est pas moins intéressant car il s’inscrit dans la courte liste de la littérature de guerre dédiée aux Alsaciens-Lorrains. A ce titre, ce roman, adapté ensuite en pièce de théâtre, participe à la construction et à la fixation dans la mémoire collective de la figure du soldat alsacien-lorrain de la Grande Guerre : un homme résolument francophile, contraint d’endosser à contrecœur l’uniforme allemand. Longtemps admise, correspondant à l’image véhiculée en France des habitants des provinces recouvrées, cette figure réductrice est aujourd’hui à nuancer. Dans cet ouvrage, les auteurs expriment leurs sentiments pro-français au moment de la guerre en les projetant sur les deux personnages principaux. Les rares allusions aux Alsaciens confortent leur idée (par exemple p.140 : « Dans un autre régiment de la garnison, des Alsaciens avaient tué à coups d’escabeau un sous-officier qui s’était montré particulièrement odieux. »). Celle-ci est en outre renforcée par la vision manichéenne opposant une armée française valorisée à une armée allemande accusée de tous les maux. Or, si l’attachement à la France perdure dans certaines familles d’Alsace-Lorraine depuis l’Annexion de 1871, les soldats alsaciens-lorrains faisant acte de rébellion ou de désertion n’en sont pas moins minoritaires. En réalité, si l’on peut admettre la véracité des sentiments des auteurs, et du coup leur description partiale des évènements, c’est en partie lié à leur origine, puisqu’ils sont tous deux nés dans la marge occidentale traditionnellement francophone de la Lorraine annexée. Cette précision, qui n’apparaît à aucun moment dans le récit, explique à elle seule qu’il ne soit pas possible de généraliser leur identité propre au reste de la population de l’Alsace-Lorraine.
Raphaël GEORGES, mars 2013

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