Tanquerel, André (1895-1916)

Le témoin
André Tanquerel est né en Tunisie où son père dirigeait une exploitation agricole. En 1914, il vit loin de sa famille, travaillant dans une imprimerie à Levallois. Il tisse des liens d’amitié avec les Thibault chez qui il loge à Colombes. Incorporé (classe 15) en novembre 1914 à Bourg-en-Bresse (Ain) au 23e RI, il y est instruit jusqu’en juin 1915. Passant au 158e RI, il monte au front en Artois en juillet 1915. Il participe à l’offensive de septembre 1915 devant Souchez (combats du Bois en Hache). En Champagne en février 1916, après une première hospitalisation, il combat à Verdun en mars-avril 1916. Transféré dans la Somme en août 1916, il est tué à Ablaincourt le 7 novembre 1916.
Le témoignage
Dominique Carrier, arrière-petite fille de Madeleine Thibault, la marraine de guerre d’André Tanquerel, a fait publier grâce à l’aide de l’universitaire François Crouzet, dans la collection « Histoire de la Défense » chez L’Harmattan, « On prend nos cris de détresse pour des éclats de rire », André Tanquerel, Lettres d’un poilu, 2008, 329 p.  Il s’agit d’un recueil de lettres et de documents divers échangés entre André et la famille Thibault. Isolé et venant de Tunis, ces gens de confiance sont devenus pour lui une sorte de famille de substitution. Ainsi, même s’il lui donne le titre affectueux de « marraine », Madeleine n’en est pas une au sens classique car ils se connaissent bien (les marraines de guerre sont souvent « recrutées » par petites annonces dans la presse). Outre Madeleine, les correspondants sont Joseph, son mari, dans la territoriale à Rodez, et leur fille Hélène, avec laquelle André se fiance à l’automne 1916. Il existe quelques lettres de ces personnes mais la grande majorité du corpus repose sur des lettres du front d’André, avec aussi des extraits d’un journal rapidement abandonné, quelques essais littéraires d’une page (prose) et de courts fragments d’un projet de livre. Une introduction historique inégale et une utile série de présentations familiales restituent le contexte de l’échange.
Analyse
Le premier intérêt du recueil réside dans la liberté du ton, originale parmi les correspondances de poilus, c’est-à-dire dans l’absence de l’autocensure habituelle pour ce type de courrier: est-ce parce que ses interlocuteurs ne sont pas sa vraie famille ? Cela tient-il à l’indignation de l’auteur ? En effet l’apport le plus marquant de ce témoignage réside dans la tonalité très critique des écrits d’A. Tanquerel, dans la formulation marquée et répétée du caractère injuste et cruel de la guerre, d’une indignation contre les coupables et les profiteurs, d’une condamnation toujours plus appuyée qui finit par se rapprocher du désespoir. Les lettres sont souvent d’abord composées de propos légers, amicaux, parfois tendres, qui traitent de la famille Thibaut, s’intéressant à la vie à Colombes ou à Rodez, au paysage du front, au vécu dans la tranchée ou à l’arrière. A ce contenu classique sont associées quelques phrases extrêmement critiques sur la guerre, sa conduite, les embusqués et l’horreur des combats. Un bon exemple de ces deux tonalités mêlées (Artois septembre 1915) : « Et ceux qui écrivent chez eux des lettres épatantes, sont de sinistres farceurs ou des vantards. Il n’y a pas de nature humaine qui puisse résister au spectacle d’une telle boucherie. J’ai prié constamment la Vierge, suivant le conseil de mon confesseur. Je ne sais pas comment je suis encore là… (…) Merci au patron pour son petit mot, et bonne santé. Un baiser à toute la maisonnée. Votre André »
En effet A. Tanquerel est un catholique pratiquant, qui aime le son des clochers de village : 1er novembre 1915, p. 140, Artois, «Hier c’était dimanche. On s’arrange toujours de nous faire passer des revues quelconques, juste aux heures des offices, pour nous empêcher d’y aller. » Il collectionne les médailles pieuses qu’il perd régulièrement, Madeleine lui en renvoie : 28 septembre 1915 p. 124 « je vous renvoie un Sacré-cœur et une autre médaille qu’Hélène a fait bénir aujourd’hui. »
Après deux mois de front, la teneur de la correspondance témoigne déjà d’un manque d’entrain (p. 120) « Enfin tout cela est idiot, idiot, idiot. », mais une rupture plus nette se produit avec l’expérience traumatisante de l’offensive d’Artois. Une page résume la journée d’attaque au Bois de la Hache devant Souchez (p. 126) et le récit décrit son enfouissement par un obus sous deux cadavres français tués quelques instants avant. Seul, il réussit à se dégager puis erre, hagard, avant de retrouver les siens. Les lettres suivantes témoignent de l’expérience : 28 septembre « Ce qui se passe ici est affreux. Je me demande comment je ne suis pas mort ou devenu fou» ou (30 septembre) « Je me demande quel crime nous avons commis pour être si cruellement punis ? » L’expérience de cette bataille donne à l’auteur un ton très critique et sombre qui durera en s’accentuant jusqu’à la fin. Il brave la censure avec des propos récurrents que celle-ci qualifierait de « défaitistes » (29 novembre 1915, p. 152) : « On préfère attendre une victoire problématique et sacrifier encore des milliers d’existences, bêtement, pour quelques bandits assoiffés d’or ! Ah ! Je vous supplie de ne plus me parler de Patrie, non, jamais. », mais curieusement, il respecte scrupuleusement les interdictions d’indiquer les lieux précis où il combat : (p. 120) « Ceux qui seraient pris à donner des détails, sont passibles de conseil de guerre. Or nous sommes suffisamment embêtés comme cela pour ne pas chercher à nous procurer d’autres embêtements. » C’est la même chose en 1916 où le lieu Verdun n’est pas nommé, alors que ses descriptions ne sont pas de nature à rassurer l’arrière. En Artois, A. Tanquerel tient une position à 5 km de celle de L. Barthas et les conditions très éprouvantes de la fin de l’automne rappellent celles des Carnets de guerre : Bois en Hache, 29 novembre 1915, p. 152 «  des glaçons flottaient et s’aggloméraient autour de nos jambes. 48 heures ainsi. »
Le ton de la presse, l’enthousiasme ou les mensonges des journaux révoltent l’auteur et il dénonce souvent les embusqués. A Verdun, il est révolté par la lecture des journaux qui annoncent la venue de Sarah Bernhard : 6 avril 1916 p. 188 « Oui c’est affreux (…) Et un sergent qui perd ses tripes, et un mitrailleur dont les pieds sont arrachés, et encore, encore, tant d’autres . (…) Et il continue avec une noire ironie : « Enfin ce qui me console c’est que Sarah Bernhard est venue ici pour nous encourager. » Il insiste beaucoup sur le fait que l’arrière ne connait pas la réalité de la situation du front, et que la guerre ne dure que grâce à cette ignorance.
D’après ses réponses à sa marraine, dont nous n’avons pas les lettres, on sent qu’elle lui fait des reproches, probablement pour le motiver, même si les divergences ne vont jamais jusqu’au conflit : Verdun 13 avril 1916 p. 200 « Non, Marraine, dites-moi que je suis ici, pour vous défendre vous, pour défendre Hélène et Jean (…) mais je vous en prie ne me parlez pas de grands mots, comme Droit, Liberté, etc., car ici on ne sait pas ce que c’est. » (…) « Nous ne souhaitons que la fin de la guerre. Pour nous, le « jusqu’au bout » et « on les aura » n’existe pas. » A. Tanquerel se défend d’être défaitiste, il ne veut pas qu’elle le prenne « pour un vilain révolutionnaire que je ne suis pas » (p. 226) et qu’elle pense qu’il est un lâche : « pourtant, si ma vie pouvait être le prix de la paix, je la donnerais avec joie pour faire cesser tout cela. » (p. 226) Evoquant très rarement les Allemands, il n’est pas politisé mais cite les propos prolétariens formulés par un camarade (septembre 1916 p. 263) « on cherche l’extermination de la classe ouvrière, qui commençait à devenir dangereuse, avec ses conceptions révolutionnaires…».
Sa conviction que la guerre est inutile est corrélée à des crises de cafard de plus en plus marquées ; en 1916, il s’écrie à Verdun (avril 1916 p. 201) : « La foi est morte. (…) Comprendra-t-on qu’il y en a assez ! Que le mot « Assez » pourrait s’écrire en lettres gigantesques dans le ciel, comme le cri suprême de l’armée ? » Ses fiançailles avec Hélène, la fille de Madeleine, améliorent un temps son moral, mais les crises de désespoir sont encore plus violentes dans la Somme (octobre 1916, p. 277), avec une page dramatique dont un extrait donne son titre à la publication « Autrefois je me révoltais, maintenant je n’en ai même plus la force. Le militarisme donne son fruit. Je suis abêti et abruti suffisamment pour me faire tuer sans rien dire. (…) Et c’est justement ce qui nous fait souffrir tous, c’est de penser que l’on prend nos cris de détresse pour des éclats de rire. » Le 7 novembre 1916 en début d’après-midi, lorsque sa compagnie est de soutien lors de l’attaque d’Ablaincourt, il est frappé par un obus et meurt sur le coup.
On a la chance, assez rare pour un simple soldat, d’avoir une citation des faits extérieure, glanée dans le récit du chef d’une autre section de la même compagnie du 158e RI (Carnets de Ferdinand Gilette, 7 novembre 1916, tranchée de Lethé, attaque d’Ablaincourt, site « chtimiste », Carnets de guerre, n° 151) : « Le canon fait rage et les obus passent et éclatent de tous côtés : nous sommes bien mal postés, car nous n’avons aucun abri. Un tombe dans la tranchée en plein dans la 2ème section, il tue 2 types : Tanquerel et Gardon et en blesse 2 autres. (…) Voilà un type : Tanquerel qui à chaque attaque se faisait évacuer et qui revenait ensuite nous rejoindre au repos, il a suffi qu’il vienne une fois dans la fournaise pour y rester. »
Le jugement est bien dur car l’aspirant Gillette n’est arrivé au 158e RI que le 25 avril 1916, et celui-ci néglige le fait que malgré ses trois évacuations (5 mois d’évacuation en 3 fois sur 2 ans de campagne) , A. Tanquerel a fait l’offensive d’Artois en 1ère ligne et surtout a supporté l’attaque sur le fort de Vaux à Verdun le 9 mars 1916.
A la fin de l’ouvrage D. Carrier, dont il faut souligner le travail précieux, a regroupé les documents (courriers privés, du maire, avis de citation à titre posthume [« soldat courageux…]) liés à l’annonce du décès. Sans nouvelles, Madeleine écrit au commandant de la Compagnie d’André, et celui-ci fait répondre par Aimé Desporte, un camarade : 26 novembre (p. 296) « Croyez que pour moi il est fort pénible de vous apprendre la triste réalité, et soyez assurée, Madame, que j’ai pleuré cet ami avec lequel je n’ai eu que de bonnes relations ; il fut regretté aussi bien de ses chefs que de ses camarades et tous nous aimions sa franche gaîté et son caractère ouvert. (…) Allons courage Madame et que Dieu vous garde.» Une lettre de l’aumônier, chargé de tenir le registre de l’emplacement des sépultures du régiment, termine le dossier : 16 janvier 1917 p. 301 « je vous adresse ci-joint le calque de la partie qui vous intéresse. (…) J’ai tout lieu d’espérer, le connaissant comme l’un de nous tous, qu’il était en règle avec le Bon Dieu. Abbé Friesenhauser ».
Donc un témoignage marquant, avec l’expression d’une intimité affective attachante, la formulation individuelle d’une profonde hostilité à la guerre et aussi – l’auteur soulignant souvent le fait que son indignation est partagée par ses camarades -, la formulation d’un ressenti collectif dans lequel le « nous » devient récurrent pour l’expression de cette souffrance.

Vincent Suard mai 2017

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