Lefebvre, Jeanne (1876-1924)

1. Le témoin
Jeanne Lefebvre, née Choquet en 1876, fait partie d’une famille de la bourgeoisie de Saint-André (Nord), un faubourg de la ville de Lille. Elle est l’épouse de Charles Lefebvre, (1869-1953), artiste possédant un prospère atelier de typographie sis rue de Béthune à Lille. De leur mariage en 1898 sont nés André (1899), Charles (1901) et Denise (1903). Isolée avec ses trois grands enfants en août 1914 après le départ de son mari, dont elle reste longtemps sans nouvelles, elle vit les quatre années d’occupation à Saint-André, refusant d’envisager l’évacuation en France libre via la Suisse, à cause de sa chère maison, mais surtout de ses deux garçons, consignés par l’occupant. La famille est à nouveau réunie en décembre 1918, mais Jeanne meurt prématurément d’une rupture d’anévrisme à 48 ans le 25 décembre 1924.
2. Le témoignage
Moi, Jeanne, mon journal intime sous l’occupation a paru aux éditions Jourdan (2016, 351 pages). Monique Marissal, la petite-fille de Jeanne Lefebvre, a montré à l’écrivain Francis Arnould ces cahiers écrits pendant la Grande Guerre, et celui-ci les a mis en forme avec un grand souci de fidélité. Il s’agit de 4 cahiers d’écolier de différents formats, avec une écriture et une orthographe de qualité. F. Arnoult nous a appris (mai 2018) qu’il « s’était contenté de recopier et de mettre en page sans modifier quoi que ce soit au texte », démarche précieuse pour l’historien. L’ouvrage commence par une évocation de la famille à la Belle Epoque (p. 7 à 16), suivent le journal proprement dit (p. 17 à 338), un épilogue fort utile (p. 339) et enfin des reproductions de dessins et croquis de Charles Lefebvre.
3. Analyse
Le journal commence le 15 janvier 1915, c’est-à-dire à partir du moment où pour l’auteure, il était devenu vain d’espérer communiquer avec son mari de l’autre côté du front. En effet, et c’est la grande originalité de ce journal d’occupation, il se présente comme une longue communication à son mari, c’est une adresse « à ce cher Charles », tutoyant l’absent et lui décrivant la situation au jour le jour. Ce parti pris de rédaction rend très attachant le ton de l’ensemble, les remarques de la diariste étant aussi par ailleurs riches de faits. Jeanne Lefebvre est une représentante de la petite-moyenne bourgeoisie, maîtresse de maison fière de son intérieur, mais elle se retrouve rapidement en difficulté matérielle du fait de l’absence de son mari, et se transforme en ménagère inquiète qui doit constamment « compter ».
Ici quatre thèmes, pris parmi d’autres possibles ;
Communiquer
L’absence de nouvelles de son mari mine J. Lefebvre, les plaintes liées à cette incertitude sont récurrentes et douloureuses. Elle est jalouse des Allemands qu’elle doit loger (mai 1915) : « je me morfonds en les observant lire des lettres de quatre pages alors que je reste sans la moindre nouvelle » (p. 58). Les fêtes, les anniversaires, sont rendus lugubres par l’absence, « Il n’y a pas de fête sans toi, les jours normalement joyeux deviennent des jours de tristesse » (p. 88). Elle reçoit seulement en mai 1916 un signe indirect de vie de son mari, transmis par une connaissance. Mais si elle sait seulement qu’il vit « de l’autre côté », elle continue de se ronger les sangs : (décembre 1916) « et s’il nous avait oubliés, et qu’il en aimait une autre ; oh, mon Dieu, ne permettez pas cela, ce serait terrible ! » (p. 162). L’année 1917 est meilleure, si l’on peut dire, avec la mention d’une carte de vingt mots de la Croix rouge de Francfort et des nouvelles indirectes reçues par des connaissances. Tous les moyens sont mobilisés, ainsi en mai 1918, « j’ai commencé une neuvaine hier à Saint-Gérard avec Cécile et Denise, pendant neuf lundis, nous devrons dire 9 Pater et 9 Ave pour avoir des nouvelles de notre Charlot. » Cela semble fonctionner puisqu’en juillet ils reçoivent des nouvelles de Charles qui dit avoir été libéré (il était territorial) et bien gagner sa vie. Bien auparavant en 1915, une de ses amies avait appris que son mari se portait bien, son nom figurant dans une liste « tombée d’un aéroplane anglais ou français ». En février 1915, une voisine lui donne à lire des fragments du Petit Parisien et du Matin, mais on ignore comment ils arrivent en zone occupée (peut-être aussi « par aéro »). A l’autre extrémité du conflit, on apprend avec surprise en juillet 1918 que «Mme Berthoux a reçu un mandat de son mari, elle a été toucher 100 francs à la kommandantur. Son mari est à Billancourt, au parc d’aviation, il doit bien gagner sa vie pour pouvoir lui envoyer de l’argent » (p. 306). A la même époque, Roger Staquet-Fourné, qui a des relations bien placées dans la grande bourgeoisie industrielle de Lille, s’avère incapable malgré ses nombreuses tentatives, de faire passer de l’argent à sa mère.
S’alimenter
Le journal de cette ménagère est centré sur les préoccupations de ravitaillement, et ce souci devient obsessionnel, avec l’aggravation des réquisitions et des pénuries au cours de l’occupation. Avec sa situation matérielle fragilisée, ce témoignage illustre bien des conditions alimentaires maintenant bien étudiées dans une bibliographie récente (S. Lembré, par exemple). Le journal montre à cet égard l’importance de ce que l’auteure appelle le ravitaillement américain, après les pénuries du début de 1915 : (septembre 1915) « Nous sommes toujours bien approvisionnés par l’Amérique, outre le pain, nous avons du très bon café, du beau riz pas cher (…) ». Les magasins continuent en général à avoir des denrées librement achetables, mais celles-ci deviennent rapidement hors de prix pour la majorité de la population, ainsi en mars 1916 : « Heureusement que nous disposons de ce ravitaillement [celui du comité américain], tout pauvre qu’il soit, et dirigé par des gens très peu aimables, mais enfin, c’est toujours cela de pris et à un prix encore raisonnable. Dans les magasins, ils spéculent à qui mieux mieux, c’est dégoûtant de tromper et de voler ainsi les pauvres gens(…). » En 1915, le logement de soldats chez elle pouvait présenter un intérêt alimentaire, car ceux-ci faisaient souvent partager à la famille leur ravitaillement « ils nous donnaient tellement d’ouvrage [dérangent les habitudes domestiques], mais d’un autre côté nous procuraient notre propre nourriture et nous pouvions faire plaisir autour de nous » (p. 54). Ce n’est plus du tout le cas en 1917, le ravitaillement des Allemands est lui aussi insuffisant, et si les vols dans les jardins, vols de lapins par exemple, se multiplient, certains occupants s’en rendent aussi coupables. En 1918, on instaure des gardes civiques la nuit dans les jardins, pour tenter d’empêcher les vols, mais avec peu de succès. Une remarque de juillet 1917 de J. Lefevre peut résumer son vécu familial de l’occupation, sur le plan alimentaire: « Quelle tristesse de tout le temps s’entendre dire : « j’ai faim ! » On ne pourra jamais se faire une idée de ce que j’ai souffert de les entendre se plaindre de la faim et de ne pouvoir les rassasier. Ils sont tous les trois en pleine croissance, c’est l’âge où ils ont besoin de forces et de nourriture saine et abondante, tout ce que je n’ai pas » (p. 301).
Déportation et travail forcé des jeunes femmes
Lors de la «rafle de la semaine sainte» (Pâques 1916), des milliers d’habitants de l’agglomération, femmes comme hommes, sont réquisitionnés pour le travail forcé, essentiellement agricole. Ce qui l’inquiète dans cette nouveauté n’est pas tant la cruauté du travail forcé pour les filles (elle a déjà un fils « brassard rouge »), que les préoccupations morales que cela entraîne « c’est malheureux pour des jeunes filles bien de se faire emmener en compagnie de gens grossiers » (p. 109). Sa description, par ouï-dire, de la réquisition des femmes dans un quartier ouvrier le 27 avril, renforce cette inquiétude liée à la promiscuité sociale: « Aujourd’hui, c’était Wazemmes, mais par-là, c’est du bas peuple, les femmes étaient grises, elles chantaient et voulaient prendre les fusils aux soldats en échange de leur paquet, quand il faut être mélangé avec du monde pareil, quel désespoir. » La pression retombe à la fin de 1916 et les réquisitions de jeunes filles ne reprennent que ponctuellement, pour des tâches limitées, ainsi en mai 1917 : « Les demoiselles Grignez ont reçu leur convocation; elles qui étudiaient la sténo et l’anglais entre autres, vont plonger leurs belles mains dans la terre et aussi se retrouver au contact de toutes sortes de filles qui ne choisissent pas leurs expressions, c’est ça le plus grave, ce mélange entre la bonne éducation et la vulgarité. » (p. 193)
La perception des occupants
Les Allemands que J. Lefebvre doit loger font en général preuve de correction, elle ne s’en plaint pas au début de l’occupation. Progressivement, la multiplication des réquisitions et des humiliations finit par les lui faire détester; ce basculement se réalise lorsque l’occupant réquisitionne des lapins que les habitants élèvent pour compléter leur maigre régime (juillet 1916) : « Nous sommes devenus non des Allemands, comme ils veulent nous le faire croire, mais leurs esclaves, ni plus, ni moins» (p. 122). En août 1917, la saisie chez elle de ses cuivres (garnitures de cheminée, bougeoirs de piano, appliques…) la bouleverse littéralement, et impuissante elle décrit sa rage intérieure contre l’ennemi maintenant haï : «Heureusement, j’ai réussi à ne pas pleurer devant eux, je n’ai pas voulu donner satisfaction à leur cruauté diabolique » (p. 214). Hôtesse forcée à de nombreuses reprises, elle fait toutefois la part des choses, reconnaissant l’amabilité de certains soldats, et surtout ayant bien conscience que certains des combattants du camp d’en face subissent une guerre à laquelle ils sont forcés de participer : cela ne l’empêche pas de continuer à les détester collectivement, ainsi en novembre 1917 «J’ai eu un peu de sympathie pour certains gentils jeunes soldats qui ont logé un temps chez nous, ils ne souhaitent pas se battre et étaient envoyés à la boucherie contre leur volonté, mais maintenant, je les déteste tous sans exception. » Auparavant en août 1916, les échanges avec des soldats logés avaient pu être d’une grande franchise, voire teintés de politique, ainsi avec deux Allemands qui reviennent de Verdun : « ils disent que la guerre, c’est la faute aux capitalistes, ils ont sûrement raison, tout cela nous échappe (…) quand on les prend individuellement, ils sont comme nous, ils en ont marre et veulent la paix, mais s’ils le disent à leur chef, on les fusille, alors ils continuent à tuer des Français pour survivre, quelle atrocité (p. 127). Jusqu’à la fin, sa haine des occupants sera constante mais toujours questionnée, notamment avec cet exemple d’avril 1918, où elle reçoit la visite de deux soldat qu’elle avait logés trois ans auparavant « Ils venaient nous dire bonjour et qu’ils gardaient un bon souvenir de nous, même si maintenant je les déteste tous, je dois reconnaître qu’il reste encore quelques gentils qui haïssent la guerre autant que nous, mais sont obligés d’accomplir leur devoir. »
En octobre 1918, les garçons sont emmenés en Belgique, Jeanne et sa fille doivent se réfugier dans Lille intra-muros. A Saint-André, vidée de ses habitants par les Allemands, la maison est pillée, et toute la famille ne s’y retrouve au complet avec le retour de Charles qu’au début de décembre.
Vincent Suard mars 2019

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