Tondelier, Edmond (1869 – 1944)

Journal 1915 – 1918

1. Le témoin

Edmond Tondelier, originaire de l’Avesnois, habite à Mouvaux (Nord) avec sa femme Amante et ses trois enfants au moment de la mobilisation. Professeur de mathématiques, il exerce depuis 1913 au lycée Faidherbe de Lille, et sa femme est institutrice à Mouvaux. Il quitte seul la région le 3 octobre 1914, et en 1915, au moment où commencent ces carnets, il est sergent dans la Territoriale, dans la Région retranchée de Paris. En 1916, versé dans l’auxiliaire, il enseigne à plein temps au lycée Montaigne à Paris. Son fils Jehan (1904) est rapatrié par la Suisse en juin 1917, puis sa fille Suzanne (1895) arrive en septembre 1918. Reprenant son enseignement à Lille après-guerre jusqu’à la pension, il se retire ensuite à Valenciennes.

2. Le témoignage

Jérôme Michaut, arrière-petit-fils de l’auteur, a achevé le long travail de transcription de ces carnets en 1998. Ce journal de guerre (307 pages), non édité, a été directement proposé sur internet. On le trouve (mai 2023) sur un site qui s’intéresse à Ozoir-la-Ferrière :

http://www.arrozoir.fr/sites/default/files/Carnets%20de%20Guerre%20%20-%20Edmond%20Tondelier.pdf de même que sur un site plus ancien, mais qui semble durable : http://jeromemichaut.free.fr/tondelier/deuxguerres.htm Je n’en ai pas moins vivement conseillé à l’auteur (conversation en mai 2023) de verser aussi ce texte numérique aux AD de son choix. Les carnets courent du 23 février 1915 au 29 octobre 1918.

3. Analyse

Au début de 1915, moment où commencent ces carnets, l’auteur est affecté dans une batterie d’artillerie qui effectue des travaux dans le camp retranché de Paris. Il est affecté à Nogent-sur-Marne, Pontault-Combault puis à Ozoir-la-Ferrière. Les carnets, rédigés presque quotidiennement en 1915, puis de manière plus espacée, relatent essentiellement les faits du jour, l’évolution du front, des conversations, les lettres écrites et reçues, et plus globalement ses préoccupations personnelles et l’état de son moral. Ce poste de l’arrière comporte surtout des tâches routinières, et il évolue vers des travaux de bureau en intérieur: il s’agit d’effectuer de nombreux calculs pour établir des tables de tir. En 1916, ces carnets d’un militaire se transforment en un journal d’un civil qui décrit son métier d’enseignant au lycée Montaigne, ainsi que la guerre vécue dans la capitale : les préoccupations familiales mais aussi matérielles (alimentation, chauffage…) sont l’objet principal des notations.

La Gare du Nord

C’est le lieu de rencontre le dimanche à Paris pour les « expatriés » des régions envahies. On vient bavarder, chercher des connaissances, des informations, et surtout, pour l’auteur, des nouvelles des siens ; chaque « pays » a son café (Lillois, Valenciennois, Cambrésiens…). E. Tondelier n’attend pas trop de ces dimanches (mars 1915)  « Toujours des tuyaux sûrs, chacun a les siens. Tous sont crevés. », mais il lui est difficile de résister à l’attrait de ces réunions (février 1917) : « À la gare du Nord, c’est toujours la même cohue mais j’y vais quand-même pour entendre parler le langage rude du Cambrésis. Chaque fois j’en suis désabusé et abruti par le bruit, n’ayant rien appris. Cela ne m’empêchera pas d’y retourner dimanche prochain. »

Communiquer avec les siens

Une des richesses de ce témoignage réside dans la description précise des moyens variés mis en œuvre pour essayer de communiquer avec la famille au-delà du front, tout au long de la guerre, les résultats étant presque toujours décevants.  On peut évoquer, comme biais, des relations nordistes qui connaissent un « moyen » non précisé, le passage par la Hollande, l’intermédiaire de prisonniers en Allemagne (mais il signale qu’il est interdit aux militaires d’écrire en Allemagne), la Croix-Rouge (cartes-messages), plus tard le biais des internés en Suisse, etc…  Pour l’auteur, les cartes inter-zone sont décevantes parce que très lentes et presque vides (20 mots) : (septembre 1917) « j’ai écrit deux cartes-message (…) Aurai-je une réponse dans six mois ? J’ai si peu de confiance dans le mode de correspondance que je vais préparer avec Démaretz une nouvelle annonce pour le Matin. » En effet mystérieusement, le journal parisien Le Matin paraît être lu, au moins sporadiquement, dans la zone occupée (en tout cas il le pense). Les autorités françaises interdisent toutefois ces annonces à destination de la France occupée en 1918, par crainte de l’espionnage.

Il reçoit de premières nouvelles ténues seulement après 6 mois (avril 1915), ce sont des bribes indirectes « d’une famille qui connaît la mienne (…) C’est peu, mais je vais me raccrocher à cette nouvelle qui est la première ayant quelque caractère personnel. ». Le premier contact sérieux à lieu en mai (7 mois, p. 27) « Je reçois enfin par Mr Dewez une lettre de Virginie destinée à André [son neveu au front], mais rédigée pour nous deux. Enfin ! J’ai des nouvelles précises. Toute la famille est en bonne santé.» La première vraie lettre arrive par un biais inconnu, probablement par la Hollande, après huit mois de séparation (juin 1915, p. 35) « Enfin je reçois directement une lettre d’Amante et même une photographie. Ce n’est plus par intermédiaire. Quelle joie ! ». On s’aperçoit aussi qu’une source essentielle d’informations récentes réside les récits des femmes rapatriées récemment, mais encore faut-il qu’elles soient de Mouvaux et qu’il les puisse les contacter : on vient se renseigner Gare du Nord sur les convois, et les arrivées récentes à Paris. « Aujourd’hui (fin décembre 1915) je reçois une lettre de madame Garraud qui s’est fait rapatrier. Enfin, j’ai des nouvelles de tous, et des récentes. Tous sont bien portants. (…) Amante a reçu cinq ou six lettres de moi. Elle me sait sans nouvelles et en souffre. » Une mention de la fin du conflit laisse rêveur à propos des probables millions de lettres jamais distribuées : que sont-elles devenues ? (5 février 1918) «  Weill m’a renvoyé une lettre de moi, lettre que j’avais écrite à Mouvaux en octobre 1914 et qui n’est pas parvenue. Elle a mis trente-neuf mois pour me revenir. Il y en a une centaine, en Belgique, en Hollande, en Suisse qui sont au rebut puisqu’elles n’ont pu atteindre Mouvaux. »

Vie quotidienne, souffrance et solitude

Edmond Tondelier souffre beaucoup de la séparation d’avec les siens, et la fréquentation de camarades territoriaux en 1915 et 1916 ou celle de collègues au lycée en 1917 et 1918 est pour lui une bien faible compensation : «Cette séparation inhumaine bouleverse ma vie et je suis, en somme, plus malheureux que le prisonnier de droit commun qui peut, à jour fixe, voir les siens, recevoir des lettres. » Le travail lui fournit un utile dérivatif, avec des journées abrutissantes, passées à faire des calculs pour l’établissement de tables de tir pour l’artillerie lourde et par la suite avec la correction des copies au lycée (fin 1915) : « Ma vie est de plus en plus remplie par le travail, et je ne saurais m’en plaindre car cela m’empêche de penser pendant le jour. Mais il reste les nuits, et elles sont longues… » La description du quotidien du lycée Montaigne, où il loge et enseigne à plein temps à partir de la rentrée d’octobre 1916, donne des informations intéressantes sur la vie scolaire pendant le conflit. Les effectifs sont d’environ quarante élèves par classe et il a « des noms célèbres : Rostand, Lavedan, Flammarion etc, etc. ». Lors de l’offensive allemande sur Montdidier et du tir sur Paris du canon à longue portée en mars 1918, il relate la fuite vers la province des parisiens, ceux-ci croisant les réfugiés picards qui arrivent dans la capitale ; la rentrée des vacances de Pâques est particulière (11 avril 1918) : « La rentrée est déplorable en Quatrième B, 17 élèves sur 35, en Cinquième A1, 12 sur 47, en Cinquième A5, 9 sur 32, en Sixième A5, 8 sur 30, en Sixième B, 17 sur 49. Il y a des classes de un élève, deux, trois. »

L’impression de solitude, parfois de désespoir qui découle de la séparation, et de l’absence ou l’extrême rareté de nouvelles est récurrente dans les mentions, elle en devient presque obsessionnelle par sa répétition ; difficile de dire si ces plaintes récurrentes ont un aspect pathologique (dépression) ou si notre diariste est simplement de tempérament dépressif, la tristesse n’étant pas une maladie. Il est certain qu’Edmond Tondelier souffre beaucoup, et il est probable que ces plaintes récurrentes mises à l’écrit ont une fonction de soulagement. Pas dupe lui-même, il produit cette intéressante remarque en novembre 1917 « Hier je passe ma soirée à feuilleter mes précédents carnets de Pontault, Ozoir, etc, quelle monotonie ! Toujours la même plainte : si Amante les lit un jour, elle ne la trouvera guère intéressante, mais elle aura la preuve que son cher souvenir ne me quitta jamais et que notre séparation fut cause d’une longue lamentation. ».

La guerre

Les notations sur l’évolution de la guerre occupent une place importante dans le journal, elles sont glanées dans la presse et dans les conversations. L’auteur parle très peu des Allemands et de politique, son patriotisme est solide mais sans illusions, il note ainsi le départ de son neveu pour le front (juin 1915) « Jour à marquer d’une pierre noire. André vient de m’envoyer une dépêche, il part au front demain.» Ce neveu meurt à Dun en juin 1916, après avoir été capturé blessé à Verdun. L’auteur a toujours une attitude critique par rapport à ce que les journaux rapportent, et se montre lucide sur l’évolution du conflit. Il refuse une paix blanche : (9 mars 1917, réflexions après une conversation) « Où est le devoir ? Comment concilier l’humanité et l’idée de patrie dans un conflit comme celui qui nous écrase. (…) Il y aurait un million de jeunes hommes tués et deux millions de blessés pour arriver à un compromis dont nous serions les dupes et les victimes ! Non, je souffre depuis trente mois, et les miens souffrent plus encore, mais si nous nous retrouvions sans que le conflit ait été solutionné en notre faveur, il semble que notre vie serait brisée aussi sûrement que par les deuils ou la mort. (…) Nous ne pouvons que souffrir en silence.». La souffrance morale liée à la solitude est un temps apaisée après le rapatriement par la Suisse de son fils Jehan (12 ans) ; celui-ci est scolarisé à Montaigne et logé avec son père dans l’établissement (3 juin 1917) : « Je ne suis plus seul. J’ai vécu ces huit jours comme dans un rêve. Minutes inoubliables, celles qui marquèrent l’arrivée à la gare de Lyon. Lettre d’Amante écrite sur un morceau d’étoffe et que j’ai lue avec une émotion poignante.». Sa fille Suzanne est à son tour rapatriée en septembre 1918, alors que l’inquiétude persiste jusqu’à la fin pour Amante et surtout pour Edmond, l’autre fils de 19 ans, qui est prisonnier civil en Belgique.

Donc ici un témoignage original de nordiste « parisien », qui montre qu’une position de territorial puis de civil abrité des dangers n’apporte que peu de répit moral, en comparaison des souffrances constantes liées à la séparation pour ce couple uni. Lorsqu’on observe, de la part de cet intellectuel habile à manier l’écrit, l’échec récurrent de ses tentatives variées pour établir des liaisons épistolaires, on devine aussi en creux la souffrance muette de la majorité du contingent nordiste d’origine ouvrière, peu à l’aise avec l’écrit, et incapable d’élaborer ces stratégies de communication. À contrario, les propos mentionnent souvent des évacuations de civils vers la France non-occupée, elles sont importantes et régulières, donnent des nouvelles précieuses, et même si Suzanne arrive très tard, le père termine le conflit avec deux enfants sur trois dans son foyer, alors qu’il était seul au début. Revient plusieurs fois, vers la fin du témoignage, une incantation de colère et de désespoir, « Si j’avais su ! Que de peines, que d’inquiétudes, que d’angoisses j’aurais évité aux miens et à moi-même. » [= il aurait fui avec toute sa famille dès le début] En 1940, l’Exode montrera que cette leçon a été retenue.

Vincent Suard, septembre 2023

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Bonnaud, Claudius (1891-1944)

1. Le témoin

Claudius Bonnaud, né à Givors (Rhône) en 1891, exerce la profession de vannier. Exempté en 1911, il est récupéré en novembre 1914 et sert alors au 22e RI. Passant par le 12e BCP, puis le 11e BCP, il est blessé à Souchez et à Verdun. Passé au 297e RI en octobre 1916, il est fait prisonnier au Chemin des Dames en juin 1917. Il revient de captivité le 27 novembre 1918. Il est à nouveau mobilisé comme garde-voie, pendant deux mois, en 1939. Il décède en 1944.

2. Le témoignage

Jacques Bonnaud a publié avec l’association « Visages de notre Pilat » en 1998 le « Journal de prisonnier », « de mon oncle et parrain », Claudius Bonnaud (31 pages). Il s’agit de la reproduction d’un carnet, écrit au crayon, et qui décrit la captivité de C. Bonnaud de juin 1917 à novembre 1918. Jacques Bonnaud, qui dit avoir beaucoup aimé cet oncle, considère comme un devoir important de publier cette « relique précieuse » (introduction).

3. Analyse

Le récit est rapide, mais factuel, et donne des éléments intéressants sur le chapitre spécifique de la captivité.  L’auteur signale la rapidité et la violence du combat, à l’occasion duquel ils sont environ 250 Français à être faits prisonniers, le 22 juin 1917, au Chemin des Dames, sans plus de précision géographique, ni de soucis de justification, comme on le trouve souvent dans ce cas de figure. Claudius Bonnaud s’éloigne du front, et est enfermé la nuit dans la Citadelle de Laon, durant trois semaines. Le jour (p. 5), les prisonniers sont employés à charger et décharger des wagons à la gare, en contrebas, et l’auteur décrit la difficulté à regravir la pente le soir, car ils sont épuisés et sous-alimentés. Ils se plaignent à plusieurs reprises de la nourriture, mais (p. 6) «les Allemands nous disaient qu’ils ne pouvaient mieux nous donner, que c’était de notre faute si on les bloquait, et eux ne mangeaient guère mieux que nous. Leur pain était le même, ration plus forte, car pour nous il y en avait de quoi donner une petite portion à un enfant. » En juillet, les prisonniers sont déplacés dans divers camps de transit ; ces espaces sont surpeuplés et beaucoup d’hommes affaiblis par la disette sont trop faibles pour travailler. Ces prisonniers espèrent constamment partir pour l’Allemagne, car ils y escomptent un sort meilleur. C. Bonnaud est ensuite transféré à Rumigny (Aisne) puis à Vireux (Ardennes), l’auteur y évoque un sort meilleur car des civils les aident, en leur apportant de la soupe (p. 8) et aussi parce qu’il peut faire le vannier, échappant ainsi à des corvées plus pénibles (p. 9) «Je travaillai pour le chef de camp et pour des Allemands. (…) Je travaillais également pour les copains pendant mes heures de repos. Ils étaient contents d’avoir une valise pour mettre leur peu d’effets. »

L’auteur, malade en septembre, évoque ses pérégrinations pour trouver un hôpital qui veuille bien s’occupe de lui; il décrit des Russes cadavériques à l’hôpital de Rethel (p. 12), « Il mourait des Russes journellement. Comme soins, presque rien. », et il conclut s’en être sorti uniquement grâce aux dons des civils (œufs et lait). L’auteur revient à Vireux, et en octobre 1917, il décrit un camp sans ni colis ni lettres, et dans lequel le ravitaillement était nul, sauf contre argent (p. 14 « 2 marks 5 kg de patates. Mais cela était cher et l’argent se faisait rare. »). La situation s’améliore dans le courant du mois car se met en place un système informel de « marraines », des femmes charitables qui font des dons individuels de nourriture. Les Allemands laissent faire, il est probable que cela les arrange. Lors d’une messe dominicale à laquelle les prisonniers sont « envoyés » (prêtre allemand, p. 15) « Les civils étaient heureux de nous voir, et chaque femme montrait son filleul. A la sortie, les femmes nous distribuaient des gâteaux. ». Le transfert en Allemagne intervient début décembre 1917. Le sort de C. Bonnaud s’étant alors nettement amélioré, celui-ci n’est plus aussi enthousiaste pour y partir. L’ordre de départ leur arrive assez brusquement (p. 18) « on était attrapés de voir de n’être pas renseignés plus tôt. – Les marraines, que vont-elles dire ? – était le mot de chacun. » Mais le village est très vite au courant, et à la gare il y a « un arrivage de marraine avec des brassées de colis », l’auteur signale que le caporal allemand, très gentil, se fait un plaisir de distribuer ces colis (p. 19) « ce n’était que des adieux et des baisers, même des pleurs. »

Le voyage, qui a lieu du 6 au 11 décembre, conduit les prisonniers en « Russie » (Pologne occupée), et l’auteur fait partie d’un commando envoyé dans une grande ferme de Costau (Ostrovo), un « petit patelin de Pologne ». Le sort de l’auteur, comparé à celui décrit par la majorité des diaristes prisonniers, est plutôt enviable. Il décrit un travail « pas trop dur », des patates à volonté et trois soupes par jour, ainsi qu’une population polonaise qui semble apprécier les Français (p. 25, Noël 1917) : « C’est encore fête. On ne travaille pas. Les gens sont très bons envers nous et nous aiment beaucoup. Ils ne savent que nous dire qu’ils sont Polonais. » Les mentions se font ensuite plus courtes, elles signalent les arrivées de lettres et de colis. En février 1918, il reçoit la première lettre de sa famille (sept mois après avoir été fait prisonnier) mais les arrivages, s’ils arrivent dans le désordre, se précipitent par la suite :

23 février 1918  « j’ai eu 10 lettres de Limburg, toutes de septembre et octobre »

2 mars 1918 « reçu deux lettres de février. Pas grand nouveau. Pas encore de colis sur 12 annoncés. »

rien en avril

9 juin 1918 « vingt lettres de Darmstadt de novembre et décembre. »

23 juin 1918 « reçu cette semaine 7 colis dont un de Skalmierschütz, les autres de Limburg. Reçu galoches, chaussons, chandail, caleçon, flanelle , chaussettes, tous en bon état. »

Le 28 juillet 1918 – Reçu un colis contenant une capote, molletières. Cela me fait 3 capotes. Reçu plusieurs lettres. Chez moi sont restés plus de deux mois sans nouvelles. J’ai été heureux de savoir que chez moi savent que je reçois des colis. »

Le 1er août – Reçu mon dix-huitième colis de chez moi. Il y avait une bouteille de vin dont moi et mes copains on s’est bien régalés.

Après l’Armistice, C. Bonnaud et ses camarades progressent assez rapidement vers l’ouest (à Darmstadt le 23 novembre). Auparavant, il décrit une scène d’émancipation des Français  (p. 30) : Le 21, en transit à la gare de Skalmierschütz. « Il y a au moins 300 colis qui étaient ici. On nous les donne tous. Quelle joie pour soixante que l’on était. On fit dans la gare un vrai déballage, choisissant ce qui nous fit plaisir et vendant le reste à vil prix aux Boches enchantés de l’aubaine. Les officiers nous demandaient du chocolat et nous appelaient Kamerad. »  Les Français arrivent à Metz le 27 novembre.

Ainsi un court document, mais assez riche d’enseignements, car l’auteur, s’il ne fait aucune mention stratégique, patriotique et politique, est en revanche très précis sur la question de l’alimentation. On s’aperçoit à son récit de la diversité du sort des prisonniers français : s’ils restent dans la zone des combats (Aisne), ils sont sous-alimentés et on a rencontré ces squelettes vivants dans d’autres témoignages (E. Carlier ou M.  Pascaud par exemple). Dans la zone des étapes des Ardennes, on voit que la situation des détenus, comme l’attitude des gardiens, peut changer d’un village à l’autre ; le sort de l’auteur, avec sa marraine qui le nourrit, est ici presque enviable pour un soldat allemand du front qui ne « touche que de la soupe » (témoignage d’une civile de 1918, Leers, Nord). Dans certains récits, on voit souvent les Allemands séparer avec brutalité les civils des prisonniers, mais à l’inverse, ici, des accommodements facilitent l’alimentation de tous. Connaissant par ailleurs la rapacité de l’occupant, qui, avec méthode, ne laisse jamais un œuf en déshérence, on se demande même si l’auteur n’a pas exagéré l’aisance alimentaire des habitants civils. De même, son sort en commando dans une grande ferme polonaise, paraît bien plus enviable que celui de Français enfermés dans certains Lager, où on ne survit que grâce aux biscuits de la Croix-Rouge et aux colis, quand ils arrivent et que la famille a les moyens d’en faire. On constate aussi que malgré les combats et les désordres liés en France aux offensives allemandes de mars à juillet 1918, l’auteur, au 1er août, a reçu son 18ème colis et une bouteille de vin de chez lui qu’il partage avec ses camarades… Ce qui frappe ici, c’est donc bien, malgré les retards importants, cette « continuité du service » des colis qui transitent à travers une Allemagne affamée, et plus globalement la diversité du sort des captifs. Aussi merci à l’association « Visages du Pilat », car ce modeste opuscule de 31 pages a aujourd’hui un intérêt historique tout à fait réel.

Vincent Suard (mars 2022)

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Droit, Jean (1884-1961)

Témoin d’Outre-Guerre

1. Le témoin

Jean Droit (1884 – 1961) passe son adolescence en Belgique. À la mobilisation, il rejoint comme caporal le 226e RI de Nancy. Trois fois blessé, il combat au Grand Couronné, en Artois, à Verdun, au Chemin des Dames et termine la guerre lieutenant, en Belgique. Il est illustrateur et peintre de profession : durant la guerre, il a réalisé des dessins inspirés par le front, certains étant publiés dans « l’Illustration », et utilisés pour des affiches d’emprunts de guerre.

2. Le témoignage

C’est son fils Michel Droit (l’académicien) qui a pris l’initiative de publier les notes de guerre de son père, aux éditions du Rocher en 1991 (Témoin d’outre-guerre, 183 pages). Il mentionne en préface qu’il a découvert le matériau qui compose ce livre plusieurs années après la mort de son père, et on ne sait rien sur l’élaboration du livre, qui a une forme de journal de guerre (avec notes préliminaires ? avec recomposition tardive ?). L’ensemble est plus approfondi sur les deux premières années de la guerre, plus rapide ensuite.

3. Analyse

La rédaction, et le ton général, surtout dans la première moitié de l’ouvrage, donnent une impression de travail soigné, fini, et l’on soupçonne volontiers une intention de publication. L’ensemble est rédigé dans un style qui est celui des articles ou des récits barrésiens, des évocations marquées par un ton patriotique, et rédigées pendant la guerre ou très peu après celle-ci. La sensibilité Action Française de l’auteur après-guerre peut aussi expliquer un style raciste caractéristique, dans lequel les Allemands sont toujours présentés avec les tares qui caractérisent les défauts de leur race. Pas de description d’un prisonnier sans allusion à cette apparence déplaisante, par exemple p. 81 : «un colosse au cou gras, au crâne tondu. Une paire de lunettes à verres ronds n’arrive pas à rehausser le peu d’éclat de ses deux yeux trop petits, séparés par un nez trop gros et tout luisant. ». Pas d’officier allemand (Somme 1916) qui ne soit hautain, arrogant, n’évoque, avec son torse aristocratique, le hobereau… « Il a de la race et surtout du mépris ». Il dit à un autre moment, dans une description de prisonniers qui défilent (p. 146), « si affirmés dans leur nationalité et leur caractère ethnique que jamais je n’oserais les dessiner sinon pour une charge mordante. »

Dans une progression chronologique à partir d’août 1914, il évoque, avec un récit vivant, la violence du premier choc (Courbesseaux, Bataille du Grand Couronné), avec une attaque massive de l’infanterie, sur des positions allemandes préparées ; l’auteur évoque l’état d’esprit du groupe lors du premier assaut (p.30) « Quel honneur, quel bonheur ! Nous grimpons, ivres de joie, la pente qui monte au plateau. » Juste avant le choc, il évoque son impression en se retournant : « A perte de vue la division se rue à l’attaque. Un mur compact et mouvant s’avance vers les bois sombre et muets. » Ce premier contact est un échec sanglant, sur seize caporaux, ils reviennent à trois. Il évoque à plusieurs reprises des blessés français achevés par des Allemands. (p. 37) : « Nos ennemis se partagent pour eux en deux catégories : la première achève, la seconde donne à boire.» A un autre moment, il signale des Allemands corrects : parce qu’un village a enterré avec les même égards deux Français et deux Allemands, le chef allemand fait écrire sur les portes des maisons du village « Gute Leute » [braves gens] (p. 52) : «le colonel, qui a eu cette clémence doit, à l’heure actuelle, passer auprès de ses collègues pour un détraqué notoire. ». Plus loin, il évoque les trophées saisis par les fantassins français (p. 48), « sur presque tous nos havresacs, un casque allemand solidement arrimé attend le retour au foyer. » ; sachant que ces entorses au règlement n’ont dû être tolérées qu’un temps, et que les soldats n’ont revu leur foyer qu’à l’été 1915, se pose la question du devenir de ces pièces. L’auteur signale qu’un grand nombre ont été échangées avec des civils lors de passage dans les gares (p. 59), et l’échelle de valeur des conversions peut surprendre : « Le moindre casque à pointe, voire de simples chargeurs munis de leurs cartouches, sont vite échangés contre une quantité de chocolat, de boîtes de pâté, de cigarettes, d’une autre valeur pour nous que ces trophées encombrants. »  

Le récit se borne volontairement à n’évoquer qu’une description au ras du sol, dans ce que le fantassin peut percevoir, mais le caractère bienvenu de ce choix est annulé par le refus de réfléchir (p. 81) : « Un simple sergent de demi-section n’a pas à juger les batailles. Le poids d’un sac de troupe fait ployer à la fois ses épaules et sa pensée. L’or grossier de ses galons poussiéreux ne l’autorise qu’à noter des faits strictement personnels. » Aussi les évocations font ici souvent penser aux articles de la grande presse et aux récits édifiants ou héroïques publiés dans les années de guerre, avec par exemple une attaque qui échoue à Carency sur un réseau intact (p. 81, 18 déc. 1914): « invraisemblable et joyeuse débauche de mitraille allemande (…) nos hommes ont un grand courage et une infinie confiance (…) les ordres étaient précis, l’exécution louable. Ce sont les réalités qui sont fautives. Simplement. » Certaines évocations, par exemple des portraits de soldats, sont plus réussies. L’évocation de Verdun, assez rapide, est intéressante dans sa description du bombardement continu, mais le refus d’aborder la psychologie individuelle des hommes reste constant : «30 mars 1916 Une avalanche ininterrompue, d’une fréquence inouïe. Rien ne s’apaise dans le torrent d’obus qui fond sur nous de tous côtés. Les hommes ont acquis un mépris absolu de l’existence. »  Lorsque le poilu de Verdun est décrit, on reste dans les approches traditionnelles, bien que se voulant un peu plus élaborées : « Le soldat ne dit pas emphatiquement, entre deux rafales : « Ils ne passeront pas. Nous sommes là ! ». Il craindrait d’emprunter les propos de gazettes. » L’auteur, passé sous-lieutenant au moment de la Somme, y décrit ses hommes ayant un excellent moral (Frise, mi-septembre 1916), notamment à cause du déploiement de forces et de l’afflux de moyens, « Quand je croise les yeux de mes hommes, je sens une confiance en soi, un surplus d’énergie, une gaîté qui m’assurent de leur concours illimité. » C’est un point de vue intéressant, la poussée française a donné des résultats, mais on peut aussi être aussi dubitatif, l’offensive étant déjà enlisée à ce moment et certains témoins de septembre 1916 (1ère DI par exemple) évoquent parfois une Somme pire que Verdun. Le récit s’accélère ensuite pour les deux dernières années de la guerre, et l’auteur, devenu officier d’État-major, avec sa vie loin de la troupe, avoue avoir abandonné ses carnets ; il se contente de rapides évocations, de petits chapitres sous forme de contes, et la phrase et l’emphase remplacent de plus en plus souvent les faits, avec par exemple cette évocation  (p. 161) « Ô soldat de 1916, vieux « papa », fils imberbe, tu es le seul qui, lorsque tout sera fini de quelque manière que cela finisse, tu es le seul en France qui n’aura rien à se reprocher. Tu pourras dresser ta tête qu’enfonce à présent, entre tes épaules meurtries par le sac, le souffle brutal de ton destin, tu pourras la dresser, auréolée de tous tes héroïsmes, de tes sacrifices, de tes amères souffrances. » Plus loin un essai sur les animaux dans la guerre, lié au souvenir de Louis Pergaud, ou une évocation des chants effectués avec des enfants dans l’Alsace libérée, sont plus intéressants.

Il est difficile en définitive de se prononcer sur ce témoignage de Jean Droit : soit il a été rédigé très tôt, et il est conforme à la majorité de la production de l’époque, avec une vision du conflit qui reste marquée par le style héroïque, soit, chez cet homme marqué politiquement à droite, il est plus tardif, et cette même tonalité lui donne alors, à sa parution en 1991, un caractère un peu « archaïque »; en effet, dans ces années quatre-vingt-dix, les nouveaux témoignages qui paraissent ont souvent abandonné ce style et présentent des auteurs qui ont en général plus de distance réflexive par rapport à leur expérience.

Vincent Suard décembre 2021

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Argetoianu, Constantin (1871-1955)

Ministre et Premier ministre, la politique était sa principale occupation pendant toute sa vie. Il est né dans une famille de l’aristocratie roumaine, héritant ainsi une fortune importante qui lui a permis de se consacrer uniquement à la politique. Il a étudié le droit, les lettres et la médecine à Paris pendant huit ans. Il a commencé sa carrière dans l’appareil du ministère des Affaires étrangères dans les relations consulaires de Constantinople, Rome, Vienne et Paris, et à partir de 1913, il est devenu membre du Parti conservateur (un parti des grands propriétaires fonciers) et député. Il est nommé ministre de la Justice en janvier-avril 1918, dans un gouvernement à l’existence éphémère dirigé par le plus populaire général roumain de la Première Guerre mondiale, Alexandru Averescu. Il a ensuite été ministre de l’Agriculture, de l’Intérieur, des Finances, chef du Sénat et Premier ministre de Roumanie du 28 septembre au 23 novembre 1939. En 1944, il quitte la Roumanie pour la Suisse, où il reste jusqu’en 1946, et il revient dans l’espoir de participer à la démocratisation de la vie politique. C’était une grosse erreur. Parce qu’en 1921, en tant que ministre de l’Intérieur, il a arrêté les délégués qui formaient le Parti Communiste Roumain et fut constamment un adversaire de l’URSS, il a attiré la haine des communistes. Arrêté en 1950 par le régime communiste, emprisonné dans les prisons de Jilava, Galati et Sighet, il meurt en prison à Sighet le 6 février 1955.

Son témoignage : Mémoires. Pour demain. Des souvenirs d’hier, vol. III-V, Partie V (1916-1918), Bucarest, Humanitas, 1992-1995.

Constantin Argetoianu est considéré aujourd’hui en Roumanie comme l’un des mémorialistes roumains les plus importants, sinon le plus important, du XXe siècle. Argetoianu notait dans ses carnets les événements qu’il a vécus et les commentait dans un style personnel à la fois franc et sarcastique. L’implication dans la vie politique et la collaboration avec les plus grandes personnalités roumaines lui ont donné de précieuses informations sur l’histoire de l’époque. Les politiciens et l’élite du pays sont présentés avec les côtés humains des tares et des vices, dépouillés de l’aura que l’histoire a crayonnée dans ses écrits. Les livres d’histoire ne conservaient pas d’informations sur les relations extraconjugales de la reine Marie et de toute la famille royale, sur la corruption des ministres et de leurs maîtresses, sur l’incompétence des politiciens et leur égoïsme, mais Argetoianu les nota toutes. Son travail mémorialiste chronologique, qui s’étend de 1888 à 1944, compte 25 volumes regroupés en souvenirs, mémoires et journaux intimes qui constituent une lecture captivante, un mélange d’histoire et de commérages, d’engagement émotionnel et parfois de manque d’objectivité et de ressentiment envers les gens et les faits. En 1950, lors de la perquisition qui a précédé son arrestation, toutes ses notes ont été confisquées par la Sécurité de l’État, puis remises à l’Institut d’histoire du Parti Communiste Roumain où elles n’ont été lues que par un petit groupe de chercheurs. Les passages décrivant les tares de l’ancienne classe politique et de la famille royale ont été copiés et sont entrés dans les livres d’histoire ou ont été publiés dans le magazine d’histoire le plus lu de l’époque. Le dictateur Nicolae Ceauşescu lui-même a demandé que ses manuscrits soient dactylographiés afin de les lire en personne. Après la chute du régime communiste, les manuscrits se sont retrouvés sous la garde des archives nationales. Depuis 1991, ils ont été imprimés dans les maisons d’édition Humanitas et Machiavelli, l’édition complète se terminant en 2009, et celui qui a pris soin de cette édition était l’historien Stelian Neagoe, Il va sans dire que les mémoires d’Argetoianu comptent parmi les livres commémoratifs les plus vendus.

Analyse du livre :

La guerre décrite par Constantin Argetoianu est la guerre vue des bancs du Parlement, dans les coulisses des décisions politiques en temps de guerre, et non du front. C’est une guerre prise du point de vue de l’opposition, puis du point de vue du ministre qui a négocié la trêve avec les Puissances Centrales en 1918. Le déclenchement de la guerre en 1914 le surprend dans les bains de Karlsbad. Il revient à la campagne et note que le monde de « la belle époque » est terminé. La Roumanie décide de rester neutre pendant un certain temps, au regret du roi Charles Ier, germanophile convaincu, mais au grand soulagement de tous. Les deux courtes années qui se sont écoulées entre le début de la guerre et l’entrée de la Roumanie dans l’Entente sont décrites par Argetoianu dans les mots suivants : « La neutralité! L’horrible époque de notre histoire, dans laquelle nous mettons nos cuivres sur notre visage. Au lieu de travailler jour et nuit et de fabriquer l’instrument de grande union de Roumanie, nous nous sommes battus pendant deux ans, dignes héritiers de Byzance et Fanar ! Nous avons fait de la politique et des affaires au lieu de faire le travail! Cet âge de neutralité, avec sa folie et ses hontes… il aurait été utile d’être décrit dans ses détails, pour la punition de notre génération et pour l’édification de l’avenir. » L’entrée de la Roumanie dans la guerre à l’été 1916 est une occasion d’enthousiasme général, y compris chez cet homme cynique, que peu de choses peuvent impressionner. Il décrit l’euphorie ressentie par cette étape vers l’accomplissement de l’idéal national – la Transylvanie. « Aveuglé, j’étais comme les autres », dit-il, obligé d’ouvrir les yeux. La réalité avait été cachée par le gouvernement dirigé par Ion I.C. Brătianu qui, dans ses messages au pays, mais aussi aux Alliés, avait parlé d’une armée d’un million d’hommes, bien préparée et prête pour la victoire. Bientôt, le manque d’armes, l’expérience de la guerre, la superficialité des généraux politiquement nommés commencent à être remarqués. L’armée roumaine subit une catastrophe militaire à Turtucaia le 6 septembre 1916 avec la capture de 28 000 prisonniers. « Turtucaia a été une punition pour toute la saleté que nous tolérions dans notre pays depuis si longtemps. Brătianu avait préparé la paix (obtenir la Transylvanie) et non la guerre », écrit Argetoianu. La série de catastrophes se poursuit, l’armée est vaincue en Transylvanie, puis dans le sud de la Roumanie, et les autorités organisent un retrait chaotique du gouvernement, du parlement, de l’administration centrale à Iasi, en Moldavie où la résistance serait préparée. Dans ses mémoires, Argetoianu découvre et signale la tricherie de la classe politique. Les membres du gouvernement utilisent des wagons de chemin de fer à des fins personnelles pour transporter leurs marchandises en Moldavie. Le ministre de l’Agriculture avait besoin de 17 wagons pour transporter ses sièges, ses tables, son bois de chauffage, ses cornichons, tandis que l’épouse du gouverneur de la Banque Nationale transportait ses ficus en train. Pendant ce temps, soldats et blessés se retirent à pied de la saleté et des routes enneigées. Avec eux, un million et demi de civils fuient vers la Moldavie par crainte des Allemands. À Iaşi, le mémorialiste décrit l’invasion de Bucarest et les lacunes de toutes sortes, ainsi que l’organisation de réseaux de spéculation et de corruption avec l’aide de ministres ou de hauts fonctionnaires. Tout est triste et démoralisant. Au cours des troubles d’un hiver rigoureux, la folie de la nourriture et du bois pour le chauffage se combine à l’épidémie de typhus exantematique. C’est incroyable, décrit Argetoianu, mais les trains remplis de contaminés (avec typhus) ou de soldats malades affluaient tous les jours à la gare d’Iasi. Au milieu de l’épidémie, la plate-forme de la gare, les salles d’attente et le hall étaient remplis de soldats couchés sur le ciment ou sur le sol, vêtus de chiffons… « Les poux grouillaient sur eux. J’ai vu beaucoup d’images de l’enfer dans ma vie, mais aucun fantasme de peintre ou dessinateur ne pourrait peindre une icône aussi tragique de l’horrible. » La vie derrière les tranchées laisse à Argetoianu un goût amer, tandis que les ministres vont avec leurs maîtresses, et les dames de l’aristocratie, sous le prétexte du travail dans les hôpitaux pour les blessés, vivent avec des officiers roumains, français ou russes. Mais qui s’en soucie, à la guerre comme la guerre. Au printemps et à l’été de 1917 au Parlement, il y a des débats houleux sur les lois par lesquelles les soldats devaient se voir accorder la terre et le suffrage universel à introduire, et Argetoianu décrit ces actions politiques, tandis que sur le front l’armée roumaine résiste héroïquement et rejette les tentatives allemandes d’occuper la Moldavie. Même si l’issue finale de la guerre a été favorable aux Roumains, Argetoianu juge sans relâche celui qui a dirigé le pays dans ces années: « La responsabilité de la catastrophe interne dans les deux années de grands procès – et toutes les répercussions de cette catastrophe sur le sort final de la guerre – il mène l’ensemble, quoi qu’il en soit, Ionel Brătianu ». Ses dernières notes sur la guerre se résument aux paroles d’un autre homme politique du pays qui a déclaré que « la Roumanie a tellement de chance qu’elle n’a plus besoin de politiciens… »

Dorin Stanescu, février 2021

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Renaux, Clémence (1902-1983)

1. Le témoin
Clémence Renaux, dont les parents sont tisserands, a douze ans au début du conflit et habite au centre-bourg à Leers, petite ville située entre Roubaix et la frontière belge. Après la guerre, elle travaille comme visiteuse de pièce dans l’industrie textile. Mariée en 1930, elle a un fils (Robert Anselmet), qui deviendra conseiller municipal de Leers, et qui a transmis ces notes d’occupation à la société d’histoire locale.
2. Le témoignage
Le texte est situé dans le tome III des carnets de Flore Bourgois (Association Leersoise d’Études Historiques et Folkloriques, 1998, voir notice CRID), et occupe les pages 122 à 167. Des deux ou trois cahiers originaux, il n’en subsiste qu’un, du type petit cahier d’écolier, et il contient le témoignage d’une enfant de douze à quatorze ans (août 1914 – janvier 1917), sur les événements survenus à Leers. Son fils a expliqué au transcripteur Benoît Delvinquier (1998) que l’auteure avait rédigé sa chronique selon l’idée de sa mère, qui l’a encouragée au jour le jour. Dans la préface, le transcripteur indique avoir retravaillé le texte initial très défaillant (style télégraphique, orthographe et syntaxe souvent faibles, dyslexie légère…) et pris des initiatives (organisation chronologique, p. 122) : « Garder les constructions grammaticales telles qu’elles ont été écrites, eût été, certes, plus authentique, mais d’une lecture très vite lassante, sinon agaçante, ce qui aurait retiré tout l’intérêt de la retranscription. »
3. Analyse
Les mentions sont en général factuelles et courtes (deux à cinq lignes), et elles semblent suscitées par la presse, le communiqué ou les bruits qui circulent. La mention qui porte sur l’évacuation tardive des hommes mobilisables, le 9 octobre 1914, amène à s’interroger sur l’identité de l’auteure de la rédaction (p. 125) : « Ordre d’évacuation de tous les hommes de 18 à 50 ans. Ordre arrivé à 2 heures. Départ à 6 heures du soir pour Gravelines. Passage interdit à Lille. Bataille d’Haubourdin. Retour d’un grand nombre, mais quelques voisins ne sont pas revenus. La nuit, passage de cavaliers allemands qui ont demandé la route à plusieurs maisons. » Une très jeune fille de douze ans peut-elle produire cette qualité de synthèse ? On a souvent l’impression d’un texte écrit sous la dictée, probablement de la mère. Il serait intéressant à cet égard de voir ce qu’était la totalité de la version originale avant retranscription (un exemple à la page 157). La crédibilité du témoignage est toutefois largement établie en croisant les informations avec celles des récits de Flore Bourgois et de l’abbé Monteuuis (également notice CRID).
On trouve dans ce journal les canards habituels du début du conflit, et il est difficile d’en déterminer l’origine, avec par exemple (octobre 1914, p. 127) « De retour d’Estaimpuis, j’ai vu les Alboches qui gardaient les ponts et barrières de la ligne de chemin de fer. Il passa deux trains allemands blindés, avec ravitaillement et munitions, et un chargé de morts. » Dans ces mentions, tout n’est pas faux, mais il faut retrouver ce qui est exact, ainsi le 23 octobre 1914, on annonce « la reprise de Metz par les Français. Quelques aéroplanes ont lancé des dépêches à Néchin et à Roubaix. (…). Voilà aujourd’hui 15 jours que les réfugiés sont partis. Beaucoup sont faits prisonniers de guerre à Douai. Ils sont au nombre d’environ 20 000. Hier jeudi, un Allemand s’est suicidé à Roubaix, et un, à Tournai. » Typique de ce mélange est aussi (29 octobre 1914, p. 129) : « On annonce la reprise de Douai et Valenciennes par les Français. Ce soir, deux Allemands sont allés au salut [vêpres] et ont bien ôté leur képi.» Le carnet est rythmé par la mention des réquisitions de bétail, de blé et d’outillages, ainsi celle des saisies dans les usines. Les problèmes de pénurie alimentaire ou de charbon occupent une grande place dans les notations. On trouve aussi des descriptions des affiches de l’occupant, des mentions des difficultés liées aux systèmes de laissez-passer, des cartes d’identité… La description du « fonçage» (contrebande à la frontière) est aussi présente.
Pour ce témoignage assez concis, on citera encore deux notations ; pour la première, fréquente dans les journaux civils d’occupation, il s’agit de soldats finissant une période de repos et devant rejoindre le front (30 janvier 1915, p. 145) : « Les Allemands sont partis au feu ce matin. Certains pleuraient et refusaient de marcher. » Surtout devant des civils français, la mention de ces larmes allemandes est significative. Un autre extrait plus long se situe au moment de la variante leersoise de « l’affaire des sacs », c’est-à-dire du refus des fabriques et des ouvriers de travailler pour l’effort de guerre allemand. À titre de sanction, les habitants sont consignés chez eux au début de l’été 1915, et la diariste décrit la condamnation au couvre-feu à 7 h du soir (22 juin) « alors qu’il fait jour encore 2 heures. La circulation est interdite et on ne peut même pas être à sa porte ! Les Allemand font la patrouille et prennent ceux qu’ils rencontrent et leur font un procès. Rien de si triste le soir : on dirait qu’il y a des morts partout. Il n’y a plus que les chiens et les oiseaux qui sont dehors. (p. 155) ». Elle évoque ensuite la défaite finale des ouvriers français (23 juillet, p. 156) « Ils sont tous au Casino-Palace, au pain et à l’eau et couchent sur un tas de chiffons. Au bout de 3 jours de ce régime-là, ils les ont fait signer de reprendre le travail ou ils allaient bombarder le village et mettraient le feu aux quatre coins. Quand ils eurent signé, ils les ramenèrent, toujours escortés par la troupe, jusque l’usine, qui recommence à tourner à partir d’aujourd’hui. »
Donc un témoignage moins riche que celui des deux témoins leersois cités plus haut, mais un complément qui, par le croisement des informations qu’il rend possible, peut parfois avoir son utilité.

Vincent Suard juin 2020

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Bourgois, Flore (1883-1949)

1. le témoin
Flore Bourgois, célibataire, tient avant la guerre un commerce d’épicerie, tout en s’occupant de son plus jeune frère, après le décès de ses parents tisserands. Elle habite la petite ville de Leers (se prononce Lèrss), un bourg de 4000 habitants qui présente la triple caractéristique d’être une banlieue textile de Roubaix, une ville frontière avec la Belgique et un espace encore largement agricole. Elle habite une rue située à trois cents mètres de la frontière et reste seule pendant l’occupation, ayant un frère mobilisé, un autre prisonnier et le troisième étant mort de maladie sous l’uniforme en 1915. Elle a 31 ans lorsqu’elle commence à tenir ses cahiers. Elle se marie après la guerre et poursuit son activité de petit commerce de détail.
2. le témoignage
Après un long séjour au grenier, les cahiers d’écolier sur lesquels Flore Bourgois a tenu au jour le jour la chronique de l’occupation, ont été confiés par sa fille à Benoît Delvinquier et Edmond Derreumaux, de l’association Leersoise d’Études historiques et folkloriques. L’ensemble manuscrit comprend 800 pages en quatre cahiers, et les auteurs les ont retranscrits en trois volumes (185 p., 178 p. et 202 p., 1998, tirés à 100 exemplaires). Le volume 3 intègre aussi la retranscription des cahiers de Clémence Renaux (p. 122 à 167, voir cette notice). Une première publication partielle avait déjà eu lieu en 1984. Les transcripteurs indiquent avoir travaillé le plus fidèlement possible, laissant les tournures patoisantes et une syntaxe parfois hasardeuse, touchant le moins possible au texte, mais en corrigeant quelques fautes d’orthographe ou de grammaire « qui auraient gêné la lecture » ; dans la même logique, les phrases se suivant initialement sans coupures, ils ont ajouté une ponctuation.
3. Analyse
Les cahiers sont tenus quotidiennement, avec des mentions de dix à vingt lignes en général, mais parfois beaucoup plus. Les indications se rapportent à des faits saillants de la journée, à des commentaires de nouvelles ou de bruits, à des plaintes liées aux agissements de l’occupant ou à la dureté de la solitude et du deuil. Il est évidemment beaucoup question de réquisitions, du prix des denrées et des pénuries. L’auteure ne fait jamais mention de son travail ou de ses revenus, mais elle évoque souvent l’activité économique des fabriques, des fermes et surtout la contrebande avec la Belgique.
La frontière
Flore Bourgois décrit pendant toute la durée du conflit les tentatives des « fonceurs », nom donné aux particuliers, parmi lesquels de nombreuses femmes, qui passent frauduleusement des produits interdits. Le trafic avant-guerre était surtout lié au tabac, et à partir de 1914, il s’agit, à une échelle plus importante, de produits fermiers belges (lait, beurre, œufs, viande), qui sont revendus au marché noir au prix fort dans les grandes villes textiles affamées. La répression est organisée par des policiers allemands faisant fonction de douaniers, et qui sont connus pour leur sévérité: on craint surtout un diable vert, dit « la Terreur », et un gris dit « Petrus » ; ces « policemen », souvent violents, condamnent ceux qu’ils attrapent à la confiscation et à l’amende, plus six à douze jours de prison dans des conditions très dures aux « Bains roubaisiens ». L’auteure est très souvent perquisitionnée, car les « fonceurs », apercevant les « policemen », abandonnent leurs marchandises dans les jardins ou essaient de les poser dans les maisons proches de la frontière. Les policiers sont aidés par des soldats en nombre variable : ce sont des sentinelles qui, déployées dans les champs, tirent souvent en l’air, sans viser, mais il arrive qu’un passeur soit tué. Parfois rien ne passe, mais à d’autres périodes, le trafic augmente (novembre 1915, p. 21.1) : « les Allemands les plus difficiles sont partis. D’autres sont venus les remplacer. On voit déjà qu’ils sont plus tolérants car malgré la pluie, on voit pas mal de monde circuler avec de la marchandise. » Les possibilités de passage augmentent lorsque des sentinelles, elles-aussi affamées, se font conciliantes (mai 1916, p. 65.2) : « Ils achètent une sentinelle, et pendant les deux heures qu’elle fait son service, ils portent des marchandises. » Curieusement, il arrive que la surveillance se relâche complètement, ce sont en général des périodes de relève d’unités logées au bourg, et la disette est telle que les flux deviennent spectaculaires, comme en mars 1916 (p. 53.2) « Ce n’est qu’une procession de gens se dirigeant vers la frontière pour foncer comme on dit. On n’a jamais vu chose pareille : tout le long de la frontière, des gens courent dans tous les sens. », ou en avril (p. 57.2) : « On dirait qu’il y a là-bas une fête, car tout le monde se dirige de ce côté. » F. Bourgois signale aussi au début de 1917 que les sentinelles saisissent des denrées pour les envoyer à leur famille en Allemagne, tout en essayant de racheter du « riz américain » réservé aux habitants occupés.
Les combats
Les combats du début du conflit alimentent un nombre importants de fausses nouvelles, de bruits liés à l’absence d’informations fiables, comme par exemple (22 novembre 1914, p. 69) : « un homme pris à Mouvaux pour faire des tranchées fut occupé à enterrer les morts. En voyant qu’on enterrait les blessés respirant encore, et entendant la supplication de l’un deux, non pas encore dans le trou, il s’est enfui de ces lieux terribles. Il est revenu chez lui. On craint même qu’il ne perde la raison. » On peut citer un autre canard (22 mars 1915, p. 119) « On dit qu’on se bat à Valenciennes. On se demande toujours ce qu’il adviendra de ces villes de Roubaix, Tourcoing et Lille ? Le général Joffre donne sa démission, dit-il, si les Anglais veulent abattre ces villes. » F. Bourgois évoque quasi-quotidiennement le bruit des combats, leur intensité, en mélangeant parfois les informations entre un front lointain et des bombardements aériens, surtout à partir de 1916. Il semble que ce sont les obus de D.C.A. non éclatés qui, en retombant, causent le plus de dégâts pour les habitants. Ypres est le secteur le plus cité pour le bruit récurrent de la bataille, mais au vu de la distance, il doit plus souvent s’agir du secteur de Messine. Sa description du bruit de la bataille de Passendael (30 km) est spectaculaire (18 septembre 1917, p. 26.3) : «À mesure que la soirée avance, la canonnade augmente d’intensité. Vers huit heures, c’est terrifiant ! Jamais on ne vit pareille spectacle : c’est un feu roulant terrible. Le ciel est illuminé comme par un grand incendie, des éclairs s’allument sur tout le front, le bruit est assourdissant, on ne s’entend presque plus, tout bouge dans les maisons. (…) on songe avec terreur à ceux qui sont là, prêts, attendant la mort. On ne sait pas s’en rendre un compte exact. On croit que ces soldats sont hors du monde. Ils ne doivent plus être eux-mêmes. »
Les requis
Flore Bourgois tient aussi la chronique des rafles visant au travail forcé, d’abord au moment de « l’affaire des sacs » (été 1915, p. 135) « Ainsi, une partie des ouvriers de la fabrique a recommencé le travail, mais un grand nombre résiste encore. Ils ne céderont, disent-ils, qu’à la force. » Elle expose le dilemme patriotique au centre du conflit (juillet 1915, p 160) : « Qu’il sera regrettable de voir les ouvriers de Leers fléchir devant les Allemands ! Que diront les Alliés ? Nos frères ? ». Elle évoque aussi Pâques 1916 et la réquisition des jeunes gens des deux sexes. Comme dans la plupart des témoignages, on retrouve la remarque sur les effets désastreux possibles de la promiscuité sociale (p. 61.2) «on voit ces gens qui le lendemain doivent partir pour l’inconnu, en contact avec toute sorte de gens plus ou moins biens. Les mères sont au désespoir. » Elle insiste encore lors du départ pour les Ardennes des Roubaisiennes (p 62.2) « 400 femmes sont parties ; ce qui est triste. Des filles bien élevées sont mises en contact avec toutes sortes de gens mal élevés, sans pudeur, sans éducation. C’est à faire pleurer en songeant à ce qui leur est réservé. Que de mères souffrent en ce moment ! » Le journal évoque aussi les brassards rouges, requis en 1917 et 1918, dont le triste sort est évoqué à l’occasion de services funèbres (obit), lorsque la nouvelle du décès de l’un d’entre eux – cinq durant le conflit – arrive à Leers (sous-alimentation, dysenterie et maladies pulmonaires en général). En 1918, les jeunes gens sont également très nombreux à devoir travailler à proximité du front et de ses dangers (avril 1918, p. 73.3) « Quelques brassards rouges tels que Jean Parent, Alfred Prez, sont revenus en congés [permission] et sont décidés à ne plus y retourner, tellement le danger est grand là-bas. (…) Ils vont risquer malgré tout de rester par ici. C’est toujours dangereux, mais ils trouvent que le sort qui les attendra, ne sera pas pire que celui qu’ils viennent de quitter. »
Les Allemands
Flore Bourgois déteste les Allemands, qui sont coupables de la guerre, des brutalités de l’occupation et de ses souffrances personnelles (absence de nouvelles des siens, solitude et mort de Denis, son frère préféré), son témoignage maintient toute la guerre une ligne « patriotique ». En cela, sa rédaction lui fait courir un risque réel. En 1915, elle est jalouse des soldats qui reçoivent du courrier tous les jours, et elle souligne la violence et l’injustice des « policemen » omniprésents sur la frontière; à la fin du conflit, elle résume son attitude lorsqu’elle doit loger des ennemis (mai 1918, p. 81) : « Il faut garder envers eux une certaine déférence, et cependant, y mettre des limites. C’est une lutte perpétuelle. On ne peut être malhonnête et on ne veut pas leur porter trop d’égards : toujours, il faut se souvenir que c’est l’ennemi ! ». La diariste évoque aussi une dispute entre un soldat et une femme (août 1916, p. 89.2): « discussions qui ne valent pas la peine d’être écoutées car elles proviennent d’alliances entre ces deux, comme on en voit, hélas, trop depuis quelque temps : des femmes s’alliant avec l’ennemi. Elle avait reçu de ce soldat une bague qu’elle portait. Il voulait la reprendre, mais réussit quand même à l’arracher. » C’est la seule mention de ce type sur les 500 pages. Elle évoque aussi la rencontre avec un déserteur allemand en octobre 1917 (p. 33.3) « Il a 24 ans. Depuis 6 jours, dit-il, il marche. Il a quitté Arras. « Beaucoup kapout là-bas. Beaucoup partir comme lui ». (…) Guerre finie pour moi, dit-il. Capitalistes, nix. Front, moi égal ». Il reste un moment, puis part pour Tournai. ». En 1918, les remarques sur la mauvaise alimentation des troupes allemandes sont récurrentes, «ils n’ont que de la soupe».
La teneur globale du témoignage est sombre, la souffrance morale est omniprésente; la religion, seule consolation dans cette situation désespérante, vient souvent clore des plaintes récurrentes, qui jouent visiblement un rôle d’exutoire. Une mention, retrouvée régulièrement sous des formes variables (souffrance + patriotisme +religion), peut illustrer pour finir ce style personnel, caractéristique de cet intéressant témoignage (mai 1918, p. 79.3) : « Les soldats ne se gênent pas pour jouer aux cartes ensemble dans nos maisons. Que de sombres pensées nous assaillent en voyant ce spectacle, l’ennemi installé à notre foyer ; être obligée de les supporter sans murmurer. Si c’étaient des nôtres ! (…) on aurait tant voulu les recevoir de temps en temps, les soulager, leur faire oublier leurs souffrances ! (…) Il faut se résigner et offrir à Dieu ces souffrances pour le salut de cette chère France. Ceux qui, là-bas, de l’autre côté, n’auront pas connu les tristesses de l’invasion, ne pourront jamais comprendre combien elles sont amères et de quel effet, elles nous percent à tout instant le cœur ! ».

Vincent Suard juin 2020

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Elie, Clément (1876-?)

Né le 3 octobre 1876 à Liniers (Vienne). Agriculteur moyen du Haut-Poitou. Catholique pratiquant. Titulaire du certificat d’études primaires. Marié en septembre 1907 ; deux fils en 1914.
Sergent à l’issue du service militaire, en décembre 1899. Il a 38 ans lors de la mobilisation et sert dans le 69e RIT. Baptême du feu le 11 février 1915. Sous-lieutenant en mai 1915, lieutenant en janvier 1918. Blessé en juin. Il fait 40 mois de guerre, mais échappe à Verdun.
Le témoignage comprend quelques lettres et cartes et un petit carnet rempli de façon très succincte et de plus en plus laconique, mais très juste pour la mention des dates et lieux. Le texte de Clément est précédé d’une très brève préface du général André Bach et d’une très longue analyse (73 pages) par Jean Elie, destinée à nous donner les clés de lecture, mais qui dispense finalement de lire le texte original.
Très respectueux de la hiérarchie, Clément ne livre pas d’opinion personnelle, sauf lorsque, après avoir noté deux fois que les soldats français pillent, ce mot est rayé. Peut-être faut-il ajouter la tendresse qu’expriment ses lettres à sa famille et sa fierté lorsqu’il obtient une citation.
Carnet de guerre de Clément Élie, Éditions Les Gorgones, Bonnes, 1998, 123 p.

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Lugand, Fernand (1888-1950)

1. Le témoin

Fernand Lugand est né le 28 janvier 1888 à Saint-Germain-de-Joux dans l’Ain. Il est le cinquième enfant d’Ennemond Alfred-François Lugand, préposé aux douanes (lequel mourra le 25 janvier 1917), et de Marie-Eugénie Burdet, modiste et lapidaire. Il fait son service militaire à Remiremont (Vosges) du 10 octobre 1909 au 24 septembre 1911, puis se marie avec Marie-Antoinette Ballivet, diamantaire. Le couple s’installe à Lajoux (Jura), où il est affecté comme préposé aux écritures à la capitainerie des douanes. Le 28 juillet 1914, il est mobilisé au 13ème Bataillon de Chasseurs alpins de Chambéry et part occuper le col de la Faucille, à la frontière suisse. De fait, il ne rejoindra pas immédiatement la ligne de feu : « …J’avais un peu honte de rester chez moi, mais l’ordre était formel, les douaniers devaient rester à leur poste d’après les plans de mobilisation » (page 45). Il a même le temps de connaître la naissance, le 8 mars 1915, de sa première fille, Renée (qui mourra d’une angine pernicieuse en 1929, à l’âge de 15 ans). Le 3 mai suivant, il intègre le 13ème BCA comme chasseur de 2ème classe et rejoint finalement le front des Vosges le 24 juin. Même si son baptême du feu, à Sondernach, date du 10 juillet, 1915, il reste dans un premier temps relativement à l’arrière des points chauds, aidé en cela par son grade de caporal-fourrier, qui lui permet de rester au pied des champs de bataille en pleines batailles d’une année 1915, celles des « Grands orages » sur les Vosges. Il finit par participer aux combats du HWK, (décembre 1915 – janvier 1916) puis du Linge (avril 1916), jusqu’à sa très grave blessure par balle, le 24, puisqu’il perdra l’usage d’un bras. Sa guerre est donc terminée et après opérations et convalescence, il est finalement renvoyé dans ses foyers le 27 février 1917. Il reprend alors ses fonctions dans les Douanes à la capitainerie de Châtillon-de-Michaille (Ain). Sa seconde fille, Andrée, naît le 21 novembre 1918. Il perd son épouse de tuberculose en 1922 et se remarie avec Emma Michel, fille d’un hôtelier. Il poursuit sa carrière jusqu’à sa retraite en 1949, après avoir eu une action manifeste dans la Résistance. Fernand Lugand meurt le 13 octobre 1950 à Cognin (Savoie), emporté par une attaque cérébrale.

2. Le témoignage

Lugand, Fernand, Les carnets de guerre d’un « poilu » savoyard. (Mémoires et souvenirs de Fernand Lugand). Ouvrage présenté par Xavier Charvet. Préface du Professeur Jean-Jacques Becker, Montmélian, La Fontaine de Siloé, collection Les carnets de vie, 2000, 154 pages.

3. Analyse
Xavier Charvet, qui biographie très précisément le parcours de l’auteur, indique que celui aurait écrit ses mémoires à l’hôtel de Savoie à Chambéry à l’hiver 1934-1935. Car en effet, certainement basé sur un carnet de guerre, l’ouvrage, qui retrace 10 mois de guerre dans les Hautes-Vosges, forme en fait une succession de tableaux chronologiques, parfois didactiques (« qu’est-ce que ma cagna ? » page 74) voire justificatifs (« le feu des tentations », page 115, où il tente de se disculper d’un non-amour !) mais en forme de transmission orale à sa seconde fille Andrée, à laquelle il s’adresse nommément (comme page 77 où il dit « Laisse-moi te raconter une petite histoire ». Fernand Lugand s’en explique en forme d’introduction : « J’écris ceci, afin que tu saches ce que ton père a pu voir et endurer pendant les longs jours de malheurs de 1914 à 1918. » (page 43) et reviens sur sa démarche dans l’ultime chapitre : « A mes descendants » : « J’ai écrit ce qui précède sans prétention aucune et sans recherche littéraire, tous simplement pour que tu connaisses mes diverses péripéties qui ont marqué ma vie pendant cette période tourmentée… ». Toutefois, celle-ci a 13 ans lorsque Lugand prend la plume pour son récit et il est donc vraisemblable qu’il l’a édulcoré d’une vérité trop crue. Il tient à plusieurs reprises à démontrer qu’il fut un bon soldat (voir page 124), ce que nous croyons volontiers quand Lugand dit sa décision de ne pas tuer au fusil, (il se dit bon tireur) un allemand occupé à creuser un trou à la pioche : « Je me dis qu’il serait lâche de tuer ainsi un homme qui peut-être travaille à ce trou pour donner une sépulture à un camarade. Je relève mon arme, la dépose à mes pieds et ma conscience me dit : « Tu as bien fait » » (page 59). Sur le rôle moral fondamental de la correspondance, il dit : « … les lettres sont au moral ce que le ravitaillement en vivres est au corps ». A plusieurs reprises, il donne des éléments sur la mort (page 62), y compris par pulvérisation (page 93), et l’inhumation des camarades. Il réfléchit à sa propre mort en dormant dans un … cercueil (page 71) et s’interroge sur la résistance de l’Homme aux conditions climatiques de la guerre dans les Vosges : « … Comment le corps humain peut-il offrir pareille résistance à tous ces éléments ? ». Enfin, sa blessure renseigne sur les conditions sanitaires d’extraction du champ de bataille et d’évacuation d’un blessé depuis la ligne de feu, ce, jusqu’à sa démobilisation, avec une anecdote d’intérêt lorsqu’il se réveille d’opération chirurgicale : « Je passe la main droite autour de mon cou où je trouve suspendue la balle qui m’a été extraite du flanc. Je l’ai pieusement conservée, rangée dans la boîte qui contient ma médaille militaire » (page 130).
L’ouvrage, bien édité, est enrichi d’un avant-dire de Xavier Charvet sur la famille, longue lignée de douaniers, les lieux, terres de montagnes (Savoie, Jura, Vosges) qui forment la ligne commune de ce témoignage, et sur la démarche de publication. Le livre produit également des cartes, photos du soldat, reproductions d’un ordre de Serret (66ème D.I.) et d’une page du cahier de Lugand, d’une généalogie et d’une bibliographie sommaire.

Yann Prouillet – mars 2017

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Couvreur, Henri (1895-1981)

1. Le témoin
Henri Couvreur, né à Carvin (Pas-de-Calais) dans une famille dont le père dirige une petite tannerie, a étudié au collège Saint-Joseph à Lille et obtenu la première partie du baccalauréat. En 1914, sa famille se réfugie à Bordeaux et il est incorporé (classe 15) à Limoges. En juin 1915, il est versé au 127e RI (Valenciennes) où il servira toute la guerre: d’abord en secteur en Champagne, il participe à l’offensive de septembre, puis passe l’hiver 1915-1916 dans « un secteur pépère » (p. 45); engagé à Verdun de février à avril 1916, il passe par Craonne puis participe à la bataille de la Somme (août – septembre 1916). Après un stage d’aspirant à Saint-Cyr, lors de l’attaque d’avril 1917, il rejoint sur l’Yser son unité engagée en Flandre (août – décembre 1917). En 1918, il rejoint Craonnelle, Montdidier et puis recule avec son unité lors de la poussée allemande. Actif dans la guerre de mouvement de mai et juin, il participe à l’offensive alliée (le 17 juillet) avec le grade de sous-lieutenant. Blessé le 18, il est évacué par Paris, Béziers et Lamalou-les-Bains. Avec sa convalescence et un nouveau stage à Saint-Cyr, il ne réintègre pas le front et est démobilisé en 1919.
2. Le témoignage
La Société de recherches historiques de Carvin a publié en 1998 les Mémoires de Guerre 1914 – 1918 d’Henri Couvreur (229 pages, ISBN 0398 2661). Le manuscrit a été apporté à l’association érudite par deux enfants d’Henri, et la publication, encouragée par sa petite-fille Patricia Meurisse (qui a rédigé une biographie), a été facilitée par le fait qu’Henri Couvreur, historien amateur, avait fondé ladite Société dans les années soixante.
Le manuscrit a été très légèrement modifié par les éditeurs (format, mise en page). L’auteur avait rédigé une première version en 1921, suivant des notes et des courriers conservés, puis a repris l’ensemble en 1934 « en ne retenant que les faits intéressants» (prologue). Un point final est apporté (« terminé le ») le 13 mars 1939. C’est donc un texte mûri, réécrit avec une distance de vingt ans, mais qui se tient à une progression chronologique relativement précise. La réécriture postérieure est souvent nette mais cela ne nuit pas, semble-t-il, au caractère historique du document.
3. Analyse
Offensive de Champagne, Verdun, la Somme, l’Aisne en avril 1917… Le 127e RI d’Henri Couvreur est une unité très exposée, et il a plusieurs fois, par hasard, la chance d’être de bataillon de réserve ou d’appui, ou d’être en stage, lors du moment le plus meurtrier des combats ; ainsi, entré aux tranchées en juillet 1915, il n’est blessé que le 18 juillet 1918.
Il évoque la préparation de l’attaque meurtrière de septembre 1915 en Champagne, montrant que la volonté des hommes est résolue : « en finir, en finir… » (p. 33). Le discours d’exhortation du lieutenant à sa compagnie avant l’attaque trouve des accents spécifiques (24 septembre, p. 33) : « Il nous a exhorté à accomplir totalement notre devoir. Il nous a rappelé que nos parents, nos femmes, nos enfants dans le Nord, attendent depuis longtemps l’heure de la délivrance. » Son bataillon, unité d’exploitation, n’est finalement pas éprouvé, à cause ou grâce à l’échec de la rupture des lignes par le reste du 127e. Puis le témoignage, relativement classique, évoque la vie en secteur et la bataille de Verdun, où, bien qu’engagée plusieurs fois, du 26 février au 29 mars 1916, sa compagnie a des pertes relativement faibles. Son régiment, appartenant à la 1ère DI, est relevé car (p. 69) « si le 127e a été privilégié, le 1er Corps a payé son tribut à Verdun. »
Reprenant après Verdun le secteur de Craonne, H. Couvreur participe à la relève d’unités du 18e CA de Bordeaux, dans ces tranchées depuis septembre 1914, et l’auteur note amèrement que ce corps « ne s’est jamais battu », « qu’il possède des accointances en haut-lieu» et qu’il a encore tous ses cadres de la mobilisation. A la relève (fin avril 1916), des incidents ont lieu avec l’arrivée des Lillois du 43e RI (ils appartiennent avec le 127 à la 1ère DI). Le narrateur restitue une scène d’affrontement verbal, dans laquelle il est difficile de faire aujourd’hui la part de la reconstruction, mais qui montre que l’ambiance est exécrable (p. 73, 23 ou 24 avril 1916, plateau de Craonne) :
«- Le bon temps est fini, tas de veinards… Allez-y, en route pour Verdun! C’est bien votre tour…
– T’as pas su y venir, crevé… Nous on tient tout notre secteur… On va pas chercher les voisins…
– Pas étonnant, on faisait risette aux boches… Nous on n’arrête pas de s’battre… Vous n’en foutez pas une rame, tas de fainéants…
– Ta gueule, Ch’ti mi… C’est pas à nous de se faire crever la paillasse pour tes sales patelins pourris ! »
L’auteur garde son sens critique avec « tous ces rapports plus ou moins exacts et amplifiés au 43» et l’encadrement a repris la main lors de la relève par le 127e : le croisement des unités se fait en silence : (p. 74) « seuls nos yeux peuvent lancer à l’adresse de tous ces beaux gaillards d’active, (…) tranquilles comme Baptiste depuis dix-huit longs mois de guerre, les reflets de l’injustice dont nos cœurs sont pleins. »
Il est envoyé ensuite sur la Somme pour la deuxième partie de l’offensive ; de famille catholique fervente, il s’engage dans la ligue du Sacré-Cœur à son arrivée ; à trois reprises il attaque à Maurepas et Comble: ce sont des échecs partiels, les Allemands se montrant particulièrement coriaces (p. 95, 3 septembre 1916) : « Après le passage de nos troupes, des boches même blessés qui avaient fait « Kamarad » au passage de la vague d’assaut reprirent leurs fusils et tirent dans le dos de ceux qui venaient de les épargner. » Le moment le plus terrible de l’expérience de guerre de Couvreur a lieu lors d’une attaque (Ferme de Priez), lorsque, empêché de progresser il doit plonger dans un trou d’obus avec d’autres. Ils s’entassent à six dans le même creux, deux sont tués et expirent sur eux, quand un troisième va aussi être touché ( p. 101, 25 septembre 1916) : « [je fais glisser le cadavre sur moi] quand je vois, horrible folie, l’oncle Brenet se risquer au bord de son trou et faire signe à son neveu Roche de le rejoindre. Je vois avec horreur le pauvre Roche se lever sur sa jambe valide. Il n’est pas de sitôt debout qu’une balle le frappe en pleine tête, et le fait plonger mort dans les bras de son oncle. » Pour les nordistes, on constate souvent que l’expérience de la Somme est décrite comme pire que celle de Verdun. Le souvenir reste absolument intact (p. 101) « Elle fut, cette fraction de seconde, d’une intensité telle qu’après vingt-deux ans, nous sommes en décembre 1938, je revois encore ce tableau vivant figé. » Il décrit aussi le lugubre tableau, en revenant vers l’arrière, des trous d’obus qui recèlent chacun un ou deux cadavres qui se laissent découvrir progressivement. Lors de son départ de la Somme, sa section a eu 5 tués et dix blessés, la situation étant pire dans les autres compagnies.
Revenu à l’arrière, il prend beaucoup de photographies des hommes et des officiers, et finit par organiser un petit commerce florissant avec des photos de groupe (p. 111, octobre 1916) : « Le petit rouleau tiré était expédié à Saulieu où mes sœurs le développaient et m’adressaient quelques épreuves. Je les soumettais aux intéressés et passais les commandes par douzaines. » Un stage d’aspirant lui permet ensuite d’échapper involontairement à l’offensive d’avril 1917.
Le 127e RI, dont la division est alors commandée par l’ancien ministre de la guerre Messimy, est ensuite envoyé, équipé de neuf, dans la région parisienne pour une longue marche « publique » de plusieurs jours, et arrive le 20 décembre 1917 à Sarcelles près d’Ecouen, « cette marche a pour but de relever le moral des civils et de favoriser l’emprunt en cours. Dans chaque ville, bourg ou bourgade, nous défilons au pas cadencé, drapeau déployé. Nous sommes nippés de neuf et cela produit son effet. » (p. 121). Le général Messimy soigne sa popularité et organise des revues monstres, des dames se trouvant incidemment sur le parcours et semant « des billets de 10, de 20, voire de 50 francs ! »
Promu aspirant après son stage de Saint-Cyr, il a évité du fait de sa formation non seulement l’attaque sur le plateau de Craonne mais aussi à l’automne un combat dans les Flandres, à la forêt d’Houdhust.
A partir de fin avril 1918, le récit est centré sur le difficile rôle de chef de section dans la guerre de mouvement qui reprend, alternant replis, formation d’îlots de résistance (mai-juin) puis reprise de la progression vers l’avant (juillet). Les gaz sont omniprésents et ces combats dans le Soissonnais sont aussi durs pour les civils, quand les troupes françaises investissent des villages qu’ils viennent d’évacuer: Pernant, 30 mai 1918, p. 139 « Quand nous en repartons quelques heures plus tard [du village de Pernant], tout a été mis sens dessus dessous. Poules, lapins, provisions de toutes sortes sont mis à profit ; rien ne résiste à nos estomacs vides. Les armoires sont pillées de fond en comble (…) nous passons en festin quelques bonnes heures, voulant surtout profiter de ces quelques instants de répit. » L’auteur ralentit ensuite son récit pour évoquer l’investissement progressif du village du Port, qui commande un pont de l’Aisne, avec des Allemands qui tirent depuis des lucarnes et se cachent dans les caves. L’affaire dure plusieurs jours et le récit s’étire de la page 140 à 183 pour 5 jours de combats très sporadiques mais très dangereux autour de ces quelques maisons. L’exécution d’un blessé allemand est signalée (p. 183) : « une des sentinelles détachée dans le bois (…) découvrit dans un fourré un boche blessé abandonné. Sans crier gare, notre homme lui colla une balle dans la tête (…) Copieusement j’eng…uirlandais notre homme. Celui-ci laissa passer l’orage et sèchement me dit ces simples mots : « – ils ont bien tué mon frère »; Je venais de lui signifier qu’il serait traduit en conseil de guerre s’il recommençait. »
Promu sous-lieutenant, H. Couvreur participe à l’attaque du 17 juillet et est blessé au bras d’un éclat de grenade défensive française (p. 207) «bienheureuse blessure ! Maintenant qu’officiellement je venais d’être déclaré hors de combat, un autre homme s’empare de moi. Je ne suis plus le guerrier acharné au combat et je me sens redevenir un homme. » Il est dirigé sur Senlis dans un centre d’évacuation des blessés. Il décrit un grand baraquement avec des bancs où se regroupent sans ordre les blessés (p. 208) « Il y avait de tout : des soldats, des sergents, caporaux, capitaines, des diables bleus, des bicots, des noirs, des bleus horizon, des kakis, des artilleurs, des fantassins, des aviateurs. »
L’auteur ne remontera plus en ligne, et lorsqu’à l’occasion d’une permission dans Carvin libéré (novembre 1918), il constate que la tannerie familiale n’est plus que ruine, il conclut ses mémoires de guerre avec des considérations positives (nous avons la victoire) et volontaristes (le travail nous attend), et il conclut par un curieux « tout va bien ! » (p.212), suivi de « terminé ce 13 mars 1939 ». A cette date effectivement, la tannerie a été reconstruite et agrandie…

Vincent Suard, décembre 2016

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Blanchet de Pauniat, Guy (1886-1946)

André Antoine Guy Blanchet de Pauniat est né à Versailles le 8 décembre 1886. Son père est alors capitaine instructeur au 3e régiment de cuirassiers. Guy choisit lui aussi la carrière militaire. En avril 1914, il est lieutenant, officier d’état-major.
En août 1914, il est mobilisé auprès de l’armée belge. En mai 1915, détaché dans l’aviation, il entre au camp militaire d’Avord, près de Bourges, comme lieutenant élève-pilote. Son journal commence à cette date. Trois temps marquent son parcours d’aviateur :
– De mai à décembre 1915 : formation au camp d’Avord et au Bourget ; il passe son brevet militaire d’aéroclub à Avord en septembre 1915.
– De décembre 1915 à octobre 1916 : engagé sur le front dans l’escadrille C 28 établie près de Châlons-sur-Marne (Champagne), puis dans la 2e escadrille du 39e CA établie à Moreuil près d’Amiens (Somme), à partir de juillet 1916. Il fait du réglage d’artillerie et photographie les tranchées allemandes, en étant exposé aux batteries anti-aériennes ennemies.
– D’octobre 1916 à juillet 1918 : engagé dans l’armée d’Orient. Après un bref séjour à Salonique en novembre 1916, il rentre en France et accomplit un périple qui le mène en Roumanie, par l’Angleterre, la Norvège, la Suède et la Russie. Il rejoint le commandement du 2e groupe de l’aviation roumaine à Ghidigeni en janvier 1917, puis celui du 3e groupe à Galatz en mars 1917. Dans cette ville, il côtoie les aviateurs russes et dirige des bombardements sur Braïla.
Son journal s’arrête au 30 juin 1917. Guy Blanchet de Pauniat sera promu capitaine, sera blessé à la suite d’une chute d’avion. En juillet 1918, il est détaché en mission auprès du Grand Quartier Général américain. Il est démobilisé en mai 1919, se marie en 1920 et sera de nouveau mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ses cahiers ont été transmis par sa famille aux Archives départementales du Calvados, qui les ont édités dans un recueil contenant deux autres témoignages : celui de l’artilleur Albert Masselin et celui du prisonnier Auguste Elain. Les éditeurs précisent avoir abrégé le texte : « Seul, celui de Pauniat a été réduit : nous avons dû faire un choix, en écartant surtout les parties répétitives (dîner, coucher…) ou familiales » (cf. p. 6). Le texte intégral est disponible en microfilm.

Guy Blanchet de Pauniat débute sa formation de pilote sur un Voisin, puis continue sur des Blériot, Morane, Nieuport, Caudron. Il décrit les divers avions, leurs qualités et leurs défauts, mentionne les pannes techniques et enregistre les nombreux accidents mortels.
Évaluant la différence entre un monoplan et un biplan, il note : « Le monoplan est très délicat, il ne demande pas de fautes, est très léger, obéit mieux ; cela fait une très grande différence avec le biplan qui est lourd et long à répondre. […] D’ailleurs, le critère est que tout monoplaniste peut monter sur n’importe quel biplan en étant sûr d’être de suite un très bon pilote, tandis que dans le cas inverse, non seulement il ne pilotera pas immédiatement, mais il aurait sûrement un accident » (12.08.1915).
Au sujet des accidents, il écrit : « La casse est paraît-il très forte, 80 % dit-on : cela me semble exagéré. J’ai oublié de noter que samedi un maréchal des logis s’est tué sur Farman à 1 km du camp » (20.09.1915).
Sur le front de Champagne, il découvre les réglages d’artillerie et s’indigne du peu de collaboration des artilleurs : « C’est à ne pas croire, mais les batteries boches contre avions, on les connaît et on les laisse tranquilles pour éviter des représailles » (28.12.1915). Il ajoute : « Les artilleurs ne veulent pas tirer de peur des représailles, aussi font-ils tout pour que les réglages ratent par faute soi-disant de l’aviation, de la TSF, etc. » (05.01.1916).
Il estime que « les Nieuport, escadrille de chasse, n’ont pour ainsi dire rien à faire, à côté de notre travail » (20.12.1915). Il constate que les batteries anti-aériennes allemandes tirent continuellement sur les avions français : « recevoir 50 coups de canon est un honneur journalier », tandis que « nos 75 aériens tirent 2 ou 3 obus par mois » (20.12.1915).
Il souligne l’importance de disposer d’un bon mécanicien : « C’est plus intéressant que de toucher un bon coucou » (28.12.1915), et se plaint que « la C 28 est condamnée au moteur Clerget qui est infiniment moins bon que le Rhône, moins fort et souple. Il y a un lot de vieux Clerget à placer, personne n’en voulant, seules 2 escadrilles de Caudron en ont encore, nous naturellement » (03.01.1916).
Il signale le bombardement de Mourmelon effectué le 1er mai 1916 par une vingtaine d’avions allemands, sans aucun appareil de chasse français pour les poursuivre, et enregistre au 19 mai 1916 le premier bombardement effectué de nuit par l’aviation allemande, sur Châlons.
Lors du 1er mai 1917 fêté par les Russes à Galatz, il écrit : « Les députés soldats sont une invention monstrueuse. Plus de sanctions, plus de peine de mort. Les généraux sous le contrôle de leurs soldats, les ordres discutés, chacun en petite république. C’est navrant quand il n’y a pas un sentiment noble pour guider et endiguer tout cela. »
En mai 1917, il obtient une citation à l’ordre de l’Armée pour avoir effectué un raid de 550 km durant 5 heures 45 consécutives, en survolant et photographiant le territoire ennemi de la Dobroudja.
Guy Blanchet de Pauniat mène la vie des officiers aviateurs disposant de soirées festives, et n’hésite pas à pousser des coups de gueule contre ses supérieurs hiérarchiques : « Une petite engueulade au capitaine pour le mettre au pas. Cela va tout de suite très bien » (09.11.1916).

Cahiers de Mémoire. La Guerre de 1914-1918, textes édités et présentés par Françoise Dutour, Louis Le Roc’h Morgère, Hélène Tron, Conseil général du Calvados, Direction des Archives départementales, 1997, 137 pages, « Cahiers de Guy de Pauniat », p. 36-106.

Isabelle Jeger, octobre 2016

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