Vernier, Alphonse (1897-1969)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951).

Alphonse Vernier est né le 6 octobre 1897, après la mort de son père. Famille très catholique d’industriels. Etudes chez les jésuites. Ses propos pendant la guerre dénotent un garçon très conservateur, hostile aux dreyfusards, au général André, au nouveau ministère de mars 1917 : « Le dégoût nous prend à lire la liste des nouveaux ministres en France. Quel sale ministère ! » « Précocement politisé à droite », écrit Bernard Vernier dans son avant-propos. Il a beaucoup de goût pour le dessin et la peinture ; il deviendra artiste peintre. Ses carnets sont illustrés de dessins.
Pendant la guerre, il prend place souvent dans le grenier de la maison de sa grand-mère pour observer, pour contempler le spectacle extraordinaire qu’est la guerre. Il signale tous les bombardements, allant jusqu’à compter les obus qui tombent sur Comines. Surtout, il est passionné par l’apparition des avions et les combats aériens : « Je suis resté longuement au grenier à regarder évoluer les aéros » (2 novembre 1916). Il décrit les divers types d’appareils, leurs performances, les progrès réalisés. Il note les nouveaux modèles, les façons de combattre dans le ciel. Le 27 février 1917, par exemple, il admire les biplans Fokker qui sont un progrès « comme rayon d’action et ils tirent par devant ! Espérons que de notre côté les progrès n’ont pas été moindres sinon nous aurons un été funeste à notre aviation. »
Rémy Cazals, février 2019

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Duchêne, Joseph (1876-1932)

Joseph, Marie, Jean-Baptiste Duchêne est né le 22 avril 1876 à Massingy (Haute-Savoie), cinquième et dernier enfant d’une famille d’agriculteurs. Son oncle curé le pousse dans ses études. Après le baccalauréat, il obtient une licence de Lettres à l’université de Grenoble en 1898. Service militaire au 30e RI d’Annecy où il devient sergent. En 1902, il part comme professeur de français au lycée de Kielce en Pologne russe. En 1905, il épouse Marie Makarow, également professeur au lycée de filles. Deux fils nés à Kielce.
En août 1914, il rejoint la France en bateau (Odessa-Constantinople-Marseille) et, avec un renfort du 230e RI, il arrive sur le front en Meurthe et Moselle en octobre. Sa famille est restée à Kielce et finit par venir en France en juillet 1915. Les combats de 1914-1915 sont racontés sur deux carnets dont le texte intégral est accessible sur le blog créé par Aline Duchêne :
http://1914-joseph-duchene.eklablog.com
En avril 1916, il est nommé officier interprète auprès de l’état-major de la 1ère brigade russe en France en Champagne. Un seul carnet a été retrouvé sur cette période : quelques lignes sur avril 1916 et quelques pages sur 1917 (de février à juin). Aline Duchêne annonce que le texte sera également bientôt accessible sur le blog.
Les notes prises sur ce carnet sont brèves et, si elles étaient claires pour l’auteur, ce n’est pas toujours le cas pour le lecteur. On voit arriver les nouvelles de la révolution à Petrograd, on a des échos de l’attitude des officiers et de l’agitation des soldats. Le 14 mai, ceux-ci arborent cocardes et drapeaux rouges. Plusieurs photos de la collection personnelle de Joseph Duchêne sont intéressantes.
En même temps, les notes portent sur le recul allemand de mars 1917 et l’offensive Nivelle, secteur de Brimont. Un détail : lors d’un déplacement à cheval et sous un bombardement au gaz, le cavalier veut passer, mais le cheval refuse.
Le 29 juin, Joseph Duchêne signale l’arrivée à La Courtine, mais ses notes ne vont pas au-delà.
Voir la notice Gavrilenko.
Après la guerre, Joseph Duchêne reste interprète de russe et de polonais pour les missions du général Niessel en Pologne et du général Mangin en Russie. Il devient ensuite directeur de l’Office français du commerce extérieur pour la Russie ; en 1929, en Pologne, il est délégué du Groupement des industriels français. Il meurt à Varsovie en mars 1932.
Rémy Cazals, juillet 2016

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Mazeyrie, André (1876-19..)

Né le 11 juin 1876 à Tulle, fils d’un imprimeur. Etudes de médecine : docteur en 1900. Exerce dans sa ville natale.
En avril 1915, il est affecté au 21e RAC dans les Vosges ; en avril 1917, au 256e RAC.
Il a réalisé un album, sous le titre « Croquis de guerre », comprenant 164 dessins, 108 photos et des documents divers, de très rares notes, rien sur son expérience de médecin, sinon les portraits de brancardiers et de blessés (par exemple « les petits blessés de Craonne »). Les dessins sont souvent réalistes (plume, aquarelle, gouache) ou des caricatures d’Allemands. Il a représenté des paysages vosgiens, Baccarat, Reims, la cagna du colonel, une sentinelle, les ravitailleurs, les prisonniers allemands.
Une exposition de ces dessins a eu lieu à Tulle en 2014, accompagnée d’un livret au format 20 x 20 de 60 pages sous le titre André Mazeyrie, Carnet d’un médecin dans la guerre 1914/1918 (p. 31, la transcription curieuse de la légende d’un dessin représentant un éclopé : « On l’a le filon » devient « On l’a le film », ce qu’une plus grande familiarité avec les témoignages de cette guerre aurait permis d’éviter). L’exposition est reprise au Musée de la Résistance de Limoges du 1er octobre 2015 au 30 juin 2016.
Après la guerre, le docteur Mazeyrie a continuer à exercer et il a rédigé et illustré diverses chroniques sur la Corrèze. La date de son décès n’est pas donnée.

Rémy Cazals, mai 2016

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Bairnsfather, Bruce (1887-1959)

1) Le témoin
Ce célèbre caricaturiste britannique a créé le personnage d’Old Bill, un tommy grincheux avec moustache à la gauloise qui connaîtra un immense succès pendant la guerre et reste à ce jour une figure emblématique du combattant de la Grande Guerre.
Bruce Bairnsfather naît et grandit en Inde, dans une famille de militaires. Comme le veut la tradition, ses parents l’envoient en Grande-Bretagne pour qu’il y poursuive des études. Destiné à une carrière militaire, il rejoint les rangs de l’armée britannique mais démissionne en 1907. Après avoir suivi des cours à l’école d’art John Hassal, il décroche quelques contrats publicitaires pour les thés Lipton et les cigarettes Player’s mais ces commandes sont loin d’être suffisantes pour vivre.
Au déclenchement de la guerre, Bairnsfather s’engage dans le régiment des Royal Warwickshire, où il obtient au bout de quelques semaines le grade de lieutenant. Il est envoyé en France, où il commande une section de mitrailleurs. Choqué par les conditions de vie dans les tranchées, il craint d’être envoyé en permission, doutant de sa capacité à trouver ensuite le courage de revenir au front. Il participe au célèbre épisode de fraternisation de Noël 1914 et évite de justesse la cour martiale.
Pendant qu’il est au front, il dessine des scènes de la vie des tranchées. En avril 1915, il prend part à la 2e bataille d’Ypres, où il est exposé au gaz et blessé suite à une explosion d’obus. A l’hôpital général de Londres, les médecins diagnostiquent une commotion. Pendant sa convalescence, le Bystander lui demande de fournir au journal un dessin par semaine. C’est ainsi qu’il crée Old Bill (et ses camarades Bert & Alf). Ces dessins sont publiés sous la forme d’une chronique intitulée Fragments From France. Old Bill est immédiatement apprécié des soldats. Mais l’état-major trouve les caricatures vulgaires et peu respectueuses des « héros qui se battent dans les tranchées ». Si les dessins s’inscrivent dans une tradition humoristique populaire, ils reflètent néanmoins la réalité de la vie au front telle que leur auteur l’a vécue. On peut légitimement avancer que la publication de ces caricatures est ce qui s’est fait de mieux en matière de contre-propagande. Old Bill illustre l’humour propre aux tommies, lequel les aidait à affronter le quotidien de la guerre. Les autorités militaires finissent par juger que l’impact de ces caricatures sur le moral des troupes est très positif. Dès lors, le ministère de la guerre demande à Bairnsfather de produire des dessins équivalents pour l’ensemble des forces alliées.
Après la guerre, Old Bill ne perdra pas de sa popularité et ses aventures seront adaptées pour le grand écran. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Bruce Bairnsfather reprend du service en tant que caricaturiste, mais cette fois pour les Américains.
Bruce Bairnsfather meurt en 1959. Si le succès d’Old Bill lui a permis de mener une brillante carrière de caricaturiste, il l’a également enfermé dans un registre restreint, ce qu’il a parfois regretté.
2) Le témoignage
Bullets & Billets paraît en 1916. Le texte est illustré par des dessins d’Old Bill. Par la suite, les caricatures parues dans le Bystander paraîtront en plusieurs volumes jusqu’à la fin de la guerre.

3) Analyse
Le récit de l’expérience combattante de Bruce Bairnsfather, publié en 1916 sous le titre de Bullets & Billets, propose de très intéressantes descriptions de la mission d’un officier en 1914 et 1915. Chargé de superviser un ensemble de postes de mitrailleurs, il se doit d’acquérir une connaissance exacte du terrain, ce qui nous vaut des descriptions précises du système de tranchées et du paysage dans lequel il s’inscrit. La période concernée – fin 1914 et début 1915 – correspond à l’élaboration de ce système, encore chaotique. Bairnsfather insiste sur ce point et parle d’une « époque » révolue : « Pendant ces jours anciens – d’août 14 à juillet 15 – tout était si précaire et primitif. Les tranchées étaient encore affaire d’amateurisme et la vie militaire mal définie, ce qui à mes yeux donnait à cette guerre ce dont elle avait tristement besoin : une touche d’aventure et de romance. » Au cœur de ces « temps anciens », la célèbre trêve de Noël 1914, apparaît effectivement comme une anomalie au vu des Noëls suivants. Son compte rendu détaillé et objectif remet les pendules à l’heure et donne les limites exacte de la fraternisation. Dans une maison en ruines du village de Saint-Yvon, près de Ploegsteert, Bairnsfather commence à dessiner de petits instantanés de guerre et en envoie un au Bystander. Le journal le sollicitera pour qu’il en dessine d’autres. Les périodes de cantonnement en Flandre française, à Nieppe, Armentières et Bailleul, constituent un autre aspect intéressant du témoignage. Rarement un combattant ne s’attardera autant sur les rapports entre combattants britanniques et population locale. La période de dix jours passée dans une famille d’Outtersteene, hameau de Bailleul, donne ainsi lieu à plusieurs pages dans lesquelles il est possible d’identifier les habitants cités et même de goûter à un mini récit sur la vie de ces villageois en temps de guerre. Après quelques mois où prédomine la « routine des tranchées », qui entraîne des humeurs changeantes, il obtient une permission, au terme de laquelle il découvre, étonné, un curieux phénomène : « J’étais impatient de repartir. La chose est étrange mais néanmoins vraie. D’une certaine façon, patauger dans les champs lugubres de la guerre était ce qui comptait le plus. Si quelqu’un m’avait offert un poste tranquille et sécurisé en Angleterre, j’aurais refusé. Je n’accorde aucune gloire à cette sensation. Je sais que nous l’avions tous. »
Au printemps 1915, Bairnsfather participe à la deuxième bataille d’Ypres, au cours de laquelle il est blessé et il est rapatrié en Angleterre.
Bullets & Billets est d’une écriture agréable et soignée, preuve que le dessinateur avait également de réels talents d’écrivain. Le ton, proche de celui des dessins d’Old Bill, possède cette propension caractéristique des Britanniques à la dérision, qui fut un atout pour maintenir le moral des troupes. Ce passage évoquant avec humour un épisode où l’auteur est obligé de révéler ses piètres talents d’écuyer est représentatif du style de Bullets & Billets, qui oscille sans cesse entre le récit conventionnel d’un parcours de combattant, des scènes cocasses et des réflexions sur la guerre :

« Je dois confesser que je n’ai jamais été un grand adepte des plaisirs de l’équitation. Ce qui est dommageable pour un officier de mitrailleurs, lequel a le rare privilège de bénéficier d’un cheval. J’étais autorisé à quitter les tranchées, et à les regagner, à dos de cheval, tout comme je pouvais faire trotter ou galoper ma monture où bon me semblait pendant les périodes de repos. Mais cet avantage, que m’enviaient mes camarades sans monture, me laissait de marbre. Je ne ferai jamais partie de la Haute École, j’en ai bien peur, même si j’ai essayé d’aimer l’équitation pendant que j’étais en France. Quand le dernier jour de la période de repos est arrivé, c’est à cheval que j’ai accompagné mes hommes vers les tranchées.
« Faire du cheval en Angleterre, ou dans n’importe quel pays civilisé, est une chose mais c’en est une autre dans les étendues désolées et truffées de trous d’obus des Flandres. Le soir où il nous a fallu regagner les tranchées, la pluie et la boue étaient comme d’habitude au rendez-vous. Mon palefrenier – maudit soit-il ! – n’avait pas oublié de seller mon cheval et de me l’amener. L’animal était bien là, grand et émacié, devant ma section de grenadiers au garde-à-vous. De ma plus belle démarche équestre, j’ai traversé la cour, je suis monté sur le cheval et j’ai donné d’une voix étouffée l’ordre de reprendre la route des tranchées.
« Dieu merci, je n’avais pas été versé dans un régiment de cavalerie. Les routes que nous empruntions ne faisaient pas plus de deux mètres de large, avec de chaque côté un fossé à pic. A ceci s’ajoute le fait qu’il nous fallait croiser ou être dépassé par un camion toutes les dix minutes. Ces conditions étaient celles où je devais faire valoir mes supposés talents de cavalier.
« Mais pendant toute la durée de ma carrière équestre en France, j’ai tenu bon. Ce jour-là, je précédais ma section, à la manière d’un Vaisseau du désert, devant les estaminets, les moulins et les maisons en ruines. Je n’en menais pas large quand mon cheval, trop souvent, me proposait un demi-tour dans un champ pour éviter un énorme camion dont l’unique phare éclairait aussi fort qu’un millier de bougies. Finalement, nous sommes arrivés à l’endroit où tout cavalier doit descendre de sa monture pour regagner la terre ferme : au seuil des tranchées, une fois de plus. »
Francis Grembert, mars 2016
Jean Norton Cru avait attiré notre attention sur « l’admirable série de dessins de guerre » de Bairnsfather dont quelques-uns illustrent le livre de Fernand Laurent, Chez nos alliés britanniques, Boivin, 1917. Voir Témoins, p. 447-448.

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Saint-Pierre (famille : 6 témoins)

Les six frères Saint-Pierre qui ont fait la guerre sont nés à Nantua (Ain) dans une famille bourgeoise propriétaire de vignes. Marin (1875-1949), médecin dans cette ville, épouse en 1908 la fille d’un général ; deux filles du couple deviendront religieuses. Clément (1877-1936), avoué à Belley, épouse une fille de médecin en 1905. Amand (1879-1932), notaire à Yenne en Savoie, se marie en mai 1914. Jean (1883-1963) est ordonné prêtre en 1908 ; incorporé en 1915 et très marqué par la Grande Guerre, il écrit jusqu’à la fin de ses jours sur des cartes postales représentant le maréchal Foch. Joseph (1885-1965) devient médecin, et la guerre lui impose de terribles travaux pratiques. La famille compte un dernier frère, Antoine (1895-1972), bachelier en juillet 14, envisageant des études de médecine qu’il achève après-guerre pour s’installer à Oyonnax. Le témoignage familial est : La Grande Guerre entre les lignes, Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre, Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916, Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918, Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 p. Le corpus est formé de 3 journaux et 2 491 lettres et cartes postales. Le journal d’Amand va du 2 août 1914 au 18 octobre 1918, tenu au jour le jour et non réécrit. Celui de Joseph se compose de notes quotidiennes du 31 juillet 1914 au 12 avril 1915 et d’un texte réécrit en 1940, alors qu’il est à nouveau mobilisé à Chambéry ; ce dernier couvre la période du 12 avril 1915 à sa démobilisation en 1919 et comporte des dates décalées et des confusions de situations corrigées par le présentateur. Antoine a écrit trois tomes d’une autobiographie intitulée « Journal de ma vie », dont seules 22 pages concernent la Grande Guerre. Amand écrivait chaque jour à Marguerite, son épouse, une lettre qu’il appelle (6-1-18) « la lettre de notre promesse », lien vital avec la civilisation pour le bonheur et le plaisir qu’elle procure, ainsi qu’à la famille dans le Bugey, soit 1 277 lettres. Marin a laissé 397 courriers et Jean 673 lettres et cartes postales. Enfin 144 courriers ont été échangés entre les frères. Joseph et Amand sont les deux personnages les plus représentés dans l’ouvrage.
La guerre des frères Saint-Pierre
Le parcours militaire de chacun des frères, non exposé dans l’ouvrage, est difficile à suivre et doit être recomposé avec les éléments fournis par les témoins eux-mêmes. Le 1er août 1914, Joseph est affecté au 2e bataillon du 23e RI à Bourg-en-Bresse comme médecin aide-major de 1ère classe. Le jour de l’attaque allemande qui occasionne la prise de la colline de La Fontenelle, dans les Vosges, il se dit « déprimé et à bout de forces » et se retrouve le lendemain à l’hôpital de Saint-Dié, souffrant de fièvre. Alors qu’il demande à revenir immédiatement au front, il apprend qu’il est remplacé et envoyé à l’arrière. Au Thillot, il est reçu par un officier qui lui déclare : « Ah, vous arrivez du front. Eh bien, dites-moi, c’est donc vrai que tous les officiers sont des lâches ? » Cet incident interrompt son journal jusqu’au 15 décembre 1915. Sa « faiblesse » sous le feu ne lui permettra jamais de revenir au 23e. Il sera toutefois cité 6 fois et recevra la Légion d’honneur avec palme le 5 février 1919 alors qu’il a terminé sa guerre dans le 116e BCA.
Amand, âgé de 36 ans à la déclaration de guerre, est affecté au 56e RIT de Belley. Après avoir un temps tenu le camp retranché de Belfort, son régiment, le front stabilisé, est en ligne dans le Sundgau. En octobre 1914, Amand occupe le poste de secrétaire du général commandant le secteur de Bessoncourt et nous renseigne sur ce service d’état-major en relation avec les pouvoirs civils et la population alsacienne. Le 11 octobre 1915, brigadier, il passe au 7e escadron du Train. En janvier 1918, il est sergent, secrétaire d’état-major de la 133e division et passe à la section colombophile. Il se trouve à proximité de ses frères Jean et Joseph mais, en février 1918, Amand passe maréchal des logis au 9e régiment d’artillerie à pied. Marin est médecin aide-major de 1ère classe à l’infirmerie militaire de Bosmont, Territoire de Belfort. Jean termine la guerre au 265e RAC. Antoine est nommé en juillet 1918 sous-lieutenant au 73e RI et se trouve dans le secteur de Montbéliard.
La composition du témoignage
Le présentateur des écrits des frères Saint-Pierre nous renseigne dans son préambule sur le travail réalisé pour la publication des deux volumes, qui ont représenté 15 années d’un véritable « travail de bénédictin : transcrire les textes manuscrits, retrouver leur orthographe, émonder les lettres des passages trop intimes et inintéressants, repérer les lieux de combat et tranchées sur les cartes d’état-major et les plans directeurs au 1/50 000 ; identifier les individus et les événements, rédiger des notes. Les journaux ont été conservés dans leur intégralité, les lettres ont été réduites de moitié environ. Le choix a été fait de ne pas se limiter aux faits de guerre et de conserver ce qui a trait à la vie familiale et à la société de cette époque, afin que le document garde son caractère sociologique. » Les correspondances et journaux multiples sont particulièrement riches d’enseignements (voir les notices Papillon et Verly). Dans le cas des frères Saint-Pierre, il s’agit de transmettre l’expérience de la Grande Guerre en consacrant la cohésion familiale. Tous ont conscience de vivre une expérience extraordinaire et de participer à l’écriture d’une guerre aussi complexe et foisonnante.
Connectés aux mondes littéraire (Julien Arène, Frantz Adam, les dessinateurs Hansi ou Zislin), ecclésiastique, militaire ou médical, ils sont des témoins précieux, lettrés et sensibles au monde qui les entoure. Amand surtout, introspectif, s’autocensure peu. L’analyse de ses propos dans ses lettres et dans son journal permet une opportune comparaison. À Marguerite, son épouse, il dit (4-5-17) : « Ne parle pas de tout cela à Nantua, car à toi seule je dis tout ce qu’il en est. » Dès lors, il ne cache rien de ses états d’âme, parsemés de secrets militaires qu’il jure de garder mais divulgue finalement à sa femme, de sournoiseries d’état-major et de lassitude d’une guerre interminable. Certes, il est refusé comme candidat officier, ce qui pourrait expliquer une éventuelle frustration, mais il rapporte un sentiment général si l’on en croit une lettre reçue par Amand : « J’ai été encore une fois cité à l’ordre du jour, jusqu’à ce que je sois décoré de la croix – de bois. »
Joseph aussi est réaliste, donc pessimiste. Le 1er août 1914, il déclare : « Qu’est-ce que la guerre moderne ? Je connais les récits des guerres anciennes. Je ne doute pas qu’une guerre actuelle soit exactement une boucherie. J’ai la ferme conviction que je n’en reviendrai pas et pour ne pas exagérer, j’émets l’avis que j’ai au maximum 50 % de chance d’en revenir. » Passionné de photo, Joseph utilise son appareil très tôt (septembre 14). Il est ainsi l’un des premiers à photographier la guerre dans les Vosges, aussi ses clichés sont connus en dehors du cercle familial ; il vend des images à L’Illustration et l’on en retrouve dans l’historique régimentaire du 23e. Il use pour cela des techniques particulières telle une photo « aérienne » prise de la tranchée, l’appareil placé au bout d’une perche. Joseph contribue ainsi, avec Frantz Adam et Loys Roux (voir ces noms), au fait que le 23e RI soit surnommé « le régiment des photographes ».
Une encyclopédie de la guerre
L’ouvrage nous plonge dans la guerre avec une multiplicité d’impressions ressenties et décrites. Des impressions sonores : sifflement d’une balle perdue ; son différent d’éclatement des obus selon le sol ; bruit infernal qui endort puis réveille ; éclats imitant des cris d’animaux ; « souffle immensément puissant d’un monstre endormi » quand il s’agit d’un bombardement lent et régulier ; rafales comme des « lancées de mal de dent » ; écho lointain de la bataille de Verdun à 60 km de distance et même jusqu’à Montbéliard. Dans l’air qui « mugit », les raids d’avions produisent une impression éprouvante, qu’Amand décrit à Marguerite : « Je t’assure qu’il n’y a rien d’agréable à se trouver là-dessous : les avions volant très bas, leurs moteurs font entendre un ronflement menaçant d’un lancinant sans nom ; vous sentez les appareils qui vous survolent en vous cherchant, les bombes éclatent épouvantablement, les obus explosent autour des avions, les mitrailleuses crépitent, les débris retombent de partout. » Dans cette guerre, le tonnerre naturel « perd ses droits et devient tout simplement ridicule ».
Des impressions olfactives comme l’odeur du front des Vosges : « La puanteur atroce mêlée à l’odeur résineuse des sapins hachés par les bombardements. » Des impressions physiques, comme l’accoutumance physiologique aux tranchées et aux conditions de vie. Ainsi Joseph : « Un soir, ne sachant où coucher, j’avise un tas de cailloux : lui au moins est relativement sec… Il me servira de lit. C’est un nouveau genre. J’ai déjà goûté du pré, du bois, du plancher, du sillon de labour et, ma foi, on n’y est pas trop mal : les cailloux se moulant un peu sous le poids du corps. » Il revient à plusieurs reprises sur cette « déshabitude du lit ».
C’est surtout la souffrance du soldat qui transpire de ces analyses ; les punitions imbéciles sont notées ; les affirmations cyniques, ainsi cette phrase d’un officier supérieur en août 1916 considérant que fournir des vêtements n’est pas nécessaire puisque les trois quarts des hommes vont y rester. Cette ambiance d’oppression est permanente. Elle découle du fossé qui sépare soldats et officiers. Amand se plaint également de l’ambiance morale : « Par exemple, quelles mœurs, quelle débauche, c’est effrayant, dégoûtant, écœurant… Je ne puis rien en écrire, ça dépasse l’imagination. » La condition ouvrière non plus n’est pas épargnée par Amand, surtout après les grèves du Rhône de 1917 : « Qu’on demande à ceux du front s’ils consentiraient à prendre à l’intérieur la place de ceux qui se plaignent et l’on verra le résultat ! » Même les Parisiens sont décriés (Amand, 4-2-18) : « Oui, j’ai lu le raid des aéros sur Paris et les croix de guerre que cela a fait distribuer dans la capitale. Je regrette qu’il y ait eu des victimes, mais le fait en lui-même rappellera un peu aux Parisiens que la guerre existe […]. C’est malheureux à dire, mais on est obligé de constater dans la masse des poilus, avec un sentiment sincère pour les victimes, une sorte de presque satisfaction de ce fait-là ! » Bref, le fossé entre l’avant et l’arrière est profond et universel à la lecture des frères Saint-Pierre. Et pourtant, les soldats ont conscience de devoir aller jusqu’au bout : « Le temps ne changera rien au résultat final, l’écrasement des Boches, tant pis si on paye des impôts », déclare Marin à sa mère. L’emploi de nouveaux gaz par les Allemands déchaine la volonté de vengeance d’Amand, en juillet 17 : « Il faudrait étripailler tous les Boches, mâles et femelles, petits et grands ! »
Les fraternisations sont le plus souvent représentées par les échanges les plus divers (sifflets, boules de neige, insultes au porte-voix, cigarettes), par l’entente tacite ou simplement par des attitudes d’humanité (ainsi le 24 décembre 1914 au col d’Hermanpaire, dans les Vosges, où un ténor entonne un Minuit chrétien religieusement écouté par les soldats allemands qui applaudissent.
Le bourrage de crâne n’est pas absent : pieds coupés par les Allemands pour éviter les évasions ; blessés achevés ; Boches dépeceurs ; mais aussi Allemands tuant leurs officiers pour se rendre ; officiers autrichiens qui, « pour exciter les hommes, déclarent que le pillage et le viol seront autorisés » en Italie conquise. Autres thèmes récurrents, les charges violentes contre les soldats du midi, le 15e corps, les gendarmes imbéciles, l’espionnite. Et les poncifs comme « La France aura toujours le dernier sou, l’Angleterre le dernier vaisseau, la Russie le dernier homme » ou la motivation alimentaire des désertions allemandes.
Le tout est ponctué de belles descriptions : une remise de décoration ; les bleus « nerveux du fusil » ; une attaque de nuit ; le terrible travail des brancardiers sur le Linge. La boue « comme de la crème », qui empeste le gaz et dans laquelle on peut mourir noyé ; la vue panoramique d’une attaque à Verdun. Verdun, « cette fois, c’est la vraie guerre » et le témoignage justifie sa place particulière dans l’expérience combattante avec la vision traumatique d’une mort individuelle dans la mort de masse.
La victoire
Les six frères Saint-Pierre, tous survivants, non blessés, vivent la victoire avec des sentiments nuancés. Joseph, le 11 novembre à 11 heures, déclare : « Messieurs, vous êtes joyeux, moi non ! Nous devions aller en Allemagne pour confirmer notre victoire. L’affaire n’est pas terminée, dans vingt ans il faudra recommencer. » Antoine est en permission à Nantua à cette date et revient au front, s’étonnant qu’il ne soit plus létal : « Par un clair de lune splendide, je pouvais marcher à découvert sur ce qui avait été le champ de bataille. Je ne pouvais croire au total silence qui régnait sur ces lieux dévastés. » Amand quant à lui « est tout désorienté à l’idée de la démobilisation » et « tout troublé à l’idée du retour ». Après que Joseph ait échappé au minage des caves et des routes lors de la poursuite d’octobre 18, c’est Amand qui manque encore de mourir à cause d’un « fil gros comme un crayon, solidement attaché à deux arbres et traversant la route juste à hauteur de la gorge », tendu de nuit le 14 décembre 1918 à Heimersdorf, dans le Sundgau. Il revient plus loin sur cette insécurité en Alsace. Par contre : « Réveillé par le sifflement très proche d’un obus de gros calibre, j’ai dressé l’oreille pour écouter l’éclatement et juger de la distance de la chute, mais rien. J’avais dû rêver et je m’en suis aperçu de suite, comme tu penses. » C’était le 30 novembre 1918 ! La guerre restera pour tous un traumatisme au-delà du cauchemar.
Yann Prouillet

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Brusson, André (1893-1984)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle Rous et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. Voir les autres notices Brusson et celle de Gabrielle Rous.
Un fils de famille
La guerre d’André Brusson n’est pas tout à fait la même que celle de la plupart des ouvriers de l’usine. Il est mobilisé dans la cavalerie, au 10e Dragons de Montauban où il devient brigadier. Montant vers le front en avril 1915, il fait d’abord un séjour agréable à Maisons-Laffitte, puis arrive en mai dans un secteur calme, en Champagne, où les travailleurs des deux camps aménagent leurs tranchées en pleine vue de l’ennemi, sans se tirer dessus. Il y connaît toutefois la boue, l’humidité et le froid aux pieds, et, dans le commandement, ce qu’il résume en « Insouciance, Incompétence, Désordre ». Contrairement à ce que croient ses parents, les soldats ne sont ni religieux, ni enthousiastes. Il reçoit de nombreux colis : 13 entre le 8 janvier et le 4 février 1916. Il ne rate pas une occasion de revenir à Villemur et suggère même à son père de lui faire obtenir une permission de vendanges en septembre 1916, tandis que ses parents l’en dissuadent : « Nous avons souvent pensé à toi et nous sommes au regret de n’avoir pas osé te faire obtenir cette permission tant désirée. Tout Villemur aurait jeté les hauts cris et nous aurait peut-être aussi plus tard lancé des pierres à toi et à nous. Il faut penser à l’avenir, aux révolutions futures qui pourraient arriver ou pourront arriver après cette affreuse guerre. »
En octobre 1916, pistonné par un général ami de la famille, André entre dans l’aviation. Il commence par un long séjour à Étampes où il apprend à piloter, période entrecoupée d’excursions en auto avec le fils Dubonnet, et de coûteuses virées à Paris. En décembre 1917, il est surpris deux fois de suite en permission irrégulière et, puni, il est envoyé au 81e d’artillerie lourde en février 1918. Il n’y reste que quelques jours car il se porte aussitôt volontaire pour les tanks, ce qui implique une nouvelle phase d’apprentissage, à Orléans cette fois. Il approche du front en septembre, nommé maréchal des logis, et participe à une attaque à la fin du mois. En octobre, de repos à Paris, il apprend l’armistice avant toute nouvelle attaque. Les besoins d’argent restent pressants, surtout en occupation d’une tête de pont sur la rive droite du Rhin. Mais il faut aussi songer aux choses sérieuses : « Que tu ailles dans le Palatinat ou ailleurs, lui écrit son père, il s’agira de glaner, soit en industrie, soit en agriculture, tout ce qui te paraîtra intéressant, sans oublier le perfectionnement de la langue, à toi d’en profiter. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Roux, Jean-Louis (1882-1970)

Jean-Louis Roux, dit Loys, est né à Buxy (Saône-et-Loire) le 12 novembre 1882, fils du receveur des postes, quatrième d’une famille de cinq enfants : Marie-Louise (1877), Jean Désiré (1879), Joseph (1881), puis André (1898). Après des études au petit et au grand séminaire de Lyon, Joseph et Loys, accèdent à la prêtrise quand la guerre se déclenche. Vicaires à Lyon, ils se portent volontaires pour monter au front dès la mobilisation. Ils sont affectés à Lure à l’ambulance 13/7, qui arrive dans les Vosges dès août 1914. Fixée dans le secteur de Saint-Dié à partir de la cristallisation du front, les deux frères vont rester dans cette formation, occupant les fonctions de brancardiers et participant à l’exhumation des soldats morts lors de la bataille des frontières, pour les regrouper dans des cimetières. Mais cette position de relative inaction leur pèse et ils aspirent à exercer leur ministère dans une formation combattante. Ayant appris que les officiers du 23e RI « tiendraient » à avoir un prêtre, ils demandent à être versés dans cette unité, qu’ils intègrent le 1er mai 1915 dans le secteur de La Fontenelle. Ils ne quitteront plus ce régiment. Joseph meurt le 22 décembre suivant sur les pentes du Hartmannswillerkopf et le caporal brancardier Loys fait toute la campagne, occupant tous les secteurs (Vosges, Alsace, Somme, Argonne, Champagne, Verdun, Lorraine, Flandres, Chemin des Dames et Belgique), avant d’être démobilisé en mars 1919. Il meurt le 17 juillet 1970 à Vermaison (Rhône).
Un prêtre-brancardier dans le « régiment des photographes »
Loys pratique la photographie bien avant le déclenchement de la Grande Guerre. C’est donc tout naturellement qu’il se munit de son appareil. Pendant toute la guerre il réalise plus de 1500 clichés qu’il légende précisément et répartit dans deux albums couvrant la période 1914-1922. Il nous renseigne lui-même en frontispice de son monumental travail, qu’il intitule « Ma collection de photos de guerre », sur son parcours militaire et sur l’origine des photos : « Quand au bas de la photo il n’y a pas de nom d’auteur, c’est qu’elle est de mon frère l’abbé Joseph ou de moi. De l’abbé Joseph, 372, de moi 1547. Il y a deux albums, ceci est le premier. Soit un total de 1919 qui est le chiffre de l’année de la démobilisation. » Outre ce volumineux corpus, le docteur Frantz Adam réalise quant à lui environ 600 clichés et Joseph Saint-Pierre (voir ces noms) à peu près autant. C’est le volume photographique global le plus important d’une unité, le 23e RI, que l’on peut surnommer aujourd’hui « le régiment des photographes ». En fait, les deux albums de Loys Roux forment un véritable journal photographique de guerre, un témoignage considérable sur le soldat du front-arrière à la tranchée. Car Loys, dès son arrivée au 23e RI, intègre la première ligne auprès des combattants, suivant même les combats au plus près pour exercer ses « ministères », le sanitaire et le religieux. Accompagné en permanence par son appareil, il couche sur la pellicule tout ce qui, à ses yeux, a une importante testimoniale, et surtout il légende ses images de manière très précise, commentant les sujets, l’intérêt des détails mais aussi les dates, heures et conditions météorologiques, en véritable professionnel, voire même dans certaines circonstances (attaques ou bombardements) en véritable reporter. Il fait des essais de pellicules pour améliorer encore sa technique et pratique la photo au magnésium, plus délicate. Ainsi trouve-t-on quelques rares clichés de nuit, devant Reims bombardée. Parfois, il y ajoute des commentaires ironiques qui confirment une démarche de recomposition chronologique du témoignage pratiquée après-guerre. À plusieurs reprises, il photographie dans des conditions qui mettent sa vie en péril ; le souffle de la guerre se ressent dans ses images, et leur qualité témoigne quelquefois de ces circonstances (clichés floutés par les vibrations du canon de 400 ou la trépidation des convois sur une route, épreuves dégradées par les conditions de vie au front). Comme Marius Vasse (voir ce nom), il dit avoir vendu certains clichés à L’Illustration. On trouve ainsi une messe à La Fontenelle en double page du numéro du 11 décembre 1915, un cliché de l’attaque du 16 avril 1917 paru dans le numéro du 9 mai – et « payé 50 frs » –, un du 13 octobre suivant dans un camp à Suippes – et « payé 150 frs ». Enfin le nombre de clichés montrant des sujets jusqu’alors peu représentés voire inédits est impressionnant. Nous citons parmi les plus représentatifs : un soldat haranguant les hommes du 23e, présenté comme « un sergent prétendu retour d’Allemagne. Il nous engage à tuer les prisonniers. Pas de succès », le 13 juillet 1916 à Quiry-le-Sec (Somme) ; des soldats allemands se rendant en courant ; la capture d’un soldat allemand noir, un « nègre boche », le 16 avril 1917 près du Moulin de Loivre, devant Reims.
Par contre, les mutineries sont les grandes absentes de ses clichés alors que le 23e et toute la 41e division sont très touchés par ce phénomène. Loys n’évoquant pas ce manque, la raison de cette énigme semble éclairée par les paroles de Frantz Adam, dans son ouvrage, Sentinelles… Prenez Garde à Vous… : « Ces photos prises par un infirmier furent saisies et servirent de pièces à conviction devant le Conseil de Guerre. » Cet infirmier-photographe est très vraisemblablement Loys Roux.
Yann Prouillet
*Jean-Louis Roux, Un prêtre-brancardier dans le régiment des photographes, Carnet photographique de guerre de Loys Roux, 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2013, 400 p.

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Aubry, Hélène (1889-1918)

L’Association pour l’autobiographie et le patrimoine autobiographique, dans ses collections (APA 2943), possède quelques lettres et photos provenant d’Hélène Aubry, gouvernante en Russie, à Saint-Pétersbourg de 1910 à 1917, dont la mère se trouve à Montargis, et la fille, née hors mariage, en nourrice dans l’Aisne. Situation fort compliquée puisqu’il s’agit d’assurer la vie de l’enfant, au moment où la guerre éclate (Française et vivant en Russie, Hélène déteste les Allemands). La révolution vient rendre les choses encore plus compliquées. Hélène épouse un marin anglais bloqué à Saint-Pétersbourg, qui réussit à l’envoyer chez lui, à Hull où elle meurt en couches, à l’âge de 29 ans.
Rémy Cazals
* Note de René Rioul dans Garde mémoire, revue de l’APA, 2011, n° 10, p. 20.

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Mascaras, Paul (1894-1955)

Fils unique de bijoutiers d’Albi (Tarn), il naît à Toulouse le 5 septembre 1894. Études au lycée Lapérouse d’Albi, puis aux Beaux-Arts à Toulouse. Passionné de photographie. Catholique pratiquant. Devance l’appel pour pouvoir choisir son régiment et rester près de chez lui. La guerre le trouve donc au 15e RI d’Albi, où il a obtenu le grade de caporal. Commotionné par un bombardement en novembre 1914, il est évacué vers Lourdes, puis il effectue un stage à Nice avant de remonter comme sergent mitrailleur au 1er RI, puis sous-lieutenant. Il participe aux deux batailles de Champagne en 1915. L’année suivante, il est à Verdun en mars (côte du Poivre) et dans la Somme en août et septembre (Maurepas, Combles). Son régiment subit de lourdes pertes au cours de l’offensive Nivelle à Craonne et au plateau de Californie. D’août à octobre 1917, il appuie l’armée anglaise à Passchendaele. Il demande à être muté dans l’arme aérienne et l’annonce à ses parents dès janvier 1918 : « Je n’agis pas à la légère. Souhaitez que je rentre dans l’aviation. » Mais il doit encore, fin mars-début avril 1918, combattre pour la défense de Noyon au cours de l’offensive Ludendorff. À partir du 5 avril, tout change ; il passe de l’école d’aviation militaire de Dijon à l’école de pilotage de Levroux-Vineuil (Indre), où il bousille « un zinc qui ne volera plus, je vous l’assure », à celle de Pau et enfin à l’école de tir aérien de Biscarrosse. Le 11 novembre arrive alors qu’il n’est pas encore reparti vers le front ; son petit-fils pense que le choix de l’aviation, malgré les risques, lui a sauvé la vie. Après la guerre, il reprend le petit commerce familial, mais continue à s’intéresser à l’aviation civile comme instructeur et examinateur, ainsi qu’au rugby au Sporting Club albigeois.
Son petit-fils, Pierre, a retrouvé dans le grenier de la maison familiale une malle contenant le témoignage du combattant de 14-18 : deux carnets de route ; 1200 lettres adressées à ses parents ; 200 photos. Il a utilisé ce corpus en donnant des articles à la Revue du Tarn et en organisant, avec le service départemental de l’ONAC une exposition pour le Centenaire. Certaines de ces lettres furent ouvertes par le contrôle postal militaire, notamment en mai 1917, époque des mutineries, mais il n’y avait rien à censurer. Par contre, dans une autre lettre, du 19 juin 1915, deux pages sont caviardées, mais de façon tellement maladroite qu’on peut lire tout le texte sans trop de difficulté, un récit de fraternisation en première ligne, du côté de Sapigneul : « Nos tranchées sont parfois à 6 ou 8 mètres de distance. Je viens à l’instant de causer un petit brin avec les Boches qui nous disent qu’ils en ont assez. Ils viennent de m’envoyer un boîte de cigares et mes poilus, en échange ont envoyé deux journaux, Le Matin et Le Petit Journal ainsi que quelques billes de chocolat. Nous nous voyons car personne ne se cache et ne se tire un coup de fusil. » Les photos prises par le mitrailleur représentent son équipe et son matériel, sa cagna, un groupe de prisonniers allemands blessés à Maurepas, fin août 1916, des prisonniers transportant des blessés sur un brancard, puis quelques clichés du jeune pilote.
Rémy Cazals
* Articles de Pierre Mascaras dans la Revue du Tarn n° 188, hiver 2002, p. 637-656 et n° 196, hiver 2004, p. 695-710. Catalogue d’exposition, Fragments de Vie, Paul Mascaras, un Albigeois dans la Grande Guerre, Albi, ONAC, s. d., 54 p.

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Tissot, Henri (1888-1950)

Agé de 27 ans au moment de la déclaration de guerre, Henri Tissot, juriste de formation, est d’abord mobilisé au 18e dragons de Dole avec le grade de brigadier puis passe au 11e dragons en janvier 1915. Après deux ans de pérégrination sur le front (Artois, Marne, Meuse et Meurthe-et-Moselle) et plusieurs engagements sérieux, Henri Tissot devient sous-lieutenant d’infanterie affecté au 14e RI de Toulouse à partir d’août 1916. Il participe encore aux combats d’avril-mai 1917 à l’est du Chemin des Dames autour du massif de Moronvilliers, ainsi qu’à la deuxième bataille de la Somme en 1918. Son récit montre combien cette période renoue avec la guerre de mouvement (p. 217 et 220 : « tout est provisoire »), la violence des combats et l’importance du volume des pertes. Il faut attendre le mois de juin pour voir chez notre témoin « le moral » se raffermir. Il est gazé en août de cette même année et évacué. Il revient à son poste dans les Vosges quelques jours avant l’armistice, attendu avec impatience. Le 11 novembre, devant l’affiche annonçant la fin des combats : « Pas de cris, par de manifestation, une joie calme et contenue. » Puis à 11h, et aux bruits des cloches : « (…) de toutes les poitrines s’élève un hurrah triomphal, où passent en tempête, la joie, la souffrance, les rancœurs. » (p. 267-268). Henri Tissot entre en Alsace quelques jours plus tard avec son régiment.

De cette longue expérience de guerre, Henri Tissot a laissé un récit de plus de 500 pages et conservé environ 150 photographies bien légendées. L’ensemble a été retrouvé par la famille bien après la mort de l’auteur, sans que l’on sache à quelle date exacte Henri Tissot a mis au propre les notes qu’il a prises au front (comme en témoigne plusieurs passages de son carnet cf. p. 100). Une partie seulement de l’ensemble de ce témoignage a été publié sous le titre La guerre est déclarée. Journal du sous-lieutenant Henri Tissot pendant la Grande Guerre par Sophie Arnaud en 2014 (304 p.). Un ensemble d’annexes (biographie, synthèse du parcours du combattant, index des personnages cités) permet de prendre connaissance de l’identité de l’auteur et facilite la lecture du texte.

Henri Tissot s’inscrit dans cette classe moyenne des tranchées, soucieuse de conserver la mémoire de son expérience, marquée par la guerre et sa mise à l’épreuve dans le cadre de l’impôt du sang. Il justifie d’emblée son souci de mettre au propre ses souvenirs : «  En les mettant au net, je n’ai eu d’autre but que de revivre les heures les plus passionnantes et les plus remplies de mon existence. Peut-être les liens et quelques amis trouveront-ils plus tard quelque intérêt à parcourir ces pages. »  (p. 9) L’expérience de la guerre n’a pas été pour lui que violence et deuil, mais a été aussi marquée par des « heures douces » et surtout la camaraderie, qui l’a fortifié à plusieurs reprises dans son patriotisme. Ainsi, la guerre est perçue aussi comme une expérience sociale débouchant sur le rêve d’une société nouvelle : « Ce contact forcé de la guerre dans la vie des tranchées aura permis aux uns et aux autres de se deviner, de se savoir mutuellement. Je le souhaite. (…) Espérons qu’à la paix, la camaraderie de la tranchée ou du trou d’obus ne disparaîtra pas avec le geste de dépouiller l’uniforme. » (9 mai 1917).

Henri Tissot mêle à ses réflexions sociales, marquées parfois du sceau d’un certain paternalisme de « classe », un rapport personnel fort à la religion. Fervent croyant, il participe dès qu’il le peut aux offices religieux et remet à plusieurs reprises son destin entre les mains de Dieu (p. 212). Sa foi l’oblige d’ailleurs parfois à soutenir de violentes polémiques sur les sujets religieux avec certains de ses camarades (p. 72).

Juriste de formation, le sous-lieutenant Tissot est confronté directement comme acteur de la justice militaire. Le 18 octobre 1916, il assiste le président du conseil de guerre de sa division. A cette occasion, il fournit une description minutieuse des lieux et des acteurs, dont celle de l’accusé, un territorial qui, ivre, a injurié et frappé son chef de bataillon. Le jugement peut aboutir à la peine de mort : « Enfin ! Un soupir de soulagement, ce n’est pas une condamnation à mort. » (p. 87)

Pour Tissot, le passage de l’état de soldat à celui d’officier nécessite une adaptation progressive. Le rapport aux autres soldats change, leurs regards aussi. Mais il prend à cœur cette nouvelle charge : « La troupe marche comme on l’entraîne. Etre un chef, c’est savoir être devant partout et en tout. » (p. 92). Les combattants deviennent alors « la troupe », « les hommes », « les piou-pious », tout à la fois désincarnés et magnifiés par Tissot dans leur abnégation quotidienne. Il adapte également son rapport à la guerre, se perfectionne dans le métier (usage de plusieurs expressions en rapport avec le monde du travail) par l’expérience, se professionnalise et s’aguerrit. Comme le montrent les photographies publiées, le cercle centrale de la camaraderie devient celui des officiers subalternes qu’il côtoit dans le cadre du service, au repos, à la popote.

Henri Tissot n’a pas de mots assez durs pour qualifier les alliés britanniques, qu’ils se trouvent sur le front (de piètres combattants) ou qu’ils paradent à l’arrière : « Ils tiennent le trottoir avec des allures de conquérants », écrit-il avec colère lors d’une permission à Rouen en mai 1918. Les seuls vainqueurs des Boches, envers lesquels les sentiments de Tissot varient beaucoup en fonction des circonstances, sont le soldat français et le commandement (notamment Foch).

Ces quelques éléments développés dans les parties publiées du témoignage n’épuisent pas les nombreuses autres indications utiles à la compréhension de l’expérience combattante et de son épaisseur : les loisirs (chasse, pêche), les rumeurs, les rivalités entre officiers, les liens de camaraderie, la complexité des rapports hiérarchiques (comment blâmer des soldats en « maraude » qui rapportent du vin à l’ensemble de la troupe ? (p. 245-246), mais aussi la description d’un épisodes de trêve tacite (octobre 1917 – p. 189).

La qualité de l’écriture et la probité du témoin auraient sans doute fait entrer le récit d’Henri Tissot parmi les bons témoignages retenus par Jean Norton Cru.

Alexandre Lafon, mai 2015.

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