Latzko, Andreas (1876-1943)

Cet écrivain hongrois de langue allemande, citoyen de l’empire des Habsbourg en 1914 a laissé un témoignage sous forme de pamphlet pacifiste : Menschen im Krieg publié en 1917 à Zurich pour échapper à la censure. Hommes en Guerre est traduit en français dès 1918, repris par les éditions Agone en 1999. Traduit aussi en anglais, néerlandais, hongrois, espagnol, suédois, russe, grec, bulgare, etc.

Pour une mise au point sur cet auteur, un colloque s’est tenu à l’université de Toulouse-Jean-Jaurès en 2017 dont les communications ont été réunies par Jacques Lajarrige en 2021 aux éditions Frank & Timme de Berlin sous le titre Andreas Latzko (1876-1943) – Ein vergessener Klassiker der Kriegsliteratur ? (un classique de la littérature de guerre oublié ?). Ce livre contient une introduction par Jacques Lajarrige et Kerstin Terler, dix articles en allemand sur l’auteur, la réception de ses œuvres, ses relations avec d’autres écrivains (Miroslav Krležas, Stefan Zweig, Alexander Moritz Frey), des annexes faisant la liste des œuvres de Latzko et de la bibliographie le concernant.

Cinq articles de ce livre sont en français :

– « La Suisse dans l’itinéraire d’Andreas Latzko (1916-1919) » par Landry Charrier.

– « La réception de l’œuvre de Latzko en Belgique » par Philippe Beck.

– « Andreas Latzko et les gauches littéraires françaises » par Alfred Prédhumeau.

– « Marcia Reale : la guerre après la guerre », par Jacques Lajarrige.

– « Hommes en guerre au miroir des témoignages français de 14-18 » par Rémy Cazals.

Ce dernier texte est évidemment en rapport étroit avec l’intérêt porté par le CRID 14-18 aux témoins. L’article reprend quatre thèmes, quatre expressions de Latzko lui-même :

– « L’enfer », mot qui fait l’unanimité parmi les fantassins français.

– « Le vainqueur de *** », équivalent du vainqueur de la Marne et du vainqueur de Verdun. Latzko fait une critique féroce des grands chefs et des officiers.

– « Les mots dévorateurs de vie », que les Français connaissaient bien et qu’ils ont stigmatisés sous le terme de « bourrage de crâne ».

– Les soldats se sentent « livrés, expédiés » au front par les autorités, par l’arrière, et sans que les femmes ne s’y soient opposées. Thème également fréquent chez les Français.

Rémy Cazals, août 2021

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Jacques, Pierre (1879-1948)

1. Le témoin
Pierre Jacques est né le 9 avril 1879 à Halstroff, village de Moselle situé dans le Pays des Trois frontières (France-Allemagne-Luxembourg). Il est issu d’une famille modeste ; sa mère a travaillé comme femme de chambre au Grand Hôtel de Metz et son père est cocher. Après leur mariage en 1872, ils retournent s’installer à Halstroff et ouvrent une auberge-épicerie. Ils ont plusieurs enfants dont Pierre qui fait des études et cultive de hautes valeurs morales. Formé à la Lehrerausbildunganstalt, centre de formation des maîtres de Phalsbourg, il est nommé instituteur à Coin-sur-Seille puis Moyeuvre-Petite, deux villages mosellans francophones. En 1913, il passe professeur à la Handelsschule, l’Ecole de Commerce, de Metz. En février 1915, il est envoyé à Neuss en Rhénanie pour sa formation militaire mais il est jugé inapte en août et rejoint alors son poste d’enseignant. De fait, il ne fera pas l’expérience des combats et de la tranchée. Il décide toutefois d’écrire un « récit symbolique et didactique », une « fiction allégorique » dans laquelle il mêle ses sentiments et son « expérience ». Il l’attribue à Paul Lorrain, avatar combattant d’un professeur pédagogue qui ne combat pas mais souhaite dénoncer la guerre, seul « ennemi haïssable » à ses yeux, et soucieux de faire comprendre l’arbitraire des frontières et la tragédie des guerres. Il fréquente les milieux catholiques messins et est ami de Robert Schuman. S’il est un « produit du système d’éducation [allemand] de l’époque », il est sensible aux valeurs humaines et chrétiennes et ne se départira jamais de son esprit pédagogue. Pierre ne se mariera jamais et Chantal Kontzler et Véronique Stoffel, parentes de l’auteur, présentatrices de cette édition, indiquent que « sa jeune sœur, Lisa, l’accompagnera dans chacun de ses postes ». Resté à Metz pendant l’autre guerre, il revient un temps dans son village au printemps 1945 et meurt dans la métropole lorraine le 2 octobre 1948. Il est enterré dans son village natal.

2. Analyse
Jacques, Pierre, Prussien malgré lui. Récit de guerre d’un lorrain. 1914-1918, coédition Metz, Les Paraiges – Nancy, Le Polémarque, 2013, 127 pages.
Jean-Noël Grandhomme, préfacier de ce singulier ouvrage nous éclaire très opportunément sur celui-ci. En effet, d’abord, il indique que l’auteur « a maintenu intégralement le texte déjà paru du 21 janvier au 8 février 1922 sous le titre Paul Lorrain. Novelle aus dem Kriegsleben eines Lothringers d’un certain Pierre du Conroy (…) dans la Lothringer Volkszeitung, journal des catholiques germanophones de Metz et de l’Est mosellan, dont le groupe « la Libre Lorraine » publie Muss-Preusse en 1931. » Dès lors, il s’agit bien ici d’une fiction à très fort message politique, revendicateur de la notion de Muss-Preusse, « Malgré-nous », dans la lignée de l’association éponyme créée à Metz le 20 mai 1920 par le Sarthois André Bellard. Prussien malgré lui se veut un plaidoyer pacifiste du paradigme. Pour ce faire, l’auteur donne à son épopée l’apparence d’un récit de guerre, mixant réflexion identitaire et histoire d’amour corrompue par le tiraillement des nations, ce sur fond du drame des populations du Reichsland : « tantôt assujetties et délivrées par l’un puis par l’autre, les provinces sœurs Alsatia et Lotharingia subissent le sort des enfants du divorce qui ne peuvent trouver la tranquillité et la paix que si les parents se réconcilient » (p. 23) ! De fait, à l’étude, l’ouvrage vaut certes pour ses informations opportunes sur l’ambiance mosellane et une analyse plus ou moins directe de la question des Alsaciens-lorrains, de leur âme et des grandes questions qui en font la spécificité plutôt que sur la réalité d’une éventuelle part testimoniale à tenter de retrouver dans le récit. On peut toutefois retenir des éléments sur le Gott Strafe England d’Ernest Lissauer (1882-1937) (p. 74), la germanisation des territoires conquis, cf. la défrancisation des noms et des enseignes (p. 79), des exemples nombreux de bourrage de crâne ou le mot Alboche (p. 105).

Yann Prouillet, février 2021

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Fürnkranz, Helene (1868-1936)

Née à Vienne en 1868 et morte en 1936 à Mutters, non loin d’Innsbruck, Helene Fürnkranz est une Austro-Irlandaise aisée et instruite, à qui la France tient lieu de patrie d’élection. Son père est issu d’une famille de notables viennois et vit en rentier, sa mère est la fille d’un pasteur irlandais, le couple s’est marié à Paris en 1867. Élevée entre l’Autriche, l’Irlande et la France, trilingue, Helene Fürnkranz se sent très tôt citoyenne d’Europe. Ses écrits témoignent tout à la fois de son cosmopolitisme et de la formation artistique dont elle a bénéficié, à l’instar de sa sœur chanteuse d’opéra.
Selon les souvenirs rapportés par sa petite-fille, Linde Rachel, Helene Fürnkranz s’unit à son cousin germain Wilhelm dans le sud du Tyrol au tournant du siècle. Elle part ensuite s’installer à Bois-Colombes en 1907, avec son époux, son fils Wilson né hors-mariage à Trieste en 1897, et Irène, leur fille, née à Merano dans le Haut-Trentin en 1904, Wilhelm Fürnkranz ayant quitté l’armée austro-hongroise pour embrasser une carrière d’ingénieur chez Westinghouse (société internationale dont le siège se situe en banlieue parisienne). Une deuxième fille, Ève, naît à Bois-Colombes en 1907, une troisième, Mireille, à Aarau en Suisse en 1908. Chargé de la planification pour les usines du groupe, leur père sillonne l’Europe, ses absences sont fréquentes. Helene Fürnkranz assume la direction du ménage avec l’aide de son propre père veuf qui l’a suivie en France, celle d’une bonne originaire du Tyrol et celle d’une nourrice bretonne.
Les renseignements les plus précis – factuels –, dont on dispose au sujet de l’auteure, sa vie et son environnement, sont relatifs à la période où elle est emprisonnée à Garaison, pour laquelle il est possible de croiser les documents conservés aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_88) et les notes de son journal, In französischer Kriegsgefangenschaft. Momentaufnahmen aus dem Leben einer Austro-Boche-Familie in Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrenäen) [Prisonnière de guerre en France. Instantanés de la vie d’une famille austro-boche à Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrénées)]. Ce journal donne l’image d’une famille bien intégrée en France, au moment où éclate la guerre, ce qui ne la soustrait pas au destin partagé par nombre de ressortissants des puissances ennemies : arrêtée, la famille est conduite au camp de Garaison en septembre 1914. Âgé de 72 ans, le père d’Helene Fürnkranz est rapatrié rapidement, le 3 novembre 1914. Helene Fürnkranz, qui aurait pu être rapatriée elle aussi avec ses filles, choisit de rester auprès de son mari et de son fils. Elle et ses filles seront rapatriées dix mois après leur arrestation, le 9 juin 1915. Son époux et son fils, mobilisables, doivent demeurer à Garaison, le père jusqu’au 9 juin 1917 – pour le fils, la date exacte n’est pas connue.
À Aarau, après sa libération, on suit encore quelque temps la trace d’Helene Fürnkranz par le biais des requêtes qu’elle adresse à la Croix Rouge, aux autorités suisses, françaises et autrichiennes. On a connaissance de démarches qu’elle entreprend à Berne et à Zurich pour diverses formalités, d’une convocation au consulat d’Allemagne de Bâle sur ordre de Berlin, mais le restant de sa biographie demeure lacunaire. Elle pourvoit à la subsistance de sa famille en donnant des cours de peinture et en jouant du piano, notamment lors de projections de films muets. On n’en sait pas plus sur ses activités artistiques, et le recueil de contes irlandais qu’évoque sa petite-fille s’est perdu.
Internée au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées, du 7 septembre 1914 au 9 juin 1915, Helene Fürnkranz est une figure exemplaire de ces « écritures du quotidien » qui sont, à partir du XIXe siècle, « bien souvent affaire de femmes » (I. Lacoue-Labarthe, S. Mouysset, Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 35, Toulouse, PUM, 2012). Or, la voix d’Helene Fürnkranz est d’autant plus remarquable qu’outre son journal relevant des écrits du for privé, elle lègue le texte d’une opérette publiée à Aarau en 1917 à compte d’auteur : Im Konzentrationslager – Operette in 3 Akten [Au camp de concentration – Opérette en 3 actes]. Le titre renvoie à la dénomination officielle des camps d’internement administratif durant la Première Guerre mondiale. Même si le terme de « concentration » doit y être entendu au sens originel de regroupement, sans rapport avec les projets d’extermination nazie, la réalité que décrit l’opérette est grave et dément l’idée qu’il s’agirait d’un genre exclusivement léger. Sous couvert de fiction et de divertissement, Helene Fürnkranz s’y autorise une critique plus acerbe que dans son journal. La raison en est sans doute qu’elle fait paraître son texte depuis la Suisse à une date où son mari, et probablement son fils aussi, viennent de la rejoindre : l’auteure n’a plus à craindre de représailles contre eux ; en rend compte sa liberté de pensée, de ton et d’action qui ne faisait qu’affleurer dans les images, prises sur le vif, de 1915.
Il nous manque malheureusement la partition pour appréhender plus finement la filiation dans laquelle Helene Fürnkranz a placé son œuvre, mais la lecture du livret fournit des éléments significatifs. Le principal tient à la légèreté assumée du genre dont la fonction première demeure le divertissement. Si le cadre de l’action est grave (début de la guerre et internement des civils austro-allemands, évocation réaliste des conditions de cet internement, rappelant celle qu’on trouve dans le journal de l’auteure), la pièce est éminemment comique et l’argument fait la part belle aux intrigues amoureuses, juxtaposant à l’histoire des deux protagonistes Heidi et Victor, celle de l’idylle entre le jeune Rolf et la pimpante Parisienne Lolotte, ainsi que les assauts séducteurs du commandant en charge du camp, tour à tour à l’encontre de Lolotte et de Heidi.
Le jeu avec les éléments du Zauberstück, pièce constellée de merveilleux dont le chef d’œuvre de Mozart et Schikaneder, La Flûte enchantée, demeure la quintessence, laisse affleurer la dimension satirique, voire politique du texte d’Helene Fürnkranz. Bien plus que le journal de captivité, l’opérette permet de décocher quelques flèches qui sont autant d’expressions d’un patriotisme revendiqué comme boche. La beauté des Boches est ainsi louée (II, 7), de même que la vertu du combat patriotique (III, 1) ; l’ennemi français est caricaturé en la personne du commandant séducteur qui abuse de son pouvoir et qui est lâche : de manière symbolique, il fait régulièrement son entrée sur scène « par l’arrière » (II, 7 et II, 9), etc.
Tout en misant sur le divertissement et une grande légèreté, l’opérette d’Hélène Fürnkranz n’occulte nullement les problématiques sérieuses, que l’expérience d’une guerre longue de trois ans au moment où le texte est publié, ne permet plus de taire. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteure, en dépit de son parti pris féministe, laisse le dernier mot de la pièce au jeune Rolf qui exprime son désespoir : « Si jeune ― amoureux ― et interné ! ».

Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc
(Tiré de « La Vie parisienne à Garaison », avant-propos, dans Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, texte traduit et présenté par H. Inderwildi & H. Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019)

Finale
Heidi : Liberté, liberté dorée !
Liberté, sois saluée !
Seul qui te perdit
Sait quel est ton prix.
Liberté, liberté dorée !
De tous mes vœux, je t’ai appelée
Quiconque a perdu son cœur pourtant,
Plus jamais ne sera libre vraiment.
Le commandant : Liberté, liberté dorée !
Puissé-je de nouveau être libre !
Libre d’agir, libre d’aimer !
Libre comme l’oiseau de mai !
Lolotte : Liberté, liberté dorée !
Si la mienne pouvait se terminer.
D’être enchaînée je me languis
Je ne rêve que d’un mari.
Rolf : Liberté, liberté dorée !
Moi, tu m’as oublié.
Pourtant, moi seul connais ta portée,
Si jeune ― amoureux ― et interné !

Le rideau tombe.
FIN

(Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019, p. 63-64)

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Pretzfelder, Max (1888-1950)

Max Pretzfelder est un artiste peintre et dessinateur juif, né à Nuremberg (Bavière) et mort à Los Angeles (Californie). Il est surtout connu pour avoir été le décorateur-costumier du cinéaste autrichien Georg Wilhelm Pabst. Séjournant à Paris au moment de la déclaration de guerre, en août 1914, l’artiste est interné au camp de prisonniers civils de Lanvéoc (Finistère) jusqu’en décembre 1917, puis il obtient son transfert au camp d’Île Longue, où s’est organisée une vie culturelle dense autour de Pabst et Leo Primavesi. Pretzfelder participe à leurs mises en scènes de théâtre et aux actions éducatives de la bibliothèque du camp, tout en réalisant de nombreux croquis d’internés ou de paysages et en illustrant les textes qu’il écrit. Il contribue également au journal édité dans l’enceinte du camp Die Insel-Woche [La semaine de l’île] et forme le projet d’alimenter une chronique en sollicitant des écrivains tels que Rainer Maria Rilke ou Karl Wolfskehl, afin de ne pas perdre le lien avec l’Allemagne intellectuelle. Mais les conditions d’internement se détériorent : les courriers sont suspendus, la presse est interdite, une épidémie de grippe espagnole se déclare. Pabst quitte le camp avec les non Allemands, en mai 1919. La signature du traité de Versailles n’apporte aucun changement pour Pretzfelder : il s’évade donc dans la nuit du 30 au 31 août 1919, avec l’intention de gagner Madrid où vit sa sœur aînée, Lilli. Une brève nouvelle intitulée Flucht [Évasion] relate cette tentative. Après sa libération du camp de Garaison (Hautes-Pyrénées), l’artiste rejoint sa sœur Anna à Berlin. Il se rend souvent aux Baléares, où il apprécie de peindre et où l’on apprécie sa peinture, que la critique compare à celle de Joaquin Sorolla. Devant la montée du nazisme, l’artiste prend le chemin de l’exil dès 1932, en France d’abord, puis aux États-Unis à partir de 1935. Naturalisé américain au début des années 1940, il y vit, relativement oublié, jusqu’à sa mort à Santa-Monica.
La copie que nous avons pu consulter n’indique pas de date précise pour le récit auto-illustré Flucht. Mais Max Pretzfelder lui ajoute une coda dans le texte qu’il adresse à son ami Karl Wolfskehl en 1929, dont nous citons une phrase ci-dessous. Le protagoniste de l’histoire se nomme Georg – probablement en souvenir de Pabst. Comme son héros, l’artiste est arrêté à Hendaye (le 2 septembre 1919) et transféré au camp de Garaison. Le récit s’arrête au moment où Georg parvient dans ce nouveau camp. Il se termine sur un hasard cocasse qui le relie à la prison de Hendaye, où l’artiste s’est acquis la faveur des gardiens en faisant leur portrait : « M. Raoul Dupuis, le premier des gardiens qu’il avait dessinés, l’accompagna lors du voyage à son nouveau camp ; là-bas, on le présenta à M. Dupuis, le directeur, comme faisant partie des moins crapules. » Max Pretzfelder est interné à Garaison du 6 septembre au 17 octobre 1919.
C’est Ursula Burkert, fille de l’interné civil Carl Röthemeyer et auteure de l’ouvrage Fernab des Krieges : Das Leben des Carl Röthemeyer im Internierungslager Île Longue [Loin de la guerre : la vie de Carl Röthemeyer au camp d’internement d’Île Longue] qui a transmis les différentes versions de la nouvelle Flucht (Cinémathèque de Berlin, fonds G. W. Pabst, et Literaturarchiv Marbach, fonds K. Wolfskehl) à Christophe Kunze pour l’association Île Longue 14-18 : http://www.ilelongue14-18.eu/ (consulté le 9 janvier 2018).
Nota : En 1914, Carl Röthemeyer est étudiant aux États-Unis. Il est arrêté au large de Brest sur le Nieuw Amsterdam à bord duquel il tente de rejoindre son pays pour s’engager dans l’armée allemande. Il est emprisonné à Île Longue où il côtoie notamment Leo Primavesi et Max Pretzfelder.

Aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées, la référence du dossier de Max Pretzfelder est 9_R_152.

Une notice biographique est en cours de rédaction pour le dictionnaire-anthologie Le Sud-Ouest de la France et les Pyrénées dans la mémoire des pays de langue allemande au XXe siècle (Le Pérégrinateur, 2018).

Hilda Inderwildi, janvier 2018

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Aldington, Richard (1892-1962)

Richard Aldington débute sa carrière littéraire en 1911 au sein du mouvement poétique des Imagistes, qui connaît son heure de gloire entre 1910 et 1917. Après avoir fait la connaissance d’Ezra Pound, le principal initiateur de ce mouvement d’avant-garde, il épouse en 1913 l’auteure américaine Hilda Doolittle, plus connue sous les initiales H.D., laquelle fait également partie des Imagistes. Tournant le dos au romantisme, ces poètes prônent un traitement précis de l’image, loin de toute abstraction, avec recours au vers libre. Ils sont également influencés par la littérature extrême-orientale, notamment les haïkus japonais. Le premier recueil d’Aldington, Images 1910-1915, paraît en 1915.
Après avoir été rejeté par l’armée en 1914 pour avoir été récemment opéré d’une hernie, Richard Aldington essaie à nouveau en 1915 de se faire incorporer dans un centre de formation pour officiers mais sans plus de réussite. Il se consacre dès lors à sa carrière naissante, écrit pour la revue The Egoist, travaille en collaboration avec Ford Madox Ford pour des ouvrages de propagande et côtoie la bohème imagiste, soucieux de se faire un nom sur la scène littéraire. La guerre ne fait plus partie de ses préoccupations. Mais la Grande-Bretagne instaure la conscription au début de l’année 1916. Il doit rejoindre les rangs de l’armée en juin. Le passage entre la vie d’artiste et la discipline de la caserne ne va pas sans quelques difficultés d’adaptation, mais quand il arrive en France à la fin de l’année il parvient à se fondre dans la masse et à exercer sans état d’âme le métier de soldat. Son sens aigu de la satire l’aide à affronter la réalité des combats. Ainsi, il écrit en français à son ami Flint : « Ne crois pas que je veux de tes nouvelles ; c’est que je manque diablement de torche-culs. C’est un manque dont M. le Commissaire-Général se s’est point aperçu, sans doute. » Il pose sur le spectacle de la guerre un regard distant. « C’est d’une emphase qui vaut la peine d’être vue, ne serait-ce que pour s’imaginer ce que fut Pompéi au moment où les éruptions l’engloutissaient. » Il souffre cependant du mal du pays. Au printemps 1917, il accomplit sa mission de signaleur en marge de la bataille d’Arras puis revient pour plusieurs mois en Grande-Bretagne afin de suivre une formation d’officier. Il ne contient pas toujours sa colère contre les planqués et les profiteurs : « Je souhaiterais que les capitalistes se révoltent. Nous aurions alors l’occasion de les écraser définitivement. Ce jour-là, je ne serais pas armé d’un fusil mais d’une mitrailleuse. » Il craint également qu’à son retour au front ses nerfs lâchent : « Je crois que je vais me jeter au sol et pleurer comme un gosse si je dois vivre un autre barrage d’artillerie ».
De retour en France en avril 1918, dans le secteur de Loos, il déplore la piètre qualité des nouvelles recrues et continue d’écrire des poèmes de guerre, même s’il juge que sa sensibilité littéraire s’est émoussée. Son recueil, War and Love, vient de paraître et n’a pas l’impact qu’il espérait. La poésie de guerre est encore majoritairement patriotique et le public rejette pour l’instant les plumes acerbes. Recourant au style imagiste qui privilégie le détail évocateur, le poète Aldington sait pourtant mieux que nombre de versificateurs peu inspirés évoquer les instants de guerre avec une sobriété bienvenue. Dans une lettre à Hilda, il confie avoir essayé de se suicider en se plaçant délibérément dans la ligne de tir de l’ennemi. Il participe à l’offensive alliée de l’automne 1918 dans les secteurs de Doullens, Lens et Cambrai. Son unité se trouve à Wargnies-le-Grand quand sonne l’Armistice. Il n’est démobilisé que quelques mois plus tard. Comme beaucoup de ses camarades, il est épuisé par le combat et en porte les séquelles : symptômes post-traumatiques avec crises d’angoisse, insomnies et troubles psychiques.
L’expérience de combattant de Richard Aldington a été compliquée par une anxiété permanente liée à sa vie sentimentale, qui l’a miné tout au long de sa présence en France et pendant sa période de formation en Angleterre. Après la naissance d’un enfant mort-né en 1915, Hilda a vécu avec Cecil Gray, un ami de D.H. Lawrence, pendant qu’Aldington se battait en France. Elle a accouché d’une fille issue de cette liaison et vers la fin de la guerre a entamé une relation homosexuelle avec Annie Winifred Ellerman, qui publiait sous le nom de Bryther. Malgré cet imbroglio sentimental digne d’un roman à sensations, Richard Aldington ne souhaite pas rompre avec son épouse. En 1919, le couple essaie de surmonter ses difficultés mais la séparation s’avère très vite inévitable. Ils ne divorcent cependant qu’en 1938 et resteront amis tout au long de leurs vies.
Pendant près de dix ans, Aldington essaie de retrouver la position qu’il occupait sur la scène littéraire britannique au début de la guerre. C’est l’époque où T.S. Eliot monte en puissance et où le courant imagiste devient obsolète. Il écrit des critiques et une étude sur Voltaire, son modèle, et publie des traductions, notamment des correspondances de Voltaire et de Madame de Sévigné. En 1928, Aldington quitte l’Angleterre pour s’établir en France. C’est en Provence, sur l’île de Port-Cros, qu’il écrit Death of a Hero à partir d’un premier manuscrit rédigé dix ans auparavant. Roman d’un désenchantement total et d’un humour souvent exubérant, Death of a Hero est une réussite littéraire évidente qui établira durablement la réputation de l’auteur.
En 1930, Aldington publie une traduction du Décaméron et en 1933 un roman intitulé All men are enemies, qui reprend le thème de la désillusion engendrée par la Grande Guerre. En 1942, exilé aux États-Unis avec sa nouvelle épouse, Netta Patmore, il entame un cycle de biographies sur Wellington, D.H. Lawrence, Robert Louis Stevenson et T.E. Lawrence. Celle consacrée à T.E. Lawrence causera un scandale retentissant. Le milieu littéraire ne pardonnera jamais à Richard Aldington de s’être attaqué à la figure légendaire de Lawrence d’Arabie et de l’avoir en partie montré sous les traits d’un imposteur. Si par la suite les historiens donneront raison à Aldington, l’effet du livre n’en est pas moins désastreux pour son auteur dans les années 50.
Il meurt en France, à Sury-en-Vaux, en 1962. Le Times écrit alors : » Il fut un jeune homme en colère avant que ce concept ne devienne à la mode… et est resté jusqu’à la fin un vieil homme en colère. »

Francis Grembert, novembre 2016

2) L’oeuvre
Mort d’un héros, publié en 1928, est considéré dès sa sortie comme une oeuvre importante. Le roman est traduit en français en 1987 (Actes-Sud). En 1930, Aldington publie Roads to Glory, une série de nouvelles traitant également de la guerre. Ses poèmes de guerre sont publiés sous les titres Images of War (1919) et Love and War (1919). An Imagist at War: The Complete War Poems of Richard Aldington (2002) regroupe l’ensemble de sa production poétique de guerre.

3) Analyse.

Les deux premières parties de Mort d’un Héros retracent la jeunesse et le mariage moderne de George Winterbourne, ce qui nous vaut un portrait dévastateur de l’Angleterre du début du siècle. Les petits bourgeois et le monde de la bohème artistique font l’objet d’une satire féroce. La troisième partie est centrée sur la guerre.
Ce roman est le portrait d’une génération perdue. L’amertume peut parfois laisser supposer que l’auteur fait preuve de misanthropie, mais il s’agit avant tout de colère. Celle-ci est exprimée avec un humour ravageur, très britannique, et une verdeur de langue qui vaut à son auteur quelques problèmes avec la censure. La première publication en Angleterre a d’ailleurs été tronquée.
Mort d’un héros a occulté les autres oeuvres d’Aldington consacrées à la guerre. Ses poèmes de tranchées et Roads to Glory présentent pourtant un intérêt similaire et attestent de l’impact durable qu’a eu la guerre sur leur auteur. Le texte suivant, publié une première fois dans la revue The Egoist puis dans Roads to Glory, donne une idée de son style.

Je suis hanté par les aubes. Non ces aubes lointaines où je vis pour la première fois les clochers de Florence dans l’air pur de la Toscane ou les collines violettes de Ravello, auréolées de brume sous l’or du ciel ; ni ces aubes où je me réveillais à côté d’un corps aimé, aux courbes délicates, l’esprit encore fiévreux de désir, les lèvres et les yeux lourds de baisers, et contemplais la lumière glisser sur les toits de Londres tandis que les moineaux du petit matin gazouillaient dans les platanes. Ce ne sont pas ces aubes-là qui me hantent, mais d’autres, tragiques et pitoyables.
Je me souviens de réveils pénibles en hiver dans des granges françaises. Il manquait toujours quelques tuiles au toit, ce qui nous permettait de pouvoir observer le scintillement morose des étoiles, et à l’aube le chatoiement stérile de la neige. Notre haleine gelait sur les couvertures et le contact avec l’air nous était une angoisse.
Je suis hanté par les aubes sombres, dont certaines avaient un charme ironique, qui naissaient sur les champs de manœuvres, les aubes brumeuses de printemps, quand les formes indistinctes des fils barbelés ressemblaient à des ennemis qui rampaient, les aubes d’été, où le bleu profond et la fraîcheur incommensurable du ciel étaient comme un blasphème, une insulte à la misère humaine.
Mais parmi toutes ces aubes une me troubla à jamais. Tandis que les formes émergeaient petit à petit de l’obscurité et que la lente progression de la lumière en définissait les contours, de petits groupes d’hommes portant brancards à l’épaule avançaient laborieusement le long de la rue en ruines. Chaque groupe se détachait sur l’orient qui blanchissait : les casques d’acier (comme ceux portés par les soldats du Moyen-âge), les fusils en bandoulière, les corps tendus par l’effort, les cadavres qui vacillaient inutilement sous la couverture sépulcrale. Au fur et à mesure qu’ils arrivaient à leur destination, les brancardiers criaient les noms des choses qu’ils transportaient – des choses qui hier encore avaient été des vies d’homme.

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Herbert, Alan Patrick (1890-1971)

1) Le témoin

Né le 24 septembre 1890, d’un père irlandais catholique et d’une mère anglaise protestante, Alan Herbert grandit à Leatherhead et perd sa mère quand il a huit ans. Admiratif de l’œuvre de Robert Nichols, il s’essaie à l’écriture poétique et publie ses premiers vers en 1910 dans la revue Punch. La même année, il entre à Oxford pour y poursuivre des études de lettres classiques puis de droit.

Le 5 septembre 1914, Alan Herbert s’engage dans la Royal Naval Volunteer Reserve en qualité de marin de seconde classe. Un mois plus tard, il apprend que son frère cadet, Owen, est porté disparu au cours de la retraite de Mons. Il épouse Gwen Quilter en janvier 1915 et suit la formation pour devenir officier. Le 10 mars, il est promu sous-lieutenant et part deux mois plus tard pour les Dardanelles. Après avoir pris part à la 3e bataille de Krithia, particulièrement meurtrière, Herbert est hospitalisé pour entérite puis affecté aux services secrets de la marine à Whitehall. Au cours de l’été 1916, il est jugé apte à réintégrer le front et rejoint son bataillon à Abbeville. Après avoir été affecté au secteur de Souchez, en juillet, le bataillon retrouve la Somme et subit des pertes sévères au cours de la bataille de l’Ancre. Herbert est un des deux seuls officiers à s’en sortir indemne. Le poème qu’il écrit pour rendre compte de ces combats laisse poindre une colère à peine contenue. De retour au front, à Pozières, en février 1917, Herbert obtient le grade d’adjudant. Blessé par un éclat d’obus à Gravelle, en avril, il est rapatrié en Grande-Bretagne. Sa blessure à la fesse gauche est de celles qu’espèrent tous les combattants : suffisamment sérieuse pour justifier un traitement long mais sans séquelle permanente. Au cours de sa convalescence, il commence la rédaction de The Secret Battle et continue à publier régulièrement des poèmes dans Punch. Le recueil édité en 1918, The Bomber Gypsy, est dédié à son épouse et à toutes les épouses qui ont attendu dans l’anxiété le retour de leur mari. Un des thèmes récurrents du recueil est la force du lien qui unit ceux qui ont combattu côte à côte. Herbert évoque à ce sujet la camaraderie qui se rit de la peur.

Tout au long de son parcours de combattant, Herbert a écrit des poèmes, dont certains ont été publiés dans Punch, ce qui lui a valu une certaine renommée auprès des hommes dont il avait la charge. Il acquiert aussi une réputation de farceur et se permet régulièrement des entorses à la discipline. Il faut dire que la Royal Naval Division a un statut particulier qui favorise les comportements non-conformistes. Créée le 3 septembre 1914, cette division est composée d’hommes au fort tempérament, dont Rupert Brooke et John Asquith, le fils du Premier ministre. En juillet 1916, l’unité est incorporée à l’armée de terre. Quand le général Shute essaie d’imposer à la division la discipline qui prévaut dans l’armée de terre, souhaitant notamment interdire le port de la barbe, les officiers de la division, dont Herbert, ne s’en laissent pas conter et s’y opposent. Dans ses poèmes, Herbert s’amuse des épisodes de ce genre, mais il sait aussi être amer et évoquer avec sensibilité des conséquences des combats.

En octobre 1918, il embarque pour l’Égypte. Les deux derniers mois de la guerre seront particulièrement mouvementés pour son unité. Un des navires du convoi est coulé par les sous-marins allemands. Les tempêtes font rage en cette saison au large des côtes méditerranéennes. A cela s’ajoute l’épidémie de grippe espagnole qui sévit au sein de l’équipage. Malgré ces aléas, il débarque sain et sauf à Port Saïd pour apprendre quelques jours plus tard que l’armistice a été signé.

La production littéraire de Herbert a été abondante et diversifiée, avec toujours un talent aiguisé pour la satire. Après la publication de The Secret Battle, en 1919, il publie The House by the river, roman qui met en scène un poète des tranchées ayant commis un meurtre. Il a également exercé le métier d’avocat et a été élu député du Parti Indépendant. Comme la plupart des combattants, il continuera régulièrement à faire des cauchemars de la guerre. Dans The War Dream, il écrit : « Je voudrais tant ne pas rêver de la France / Obligé de passer mes nuits dans un état de terreur mortelle. » Il s’éteint le 11 novembre 1971.

2) Le témoignage

Publié en 1919, The Secret Battle est un des premiers témoignages de combattants publiés sous forme de roman. Le choix de la fiction s’explique en partie par le sujet traité : l’exécution d’un officier pour un simple moment de faiblesse. La condamnation du système disciplinaire de l’armée britannique et l’analyse des effets psychologiques de la guerre sur les combattants sont des sujets rarement évoqués au lendemain de l’armistice. Si le roman ne connaît pas le succès commercial, il est néanmoins encensé par de nombreux critiques et retiendra notamment l’attention de Lloyd George, qui en conseille la lecture à Winston Churchill, lequel écrira une préface pour l’édition de 1928. Le futur Premier ministre britannique évoque un cri arraché aux troupes combattantes… qui doit être lu par la nouvelle génération afin que personne ne se baigne d’illusions sur ce qu’est la guerre.

3) Analyse

Les faits relatés dans The Secret Battle sont directement inspirés de l’expérience d’Alan Herbert sur les fronts occidentaux et orientaux. Des Dardanelles, en 1915, à la bataille de la Somme en 1916, le roman suit l’itinéraire personnel de l’auteur et propose une description réaliste de la guerre du point de vue d’un sous-lieutenant. Le récit de la campagne de Gallipoli est particulièrement documenté. Oscillant entre gravité et humour, le roman possède un style typiquement britannique, qui reflète une vision ironique et désabusée de la guerre.
Jeune officier s’étant engagé dès 1914, le personnage d’Harry Penrose rêve d’héroïsme et se coule sans difficulté dans le moule militaire, mais petit à petit le doute prend le dessus. Ayant remarqué certaines faiblesses chez le jeune officier, son colonel l’assigne à des corvées répétitives et dangereuses pour le mettre à l’épreuve. Blessé à Arras, Penrose est envoyé en Angleterre, où on lui propose un poste dans les services secrets mais il préfère repartir en France. Dès son retour sur le front, à Beaucourt, le colonel lui donne l’ordre de rejoindre la tranchée de tir à la tête d’un détachement. Le bombardement nourri oblige les hommes à prendre régulièrement abri dans les fossés. Penrose décide de se replier le temps que la canonnade cesse. Il est immédiatement arrêté. Une cour martiale le condamne au peloton d’exécution pour lâcheté face à l’ennemi. La sentence sera exécutée une semaine plus tard.
Le personnage de Harry Penrose repose essentiellement sur les états de service de l’auteur mais toute la partie consacrée au procès se nourrit de l’expérience du sous-lieutenant Edwyn Dyett, l’un des trois seuls officiers à avoir été exécutés pendant la guerre, sur un total de 343 exécutions. La mort d’Edwyn Dyett, le 5 janvier 1917 a fortement marqué Herbert, même si les deux hommes appartenaient à des bataillons différents. The Secret Battle est en partie une réaction de colère au traitement injuste subi par Dyett. Des détracteurs du roman ont avancé que Herbert aurait refusé de témoigner au procès puis aurait écrit ce roman pour exorciser sa culpabilité, mais cette théorie n’a jamais pu être validée.

The Secret Battle a ouvert la voie à une nouvelle forme de littérature de guerre, où les protagonistes sont plus des victimes que des héros. Pris dans les rouages de la machine militaire, l’individu ne dispose plus que d’une marge de manoeuvre très réduite. En fait, il doit se contenter d’endurer et de souffrir.

Le style d’Alan Patrick Herbert est pour beaucoup dans l’impact du livre. Sa description ironique, voire acerbe, du procès de Penrose, en rend parfaitement compte :

« Le conseil, composé d’un général de division et de quatre autres officiers, me fit une impression plutôt favorable. Le général, qui remplissait les fonctions de Président, était un homme trapu, d’aspect bienveillant, le visage agrémenté d’une belle moustache et d’un regard d’acier bleu. Les rangées de décorations qu’il arborait étaient si nombreuses qu’en les regardant du coin sombre où j’étais placé elles me firent penser aux compagnies d’un régiment de scarabées paradant en colonnes serrées. Tous ces hommes étaient impeccablement lustrés : ce mot est le bon, car ils faisaient réellement penser à des chevaux bien nourris; leur peau étincelante, le cuir de leurs ceinturons et de leurs bottes, leurs éperons cliquetants, et l’ensemble de leur harnais, tout cela avait belle allure et scintillait à la lueur du feu de cheminée. Ces créatures lustrées qui se dirigeaient lourdement vers leur table en faisant cliqueter leur ferraille me firent penser au jour où je m’étais rendu aux écuries royales de Madrid. Ils s’assirent et piaffèrent de leurs sabots vernis, pestant intérieurement d’avoir fait un si long chemin pour « un de ces satanés conseils de guerre. » Mais tous les visages disaient aussi : « Dieu merci, j’ai au moins eu mon avoine aujourd’hui ».
C’était des hommes justes, selon leurs critères. Ils accompliraient la chose avec conscience et je ne pouvais espérer meilleure cour. Mais en tant que juges ils s’en tenaient à cette fatale hérésie militaire selon laquelle les formes et les procédures de la Loi des Armées constituent le meilleur mécanisme possible pour découvrir la vérité. Ce n’était pas de leur faute; ils avaient toujours pensé ainsi. Et leur vanité poussait l’hérésie jusqu’à se proclamer les meilleurs agents possibles dans le dévoilement de la vérité, car ils étaient des hommes honnêtes, francs et directs, n’ayant besoin d’aucune aide. N’importe lequel d’entre eux vous aurait dit : « Mais, mon bon Monsieur, rien n’est plus impartial pour le prisonnier qu’un conseil de guerre », et si vous consultez les registres ou assistez au procès d’un soldat pour un simple « délit », vous en conviendrez. Mais si le cas est complexe, avec des témoignages douteux, des interférences et des animosités cachées, alors là, les hommes « honnêtes et directs » semblent quelque peu perdus. »

Francis Grembert, janvier 2016

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Hobey, Louis (1892-1960)

Les éditions Plein Chant à Bassac (www.pleinchant.fr) viennent de rééditer le livre de Louis Hobey, La Guerre ? C’est ça ! …, Collection « Voix d’en bas », 2015, 350 p. Le texte proprement dit (302 pages) est suivi d’une « Documentation » très utile pour connaître et comprendre l’auteur. Cette partie se réfère à Témoins de Jean Norton Cru, à 500 Témoins de la Grande Guerre, à Louis Barthas, Jacques Meyer, Pierre Paraf, Joseph Jolinon.

L’auteur
Louis Hobey est né au Havre le 10 mai 1892. Son père était chaudronnier. Des malheurs familiaux conduisent Louis et sa sœur à l’Assistance publique qui les place chez des paysans du Pays de Caux. Bon élève du primaire, il est orienté vers l’école normale et devient instituteur. Il se marie et enseigne pendant deux ans avant de faire le service militaire. Il est classé « service auxiliaire », puis il est « récupéré » pour faire la guerre dans l’infanterie. Fait prisonnier le 16 juillet 1918. Après la guerre, il reprend son métier et devient adepte de la pédagogie Freinet (celui-ci lui-même témoin de la Grande Guerre, voir ce nom dans notre dictionnaire). Louis Hobey milite dans le syndicalisme ; en 1936, il figure parmi les « Amis de l’école émancipée » avec Robert Jospin, Félicien Challaye, Sébastien Faure, etc. Son pacifisme lui vaut des ennuis en 1939 et la révocation par Vichy en 1940. Il meurt le 15 février 1960 à Étoile-sur-Rhône.
Il a écrit des brochures de La Libre Pensée dans les années 1950 ; le récit de sa jeunesse parait un an après sa mort (Un d’en bas, Amitié par le Livre, 1961). Le livre sur la Grande Guerre est publié en 1937 à la Librairie du Travail de Marcel Hasfeld qui annonce un tirage de trois mille exemplaires (note ci-dessous). La réédition de 2015 donne le texte de la recension du livre par Maurice Dommanget dans L’école émancipée, 14 novembre 1937.

Roman ou témoignage ?
Ce livre appartient à la catégorie des romans autobiographiques. Le héros, Louis Moreau, n’est autre que Louis Hobey. On sait que ce dernier a combattu dans les rangs des 113e et 131e RI, mais le roman se refuse à donner des numéros d’unités. On ignore si l’auteur a tenu pendant la guerre des carnets de notes. Voici un passage qui n’est évidemment pas un témoignage visuel à propos d’un camarade (p. 22) : « Blessé une deuxième fois, resté sur le champ de bataille, il tira sur le premier Allemand qui vint pour le panser (on vit de ces exemples stupides et décevants) puis se fit sauter le cervelle, prévenant ainsi le coup de baïonnette vengeur. » Malgré l’hostilité à la guerre de Hobey, Moreau est présenté comme un véritable héros qui remplit avec succès les missions les plus périlleuses, qui reçoit quatre citations, devient caporal puis sergent, un vieux briscard à qui l’aspirant obéit. En même temps, le livre se présente clairement comme un pamphlet contre la guerre, « pour que CELA ne soit plus ». « On ne tue pas la guerre avec des fusils, des canons, des gaz. C’est dans l’esprit qu’il faut tuer la guerre. FAIRE PENSER ! Tout le but de ce livre est là », écrit-il dans l’Avertissement. Dans le cours du texte (p. 240), il souligne « la nécessité d’un enseignement que donneraient, en plein accord, à l’humanité entière, les instituteurs du monde ». Dans le mot « les salauds », « il englobait tous les hommes qui, de près comme de loin, sur tous les points de l’Europe, avaient voulu la guerre, toutes les puissances, les politiciens et leurs maîtres : le Capital, l’Industrie, rouages de la machine monstrueuse qui ne marchait qu’avec du sang, qui ne se graissait qu’avec des larmes. »

Un authentique poilu
Le pamphlet de Louis Hobey s’appuie sur les descriptions bien connues, rencontrées dans les témoignages des fantassins. Bombardements, attaques, coups de main, mines, cadavres, horreurs, destructions. Bourrage de crâne, critique des profiteurs et des embusqués, mais souhait de trouver soi-même un filon. Refus des couteaux à la veille du 25 septembre 1915 (p. 42) : « Sommes-nous des bouchers ? Sommes-nous des apaches ? » L’hôpital où on a intérêt à aller à la messe. L’Argonne, la Somme, le 16 avril 1917, le « cimetière des tanks » au pied du Chemin des Dames. Le camp de prisonniers en Allemagne et la faim intolérable jusqu’à l’arrivée des colis familiaux.
Lors de la mobilisation, Louis Hobey décrit le « coup douloureux » de l’assassinat de Jaurès : « La grande figure n’était plus. Avec elle disparaissait l’espoir de ces humbles qui avaient foi en elle, qui sentaient l’immensité de la perte qu’ils venaient de faire, et à qui il ne restait plus que le souvenir et le regret. » Il épingle Barrès et Jouhaux qui avaient annoncé leur engagement et qui sont restés à l’arrière. Il montre ceux qui sont prêts à toutes les combines pour ne pas partir ou pour retarder leur départ, et les soldats qui s’en prennent aux femmes (p. 74) : « Elles pouvaient nous empêcher de partir… »
J’ai encore noté une belle formulation au 24 septembre 1915 (p. 43) : « Le colonel, devant le bataillon rassemblé, lut des phrases choisies pour l’oreille, et non pour le cerveau : l’ordre du jour du général en chef. »
Curieusement, à part la mention qu’en 1917 les soldats souhaitaient « faire comme les Russes » (p. 167), le livre ne décrit pas les mutineries, pas plus que les fraternisations ou les exécutions de soldats français par leurs camarades. Il serait intéressant de creuser le pourquoi de ces lacunes.
Rémy Cazals, janvier 2016

Note : Voir Marie-Christine Bardouillet, La Librairie du Travail, Collection du Centre d’histoire du syndicalisme, Paris, Maspero, 1977. Dans une lettre du 8 avril 1979, adressée à Rémy Cazals, Marcel Hasfeld écrivait : « Quant au livre de Barthas, je l’ai déjà lu avec beaucoup d’intérêt car c’est la guerre qu’il décrit qui est à l’origine de la Bibliothèque du Travail, puis de la Librairie et enfin des éditions. »

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Rehberger, Henri (1896-1963)

Le témoin :
Henri (Heinrich) Rehberger naît le 21 octobre 1896 dans le village alsacien de Reitwiller (le village de Reitwiller a fusionné en 1972 avec ceux de Berstett, Rumersheim et Gimbrett pour ne former plus qu’une commune : Berstett) au foyer du pasteur Heinrich Rehberger. Il est lycéen à Strasbourg quand éclate la guerre, et enrôlé dès août 1914 dans un « régiment d’ouvriers auxiliaires » (p. 17) effectuant des travaux sur des voies ferrées et des lignes télégraphiques, ou chez des paysans. Il passe l’examen du bac comme une simple formalité et, sur le conseil de son père, s’engage en tant que brancardier volontaire. Il est alors employé sur un bateau-hôpital transportant sur le Rhin les blessés les plus graves, depuis Strasbourg jusqu’aux villes allemandes en aval. L’utilisation de la voie fluviale est cependant interrompue au début de l’hiver à cause des mauvaises conditions de navigation, ce qui met fin à « l’une des périodes les plus agréables » qu’il a vécues pendant la guerre (p. 47). Dès lors, il intègre le détachement de brancardiers cantonné à la gare, dont l’activité consiste à débarquer les blessés arrivés par convois sanitaires avant de les diriger vers les différents hôpitaux de la ville. En avril 1915, il est convoqué au conseil de révision et déclaré « bon pour l’infanterie », mais il n’est pas tout de suite mobilisé. Toujours attaché à la section d’ambulanciers, il est chargé un temps d’effectuer de menues tâches pour le compte du directeur des chemins de fer. Il décide de s’engager sans attendre son ordre de mobilisation, choisissant un régiment basé à Rastatt en raison de sa proximité avec sa région natale (il s’agit vraisemblablement du 111e Régiment d’Infanterie). La période d’instruction achevée, il est dirigé avec ses camarades vers le front russe. Le convoi ferroviaire fait une halte à Kaunas avant de finir sa route à Vilnius. A partir de là commence une longue marche pour rejoindre le front. Le secteur est assez calme à son arrivée, car la rigueur hivernale empêche toute action militaire d’importance ; quand les combats reprennent avec force au printemps 1916, il y est mêlé en première ligne. Une blessure à l’épaule gauche nécessite son hospitalisation pendant plusieurs semaines à Kaunas. De retour au front, il retrouve la même position. Son régiment prend bientôt la direction de la Volhynie, d’abord dans un secteur calme où il demeure jusqu’à la fin de l’été, puis à proximité de Dubno et Rivne où les attaques russes sont quotidiennes : sa compagnie participe ainsi pendant deux semaines à des combats très meurtriers avant d’être relevée. Le régiment se déplace ensuite vers le sud, en Galicie. Au début de l’année 1917, suite à la désertion d’Alsaciens de son régiment, une mesure disciplinaire est prise à l’encontre de tous les autres Alsaciens : ils sont mutés dans des régions très exposées. Rehberger se retrouve ainsi sur le flanc est des Carpates, dans les hauteurs d’une vallée tenue par les Russes. Lors d’un déluge de feu causé par l’explosion de mines et d’obus russes, il est blessé à la tête. Après son hospitalisation, au terme de sa convalescence à Zolochiv, il bénéficie de sa première permission à Strasbourg. A son retour au front, il participe aux offensives permettant d’enfoncer les lignes russes. Les combats et l’avancée allemande cessent cependant avec l’ouverture des négociations de Brest-Litovsk. Son régiment cantonne alors dans une région de Galicie jusque-là occupée par les Russes, mais « cette petite cure de paix » ne dure pas et, au début de l’année 1918, ils sont embarqués à destination de Vilnius puis de Vileïka. De là, Rehberger est envoyé dans une école d’officiers du camp de Munsterlager (Hanovre). Il en sort avec le grade d’adjudant et retrouve son régiment sur le front français devant Tracy-le-Val. Désormais il commande les mitrailleuses de sa compagnie. Il se réveille un matin avec le visage boursouflé et les yeux rouges et larmoyants, victime du gaz de tranchée. Emporté en ambulance, il finit dans un service de blessés de la face installé à Glageon, puis est envoyé en convalescence à Saint-Avold, sa ville de garnison, vraisemblablement en octobre 1918. Alors qu’il rejoint sa compagnie du côté de Sedan, il est emporté dans la retraite allemande. Démobilisé par le conseil de soldats de Metz, il peut finalement rentrer chez lui. Dans une Alsace redevenue française, il reprend ses études qu’il achève en 1925 en soutenant une thèse de médecine (Henri Rehberger, Contribution à l’étude des stéréotypies dans la paralysie générale progressive, 1925) puis entame une carrière de médecin. Il consacre également une partie de ses loisirs à « La Fanfare » de Schiltigheim, qu’il préside de 1933 à 1953. Il décède le 15 janvier 1963.
Le témoignage :
Henri Rehberger, Tête carrée. Carnet de route d’un Alsacien 1914/18, éditions Sébastian Brant, Strasbourg, 1938, 247 p.
Publié l’année du vingtième anniversaire de l’Armistice, le témoignage d’Henri Rehberger est le fruit d’un travail construit et réfléchi sur sa propre expérience de la guerre, qui le distingue de carnets de guerre écrits « à chaud » et publiés en l’état. Comme d’autres anciens combattants, il emprunte au genre du roman pour mettre en forme son récit, avec des titres de chapitre évocateurs et un récit qui s’amorce le 28 juillet 1914, chaude journée d’été dans une salle de classe de son lycée. Tel qu’il est présenté, le narrateur est un lycéen nommé Henri Selsam (et non Rehberger) : aucun indice dans l’ouvrage ne permet de déterminer s’il s’agit d’un simple artifice ou de l’évocation d’un surnom (le nom de Selsam pourrait évoquer le personnage du docteur Adrien Selsam dans une histoire d’Erckmann-Chatrian, Mon illustre ami Selsam, peut-être en clin d’œil à la carrière de médecin que Rehberger entame après la guerre). Outre le récit original de son expérience d’ambulancier, Rehberger livre d’intéressantes descriptions de l’expérience du feu, des traumatismes consécutifs (il évoque la catalepsie p. 107), et des horreurs dont il a été témoin sur le front, parfois de manière assez crue. Il use également d’ironie pour dénoncer la guerre, en employant des formules métaphoriques et analogiques : « en attendant la grande symphonie on se laisse bercer par la chanson des obus et le gazouillement des balles » (p. 92), ou encore : « M’est avis que nous ressemblons assez aux cochons chercheurs de truffes. Même passivité. Quand on les ramène à l’étable, ils se recouchent placidement dans leur fumier. Nous de même. D’ailleurs, la guerre n’est-elle pas uniquement une affaire de truffes ? (…) Que de cochons crevés pour satisfaire l’appétit des gourmets! » (p. 96-97). De même, il s’adresse parfois directement à son lecteur : « Hé ! 35° au-dessous, ce n’est pas rigolo, vous savez ! » (p. 96). On regrette, comme cela arrive avec des romans, que son récit manque de repères chronologiques et géographiques, ainsi que de renseignements plus précis sur ses unités de rattachement. Il peut s’agir soit d’un choix de l’auteur, cherchant peut-être à ne pas alourdir son récit avec des données jugées inutiles, soit d’indices portant à croire qu’il s’est appuyé davantage sur ses souvenirs que sur des notes prises au cours de la guerre.
Analyse :
L’ouvrage de Rehberger est à classer parmi la poignée de témoignages d’Alsaciens-Lorrains écrits et publiés en français au cours de l’entre-deux-guerres. L’auteur, lycéen au début de la guerre, revient en particulier sur l’effervescence qui régnait à Strasbourg lors de la mobilisation, dans son entourage allemand sûr de la supériorité du Reich, mais aussi dans la rue avec le défilé des troupes, la fleur au canon et au son de la « Wacht am Rhein », ainsi que sur l’ambiance victorieuse des premières semaines de guerre : « On ne rentre même plus les drapeaux car chaque jour les cloches se mettent en branle pour annoncer une nouvelle victoire. » On peut également noter l’importance symbolique des distinctions militaires pour la jeunesse allemande de l’époque : ses amis Ernest et Heintz le montrent bien, ce dernier rêvant de faire partie des troupes qui entreront dans Paris afin d’être décoré de la même Croix de fer que son grand-père. Pour ces jeunes, l’entrée en guerre représente une sorte de rite de passage à l’âge adulte. En août 1914, c’est l’aventure qui commence pour Rehberger : son premier embrigadement dans une formation de jeunes travailleurs signifie aussi le premier salaire et surtout la familiarisation avec la bière et le tabac : « Pas d’erreur, j’ai bien l’air d’un vieux guerrier (…) Je fume comme une locomotive, et j’en suis très fier » (p. 18). Il est tout aussi fier de se pavaner en ville avec son uniforme de brancardier, même si celui-ci est trop grand, seulement pour « montrer à tout le monde que je suis devenu quelqu’un » (p. 25). C’est d’ailleurs à nouveau le regard des autres qui le pousse à s’engager volontairement au printemps 1915 (il avait déjà hésité à le faire en 1914, emporté par l’élan patriotique) : malgré les blessures de guerre affreuses qu’il peut observer depuis des mois et qui pourraient être dissuasives, il ne supporte pas l’idée d’être pris pour un planqué : « Quand je passe dans les rues j’ai la sensation que tout le monde me regarde avec mépris. Beaucoup de mes copains de classe, engagés volontaires dans l’artillerie lourde, sont déjà partis pour le front ! Si je m’engageais moi-aussi ? » (p. 62-63). Avec du recul, l’auteur interroge son rapport à la France à cette époque : « Quel est donc ce pays qu’on appelle la France ? » (p. 14). Il lui apparaît qu’il n’en connaît rien, en dehors de quelques vieilles histoires familiales. En fait, en Alsace-Lorraine, le souvenir de la France s’estompe de génération en génération. On le remarque à propos d’un de ses amis, tenté par l’engagement volontaire dans l’armée allemande, mais qui se heurte à l’opposition de son père qui « louche un peu de l’autre côté des Vosges » (p. 50). Pour beaucoup de jeunes Alsaciens, la France ne représente rien de concret, ce qui n’empêche pas une certaine affection à son égard. Ainsi, à bord de son bateau-hôpital, Rehberger se montre tout aussi bienveillant avec les blessés français qu’avec les Allemands, malgré ses connaissances linguistiques fragiles. Il supporte d’ailleurs assez mal un de ses collègues, « à cause des propos haineux qu’il profère continuellement contre les Français » (p. 56). Cela n’empêche, il se sent avant tout allemand et entretient des rapports très amicaux avec ses collègues, avec qui il entonne les chants patriotiques et partage l’ivresse de certaines soirées. Comme eux, il éprouve peu de considération pour les Russes : évoquant un déserteur russe arrivant dans leurs lignes avec du savon en guise de présent, il note : « Mais alors, ils se lavent donc les Russes ? » (p. 138). Toutefois, en tant qu’Alsacien, il se sait suspect aux yeux des autorités. Cette suspicion est révélée à l’occasion de la désertion d’un groupe d’Alsaciens de son régiment : tous les autres font ensuite l’objet d’une mesure disciplinaire et sont envoyés dans des secteurs hostiles, ce qui le pousse à écrire : « Nous sommes la lie de l’armée » (p. 136). Il se sent victime d’une autre mesure discriminante : contrairement à ses camarades sortis de l’école d’officiers, il ne reçoit pas le brevet d’officier mais le grade d’adjudant, car l’enquête menée par le gouvernement militaire de Strasbourg indique « A fréquenté des familles françaises avant la guerre ! » Il en garde une certaine amertume : « Qu’étais-je avant la guerre ? Un gosse de seize ans bien incapable de mijoter des projets antinationaux. Les familles où j’étais reçu ? Celles de mes camarades de classe, parbleu ! – archi-allemandes pour la plupart » (p. 206).
Les conditions de vie du soldat allemand, de la caserne à la tranchée (principalement sur le front oriental), sont assez bien renseignées dans le témoignage de Rehberger. On y retrouve les préoccupations habituelles du soldat, au premier rang desquelles se hissent le ravitaillement et l’alimentation en général, qui semblent souvent poser problème sur le front russe, le courrier, le repos et les permissions. Les difficultés de la vie dans les tranchées, liées au froid, aux inondations consécutives à la fonte des neiges, aux poux, aux maladies sont abordées avec le détachement qu’un témoignage tardif peut comporter, voire avec humour : « Est-il possible de vivre pendant des mois, sans claquer d’étisie, dans un taudis pareil pire qu’une caverne préhistorique ? Il paraît que oui » (p. 95). Un peu plus loin, il évoque les malades dans un hôpital de campagne, livrés « sans défense à la Triple-Entente impitoyable des poux, des puces et des punaises… » (p. 96). La routine (« on s’habitue aux pires choses », p. 52), mais aussi la lassitude qui culmine en 1918 (« Relevés ! La nouvelle est fameuse, mais elle nous laisse indifférents. A quoi bon se trimbaler vers ailleurs. Au fond nous aimerions autant rester là. Nous sommes devenus totalement insensibles ! », p. 220) sont également soulignées par l’auteur. Ce dernier, décidé à témoigner des horreurs de la guerre, se heurte à la difficulté de sa mise en récit : « Comme ils seraient pâles, les mots qui voudraient peindre cette horreur ! » (p. 173). Il nous laisse entrevoir la palette d’émotions ressenties par le soldat avant (« Nos nerfs sont tiraillés », p. 140), pendant (« un instant je me demande pourquoi et de quel droit je démolis ces gens que je ne connais pas. Brève lueur aussitôt éteinte par la saoulerie du meurtre. Aussi féroce qu’à huit ans, je continue d’abattre mes soldats de plomb. Quelle jolie voix tu as, petite mitrailleuse… », p. 127) et après les attaques (parlant de lui et ses proches camarades : « nous devons être devenus un peu mabouls tous les trois » p. 129).
GEORGES Raphaël, mai 2014

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Lorette, Robert, et Fizaine, Fernand

Nous donnons ici ce compte rendu de roman par Raphaël Georges. Les auteurs du livre recensé ont voulu « témoigner » de cette façon de leur guerre.
Lorette (Robert) et Fizaine (Fernand), Frontière, Paris, Firmin-Didot, 1930, 210 p.
Robert Lorette semble originaire de la région de Château-Salins. Fernand Fizaine est quant à lui né le 25 juin 1900 à Moyeuvre et décédé à Paris le 29 avril 1966. Il est l’auteur de deux autres ouvrages plus tardifs . Les deux auteurs sont des amis d’enfance ; ils ont fréquenté le même collège à Metz avant d’être séparés par la guerre. Leur ouvrage est un roman à tendance autobiographique, un genre qui permet de s’arranger avec la réalité : « Si certains épisodes furent personnellement vécus, d’autres seulement observés, qu’importe ! », note une journaliste du Figaro, car leur ambition est de « tracer une synthèse de tous les combattants dans leur situation » . Ainsi, dans le roman, Robert Lorette devient Roland Lorquin, tandis que Fernand Fizaine prête ses traits au personnage de Firmin Margaine. Basé vraisemblablement sur leurs souvenirs de guerre, le récit contient peu de repères chronologiques. Pour les dialogues, l’écriture emprunte largement à la langue parlée et à l’argot.
Originaires de Château-Salins (Roland) et de Moyeuvre (Firmin), puis scolarisés ensemble au collège Saint-Clément de Metz, les deux personnages principaux ont grandi dans la partie traditionnellement francophone de la Lorraine annexée, où le souvenir de la France est encore largement entretenu dans les familles. Ainsi, en 1914 encore, Roland assiste avec son père au défilé militaire du 14 Juillet à Nancy. Ces deux jeunes Lorrains francophiles font donc le choix de la France dès le début des hostilités : après avoir assisté de loin à la défaite française de Morhange, Roland quitte sa famille en août 1914, à l’âge de 17 ans, décidé à rejoindre Nancy pour s’engager dans l’armée française. De son côté, Firmin tentera plus tard de mettre son plan de désertion à exécution, quelques jours avant son conseil de révision, mais devra l’abandonner au dernier moment et se résoudre à endosser « l’uniforme abhorré » allemand. Pour sa part, Roland se montre tout à la fois fier d’intégrer l’armée française idéalisée et impatient de monter au front pour en défendre les couleurs. Il n’a pas trop de mal à s’intégrer dans son régiment du Midi. Dès ses classes à la caserne de Toulouse, il tisse de forts liens d’amitié avec son camarade Brissac originaire de Haute-Garonne. Au front, il bénéficie de la sollicitude de ses camarades qui étouffent leur joie devant lui au moment de la distribution du courrier car, coupé de sa famille restée en Lorraine, soumise d’ailleurs à une surveillance étroite de la part des autorités allemandes depuis sa disparition suspecte, il est le seul à être privé de toute correspondance. Son baptême du feu, à proximité d’Arras, est très violent et lui occasionne d’emblée l’expérience de donner la mort. La dureté des combats, en particulier en 1916 dans le secteur de Verdun (bois d’Avocourt), ainsi que les rudes conditions de vie au front atténuent son enthousiasme initial et il attend bientôt les repos à l’arrière avec autant d’impatience que ses pairs. La dizaine de jours qu’il passe en permission à Marseille constitue un moment de répit particulièrement apprécié, loin des images de la guerre. Au cours d’une âpre bataille, se trouvant seul dans un trou d’obus avec un de ses proches camarades touché mortellement, il éprouve un bouleversement total lorsqu’il entend des soldats parler le patois lorrain dans la tranchée adverse. Il se produit un véritable choc identitaire : « Il pensa soudain qu’il se battait non seulement contre des ennemis, mais aussi contre des amis et peut-être même contre des frères » (p.111). Cette idée qui l’obsède le rend désormais incapable de participer activement au combat : « Dans le doute, je ne tuerai plus ». Puis une nouvelle lui parvient et renforce son trouble : il apprend que son père, volontaire dans la Croix-Rouge, a été arrêté par une patrouille française et qu’il est depuis détenu comme espion à Tours. Roland parvient à le faire libérer, grâce à l’intervention de son capitaine, mais n’en est pas moins éprouvé : cette armée, pour laquelle il était prêt à sacrifier sa vie, a emprisonné son père comme un traître. Enfin, un dernier évènement achève de le pousser dans un accès de fureur, quand il se voit traiter de « boche » par un adjudant. Complètement bouleversé par ces épreuves, il obtient de son colonel de quitter le front pour rejoindre l’Algérie, une alternative réservée aux Alsaciens-Lorrains. Il prend donc le large avec soulagement, et rejoint la caserne d’Orléans à Alger. Il y profite de meilleures conditions de vie, mais demande bientôt à pouvoir rejoindre son régiment à l’automne 1918, pour éviter de participer aux combats dans le sud-tunisien : « J’aime encore mieux crever en France ». Ainsi, il retrouve dans la joie Brissac et ses anciens camarades le 9 novembre 1918 à Pont-à-Mousson.
Le parcours militaire de Firmin est moins bien renseigné. Mobilisé plus tard, les premiers chapitres qui lui sont consacrés permettent d’entrevoir les conditions de vie des civils en Lorraine, soumis à la dictature militaire imposée dans toute l’Alsace-Lorraine. En 1916, après sa tentative avortée pour éviter l’enrôlement dans l’armée allemande en passant en Suisse, il est mobilisé dans la 2e compagnie du IXe régiment d’infanterie basé en Prusse orientale. Il vit mal sa période d’instruction, dénonçant la grossièreté et la brutalité de ses camarades et des gradés. Les Lorrains font l’objet de nombreuses tracasseries, notamment quand on les surprend à converser en français. Firmin est un jour pris à partie par plusieurs Allemands bien décidés à le passer à tabac, et ne doit son salut qu’à l’intervention de son camarade lorrain Petitmangin, lamineur dans le civil et doté d’une force incomparable. Dans une bagarre majestueuse, les deux arrivent finalement à bout des assaillants. Peu de temps après cependant, ils sont envoyés sur le front russe. Là, les auteurs brossent un tableau très noir de la situation, teinté d’une critique du militarisme prussien : « serfs des temps modernes », les soldats « ne sont rien, rien que du matériel humain (…) : Menschenmaterial ! » Ils sont soumis à des conditions de vie très difficiles (froid, faim, vermine) et une grande lassitude les gagne. Par ailleurs, Firmin ne se remet pas d’avoir asséné un coup de poignard mortel au soldat russe qui venait de tuer Petimangin, au moment même où les deux amis avaient prévu de se rendre aux Russes. Pour ce qui est pris comme un acte de bravoure, il est décoré de la Croix de fer, un insigne honteux pour lui et qu’il cache à sa famille (son père a été emprisonné pour ses sympathies à l’égard de la France). De retour sur le front français en avril 1918, il n’attend plus que la mort pour se sentir libéré de ses tourments ; c’est finalement une blessure par éclat d’obus qui le conduit à l’hôpital pour le restant de la guerre. Lorsqu’il retrouve sa caserne, celle-ci est en proie aux troubles révolutionnaires qui agitent toute l’Allemagne. Il en profite pour décrocher une fausse permission ainsi qu’un titre de transport qui lui permettent de rentrer à Moyeuvre vers le début du mois de novembre 1918. Il peut alors participer aux préparatifs pour l’arrivée des troupes françaises. Le 19 novembre, en assistant au défilé des Poilus à Metz, il reconnaît dans leurs rangs son ancien ami Roland. Les retrouvailles sont chaleureuses et offrent l’occasion à ce dernier, pourtant auréolé du prestige de l’armée française victorieuse, de dire son dégoût de la guerre et de conclure : « Notre cœur, à nous autres de la frontière, est trop grand pour une, et trop petit pour deux patries… ».
Bien que publié sous la forme d’un roman, ce qui empêche d’en démêler le vrai du faux, ce témoignage n’en est pas moins intéressant car il s’inscrit dans la courte liste de la littérature de guerre dédiée aux Alsaciens-Lorrains. A ce titre, ce roman, adapté ensuite en pièce de théâtre, participe à la construction et à la fixation dans la mémoire collective de la figure du soldat alsacien-lorrain de la Grande Guerre : un homme résolument francophile, contraint d’endosser à contrecœur l’uniforme allemand. Longtemps admise, correspondant à l’image véhiculée en France des habitants des provinces recouvrées, cette figure réductrice est aujourd’hui à nuancer. Dans cet ouvrage, les auteurs expriment leurs sentiments pro-français au moment de la guerre en les projetant sur les deux personnages principaux. Les rares allusions aux Alsaciens confortent leur idée (par exemple p.140 : « Dans un autre régiment de la garnison, des Alsaciens avaient tué à coups d’escabeau un sous-officier qui s’était montré particulièrement odieux. »). Celle-ci est en outre renforcée par la vision manichéenne opposant une armée française valorisée à une armée allemande accusée de tous les maux. Or, si l’attachement à la France perdure dans certaines familles d’Alsace-Lorraine depuis l’Annexion de 1871, les soldats alsaciens-lorrains faisant acte de rébellion ou de désertion n’en sont pas moins minoritaires. En réalité, si l’on peut admettre la véracité des sentiments des auteurs, et du coup leur description partiale des évènements, c’est en partie lié à leur origine, puisqu’ils sont tous deux nés dans la marge occidentale traditionnellement francophone de la Lorraine annexée. Cette précision, qui n’apparaît à aucun moment dans le récit, explique à elle seule qu’il ne soit pas possible de généraliser leur identité propre au reste de la population de l’Alsace-Lorraine.
Raphaël GEORGES, mars 2013

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Chevallier, Gabriel (1895-1969)

Cet écrivain rendu célèbre par son roman Clochemerle, publié en 1934, succès national et mondial, toujours réédité en collection de poche, a fait la guerre de 1914-18 et a tiré de son expérience le livre La Peur, édité en 1930 par Stock. Fils de clerc de notaire, Gabriel Chevallier est né à Lyon le 3 mai 1895 et il a commencé des études aux Beaux-Arts de cette ville, interrompues par la mobilisation anticipée de la classe 15. Resté simple soldat, blessé en 1915, il a survécu. Après divers métiers, il s’est lancé en 1925 dans l’écriture. La Peur est sous-titré « roman », mais il s’agit clairement d’un texte autobiographique, comme le montre ce passage : « Dix mois après ceux de 14, nous partîmes pour le front, en faisant bonne contenance, et la population, un peu blasée, nous fêta encore très honorablement parce que nous n’avions guère que dix-neuf ans. » Les pages sur les illusions des bleus démontées par les anciens, sur les conseils de ces derniers, vont dans le même sens. Ainsi que les notations prises sur le terrain à propos du paysage des premières lignes, des boyaux trop étroits, de la boue, des attaques stupides, des râles et appels des blessés, du souhait de la bonne blessure et des mutilations volontaires, de l’artillerie qui tire trop court, des accords tacites avec l’ennemi…
Même si la peur a été repérée par Jean Norton Cru dans les témoignages qu’il a analysés, l’originalité du livre de Gabriel Chevallier est l’aveu direct qu’il a eu peur, un aveu fait à l’hôpital devant les infirmières indignées. C’est alors pour lui l’occasion de stigmatiser les pressions de l’arrière : combien d’hommes se sont fait tuer pour que des femmes ne les traitent pas de peureux ? Cet arrière où se trouve son propre père qui ne le comprend pas car, écrit-il, « toute la guerre nous sépare, la guerre que je connais et qu’il ignore ». En secteur calme, dans les Vosges, il note : « Pour l’infanterie, elle se garde de troubler un secteur aussi paisible, aussi agréablement champêtre. Les provocations ne viendront pas de notre part, si des ordres de l’arrière ne nous imposent pas l’agressivité. » Et revient le leitmotiv : « Si on mettait le père Joffre là dans mon trou, et le vieux Hindenburg en face, avec tous les mecs à brassard, ça serait vite tassé leur guerre ! »
Il y a de très belles pages pleines de détails concrets sur un déserteur allemand (« Il est moins c… que nous, ce client-là ! »), sur l’insupportable capitaine B. (« les soldats le tueraient plus volontiers qu’un Allemand »), sur le froid et la longueur des nuits, l’effet moral du bombardement, les hommes habitués à la résignation et à l’obéissance. Une remarque très utile concerne le « ton de dilettante » qu’il emploie dans ses lettres à sa sœur parce qu’elle ne pourrait pas comprendre ses « vraies pensées », ce ton que l’on rencontre dans bien d’autres correspondances. Le livre n’est pas un journal structuré par des dates, mais un chapitre concerne la bataille du Chemin des Dames, sans récit de mutinerie, et avec préjugé favorable pour Pétain qui « a la réputation de vouloir économiser les hommes. Après les tueries organisées par Nivelle et Mangin, qu’on appelle ici des brutes sanguinaires, l’armée avait besoin d’être rassurée. » En 1918, il faut s’attendre à des offensives allemandes, et voilà des avions qui passent pour aller bombarder Paris : « Les patriotes vont en prendre un vieux coup ! »
Il ne faut pas s’étonner de cette conclusion que Chevallier met dans la bouche d’un camarade : « Je vais te dresser le bilan de la guerre : 50 grands hommes dans les manuels d’histoire, des millions de morts dont il ne sera plus question, et 1000 millionnaires qui feront la loi. »
Rémy Cazals

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