Trémeau, Henri (1898-1981)

1. Le témoin
Henri Trémeau, originaire de Châlon-sur-Saône, s’engage volontairement à 18 ans en octobre 1916 pour choisir son arme (cf. l’étude de Jules Maurin sur cette démarche courante); il est titulaire lors de son incorporation du permis de conduite automobile. Il sert d’abord moins d’un an dans l’artillerie lourde (85e RAL) puis dans l’artillerie d’assaut (mécanicien électricien sur char lourd Saint-Chamond (81e RAL). Après dix mois, il est accepté dans l’aviation en juillet 1917, et suit un cursus ab initio (Chartres, Avord) ; il devient brigadier en novembre et se spécialise sur Spad dans la chasse (Pau, Le Plessis-Belleville). Il arrive sur le front avec 61 heures de vol et est affecté à la Spa 83 de février 1918 jusqu’à janvier 1919. Il a une victoire homologuée en juillet 1918 et une autre en octobre. Il devient formateur et chef de patrouille en septembre 1918 et est promu adjudant le 1er novembre 1918. En janvier 1919 il est versé à la Spa 81 près de Mayence et le 4 juillet 1919, un accident (moteur en panne, il s’écrase en milieu urbain contre un arbre qui amortit le choc) l’immobilise à l’hôpital de juillet à octobre 1919 ; il est démobilisé le 17 de ce mois.
2. Le témoignage
Une introduction de Bernard Trémeau, fils d’Henri, nous présente la genèse de l’ouvrage J’étais pilote de chasse au-dessus des tranchées, sous-titré : Récit et photographies d’un Bourguignon de 18 ans engagé volontaire dans la Grande Guerre, Brigadier Henri Trémeau. L’ouvrage (168 pages), paru en 2011 aux éditons Gilles Platret, a connu trois versions: la première a été élaborée pendant la guerre avec des notes racontant « à chaud » certains événements, puis des passages ont été rédigés après la guerre, en relation avec l’association des anciens pilotes de chasse dont H. Trémeau faisait partie. Enfin, recherché par la Gestapo et caché en 1943-1944 en Auvergne, il a occupé ses loisirs forcés à réécrire ses mémoires de Guerre. Le texte édité ici a fait des choix pour éviter des redites, « le texte le plus intéressant ayant seul été retenu pour ce livre ». Deux petits-fils ont aidé à la mise en forme informatique préalable, et la Société d’Histoire et d’Archéologie de Châlon-sur Saône a mis en valeur dans l’édition présente de nombreux clichés originaux et de qualité (grandes plaques).
3. Analyse
En devançant l’appel à 18 ans, l’auteur, passionné d’aviation, fait une demande pour servir comme pilote, mais il lui est répondu que l’aviation ne recrutait pas ses effectifs « directement, mais dans les autres armes » (p.7). Il choisit alors l’artillerie lourde, dont il pense qu’il n’est pas difficile de sortir pour passer ensuite dans l’aviation. Il est canonnier, conducteur d’engins lourds et électricien de chars, et l’ouvrage présente des clichés intéressants des ateliers de blindés Schneider et Saint-Chamond.
Il commence sa formation de pilote d’avion en juillet 1917 : sa rédaction, précise, est utile pour restituer le cursus des élèves-pilotes, avec la progression, les exercices, les choix des instructeurs, les différents terrains d’initiation, de voltige, d’école de tir… Par exemple, il fait son premier vol solo après 3 heures 4 minutes de double-commande et 29 atterrissages, et obtient son brevet de pilote après 25 heures et 115 atterrissages. Devenu brigadier en novembre 1917, il suit la formation de voltige à Pau, sur Bébé Nieuport, mais en restant prudent, car un de ses camarades vient de se tuer sans pouvoir sortir d’une vrille volontaire imposée en fin de cursus (décembre 1917 p. 34) : « Je remarquais quelques beaux nuages au-dessus de la piste et je notai que nous serions plusieurs à faire des exercices d’acrobatie (…) ma ruse avait réussi, je n’avais pas vrillé. » Bien noté, il est formé sur Spad, et commence ses patrouilles de chasse le 15 février 1918 à la Spa 83 du groupe de combat 14.
L’auteur évoque la vie en escadrille, les « explications du coup » après les missions, fait le portrait, hostile ou chaleureux, des pilotes qu’il fréquente. Le récit restitue, par de nombreux détails, l’ambiance de l’escadrille, qui jouit d’une image de grande liberté (terrains isolés et autonomes, le « ciel » par rapport à « la tranchée »…). Les pilotes viennent d’autres armes, et gardent leur uniforme d’origine avec seulement les ailes et les étoiles qui permettent de les distinguer. H. Trémeau parle aussi du droit de décorer son avion (ou pas), de l’efficacité des tenues de vols, de la nature des relations entre sous-officiers et officiers, de la camaraderie malgré les différences sociales ou au contraire du mépris de classe et de la morgue parfois rencontrée.
L’auteur évoque aussi les combats aériens et les pilotes des appareils allemands, par exemple (p. 120, septembre 1918) : « Depuis cette mémorable présentation du Rumpler et du Spad, nous nous sommes fait d’autres gentillesses. Aidé une fois d’un camarade, malheureusement novice, j’ai bien failli l’abattre. Nous avons échangé des gestes injurieux. Cependant il n’a pas encore réussi à me placer une seule balle. Et j’en suis assez fier… » A son sens, les Allemands sont toujours techniquement en avance, et le parachute en est une des multiples illustrations : 26 septembre 1916, p. 122 « soudain je vis un des avions prendre feu. Un Fokker VII ! Le malheureux ! Je vis le pilote sauter dans le vide. J’en avais le cœur froid d’émotion. (…) mais que se passait-il ? (…) L’Allemand se balançait sous un parachute ! Ainsi les pilotes allemands pouvaient se sauver en parachute, eux ! Encore une fois, ils étaient en avance sur nous. » H. Trémeau témoigne avoir vu le 21 avril 1918 en patrouille un combat opposant des Anglais et des Allemands, puis plus bas un triplan rouge en pylône au sol près de Corbie (p. 69). La nouvelle de la mort de Manfred von Richthofen fut confirmée: « au groupe, elle fut loin de susciter un grand enthousiasme. Chacun sentait confusément que si des pilotes de la valeur de Guynemer, de Dorme, de Boelke, (…) étaient abattus, ses propres chances de finir cette guerre vivant étaient bien minces. »
La peur et le courage en mission, et ce que nous appellerions aujourd’hui le stress, sont aussi évoqués, ainsi que la discipline en patrouille et en combat tournoyant, les pilotes de chasse à ce moment-là n’ayant plus l’autonomie tactique d’un Navarre à Verdun. Les missions de chasse, d’appui au sol, les combats aériens sont décrits en détail. Il évoque aussi ses « poussins », nouveaux pilotes arrivants dont il a la responsabilité, lui qui est déjà un vétéran à 20 ans en septembre 1918 ; il les forme à l’entraînement et les dirige en mission.
Notre aviateur attache une grande importance à la question de l’apparence du pilote, de son équipement, de son élégance ou de la liberté qu’il prend avec les règlements sur la tenue : des remarques dans ce domaine reviennent souvent. Il évoque l’importance de la coquetterie des cavaliers et il estime à 80% de ses camarades d’escadrille ceux qui viennent de cette arme ; il évoque un pilote « à la belle mèche blonde que, d’un seul coup de peigne, il savait placer en arrière et un peu à côté, comme c’était la mode à ce moment-là » (p. 35). Il cite un autre, ex-élève des Beaux-Arts « le torse bien moulé dans un chandail de grosse laine à col roulé, aussi peu règlementaire que possible » (p.48). Lorsque l’auteur se présente à l’escadrille Spa 83 en tenue « d’aviation », on l’informe (p. 43) qu’on lui confisquait sa « tenue fantaisie ». « C’était un coup dur, car je n’avais pour me présenter à l’escadrille que mes habits règlementaires bleu horizon non retaillés et plutôt défraîchis, et des godillots au lieu des fameuses bottes d’aviateur. » (p. 43) H. Trémeau dit qu’il n’attribuait pas à l’élégance vestimentaire une importance excessive, mais souligne qu’arriver en tenue règlementaire [bleu horizon coupe standard avec pointes de col artilleur] « dans un groupe de chasse où les cavaliers de bonne noblesse sont en forte proportion est tout de même un sérieux handicap. » (p. 50). Il est d’ailleurs persuadé qu’il a failli être refusé à l’escadrille de Spad à cause de ses brodequins, et de son apparence « non-aviateur ». L’arrière-plan étant ici aussi et peut-être surtout une humiliation sociale, il se sent méprisé par les officiers de cavalerie « j’appris par la suite qu’il avait été question de m’envoyer d’autorité dans une escadrille de triplaces, évidemment plus « démocratique. » » (p 48). Quelques missions de guerre puis l’acquisition de bottes d’aviateurs le rassérèneront assez vite.
L’auteur aborde aussi la question de l’image du pilote, fortement médiatisée, notamment par La Guerre aérienne de J. Mortane, dans sa relation aux femmes. Le pilote serait séducteur, noceur et toujours accompagné d’une aura liée à ses nombreux succès féminins. Chez H. Trémeau, qui est critique à l’égard de ce cliché, certes les femmes sont dangereuses pour les pilotes (p. 146), car « ceux qui avaient du tempérament (…) commettaient des abus qui les laissaient hébétés, les réflexes faussés, pendant assez longtemps. » On peut ici penser à la prostitution et surtout à l’alcool et au manque de sommeil. Il leur oppose les pilotes sages (au rang desquels il se compte) qui savent profiter du repos et par exemple utiliser le mauvais temps pour récupérer (voir à cet égard aussi le témoignage de Paul Résal). Pour l’auteur, « beaucoup d’accidents, surtout à l’atterrissage, avaient une « femme fatale » à l’origine » (manque de sommeil et surmenage psychique) (p. 146).
L’attitude raisonnable d’H. Trémeau, qui comme P. Résal semble déclarer « nous ne sommes pas ce que l’on dit que nous sommes » ne se retrouve toutefois pas chez tous : l’auteur doit en effet réunir les affaires d’un camarade de chambrée, abattu et fait prisonnier, pour les renvoyer à sa famille (p. 70, 22 avril 1918) : « Je rangeai ses affaires dans sa cantine, avant de les envoyer à sa femme. Ce bougre-là avait trouvé le moyen de correspondre avec une danseuse des Folies-Bergères. Par snobisme, étant aviateur, il avait estimé qu’il lui fallait une maîtresse tapageuse ! Et les lettres de la danseuse étaient pêle-mêle avec celles de la femme légitime, des photos aussi. Heureusement, il m’en avait parlé, sans quoi j’aurais respecté sa correspondance et ne me serais pas livré à un filtrage complet, que j’étendis à toute la cantine, à toutes les poches des vêtements, afin d’éviter des souffrances et des affrontements inutiles. » Ce problème n’est pas rare, par ailleurs, à l’échelle de tous les combattants : il se retrouve posé de manière dramatique, lorsqu’il faut rendre à une famille les effets d’un soldat décédé, le défunt s’avérant mener auparavant une double vie et laissant derrière lui plusieurs ménages (voir R. Cazals, correspondance des époux Puech, p. 103). [Notices Jules et Marie-Louise Puech dans ce dictionnaire]
Quelques pages (p. 134 à 146) sont rédigées ultérieurement par un fils (Bernard Trémeau), puis le récit se termine avec l’occupation en Allemagne et l’accident qui clôt sa carrière de pilote de guerre. Toutes les photos, de qualité, enrichissent ce témoignage très personnel sur la vie de pilote de chasse en 1917 et 1918.
Vincent Suard, décembre 2016

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Blanchet de Pauniat, Guy (1886-1946)

André Antoine Guy Blanchet de Pauniat est né à Versailles le 8 décembre 1886. Son père est alors capitaine instructeur au 3e régiment de cuirassiers. Guy choisit lui aussi la carrière militaire. En avril 1914, il est lieutenant, officier d’état-major.
En août 1914, il est mobilisé auprès de l’armée belge. En mai 1915, détaché dans l’aviation, il entre au camp militaire d’Avord, près de Bourges, comme lieutenant élève-pilote. Son journal commence à cette date. Trois temps marquent son parcours d’aviateur :
– De mai à décembre 1915 : formation au camp d’Avord et au Bourget ; il passe son brevet militaire d’aéroclub à Avord en septembre 1915.
– De décembre 1915 à octobre 1916 : engagé sur le front dans l’escadrille C 28 établie près de Châlons-sur-Marne (Champagne), puis dans la 2e escadrille du 39e CA établie à Moreuil près d’Amiens (Somme), à partir de juillet 1916. Il fait du réglage d’artillerie et photographie les tranchées allemandes, en étant exposé aux batteries anti-aériennes ennemies.
– D’octobre 1916 à juillet 1918 : engagé dans l’armée d’Orient. Après un bref séjour à Salonique en novembre 1916, il rentre en France et accomplit un périple qui le mène en Roumanie, par l’Angleterre, la Norvège, la Suède et la Russie. Il rejoint le commandement du 2e groupe de l’aviation roumaine à Ghidigeni en janvier 1917, puis celui du 3e groupe à Galatz en mars 1917. Dans cette ville, il côtoie les aviateurs russes et dirige des bombardements sur Braïla.
Son journal s’arrête au 30 juin 1917. Guy Blanchet de Pauniat sera promu capitaine, sera blessé à la suite d’une chute d’avion. En juillet 1918, il est détaché en mission auprès du Grand Quartier Général américain. Il est démobilisé en mai 1919, se marie en 1920 et sera de nouveau mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ses cahiers ont été transmis par sa famille aux Archives départementales du Calvados, qui les ont édités dans un recueil contenant deux autres témoignages : celui de l’artilleur Albert Masselin et celui du prisonnier Auguste Elain. Les éditeurs précisent avoir abrégé le texte : « Seul, celui de Pauniat a été réduit : nous avons dû faire un choix, en écartant surtout les parties répétitives (dîner, coucher…) ou familiales » (cf. p. 6). Le texte intégral est disponible en microfilm.

Guy Blanchet de Pauniat débute sa formation de pilote sur un Voisin, puis continue sur des Blériot, Morane, Nieuport, Caudron. Il décrit les divers avions, leurs qualités et leurs défauts, mentionne les pannes techniques et enregistre les nombreux accidents mortels.
Évaluant la différence entre un monoplan et un biplan, il note : « Le monoplan est très délicat, il ne demande pas de fautes, est très léger, obéit mieux ; cela fait une très grande différence avec le biplan qui est lourd et long à répondre. […] D’ailleurs, le critère est que tout monoplaniste peut monter sur n’importe quel biplan en étant sûr d’être de suite un très bon pilote, tandis que dans le cas inverse, non seulement il ne pilotera pas immédiatement, mais il aurait sûrement un accident » (12.08.1915).
Au sujet des accidents, il écrit : « La casse est paraît-il très forte, 80 % dit-on : cela me semble exagéré. J’ai oublié de noter que samedi un maréchal des logis s’est tué sur Farman à 1 km du camp » (20.09.1915).
Sur le front de Champagne, il découvre les réglages d’artillerie et s’indigne du peu de collaboration des artilleurs : « C’est à ne pas croire, mais les batteries boches contre avions, on les connaît et on les laisse tranquilles pour éviter des représailles » (28.12.1915). Il ajoute : « Les artilleurs ne veulent pas tirer de peur des représailles, aussi font-ils tout pour que les réglages ratent par faute soi-disant de l’aviation, de la TSF, etc. » (05.01.1916).
Il estime que « les Nieuport, escadrille de chasse, n’ont pour ainsi dire rien à faire, à côté de notre travail » (20.12.1915). Il constate que les batteries anti-aériennes allemandes tirent continuellement sur les avions français : « recevoir 50 coups de canon est un honneur journalier », tandis que « nos 75 aériens tirent 2 ou 3 obus par mois » (20.12.1915).
Il souligne l’importance de disposer d’un bon mécanicien : « C’est plus intéressant que de toucher un bon coucou » (28.12.1915), et se plaint que « la C 28 est condamnée au moteur Clerget qui est infiniment moins bon que le Rhône, moins fort et souple. Il y a un lot de vieux Clerget à placer, personne n’en voulant, seules 2 escadrilles de Caudron en ont encore, nous naturellement » (03.01.1916).
Il signale le bombardement de Mourmelon effectué le 1er mai 1916 par une vingtaine d’avions allemands, sans aucun appareil de chasse français pour les poursuivre, et enregistre au 19 mai 1916 le premier bombardement effectué de nuit par l’aviation allemande, sur Châlons.
Lors du 1er mai 1917 fêté par les Russes à Galatz, il écrit : « Les députés soldats sont une invention monstrueuse. Plus de sanctions, plus de peine de mort. Les généraux sous le contrôle de leurs soldats, les ordres discutés, chacun en petite république. C’est navrant quand il n’y a pas un sentiment noble pour guider et endiguer tout cela. »
En mai 1917, il obtient une citation à l’ordre de l’Armée pour avoir effectué un raid de 550 km durant 5 heures 45 consécutives, en survolant et photographiant le territoire ennemi de la Dobroudja.
Guy Blanchet de Pauniat mène la vie des officiers aviateurs disposant de soirées festives, et n’hésite pas à pousser des coups de gueule contre ses supérieurs hiérarchiques : « Une petite engueulade au capitaine pour le mettre au pas. Cela va tout de suite très bien » (09.11.1916).

Cahiers de Mémoire. La Guerre de 1914-1918, textes édités et présentés par Françoise Dutour, Louis Le Roc’h Morgère, Hélène Tron, Conseil général du Calvados, Direction des Archives départementales, 1997, 137 pages, « Cahiers de Guy de Pauniat », p. 36-106.

Isabelle Jeger, octobre 2016

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Baracca, Francesco (1888-1918)

Nos amis Irene Guerrini et Marco Pluviano nous ont envoyé cette notice. Nous en donnons le texte original en italien, afin de marquer le caractère international de ce dictionnaire. Il est suivi de la traduction.

Francesco Baracca nasce a Lugo di Romagna, importante centro agricolo e commerciale della provincia di Ravenna, il 9 maggio 1888, in una delle principali famiglie della città. Il padre, Enrico, è un ricco possidente terriero. E’un massone, ed è molto ben inserito nella élite di un’area che travalica Lugo, per comprendere anche altri importanti centri agricoli vicini: un territorio florido ma attraversato da forti contrasti politici e sociali, la cui agricoltura si sta modernizzando. La madre, Paola appartiene ad una famiglia dell’aristocrazia provinciale, i conti Biancoli e, al contrario del marito, è molto religiosa.
Francesco frequenta il liceo a Firenze, per poi iscriversi all’Accademia militare di Modena. La sua scelta non rientra nelle tradizioni di famiglia, e infatti il padre dapprima non la approva: avrebbe preferito che si dedicasse all’amministrazione della prospera azienda di famiglia. Francesco alla fine ottiene il suo consenso, anche grazie al sostegno materno, e inizia i corsi all’Accademia nell’autunno 1907, per diplomarsi nell’estate del 1909. Dopo aver frequentato il corso annuale presso la Scuola di applicazione di cavalleria, nel luglio 1910 viene nominato sottotenente di uno dei reparti di maggior prestigio, il 2° Reggimento di Cavalleria Piemonte Reale. Per due anni divide il proprio tempo tra i doveri militari, la passione per l’equitazione, e la vita brillante di Roma, dove è di guarnigione. La svolta nella vita, personale e militare, giungerà nel 1912 quando, forse ispirato dalle imprese degli aviatori italiani in Libia (molti dei quali erano cavaleggeri), o forse dalla più generale passione per i motori e la tecnologia che pervade quegli anni, chiede di partecipare ai corsi per ottenere il brevetto da aviatore. E a inizio maggio 1912 giunge in Francia, a Reims, presso la scuola di volo del costruttore aeronautico Hanriot dove, il 9 luglio, otterrà il brevetto numero 1.037.
Tornato in Italia vivrà le oscillanti vicende dei primi reparti di aviazione, dei quali l’Esercito non ha ancora deciso che uso fare. Al termine dei lunghi mesi di incertezza e tensione della neutralità italiana, verrà ancora una volta inviato in Francia per addestrarsi sui nuovi aerei che saranno forniti all’Italia. Giungerà a Parigi il 23 maggio (il giorno precedente la dichiarazione di guerra italiana all’Austria-Ungheria), e nelle lettere al padre descriverà con passione la vita dei reparti aeronautici combattenti e gli scontri a cui ha occasione di assistere.
Baracca tornerà in patria alla fine di luglio, e inizierà per lui la guerra aviatoria come pilota da caccia. Un’esperienza che dapprima non è entusiasmante, ed è anzi spesso frustrante: nessun duello, nessuna delle acrobazie a cui aveva assistito in Francia, solo routine e inferiorità tecnica rispetto al nemico. Deve aspettare il 7 aprile 1916 per ottenere la prima vittoria, alla quale ne seguiranno altre trentatre, che lo renderanno il pilota italiano della Grande Guerra con il maggior numero di vittorie, così da essere soprannominato Asso degli assi. Sopravvissuto al disastro di Caporetto, verrà ucciso il 19 giugno 1918 durante un volo di mitragliamento di truppe nemiche sul Montello durante l’Offensiva del Solstizio austriaca.
La vita di Baracca fu complessa, e non facilmente inquadrabile: amante della bella vita, delle donne, del teatro d’opera, del ballo, ma anche soldato serio, preciso e coscienzioso; coraggioso ma poco incline a comportamenti spericolati. Amante della tecnica e della tecnologia, ma anche del coraggio e dell’ardimento e di valori tradizionali quali quelli della cavalleria. Estremamente affezionato alla madre, ma desideroso di condurre una vita autonoma, tanto da non accennarle mai a nessuna delle sue numerose relazioni amorose, e da indirizzare principalmente al padre le lettere dalla Francia durante i due periodi di addestramento.
Tutte queste caratteristiche di Francesco Baracca emergono dal suo epistolario, a cui si deve aggiungere un diario che copre il periodo 21 agosto 1915 – 11 aprile 1916. Le lettere note sono ben più di un centinaio, e vanno dagli anni del liceo ai giorni precedenti la morte. La grande maggioranza sono destinate alla madre, e una più piccola aliquota al padre; è però certo che Francesco scrisse con grande frequenza anche ad amici, fidanzate e amanti, conoscenti di entrambi i sessi. Infatti, nelle lettere che questi gli indirizzarono vi sono frequenti riferimenti alle sue missive. La presenza sovrabbondante delle lettere ai genitori è dovuta a due ragioni: da un lato, il legame forte e moderno (usavano il tu e non il voi) che univa madre e figlio, e una certa complicità maschile che lo legava al padre; dall’altro il fatto che la famiglia ha trasformato le lettere del figlio in una sorta di memoriale, donandole alla Biblioteca Comunale di Lugo “F. Trisi”, ed al Museo del Risorgimento di Milano e, in minor misura, anche alla 91ª Squadriglia da caccia, il reparto che comandava.
Egli fu dunque un corrispondente attento, che utilizzava le lettere per mantenere vivi i rapporti interpersonali di tutti i tipi, ma anche per trasmettere la propria visione della guerra e, prima, della vita militare. Durante il conflitto, poi, le lettere serviranno anche a trasmettere alla madre, e tramite lei ad un assai più ampio uditorio, l’immagine di sé che gli aviatori iniziavano a costruire. Non sono infrequenti le lamentele contro la scarsa considerazione nella quale sarebbero tenuti gli aviatori e ancor più, nella prima fase del conflitto, contro la cattiva organizzazione dei singoli reparti e della specialità aviatoria nel suo complesso. Ma quella che emerge con vigore dalle lettere è la descrizione dell’esperienza del volo e del combattimento, anche con attenzione alla percezione che di essi ha chi è a terra. Ad esempio, riferendosi alla sua vittoria dell’11 febbraio 1917, scrive alla madre: “Immagina quale spettacolo hanno veduto da terra tutta Udine e decine di migliaia di persone! Quattro o cinque apparecchi a 150, 170 chilometri all’ora, a poche decine di metri gli uni dagli altri, fra il fuoco delle mitragliatrici”.
Francesco Baracca è quindi, attraverso le sue lettere, il testimone italiano più attento di un tipo di guerra completamente nuova: quella aerea. Con la sua scrittura formalmente corretta, priva di voli pindarici e dei facili eroismi che popolano le lettere di tanti giovani ufficiali, riesce a rendere la difficoltà del volo e la sua pericolosità nonostante l’autocensura che applica alle situazioni più pericolose per moderare l’apprensione materna.
Le lettere di Baracca sono quindi atipiche nel contesto dei giovani ufficiali: nonostante l’età dello scrivente, che morirà a 30 anni appena compiuti, sembrano inviate da un uomo maturo che abbina ad un forte patriottismo e a un’accettazione convinta del conflitto, la coscienza della sua durezza e ferocia.
Alcune lettere di Baracca o parti di esse sono state utilizzate in volumi a lui dedicati, a partire dagli anni Venti del Novecento. Anche nel nostro volume “Francesco Baracca una vita al volo. Guerra e privato di un mito dell’aviazione” (Udine, 2000), abbiamo utilizzato largamente la sua corrispondenza e il diario.
Irene Guerrini et Marco Pluviano, septembre 2016

Traduction :
Francesco Baracca est né le 9 mai 1888 à Lugo di Romagna, important centre agricole et commercial de la province de Ravenne, dans une des familles principales de la ville. Son père, Enrico, est un riche propriétaire terrien. Il est franc-maçon et très bien inséré dans l’élite du territoire qui, en plus de Lugo, comprend d’autres importants centres agricoles voisins : une région florissante mais traversée de forts contrastes politiques et sociaux, dont l’agriculture est en pleine modernisation. La mère, Paola, appartient à une famille de l’aristocratie de la province, celle des comtes Biancoli, et, au contraire de son mari, elle est très portée sur la religion.
Francesco fréquente le lycée à Florence, puis s’inscrit à l’Académie militaire de Modène. Ce choix ne correspond pas aux traditions familiales et son père, d’abord, ne l’approuve pas : il aurait préféré qu’il se consacre à la gestion de la prospère exploitation familiale. Francesco obtient enfin son consentement, grâce aussi au soutien de sa mère. Il commence ses cours à l’Académie à l’automne 1907 et en sort diplômé en été 1909. Après un an de cours à l’Ecole d’application de la cavalerie, il est nommé sous-lieutenant en juillet 1910 dans une des unités de plus grand prestige, le 2e régiment de cavalerie Piemonte Reale. Pendant deux ans, il partage son temps entre ses devoirs militaires, sa passion pour l’équitation et la vie brillante de Rome où il est en garnison. Le tournant de sa vie personnelle et militaire se produit en 1912 quand, peut-être inspiré par l’action des aviateurs italiens en Libye (plusieurs d’entre eux sont des cavaliers), ou par la passion plus générale pour les moteurs et la technologie qui marque ces années-là, il choisit de suivre les cours pour obtenir le brevet de pilote. Au début de mai 1912, en France, à Reims, il rejoint l’école de pilotage du constructeur aéronautique Hanriot où, le 9 juillet, il obtient le brevet n° 1037. De retour en Italie, il constate les tergiversations de l’Armée quant aux premières unités aériennes : elle n’avait pas décidé de l’usage qu’elle allait en faire. Au bout des longs mois d’incertitude et de tension durant la période de neutralité de l’Italie, il est encore une fois envoyé en France pour s’entrainer sur les nouveaux avions qui seraient fournis à l’Italie. Il arrive à Paris le 23 mai (le jour précédant la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche-Hongrie) et, dans de nombreuses lettres à son père, il décrit avec passion la vie des unités aériennes combattantes et les affrontements auxquels il a eu l’occasion d’assister.
Baracca revient dans sa patrie à la fin de juillet 1915, et commence pour lui la guerre dans l’aviation comme pilote de chasse. C’est une expérience qui, au début, n’est pas enthousiasmante, mais souvent frustrante : aucun duel, aucune des acrobaties auxquelles il avait assisté en France, seulement la routine et l’infériorité technique par rapport à l’ennemi. Il doit attendre le 7 avril 1916 pour obtenir sa première victoire, à laquelle vont succéder trente-trois autres qui ont fait de lui le pilote italien de la Première Guerre mondiale avec le plus de victoires, l’As des As. Après le désastre de Caporetto, il est tué le 19 juin 1918 au cours d’un vol de mitraillage des troupes ennemies sur le Montello, pendant l’offensive autrichienne dite du Solstice.
La vie de Baracca est complexe et difficile à glisser dans un cadre: amant de la belle vie, des femmes, de l’opéra, du bal, mais aussi soldat sérieux, précis et consciencieux, courageux mais peu enclin à des comportements inutilement périlleux. Passionné par la technique et la technologie, courageux, il était marqué par les valeurs traditionnelles telles que celles de la cavalerie. Plein d’affection pour sa mère, il était cependant désireux de mener une vie autonome jusqu’à ne parler à personne de ses nombreuses relations amoureuses, et il adressa de préférence à son père les lettres de France pendant ses deux périodes d’entrainement.
Toutes ces caractéristiques de Francesco Baracca apparaissent dans sa correspondance, à laquelle il faut ajouter un journal personnel qui couvre la période du 21 août 1915 au 11 avril 1916. Il y a bien plus d’une centaine de lettres qui vont des années de lycée jusqu’aux jours précédant sa mort. La grande majorité sont adressées à sa mère et une plus petite quantité à son père, mais il est certain que Francesco écrivait très fréquemment aussi à ses amis des deux sexes, à ses fiancées et amantes. En effet, dans les lettres qu’ils lui envoyaient, se trouvent de fréquentes références à son propre courrier. La présence surabondante des lettres à ses parents est due à deux raisons : d’un côté, le lien fort et moderne (usage du “tu” et non du “vous”) qui unissait la mère et le fils, et une certaine complicité masculine qui le reliait à son père ; de l’autre, le fait que la famille a transformé les lettres du fils en une sorte de mémorial confié à la bibliothèque municiple F. Trisi de Lugo, et au musée du Risorgimento de Milan, et, dans une moindre mesure à la 91e escadrille de chasse, l’unité que Francesco commandait.
Il fut donc un correspondant attentif qui utilisait sa correspondance pour maintenir vivants les rapports interpersonnels de toute sorte, mais aussi pour faire connaitre sa propre vision de la guerre, et d’abord de la vie militaire. Pendant le conflit, les lettres servaient aussi à transmettre à sa mère et, par son intermédiaire, à un auditoire beaucoup plus large, l’image de soi que les aviateurs commençaient à façonner. Ses lamentations portaient sur la considération péjorative dans laquelle étaient tenus les aviateurs et, encore plus, dans la première phase de la guerre, sur la mauvaise organisation des unités et la mauvaise compréhension des particularités complexes de l’aviation. Mais ce qui émerge avec vigueur des lettres, c’est la description de l’expérience du combat en vol, avec aussi la perception attentive de ce qu’on voyait au sol. Par exemple, à propos de sa victoire du 11 février 1917, il écrivait à sa mère : “Imagine quel spectacle j’ai vu vers le bas, tout Udine et des dizaines de milliers de gens ! Quatre ou cinq appareils volant à 150 ou 170 kilomètres à l’heure, peu éloignés les uns des autres, dans le feu des mitrailleuses.”
Francesco Baracca est ainsi, à travers ses lettres, le témoin italien le plus attentif de ce type de guerre complètement nouveau : la guerre aérienne. Par son écriture de forme correcte, dépourvue d’exagérations rhétoriques et des héroïsmes faciles qui remplissent les lettres de tant de jeunes officiers, il réussit à rendre les difficultés du vol et ses dangers, en tenant compte de l’autocensure qu’il applique aux situations les plus périlleuses pour atténuer l’appréhension maternelle.
Les lettres de Baracca sont atypiques parmi celles des jeunes officiers. Lui-même était jeune : il est mort à 30 ans à peine. Mais elles semblent écrites par un homme mûr qui ajoutait à un fort patriotisme et à une acceptation convaincue du conflit, la conscience de sa dureté et de sa férocité.
Des lettres de Baracca ou des extraits de celles-ci ont été utilisées dans des livres qui lui sont consacrés, à partir des années 1920. Dans notre livre, Francesco Baracca, una vita al volo. Guerra e privato di un mito dell’aviazione (Udine, 2000), nous avons aussi largement utilisé sa correspondance et son journal personnel.
Irene Guerrini et Marco Pluviano, septembre 2016. (Traduit par Rémy Cazals.)

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Malet, Charles (1897-1978)

Jean Charles Malet est né à Bessières (Haute-Garonne) le 14 juin 1897. Ajusteur mécanicien de profession, il est devenu chauffeur d’automobile à l’entreprise Brusson de Villemur-sur-Tarn. On a de lui 9 lettres adressées à son patron de 1916 à 1919, dans les archives de l’entreprise déposées aux Archives de la Haute-Garonne, et une photo, au volant de la voiture patronale, dans le livre collectif La chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, CAUE de la Haute-Garonne et Loubatières, 1993, p. 81.
Ajourné pour faiblesse en 1915, il est reconnu bon pour le service armé en 1916 et affecté à l’aviation. Sa lettre du 14 août 1916 signale son arrivée en caserne à Bordeaux. Dans celle du 10 septembre, venant de l’école militaire d’aviation de Pau, il décrit le travail de mécanicien et les examens à passer. Le 10 décembre, il regrette de ne pas avoir pu devenir pilote car il aurait voulu vivre « au grand air » et il fait allusion à M. André, le fils du patron qui, lui, a réussi (voir la notice André Brusson qui explique dans quelles conditions). Toujours à Pau, le 1er janvier 1917, il souhaite la fin de cette « misérable guerre ». Envoyé au 2e groupe d’aviation à Lyon, il trouve dans cette ville la vie peu agréable (28 mai). Parti pour le Maroc en juin 1917, il est d’abord mécano monteur à Casablanca où il trouve qu’il fait bien chaud (15 juillet), qu’il faut supporter le sirocco et les fièvres ; il décrit la ville arabe et un défilé militaire. Le 7 novembre, toujours de Casablanca, il remercie son patron pour un mandat (voir les notices Antonin Brusson et Jacques de Saint-Victor) et lui dit qu’il avait bien raison de penser que la guerre serait longue. Sa dernière lettre, de Bou Denib le 25 février 1919, critique un « pays de sauvages que l’on ne peut arriver à soumettre » et remercie pour un autre mandat et pour la promesse de lui réserver le poste de chauffeur.
En effet, la date du retour est proche ; il est démobilisé le 29 septembre 1919 et il reprend son travail quelques jours plus tard, chauffeur attitré d’Antonin Brusson, puis d’André Brusson. Il se marie en 1931. Toute sa famille ainsi que sa belle-famille travaille chez Brusson. Il meurt à Toulouse le 25 mars 1978.
Rémy Cazals, mai 2016

Grâce aux renseignements fournis par Jean-Claude François, auteur du livre Les Villemuriens dans la Grande Guerre, Les Amis du Villemur historique, 2014.

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Papillon (famille : 8 témoins)

Ayant acquis une maison à Vézelay (Yonne), habitée depuis un siècle par des gens modestes, les Papillon, Madeleine et Antoine Bosshard découvrent « un petit paquet, ficelé, de lettres de 1915, puis d’autres encore, et finalement tout le courrier de la famille, de la fin du XIXe siècle aux années 1950 ». Les lettres de 1914-1918, confiées pour expertise à deux historiens, ont été publiées en 2003. Si les noms de Marthe, Joseph, Lucien et Marcel Papillon sont retenus comme « auteurs » du livre, il s’agit en fait du témoignage de huit membres de la famille.
Huit témoins
Les parents, Léon et Emélie, assurent la « permanence » à Vézelay. Ils sont les principaux correspondants de leurs fils mobilisés et de leur fille, domestique à Paris. Léon (1861-1931), descendant de tailleurs de pierres, chef cantonnier, possède quelques terres, bois et vignes. C’est Emélie (1864-1937) qui écrit, donnant les nouvelles des uns aux autres, des conseils de modération dans leurs dépenses à ses chenapans, Joseph et Lucien, et veillant à ce que chacun garde le contact. Ainsi à Lucien (20-9-15) : « On a reçu ta lettre du 15 ce matin. On était bien inquiet de ne pas avoir de tes nouvelles. Ça faisait dix jours que l’on avait rien reçu de toi. Ne sois pas si longtemps que ça une autre fois. » Marcel (1889-1975), l’aîné des enfants, après de bonnes études, est devenu clerc de notaire. Mobilisé dès les premiers jours, il est affecté au 356e RI. Épistolier principal de la famille, il témoigne sur les combats de l’infanterie. Il est démobilisé en août 1919, comme sergent fourrier au 22e d’infanterie coloniale. Joseph (1891-1915) part au 13e Dragons comme bourrelier-sellier. Jusqu’en octobre 1915, il court peu de risques, par contraste avec la situation de Marcel, mais il est alors intoxiqué lors d’une attaque au gaz et meurt à l’ambulance de Mourmelon-le-Petit, le 6 novembre. Marthe (née en 1893) est en 1914 employée de maison chez de riches commerçants parisiens ayant belle demeure à Fontainebleau. Ses lettres constituent un beau témoignage sur la vie à Paris et sur les rapports sociaux entre patrons et domestiques. Lucien (1895-1968), cultivateur, entre à la caserne en décembre 1914 au 89e RI. Fin mai 15, il est envoyé sur le front, au 168e. Il est blessé une première fois en 1915 et une deuxième fois en 1916. Ses lettres, publiées sans correction des fautes, contrastent avec celles de Marcel. Il écrit de manière phonétique, le même mot pouvant présenter une forme différente à deux lignes de distance. Ainsi (27-9-15) : « L’ataque que [je] vous avais parlé c’est trai bien passée. Je suis été blessé d’ai le débu de l’attaque. Je suis blessé à l’épaulle gauche. » Si la plupart des Français mobilisés en 1914 savaient écrire, la maîtrise de la langue était très inégale d’un combattant à l’autre. Parfois au sein de la même famille. Au-delà des fautes d’orthographe ou des tournures maladroites, c’est aussi la capacité à traduire son expérience en mots qui diffère lourdement. Tandis que Marcel raconte les combats auxquels il prend part avec force détails, Lucien écrit simplement, le 11 mai 1917 : « Je te garanti que nous anvoillons [en voyons] des merdes. » Les deux plus jeunes frères, Charles (né en 1897) et Léon (né en 1900) ont été moins touchés par la guerre. D’abord réformé, Charles est devenu mécanicien d’aviation. Léon était trop jeune pour faire la guerre et n’a pas quitté la maison familiale, ni l’activité de cultivateur.
Des apports variés
À ses parents, Marcel ne cache pas la pénibilité de sa vie au front : il ne gomme pas les aspects les plus durs des conditions matérielles et des combats auxquels il participe. Le 17 mai 1915, il écrit : « Quel tableau ! on voit des lambeaux de chair et des bouts de capote, voire même un bras ou une jambe accrochés aux branches déchiquetées des chênes. » Les historiens qui ont parlé d’aseptisation de la guerre dans les récits des combattants auraient dû en lire. Mais Marcel oscille comme beaucoup entre besoin de raconter et nécessité de rassurer. Le 31 mai 1915, alors que son frère va rejoindre le front, dans l’infanterie, Marcel note : « Chers parents, je vous ai écrit carrément ma façon de penser avec toutes mes récriminations à certains moments. J’ai peut-être eu tort. Car vous avez déjà assez de préoccupations sans cela. Mais c’était plus fort que moi. Maintenant que nous sommes 2 [au front], vous serez encore bien plus sur le qui-vive. » En réalité, les lettres qui suivent montrent qu’il ne renonce pas aux récits saisissants de sa vie aux tranchées. Devant l’horreur, « carnage », « extermination d’hommes », « guerre de cent ans », Marcel réclame la paix dès novembre 1914 et à plusieurs reprises ensuite. Il critique les embusqués, il suggère que ceux qui veulent la guerre viennent la faire. Il souhaite que le mauvais temps détruise les récoltes, ce qui hâterait la fin. Sur le fond, le témoignage de Lucien est tout aussi intéressant : quasiment muet sur les combats, il rend systématiquement compte dans ses lettres de sa situation matérielle et de ses besoins. Son témoignage rappelle ainsi l’importance des colis que lui expédie notamment Marthe, sa sœur, depuis Paris. Les lettres de Lucien révèlent également son désir de voir la guerre se terminer, ou, du moins, son désir d’échapper à la violence et aux souffrances de la vie au front. Le 27 septembre 1915, il estime que sa blessure est un bon filon. De Paris, Marthe écrit à ses parents et à ses frères, leur envoyant des colis et leur faisant envoyer des colis par sa patronne. Celle-ci tricote pour les soldats et participe à l’œuvre de la Croix Rouge. Mais la domesticité est fort exploitée, et c’est parfois « en fraude », c’est-à-dire en quelques minutes prises sur un temps de travail sans limite, que Marthe peut écrire. Elle critique les vacances de ses patrons à Nice et les dîners « à tout casser, vins fins, champagne », ce qui, en ce moment, « ne devrait pas être permis ». Auparavant, le 3 août 1914, elle avait montré qu’à Paris aussi « rien ne marche plus et tout le monde pleure », ce qui est bien connu dans les campagnes.
La solidarité du clan
En elles-mêmes, les lettres de chacun sont riches, mais publiées dans l’ensemble familial elles prennent une nouvelle épaisseur. Grâce à ces regards croisés, les relations humaines se dévoilent. Marcel et Joseph ne vivent pas la même guerre. Marcel écrit ainsi à ses parents (17-5-15) : « Je vois que Joseph ne sera jamais si heureux que pendant la guerre, car il n’a jamais connu la misère. Son emploi vaut une fortune. Ce n’est pas comme nous, pauvres misérables. » Le déchirement de Marcel à l’annonce de la mort de Joseph est terrible. Lui qui était jusqu’ici compréhensif à l’égard de l’ennemi est assailli par un désir de vengeance. Le 27 novembre 1915, il écrit : « Quel malheur. Je ne m’attendais pas à une pareille nouvelle. Je suis consterné. Je n’ose pas y penser. […] Ignoble race de boches. Je ne sais ce que l’avenir me réserve. Mais si l’occasion s’en présente, il n’y a pas de pardon, je le vengerai. » Les pages qui entourent le silence de Joseph et l’annonce officielle de sa mort constituent un bon témoignage sur l’angoisse des familles, le désir de conserver un espoir malgré tout. Alors que la lettre maternelle du 1er novembre est retournée à l’envoyeur avec la mention « le destinataire n’a pu être atteint », Marthe écrit encore à ses parents, le 15 : « Avez-vous des nouvelles de Joseph ou alors que devient-il ? […] Une lubie ne lui durerait pas aussi longtemps. […] Tout cela donne à réfléchir. Mais si jamais il est en bonne santé et que ce soit un caprice, qu’est-ce que je lui passerai ! »
Sur Lucien, le regard de Marcel est celui d’un grand frère bienveillant : lui qui se met régulièrement en colère contre les embusqués incite son frère à choisir une arme moins exposée que l’infanterie. Plus tard, il se réjouit de sa « fine blessure » et l’encourage à prolonger sa convalescence. Il lui écrit (9-11-15) : « Tu ne me dis pas si on t’a retiré ton éclat d’obus. Si tu l’as encore, tâche de tirer au cul avec ça. Après ta permission, tu retourneras sans doute au dépôt. Essaie d’y rester un moment. Mais quand tu verras que ton tour approche, tu pourrais choisir un régiment en partant comme volontaire lorsque l’on demandera un renfort, de préférence un régiment de réserve. […] Si, étant au dépôt, on demandait des hommes pour le génie (pour rester en France) ou pour apprendre la mitrailleuse (la mitrailleuse, c’est un bon filon) tu n’as qu’à demander. » C’est d’ailleurs de Lucien que Marcel se rapproche le plus dans les souffrances quotidiennes, le désir d’échapper au front et de voir la guerre se terminer. Marcel aussi se réjouit de trouver un bon filon comme en septembre 1915 : « Je suis tantôt près du capitaine, tantôt au téléphone pour transmettre les ordres. Et au lieu de rester dans la tranchée à me faire geler la nuit et le jour, je suis dans une solide cabane et j’ai l’avantage de pouvoir dormir une partie de la nuit. » Les relations sont étroites aussi avec les jeunes restés à Vézelay et on aspire à de belles parties de chasse. La solidarité du clan familial se double d’un rapport étroit au « pays » : souci de se retrouver entre camarades du pays, de recevoir des nouvelles du pays. En cela aussi, les frères Papillon de Vézelay sont proches des soldats de toutes les régions de France.
« Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! »
Pour conclure, donnons la parole à Marcel, qui écrit (13-4-15) : « Nous avons passé une semaine terrible, c’est honteux, affreux ; c’est impossible de se faire une idée d’un pareil carnage. Jamais on ne pourra sortir d’un pareil enfer. Les morts couvrent le terrain. Boches et Français sont entassés les uns sur les autres, dans la boue. On marche dessus et dans l’eau jusqu’aux genoux. Nous avons attaqué deux fois au Bois-le-Prêtre. Nous avons gagné un peu de terrain – qui a été en entier arrosé de sang. Ceux qui veulent la guerre, qu’ils viennent la faire, j’en ai plein le dos et je ne suis pas le seul. […] Dans la passe où nous sommes, la mort nous attend à tout moment. […] Enfin, il ne faut pas désespérer, on peut être blessé. Quant à la mort, si elle vient, ce sera une délivrance. […] Si jamais l’on rentre, on en parlera de la guerre ! » Dernière phrase qui signifie qu’il y aura des comptes à régler, des changements (politiques ? sociaux ?) à effectuer. Mais il semble que, comme beaucoup, les Papillon aient préféré oublier. Marcel est entré dans les chemins de fer. Il s’est marié en 1935, à 46 ans, et a terminé sa vie à Saintes. Après son mariage en 1917, Marthe fut employée dans un grand magasin. Décoré en septembre 17, obtenant une citation dans les derniers affrontements d’octobre 18, Lucien revient de guerre avec un emphysème qui le handicape à vie. Démobilisé au printemps 19, il devient maçon et se marie en 1932. Figure locale haute en couleur, il est apprécié pour ses qualités d’artisan par les personnalités du monde artistique vivant à Vézelay.
Cédric Marty et Rémy Cazals

*Marthe, Joseph, Lucien, Marcel Papillon, « Si je reviens comme je l’espère », Lettres du Front et de l’Arrière, 1914-1918, recueillies par Madeleine et Antoine Bosshard, postface et notes de Rémy Cazals et Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2003, 399 p. Édition de poche dans la collection Tempus, Paris, Perrin, 2005. Voir aussi Rémy Cazals, « L’originalité du témoignage de la famille Papillon », dans L’Yonne dans la Grande Guerre 1914-1918, Actes du colloque de novembre 2013, Auxerre, Les Cahiers d’Adiamos 89, n° 10, 2014, p.71-83, avec photos des membres  de la famille.

Nous devons beaucoup à la recherche généalogique effectuée par Michel Mauny, que nous remercions.

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Brusson, André (1893-1984)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle Rous et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. Voir les autres notices Brusson et celle de Gabrielle Rous.
Un fils de famille
La guerre d’André Brusson n’est pas tout à fait la même que celle de la plupart des ouvriers de l’usine. Il est mobilisé dans la cavalerie, au 10e Dragons de Montauban où il devient brigadier. Montant vers le front en avril 1915, il fait d’abord un séjour agréable à Maisons-Laffitte, puis arrive en mai dans un secteur calme, en Champagne, où les travailleurs des deux camps aménagent leurs tranchées en pleine vue de l’ennemi, sans se tirer dessus. Il y connaît toutefois la boue, l’humidité et le froid aux pieds, et, dans le commandement, ce qu’il résume en « Insouciance, Incompétence, Désordre ». Contrairement à ce que croient ses parents, les soldats ne sont ni religieux, ni enthousiastes. Il reçoit de nombreux colis : 13 entre le 8 janvier et le 4 février 1916. Il ne rate pas une occasion de revenir à Villemur et suggère même à son père de lui faire obtenir une permission de vendanges en septembre 1916, tandis que ses parents l’en dissuadent : « Nous avons souvent pensé à toi et nous sommes au regret de n’avoir pas osé te faire obtenir cette permission tant désirée. Tout Villemur aurait jeté les hauts cris et nous aurait peut-être aussi plus tard lancé des pierres à toi et à nous. Il faut penser à l’avenir, aux révolutions futures qui pourraient arriver ou pourront arriver après cette affreuse guerre. »
En octobre 1916, pistonné par un général ami de la famille, André entre dans l’aviation. Il commence par un long séjour à Étampes où il apprend à piloter, période entrecoupée d’excursions en auto avec le fils Dubonnet, et de coûteuses virées à Paris. En décembre 1917, il est surpris deux fois de suite en permission irrégulière et, puni, il est envoyé au 81e d’artillerie lourde en février 1918. Il n’y reste que quelques jours car il se porte aussitôt volontaire pour les tanks, ce qui implique une nouvelle phase d’apprentissage, à Orléans cette fois. Il approche du front en septembre, nommé maréchal des logis, et participe à une attaque à la fin du mois. En octobre, de repos à Paris, il apprend l’armistice avant toute nouvelle attaque. Les besoins d’argent restent pressants, surtout en occupation d’une tête de pont sur la rive droite du Rhin. Mais il faut aussi songer aux choses sérieuses : « Que tu ailles dans le Palatinat ou ailleurs, lui écrit son père, il s’agira de glaner, soit en industrie, soit en agriculture, tout ce qui te paraîtra intéressant, sans oublier le perfectionnement de la langue, à toi d’en profiter. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Résal, Louis (1895-1925)

Louis Résal, né à Lyon en 1895 ; est en classe préparatoire scientifique en 1914 ; il intègre l’artillerie. Pendant son stage d’aspirant à Fontainebleau à l’été 1915, il est muté dans l’aviation comme observateur. Il effectuera des réglages d’artillerie jusqu’en 1918 (C 51 puis C 260). Sous-lieutenant en avril 1916, il finit la guerre avec deux avions ennemis descendus, deux blessures et quatre citations. En 1919 il entre à Polytechnique. Il meurt accidentellement en 1925.
Voir la notice Résal, Paul.

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Résal, Paul (1894-1983)

1. le témoin
Paul Résal, né en 1894, est licencié en Lettres et en année préparatoire à Sciences-Po en 1914. Caporal en 1915 au 18e régiment d’artillerie, il obtient l’aviation après un séjour de 9 mois à Carency en Artois. Volant à la N 83 (protection), il est blessé en mars 1917, puis revole en janvier 1918 à la C 46 (chasse) dont il prend le commandement (comme sous-lieutenant) en octobre 1918 ; deux victoires, trois citations, légion d’honneur en avril 1917. Il meurt en 1983. Voir les notices de ses frères Salem, Younès et Louis.
2. le témoignage
L’important fonds épistolaire de la famille Résal, constitué pendant la Grande Guerre, a déjà donné lieu à l’élaboration d’un film documentaire (L. Veray, Cicatrices, 2013) et à la publication de Femmes sur le pied de guerre. Chronique d’une famille bourgeoise 1914 – 1918 (Résal J., Allorant P., Septentrion, 2014). Avec La Grande Guerre à tire d’ailes, correspondance de deux frères dans l’aviation (1915 – 1918), édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, Edition Encrage (Prix aéro-club de France 2015), l’accent est mis surtout sur les échanges des deux frères Louis et Paul. Il s’agit d’un choix de lettres, échangées de 1915 à 1918, qui nous permet d’entrer dans le vécu de la guerre de deux jeunes étudiants issus de cette famille d’ingénieurs polytechniciens. Ces deux frères, sportifs et passionnés d’aviation avant-guerre, deviennent respectivement observateur et pilote de chasse et s’écrivent régulièrement, échangeant aussi avec leurs parents et leurs frères et sœurs. Ce choix de lettres est complété par des extraits d’Heures de Guerre (annexe 22), rédigé en 1942 par Paul et qui raconte son expérience du conflit.
3. analyse
a) le quotidien
Les échanges de lettres décrivent d’abord ce qu’est la vie de l’aviateur de la Grande Guerre (formation, missions, combats, anecdotes). Paul et Louis veulent témoigner sur ce qu’ils font, décrire leur quotidien, expliquer leurs vols. Le danger est minoré dans la correspondance avec la mère, les détails techniques s’effacent pour les sœurs mais sont centraux avec les frères et le père. Louis lui écrit (4 novembre 1915, p. 54) : « tu m’as demandé depuis longtemps quel est le travail que je fais », s’ensuivent trois pages synthétiques qui décrivent la fonction d’observateur d’artillerie telle qu’il la pratique au quotidien. Paul évoque toutes les étapes de sa formation (Avord, avril 1916) : « Maintenant que j’ai 1 h 3/4 de vol, je pars tout seul (le moniteur met ses mains sur mes épaules), je vole seul malgré le vent et les coups de tabac.» Dans une autre lettre (septembre 1916), il évoque longuement la technique de l’atterrissage sur Nieuport 10, avec une clarté qui ferait honneur à un manuel de pilotage. Les combats sont décrits avec enthousiasme ou tourment moral (Paul à Louis, 5 mars 1917) « tu as su par la famille [il a écrit à son père] le combat que j’ai eu, et au cours duquel l’avion que je protégeais a été descendu. C’est une malheureuse affaire, et, pour moi, un début fâcheux bien que je n’aie rien à me reprocher. » Louis raconte des vols « intéressants », mais aussi une descente rapide alors que son pilote est blessé (18 mars 1916) ou les circonstances de sa propre blessure le 31 mai 1918. La volonté didactique de ces lettres, jointe à la clarté des descriptions donne un témoignage utile à qui s’intéresse à la guerre aérienne.
b) la guerre vue par des aviateurs
Un second thème se dégage avec des réflexions sur la guerre, sa conduite, son arrière-plan moral et politique. Le témoignage, sans allusion religieuse, évoque un arrière-plan conservateur, Louis qualifiant (p. 58) la gauche de l’Union sacrée en 1915 de « braillards lamentables », et évoque « ces salauds de socialistes, qui font encore du sentimentalisme absurde, et qui, du haut de leur grandeur, considèrent que la France serait déshonorée si elle reprenait l’Alsace-Lorraine aux Boches. » L’héritage antidreyfusard de la famille apparaît une fois (Paul, 31 janvier 1918, p. 209): « Il y a trois juifs à l’escadrille, caractère que je n’aime guère, mais ce sont des garçons instruits et bien élevés, avec qui je peux parler agréablement. » Leur vision de la situation stratégique en 1915 est souvent erronée, ils dépendent de la grande presse, « il paraît que les Russes filent une pile aux Boches ; de notre côté on ne mollira pas et je pense que c’est le commencement de la fin » (17 septembre 1915, p. 31) ou « les Serbes sont des types épatants et les affaires ont l’air de mieux tourner là-bas » (14 novembre 1915, p. 58). L’offensive de Champagne est vue comme une victoire française et ils gardent confiance au printemps 1918 devant les derniers succès allemands.
Paul, brigadier dans l’artillerie en Artois, décrit fin mai 1915 à Carency un moral très bas : « Je ne sais s’il en est de même dans ta région, mais ici l’esprit des hommes n’est pas fameux, j’allais dire détestable en pensant à certains types en particulier. Ils trouvent que cela va trop doucement, c’est vrai – et que jamais on ne repoussera le boche, qu’il vaudrait mieux terminer tout de suite, et que les biffins ne veulent rien savoir, et qu’ils en ont assez » (31 mai 1915, p. 277). Le thème des embusqués est récurrent, et Paul décrit ainsi ses condisciples : « Pour ce qui est des élèves, nous sommes très nombreux, 200. Les 3/4 sont des cavaliers qui, sur le point d’être mutés dans l’infanterie, ont demandé l’aviation. Sauf quelques amateurs, les autres sont venus là pour quitter le front et y retourner le plus tard possible. (…) Tous arrivés par piston. »
Les pilotes ont la réputation d’être des « noceurs » et Louis résume dans un passage intéressant – « je commence à bien les connaître »- ce qu’il faut penser des aviateurs (16 février 1916, p. 76) : « Ils sont enviés et c’est probablement pour cela qu’on dit qu’ils font la noce ». Il développe l’idée que bien que « chics » et parfois « un peu bluffeurs », les aviateurs sont simples et ne s’amusent pas différemment des autres militaires : lors d’un stage de tir à Cazeaux, 30 stagiaires sont cantonnés à Arcachon, « les premiers jours, des poules sont venues de Bordeaux sachant cette arrivée, et pour avoir de la clientèle. Au restaurant, on s’est fichu d’elles et, comme elles n’avaient aucun succès, elles ont fichu le camp et chacun de nous vit d’une façon bien pépère et bourgeoise. » Pour lui, ceux qui font une « noce carabinée » sont rares et ne sont pas approuvés par les autres aviateurs.
c) le combattant intime
Système des valeurs, relations avec la famille, maîtrise de soi : ces lettres évoquent l’espace intime du combattant et l’habitus d’une famille bourgeoise du début du XXe siècle. Les frères présentent nominalement à leurs parents leurs camarades, et leur mère s’enquiert d’eux souvent : elle leur écrit par exemple à l’occasion de blessures, elle s’informe de leur rétablissement. Malgré la mort d’un autre frère tué à sa batterie en 1914, Paul et Louis partagent confiance et énergie. Le combat aérien est recherché pour vivre un moment « très sport » avec un comportement que l’on espère « très chic ». Cet enthousiasme diminue chez Louis avec la durée de la guerre, il est remplacé par une recherche de contrôle de soi. En novembre 1915, sa mère Julie lui avait écrit (p. 53) : « quand tu as le noir, il ne faut pas te laisser aller à cette impression qui ne peut être que mauvaise pour toi. Tu admires l’énergie, et avec raison ; en cette circonstance, domine-toi et veuille reprendre ton équilibre. » Lors d’une crise morale beaucoup plus grave après l’échec d’avril 1917, il échange avec sa sœur : « J’ai peut-être fait des choses bien depuis que je suis sur le front, mais pas une ne m’a coûté l’effort de maintenant. (…) Malgré mes idées noires j’espère passer une bonne permission à Chaumes, qui me remontera un peu et me redonnera l’insouciance que j’avais en arrivant sur le front. Excuse-moi de te dire toutes ces choses peu remontantes, mais ça me fait du bien de te communiquer ce que je pense en ce moment. Ne montre pas cette lettre à Maman qui serait un peu affolée, dis-lui seulement que je vais très bien physiquement » (p. 164). Paul est blessé gravement et perd un œil dans un combat le 24 mars 1917 (il réussira à voler en opérations avec un œil de verre), il écrit à son père : « Tu as l’air étonné que j’aie accepté mon infirmité avec désinvolture, je trouve que ce serait le contraire qui serait surprenant : il est évidemment fâcheux de perdre une partie de ses facultés, mais devant le fait accompli et définitif, il me semble inutile et enfantin de se plaindre. (…) C’est, je crois, ce qu’un certain Zénon avait écrit à son père, il y a trois mille ans ; c’est assez simple, et je me demande pourquoi il en faisait un tel chiqué. » L’intime masculin affectif et surtout sexuel est rarement évoqué dans les écrits de la Grande Guerre, ce qui rend précieux un passage de Louis (20 ans) à son frère où il expose sa conception de ce que doit être sa sexualité (p.76) : « pour moi, tu seras peut-être épaté par ce que je vais te dire : je n’ai jamais baisé de femme et je ne suis pas allé au bordel ; voici pourquoi : d’abord je ne veux pas faire cette opération avec n’importe qui, cela me dégoûte et me fait le même dégoût que de me laver les dents avec une brosse à dent d’une personne étrangère ; on me proposerait de le faire avec telle jeune femme que je connais depuis longtemps et qui est bien, évidemment j’accepterais, mais avec la première putain venue cela me couperait la chique (…) cela ne m’empêche pas de dire des grivoiseries et d’en entendre et de les comprendre, et même de grosses cochonneries (…). Mes camarades à l’escadrille se doutent bien de ce que je suis, mais ils ne me blaguent pas à ce sujet, et me comprennent bien, du reste. » Une autre richesse de ces lettres est de nous présenter un parler « taupin », l’expression d’une oralité qui nous rend ces acteurs très vivants : les vols, les missions sont « épatantes », « très chouettes » ou « à la noix de coco », l’expression la plus récurrente étant « ça gaze » (ça va, c’est bien). Louis évoque des soucis pour une homologation de victoire « pour mon boche, cela ne gaze pas fort, on n’a pas assez de preuves, une seule n’est pas suffisante : alors, pour la croix, macache tu penses » (p. 168).
En 1942 Paul rédige ses souvenirs dans Heures de guerre et sa conclusion confirme, a posteriori, l’extrême diversité de la perception du conflit par les combattants et anciens combattants, à la fois à cause du cadre spécifique de l’aviation, très différent de la tranchée, et de celui des valeurs personnelles, sociales et politiques, avec lesquelles le conflit a été vécu : « Si la guerre est une réalité abominable, elle est, pour ceux qui se battent, l’occasion, même s’ils n’en ont pas conscience, de mener l’existence la plus conforme à leur vocation d’homme, le désintéressement et l’esprit de sacrifice étant l’exigence fondamentale de la nature humaine ; c’est pourquoi tant de ceux qui ont fait la guerre, ont gardé la nostalgie d’une époque exaltante, dont souvent ils n’ont pas retrouvé l’équivalent dans le bonheur de la paix » (p. 312).

Vincent Suard, février 2016

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Mascaras, Paul (1894-1955)

Fils unique de bijoutiers d’Albi (Tarn), il naît à Toulouse le 5 septembre 1894. Études au lycée Lapérouse d’Albi, puis aux Beaux-Arts à Toulouse. Passionné de photographie. Catholique pratiquant. Devance l’appel pour pouvoir choisir son régiment et rester près de chez lui. La guerre le trouve donc au 15e RI d’Albi, où il a obtenu le grade de caporal. Commotionné par un bombardement en novembre 1914, il est évacué vers Lourdes, puis il effectue un stage à Nice avant de remonter comme sergent mitrailleur au 1er RI, puis sous-lieutenant. Il participe aux deux batailles de Champagne en 1915. L’année suivante, il est à Verdun en mars (côte du Poivre) et dans la Somme en août et septembre (Maurepas, Combles). Son régiment subit de lourdes pertes au cours de l’offensive Nivelle à Craonne et au plateau de Californie. D’août à octobre 1917, il appuie l’armée anglaise à Passchendaele. Il demande à être muté dans l’arme aérienne et l’annonce à ses parents dès janvier 1918 : « Je n’agis pas à la légère. Souhaitez que je rentre dans l’aviation. » Mais il doit encore, fin mars-début avril 1918, combattre pour la défense de Noyon au cours de l’offensive Ludendorff. À partir du 5 avril, tout change ; il passe de l’école d’aviation militaire de Dijon à l’école de pilotage de Levroux-Vineuil (Indre), où il bousille « un zinc qui ne volera plus, je vous l’assure », à celle de Pau et enfin à l’école de tir aérien de Biscarrosse. Le 11 novembre arrive alors qu’il n’est pas encore reparti vers le front ; son petit-fils pense que le choix de l’aviation, malgré les risques, lui a sauvé la vie. Après la guerre, il reprend le petit commerce familial, mais continue à s’intéresser à l’aviation civile comme instructeur et examinateur, ainsi qu’au rugby au Sporting Club albigeois.
Son petit-fils, Pierre, a retrouvé dans le grenier de la maison familiale une malle contenant le témoignage du combattant de 14-18 : deux carnets de route ; 1200 lettres adressées à ses parents ; 200 photos. Il a utilisé ce corpus en donnant des articles à la Revue du Tarn et en organisant, avec le service départemental de l’ONAC une exposition pour le Centenaire. Certaines de ces lettres furent ouvertes par le contrôle postal militaire, notamment en mai 1917, époque des mutineries, mais il n’y avait rien à censurer. Par contre, dans une autre lettre, du 19 juin 1915, deux pages sont caviardées, mais de façon tellement maladroite qu’on peut lire tout le texte sans trop de difficulté, un récit de fraternisation en première ligne, du côté de Sapigneul : « Nos tranchées sont parfois à 6 ou 8 mètres de distance. Je viens à l’instant de causer un petit brin avec les Boches qui nous disent qu’ils en ont assez. Ils viennent de m’envoyer un boîte de cigares et mes poilus, en échange ont envoyé deux journaux, Le Matin et Le Petit Journal ainsi que quelques billes de chocolat. Nous nous voyons car personne ne se cache et ne se tire un coup de fusil. » Les photos prises par le mitrailleur représentent son équipe et son matériel, sa cagna, un groupe de prisonniers allemands blessés à Maurepas, fin août 1916, des prisonniers transportant des blessés sur un brancard, puis quelques clichés du jeune pilote.
Rémy Cazals
* Articles de Pierre Mascaras dans la Revue du Tarn n° 188, hiver 2002, p. 637-656 et n° 196, hiver 2004, p. 695-710. Catalogue d’exposition, Fragments de Vie, Paul Mascaras, un Albigeois dans la Grande Guerre, Albi, ONAC, s. d., 54 p.

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Leclabart, Louis (1876-1929)

À la recherche des traces rupestres réalisées par les combattants de 14-18 dans les carrières souterraines de l’Aisne et de l’Oise, Thierry Hardier s’interrogea sur la signature d’une des œuvres majeures, une représentation de Jeanne d’Arc de 2 m sur 1,20 : « Louis Leclabart 1916 – Souvenir du 12e RIT ». Il découvrit que le même sculpteur avait laissé quatre importantes traces rupestres dans cette même carrière du Chauffour, qu’il avait également signé des monuments aux morts, et que ses descendants possédaient encore de nombreux dessins et autres œuvres. Au final, avec son collègue d’arts plastiques Benoît Drouart et les élèves du collège Paul Eluard de Noyon, il pouvait publier un beau livre illustré de 96 reproductions : Louis Leclabart, Un artiste picard dans la Grande Guerre, Cap Région éditions, 2010, 164 p.
Louis Leclabart est né à Péronne (Somme) le 26 juillet 1876, aîné de huit enfants. Ses talents reconnus, il a pu étudier à l’école des Beaux-Arts d’Amiens dirigée par Léon Delambre. Marié en 1898, il a deux fils. Il travaille dans l’atelier d’Albert Roze, puis en association avec Paul Beaugrand, et il commence à se faire connaître avant la guerre. Du fait de son âge, il est mobilisé dans la territoriale (12e RIT), mais l’avance allemande est telle que le régiment doit être engagé dans de très durs combats entre septembre et novembre 1914, pour la défense d’Amiens et pour la course à la mer. Par la suite, dans la plaine de Flandre, en Belgique, le régiment territorial tient des tranchées de première ligne ou est utilisé à des travaux de terrassement. Louis, nommé caporal, exerce les fonctions de brancardier. C’est entre le 20 juin et le 11 septembre 1916 qu’il a travaillé au Chauffour. Le 10 mars 1918, il passe à l’escadrille SAL1 comme dessinateur de plans directeurs à partir de photos aériennes (et il illustre son carnet personnel de dessins d’avions et de scènes aéronautiques).
Sur son carnet de croquis, équivalent d’un carnet de voyage, il fait 145 dessins à la mine de plomb : portraits, tranchées, armes, cimetières français et allemands, en remarquant une scène particulière représentant un soldat assis, penché, lisant une lettre, intitulée « Le cafard ». Il n’a pas dessiné pendant les périodes de combat et n’a pas représenté les horreurs de la guerre. La pierre calcaire du Noyonnais se prêtait bien à la sculpture. La Jeanne d’Arc de la carrière du Chauffour, à forte valeur symbolique, est placée en hauteur, à l’angle du poste de commandement, à 250 m de la 1ère ligne. À proximité, il a également réalisé un sphinx de 2 m de haut, rappel de son intérêt pour l’art égyptien. Parmi les autres œuvres sculptées, on peut retenir cette « pleureuse » placée par Leclabart sur la tombe de trois militaires français enterrés et honorés par les Allemands (à Trosly-Loire, Aisne). Démobilisé le 6 janvier 1919, il sculpta encore le décor de huit monuments aux morts dans la Somme (dont celui d’Abbeville), avec une tendance à représenter des soldats se dégageant de la masse de pierre. Thierry Hardier a remarqué les détails réalistes montrant que l’auteur était un vrai poilu : « La jugulaire du casque Adrian n’est pas fixée sous le menton mais passe au-dessus de la visière ; les pointes du col de la capote ont tendance à se redresser légèrement sous l’effet d’un usage prolongé ; et les parties en cuir des cartouchières, au niveau de leur fermeture, se déforment un peu à force d’être exposées aux intempéries. »
Rémy Cazals

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