Dedryver-Debeire, Jeanne (1908- après 1986)

Souvenirs et grâces d’état d’une enfant durant la Première Guerre mondiale en zone occupée

1. Le témoin

Jeanne Dedryver (1908 – après 1986) est née et a vécu à Tourcoing (Nord). Fille d’un couple d’instituteur et institutrice, elle a exercé longtemps la profession de dentiste, rue de Gand, dans cette même ville.

2. Le témoignage

Souvenirs et grâces d’état d’une enfant durant la Première Guerre mondiale en zone occupée a paru aux éditions de la Morinie (Lille, 1986, 86 pages) ; les textes, assez succincts, sont illustrés de dessins de l’auteure.

3. Analyse

Jeanne Dedryver commence son évocation, au titre un peu cryptique, en disant ressentir le besoin et l’intérêt de « raconter simplement ce qu’elle a vécu », notamment pour ses petits-enfants. Elle a 78 ans lorsqu’elle couche sur le papier ses souvenirs d’occupation, et ceux-ci se rapportent à une période où elle était âgée de six à dix ans. C’est un récit bref, qui évoque en fait plutôt des souvenirs d’enfance et des évocations de l’ambiance de la maisonnée familiale. Son père, mobilisé comme territorial, est resté de l’autre côté du front : sa famille, demeurée dans Tourcoing occupé, restera longtemps sans nouvelles de lui et l’auteure signale qu’elle avait perdu jusqu’au souvenir de son visage : (p. 23) « il était impossible de me le représenter, ce qui peut paraître étrange, puisque j’avais déjà six ans quand il est parti pour la guerre. » Les faits documentés sont rares, et c’est ici plutôt le ton intimiste qui peut présenter un intérêt dans ce document. J. Dedryver en est consciente : (p. 36) : « il peut apparaître dans tout ceci que la guerre elle-même eut peu d’importance pour moi. Mais j’étais une enfant, avec la capacité de vivre des instants sans en rechercher le pourquoi (…) ». La famille est évacuée vers la France non-occupée par la Suisse, probablement à la fin de 1917 ou au début 1918, mais les réfugiés doivent passer plus de quatre mois en Belgique : l’auteure signale le bon accueil des habitants belges lors de cette période et elle souhaitera « payer sa dette » en mai 1940, en allant chercher au hasard, sur la place de la gare de Tourcoing, une famille nombreuse de réfugiés belges pour les héberger. Ils retrouvent finalement le père qui les attend à Limoges. Ses dernières lignes signalent (elle a dix ans alors) n’avoir pas compris l’ampleur du drame vécu par le pays. Après la guerre, son père quittera l’enseignement scolaire pour enseigner la comptabilité aux mutilés de guerre.

Le recueil pose le problème du témoignage de l’enfant très jeune, ici restitué 70 ans après les faits ; ce petit ouvrage ne permet guère d’avancer sur cette question, on dira simplement que des impressions, des bribes, si ténues soient-elles, peuvent ressortir et représenter fidèlement un moment, certes fugace, mais qui appartient quand-même au témoignage : (p. 55), [les écoliers jouent dans la cours de récréation – peut-être en 1915, elle a sept ans] « des chevaux immenses montés par des uhlans au grand casque, entrèrent au galop par la porte cochère laissée ouverte, caracolant sur les pavés de la cour. Les enfants, effrayés par les chevaux, le bruit des sabots, la rapidité de l’action, n’eurent que le temps de se sauver, se rabattant contre les murs de la cour. Épisode de cruauté et d’arrogance qu’on n’oublie pas. Je suis sûre qu’aucun des enfants présents ne l’a oublié. »

Vincent Suard septembre 2021

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Lesage, Edgar (1898-1993)

Journal d’un brassard rouge

1. Le témoin

Edgar Lesage (1898-1993) est au moment de la guerre un jeune Lillois, originaire d’une famille de moyenne bourgeoisie.

2. Le témoignage

Ce témoignage, un petit carnet manuscrit, est apparu au moment de la grande collecte en 2014, et les AD 59 en détiennent désormais une copie numérique. Madame Lesage, fille d’Edgar, qui possède l’original, a transmis, via Martine Dumont, documentaliste aux AD 59, à Yvette Henel une reproduction scannée du document, et celle-ci en a assuré la transcription et sa publication dans « Lille Simplement, bulletin de l’Association des Amis de Lille », numéro 8, septembre 2019, 18 pages. Le carnet est un agenda 1914, dans lequel Edgar Lesage a tenu son journal de travailleur forcé (Brassard rouge).

3. Analyse

Le carnet décrit trois mois de travail forcé, du 11 juin 1917 au 31 août 1917. Sur la page de garde figurent dix-huit noms et adresses de Lillois, avec la mention « adresse des prisonniers qui ont refusé le travail ». Un titre intérieur annonce : « notes prises au camp de Dourges ». C’est une localité minière et un nœud ferroviaire, à proximité d’Hénin-Liétard (Pas-de-Calais), à environ 10 km des lignes anglo-canadiennes. Le document présente un double intérêt, car on a peu de récits des requis civils, et parce qu’il s’agit aussi d’une tentative de refus de travail forcé pour l’effort de guerre des Allemands.

A leur arrivée à Dourges, on demande d’abord aux jeunes gens de creuser des tranchées. Lui refuse, et il évoque les pressions multiples : station en plein soleil, soif, faim, simulacre de violence, argument de l’autorité selon lequel il s’agit d’abri et pas de tranchée…, et l’auteur finit par céder : « Quel malheur, j’en pleure comme un gosse » ; les jours suivants sa conscience est torturée : « Que la souffrance morale est terrible ». Avec quelques camarades, il décide de résister et reformule son refus de travailler. La répression reprend, ils sont cloîtrés en permanence dans des baraques, on leur retire leur paillasse, et les gardiens bouchent les croisées avec des planches. E. Lesage désigne dès lors ceux qui résistent comme les « prisonniers », les autres étant appelés «travailleurs ». Pour le terme global les désignant, il ne parle pas de « brassards rouges » mais « d’évacués ». Des camarades qui acceptent de travailler réussissent à les aider, et l’auteur relativise ses souffrances (19 juin) « nous couchons sur le treillis de fer c’est un peu dur, mais enfin on sait bien que dans cette guerre tout le monde doit souffrir. D’ailleurs si nous étions de l’autre côté, nous serions soldat (sic) et nous aurions bien d’autres souffrances. » Après quelques jours de ce traitement, la faim commence à faire fléchir le moral de certains : « On voit par les fissures de notre baraque les nôtres manger avidement quand nous sommes réduits à notre maigre morceau de pain séché. » Quelques uns cèdent, et sont conduits directement aux cuisines. Mais le contact n’est pas rompu avec l’extérieur, puisque certains – les travailleurs – peuvent retourner à Lille en permission le dimanche (environ une heure de trajet) et en revenant font passer du courrier aux prisonniers.

À la fin du mois de juin, il semble qu’un compromis soit trouvé, car les prisonniers acceptent de travailler, mais ne vont pas aux tranchées et restent à la gare à décharger des wagons, et l’amélioration de leur sort est immédiate: meilleure nourriture, et la porte de la prison reste ouverte (à l’intérieur du camp). Le dimanche suivant, E. Lesage signale toutefois qu’il est interdit aux prisonniers d’aller à la messe. Les « travailleurs » sont payés, 4 francs pour les hommes et 3 francs pour les « enfants », mais pas les « prisonniers ». L’auteur finit par obtenir de rentrer en permission à Lille, du samedi au dimanche, le 21 juillet, soit six semaines après son arrivée au camp. Par la suite, les mentions les plus fréquentes du journal concernent la qualité de l’alimentation ou les permissions. Le régime en est, pour les travailleurs, tous les quinze jours, lui mentionne être rentré à Lille les 21, 28 juillet et 19 et 26 août. Il signale aussi qu’une quête a été faite dans le camp pour les prisonniers, parce que ceux-ci ne gagnaient rien. Bien que « prisonnier », il signale sa réticence : (p. 38) « j’ai bien envie de refuser de recevoir ma part car plus tard on nous le reprochera toujours et à Lille nous aurons l’honneur d’avoir été content d’avoir eu recours à eux.» Le journal fait encore mention d’un accident mortel, une grenade ayant été placée par erreur dans un sac à peser, et l’explosion fait au total trois morts. Une dernière mention, le 31 août, clôt le journal : « On a retrouvé ce matin, un homme mort dans son lit. Il avait été réformé au début de la semaine et attendait son retour à Lille. » Après cette fin abrupte, il est difficile de dire si l’auteur est rentré chez lui, mais les requis étant en général plus nombreux à la belle saison, c’est vraisemblable.

L’impression générale est donc celle d’un sort difficile, avec des travaux forcés, à réaliser contre les alliés anglais et une tonalité patriotique très présente dans le récit, pour des jeunes de 18 ou 19 ans, isolés devant l’impressionnante autorité allemande. Il reste que les conditions semblent moins rudes que ce que rapportent les récits sur les déportés agricoles des Ardennes, avec une absence de mention d’amaigrissement et de dysenteries, une alimentation presque correcte et des permissions fréquentes, pour ceux qui cèdent aux injonctions de travail: est-ce parce que ce sont des jeunes gens « de bonne famille » ? Les adresses au début du carnet concernent plutôt des quartiers résidentiels, c’est une piste, mais seulement une piste.

Vincent Suard septembre 2021

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Painlevé, Paul (1863-1933)

Mathématicien de réputation internationale, membre de l’Académie des Sciences en 1900, et son président en 1919. Il suit de près les débuts de l’aviation et favorise son développement.

Il fait partie des savants convaincus de l’innocence du capitaine Dreyfus. Député du centre gauche, il siège comme ministre dans plusieurs gouvernements pendant et après la guerre.

Président du Conseil des ministres en 1917 (du 12 septembre au 13 novembre) ; à nouveau en 1925 pour une durée plus longue, 7 mois.

Mort en 1933. Funérailles nationales. Inhumé au Panthéon.

Voir sa biographie détaillée dans le livre d’Anne-Laure Anizan, Paul Painlevé, Science et politique de la Belle Époque aux années trente, Presses universitaires de Rennes, 2012.

Son livre de témoignage qui nous intéresse ici est Comment j’ai nommé Foch et Pétain, La politique de guerre de 1917, Le commandement unique interallié, Paris, Félix Alcan, 1923, 424 pages dont 116 de documents en annexe. En couverture, le nom de l’auteur est suivi de l’intitulé de ses fonctions qui lui font comme un devoir d’apporter son témoignage : « Ancien ministre de la guerre, Ancien président du Conseil ». Le titre du livre est valorisant (« j’ai nommé ») et il affirme la supériorité du pouvoir civil sur les chefs militaires aussi célèbres soient-ils. Les premiers chapitres décrivent la période critique de la fin de 1916 et du début de 1917 : crise du haut commandement ; échec de l’offensive Nivelle ; mutineries dans l’armée. Porté au pouvoir dans ces conditions tragiques, Painlevé justifie sa politique et met en valeur ses décisions fondamentales, d’avoir nommé Pétain général en chef de l’armée française, et choisi Foch comme futur généralissime des armées alliées. Dans ce livre comme dans les témoignages d’autres hommes politiques ou généraux, les pièces placées en annexe occupent une large place car Painlevé a eu besoin d’organiser une défense argumentée contre ses adversaires politiques et militaires, en particulier ceux qui ont cherché à mettre en cause le pouvoir civil pour effacer les erreurs des généraux Nivelle et Mangin en avril 1917.

Rémy Cazals, août 2021

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Paruit, Germaine (1900-1990)

14 ans en 1914, journal d’une adolescente

1. Le témoin

Germaine Paruit (1900 – 1990) grandit avec sa sœur Suzanne dans une famille de petite bourgeoisie commerçante, ses parents tiennent à Sedan (Ardennes) un magasin de vaisselle – porcelaine – cadeaux. Ceux-ci maintiennent leur activité commerciale pendant l’occupation allemande, et en décembre 1917 les deux jeunes filles sont évacuées par la Suisse vers la France non-occupée. Les deux sœurs terminent la guerre chez une tante à Dompaire (Vosges) en Lorraine.

2. Le témoignage

Germaine Paruit a tenu un journal durant toute la guerre et sa famille n’en a pris connaissance qu’à son décès ; sa fille, Colette Lubin-Pasquier, en a retranscrit les quatre cahiers qui formaient le manuscrit d’origine. Jean-Michel Pasquier, un des petits-enfants de Germaine, et possesseur actuel du manuscrit, ainsi que sa sœur et leurs enfants, ont décidé de le porter à la connaissance du public. Il a fait partie d’une exposition à Sedan, et d’une publication intégrale et permanente sur internet (14ansen1914.wordpress.com). Le texte, assez conséquent, présente quelques lacunes, des pages ayant été arrachées : il s’agit probablement d’autocensure [entretien téléphonique avec J.-M. Pasquier, avril 2021]. Quelques photographies d’époque en possession de la famille ont été intercalées dans la publication.

3. Analyse

Le journal de Germaine Paruit est un document riche, minutieux, il restitue bien l’ambiance de l’occupation, avec les pénuries, les réquisitions, les différentes brimades subies par la population civile, l’évolution du conflit tel qu’il peut être perçu par les occupés, et globalement les inquiétudes et les espoirs d’une jeune sedanaise. Celle-ci possède un beau niveau d’expression écrite, et sa chronique de l’occupation est animée par un patriotisme constant (« ces sales boches », quand dans son récit elle s’emporte). L’auteure décrit précisément les événements journaliers, elle utilise le communiqué, la presse (elle n’hésite pas à recopier de très longs articles) et les conversations familiales. Le magasin de ses parents est aussi un lieu privilégié pour le recueil de toute sorte d’informations.

À la fin du mois d’août 1914, le père reste pour garder le magasin tandis que Germaine, sa sœur aînée Suzanne, et d’autres femmes de la famille fuient devant l’avance allemande. Elles sont rattrapées à Reims et retournent rapidement dans Sedan occupé. Le magasin intact peut rouvrir, mais le père est à plusieurs reprises désigné comme otage. C’est d’octobre à décembre 1914, comme souvent chez les diaristes nordistes occupés, que les canards sont les plus nombreux et les plus « relayés »; et comme dans beaucoup de ces autres témoignages, Germaine montre assez vite qu’elle n’est pas dupe(23 septembre 1914) : « «On dit que Guillaume, en raison de la mort de ses trois fils (deux à la guerre, un de maladie), a demandé la paix à la France (…). Il est probable qu’il n’y a rien de vrai. » Le monde des informations extérieures n’est pas totalement clos, car la jeune fille cite parfois le Matin, ou décrit longuement en janvier 1915 les Horreurs de Dinant (août 1914), avec des sources évidemment proscrites en zone occupée.

L’année 1915 est assez lacunaire dans le récit, mais on peut trouver quelques mentions intéressantes. Ainsi le terme boche, en janvier 1915, est un « gros mot » et doit être à ce titre interdit aux jeunes filles : « le curé (…) est en colère quand il entend qu’on les appelle « Boches », « Prussiens » ». Il a dit à M. Devin qu’il y a quelque temps, [que] nous l’avions dit quand il a passé dans le jardin à côté de nous. ». Dans l’affaire de la crise des prisonniers allemands envoyés au Maroc, en février 1915, Germaine retranscrit le discours du commandant de la Place, qui justifie aux otages les mesures de rétorsion. La scène lui a probablement été racontée par son père : (16 février 1915) « Messieurs, voilà ce qui se passe au Maroc. Nos officiers prisonniers sont envoyés au Maroc et là, sous l’ordre des noirs, des noirs, ils travaillent tout nu, tout nu. C’est une injure faite à l’armée allemande et nous avons droit aux représailles. [« Quelle bêtise. Et puis ils ne méritent que ça ! »]. Mais comme la population s’est toujours montrée bonne pour nos soldats [« parlons-en ! »], nous n’userons pas de nos droits. »

Le magasin-maison familiale est, semble-t-il, d’assez grande taille, et de nombreux soldats allemands y sont souvent logés en 1916 et 1917. Germaine se plaint du bruit qu’ils font, des serrures du grenier qu’ils crochètent : «ils vont encore aller partout (…) de vrais cambrioleurs ». Un incident, en janvier 1916, se produit pour la troisième fois : des soldats, sans ordre, disent acheter de la porcelaine de prix en promettant de payer, le répétant plusieurs fois, puis, une fois la marchandise emballée, sortent un bon de réquisition. « Maman s’habille vivement pour aller avec eux à la commandanture, papa est obligé de se mettre en travers de la porte pour les obliger à attendre. (…) les soldats se sauvent, les parents réussissent à les faire arrêter par deux officiers qui passaient par là (…) Puis chez le commandant : « Là, ils sont vivement sermonnés par Alexander (Maman le devine à son ton et à l’attitude penaude des deux hommes). » Il reste que ce chef veut baisser les prix de la facture, la faire payer en bon de ville… Cet incident peut illustrer ce qu’est ce régime d’occupation léonin, qui repose en général sur un semblant de légalité, mais révocable à tout moment, selon les circonstances. Une autre mention peut compléter ce tableau d’ambiance, avec les réquisitions « abusives » : (avril 1916) « deux chauffeurs d’automobile sont venus aujourd’hui réquisitionner, et ont été très impolis. Comme nous n’avions pas ce qu’ils voulaient, ils ont regardé partout, ouvert toutes les armoires, maman avait beau se fâcher, leur demander s’ils étaient chargés de perquisitionner, ils continuaient toujours en riant. (…) J’ai regardé bien pendant ¼ d’heure dans la rue pour appeler un officier, aucun ne passait par malheur. Peut-être ne leur aurait-il rien dit, ils paraissent plus polis, mais au fond, ils ne le sont pas plus que ces deux sales types, quand on n’est pas de leur avis.»

Germaine évoque la pitié que lui inspire le spectacle des prisonniers, à cause de leur aspect famélique : ce sont des Russes, qui « ne cessent de nous regarder, espérant que nous leur apportons quelque chose. (…) ils ont l’air bien malheureux. », ou des civils français, déportés dans les Ardennes pour le travail forcé. Elle mentionne des fleurs portées au cimetière : (septembre 1916) « Il y a 55 Russes enterrés et beaucoup de prisonniers civils du nord (Wattrelos, Roubaix…). » Son témoignage direct est précis pour la description du passage à Sedan des prisonniers roumains en janvier 1917. Lorsque passent ces captifs sous-alimentés, les habitants essaient de leur lancer du pain ou du biscuit, «Ils se précipitent tous en rompant les rangs, les Allemands crient, maman a les mains égratignées par tous ceux qui se sont ainsi lancés comme des bêtes qui n’ont pas mangé depuis quelques jours, sur une proie. (…) c’est un désordre épouvantable, ils se précipitent sur tout ce qu’on leur donne. (…) Les Allemands tapent à coup de crosse er de bâtons sur les pauvres Roumains qui hurlent de douleur. Les soldats qui passent s’en mêlent également. Les officier prennent ces malheureux au collet, et les envoient rouler par terre en riant d’un air sarcastique. On ne se possède plus d’indignation d’un pareil traitement. (…) heureusement que les Allemands ne nous ont pas trop bousculés, sans cela nous n’aurions certainement pas pu nous contenir, on bouillonnait. Les gens étaient pâles, les yeux hagards, les traits contractés, beaucoup de femmes pleuraient. On pensait aux nôtres. Ceux qui ont un mari, leur fils ou leur parent prisonnier se demandaient avec terreur s’ils n’étaient pas ainsi traités. Si c’est cela, de la civilisation, qu’est-ce donc que la barbarie ? » L’alimentation est insuffisante, toute la famille maigrit, mais le « ravitaillement américain » et la proximité relative de la campagne permettent d’endurer ces temps difficiles : (9 juin 1916) « Il devient de plus en plus difficile de manger. Nous ne mangeons plus que du riz. Nous qui ne l’aimions pas ! Le pain est mauvais, indigeste. ». La jeune fille vit dans un foyer familial où les relations semblent harmonieuses, et son journal est aussi celui de la vie quotidienne d’une jeune fille sans histoires. Des « trains d’émigrés » sont régulièrement formés pour transférer des civils vers la France non-occupée. Le père n’a pas le droit de partir, la mère veut rester pour l’aider à éviter le pillage, et Germaine et Suzanne hésitent, mais le travail forcé aux champs commence à les menacer sérieusement, et leur mère les inscrit en juin 1917. La description minutieuse des conditions et règlements de transfert (copie intégrale des documents), ainsi que de son déroulement, de la composition des malles à l’accueil en Suisse, forme un document utile pour l’histoire de ce type de transfert.

Après le passage par la Suisse, les deux jeunes femmes passent un mois à Montbrison, où elles doivent attendre la décision des autorités militaires, car elles veulent habiter chez une tante à Dompaire (Vosges), dans la zone des armées. Germaine mentionne la rigueur spartiate de l’hébergement à l’institution « La protection de la jeune fille », mais elle relativise aussi (décembre 1917) : « Dans les autres cantonnements, (…) ils sont mélangés avec des gens de toute sorte qui insultent ceux qui ont des chapeaux. Tandis qu’ici, nous ne sommes pas mal sous ce rapport, c’est déjà cela. » Le discriminant « chapeau » est ici notable, et elle décrit une distribution de vêtements gratuits (21 décembre) : « De tous les gens qui sont là, il n’y a que nous qui avons des chapeaux. Les gens nous regardent comme des bêtes curieuses.». Aussi le 4 janvier 1918, lorsqu’elles retournent à la distribution – à laquelle elles ont droit – « nous y allons toutes les deux en cheveux pour avoir l’air plus misérable. » Le reste de la guerre se passe sans histoires à Dompaire, chez leur tante, et en mars 1918, Germaine mentionne qu’elle a repris 11 kilos. La description de la journée du 11 novembre, minutieuse et colorée, est de grande qualité, et le journal s’interrompt en décembre, sans que les sœurs aient encore pu regagner Sedan. On conclura l’évocation de ce riche témoignage avec un passage qui illustre la précision de sa narration ; elle décrit, le 12 août 1918 à Dompaire, l’arrêt de camions transportant des soldats américains de couleur, il est probable qu’elle n’a jamais vu auparavant de troupes de tirailleurs africains : « J’étais à la salle à manger quand j’entends passer beaucoup de camions. Je regarde par la fenêtre et je vois des gros camions pleins de noirs américains. Ils nous font signe bonjour, nous leur répondons, ils rient et envoient des baisers. Il y a une longue file d’autos qui avancent, quand tout-à coup elles s’arrêtent. L’une d’elle stationne juste devant la maison, les autres un peu plus loin. Il y en a de tout à fait noirs, comme du charbon, d’autres couleur chocolat, des bronzés. Mais ils sont vraiment drôles avec leurs yeux blancs et leurs grosses dents si blanches dans leurs figures noires. Beaucoup descendent de leur camion, il y a des officiers avec des bottes et bien habillés, noirs aussi. (…) Toute la population est en branle, tout le monde dévalise les jardins pour leur donner des fleurs, ils sont si contents ! Et piquent les roses et autres fleurs à leur boutonnière, beaucoup chargent des gamins de remplir leurs bidons avec de l’eau. Ils restent là quelque temps, puis démarrent, nous leur faisons au revoir, ils répondent avec de grands gestes, l’un d’eux dit : « au revoir », nous leur crions : « good bye », et ils répondent ravis : « good bye ! ». »

Vincent Suard juin 2021

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Mirabaud-Thorens, Henriette (1881-1943)

Fille du médecin Henri Thorens. Famille protestante des Vosges. Mariée en 1903 avec le banquier Robert Mirabaud. Après la guerre de 14-18, elle préside avec son mari la Société de secours fraternel de Gérardmer qui vient en aide aux familles vosgiennes éprouvées par la guerre. Traductrice de divers auteurs, notamment Emerson et Rabîndramâth Tagore, prix Nobel de littérature. Elle a publié deux volumes de témoignages sur la guerre : Journal d’une civile, en 1917, et En marge de la guerre en 1920, les deux chez le même éditeur, Émile-Paul frères à Paris. Une réédition des deux est envisagée par Edhisto. Je ne peux faire ici que l’analyse du premier titre, acheté chez un bouquiniste. Il est publié avec seulement pour nom d’auteur les initiales H. R. M. La présentation dit que le livre a été victime « des mutilations de la censure, qui ont fait disparaitre d’intéressantes critiques ». Espérons qu’elles pourront être rétablies.
Milieu social
Le texte se présente comme un journal tenu régulièrement du dimanche 26 juillet 1914 (« dans les Vosges ») au vendredi 2 juillet 1915. Le témoignage est sincère (en tenant compte de la crédulité de la narratrice) et de lecture facile. Bien entendu il est marqué par le milieu social d’Henriette : ses fréquentations (des officiers, une marquise, une princesse qui trouve que « le service est plus que défectueux, en ce temps où il n’y a plus de domestiques nulle part », p. 85), ses loisirs (« un bridge de guerre, dont nous étions un peu honteux », p. 87). Même sentiment pour évoquer une « journée mondaine » qui suit l’enterrement de deux soldats (p. 249). Phrase intéressante, p. 70 : « Les enfants, le peuple, ont besoin d’être trompés pour avoir du courage. Pour nous, nous devons en avoir en regardant les réalités en face ! »
Patriotisme
Le 1er août, jour de l’annonce de la mobilisation générale, Henriette écrit : « Si l’on frissonne en pensant aux deuils prochains, on vibre aussi, en imaginant la joie de tant de cœurs alsaciens, quand nos trois couleurs passeront les Vosges… » Elle se réjouit à l’annonce du ralliement des socialistes à l’Union sacrée (« Hervé voulait s’engager », p. 13). Le 9 août, elle décrit des scènes d’enthousiasme et évoque Déroulède (mais elle a aussi noté le ridicule de Hansi « se baladant en pioupiou français », p. 13). Des lettres reçues disent la vaillance du peuple de Paris (p. 27). Les Allemands sont lâches et repoussants ; des Bavarois ont été fusillés par des Prussiens ; « on ne dit que la moitié des atrocités allemandes » (p. 100). Le portrait des Allemands est cependant nuancé ; des actes de bonté sont signalés (p. 103 et autres). Mais « le pauvre curé de la Bourgonce avait mille deux cents bouteilles dans sa cave : il n’en reste plus ! » (p. 108). Quant au pape, il est accusé (p. 330) de soutenir l’Autriche et l’Allemagne.
Rumeurs
« Des bruits divers circulent : Metz et Strasbourg brûleraient. La révolution agiterait l’Allemagne » (2 août). Ce sont les Allemands qui ont fait assassiner Jaurès (p. 13). Une femme aurait raconté à un officier français que « son fils, âgé de sept ans, n’ayant pas voulu donner sa tartine, fut tué d’un coup de sabre » (30 août). Sur plusieurs pages (250, 253, 257, 264, 326, 335) des témoins prétendent avoir vu des enfants aux mains coupées et autres atrocités. Dès les premiers jours, les Français auraient remporté des succès écrasants ; les Russes marcheraient sur Berlin. Parfois elle précise (p. 67) : « Je répète ce que j’entends ! » Un caporal de chasseurs alpins décrit des massacres à la baïonnette (p. 113). En secteur tenu par les Anglais, « à l’heure du thé, les tranchées restent vides » (p. 182) ; comique involontaire ici, mais que Goscinny a repris dans Astérix chez les Bretons ! Quant au commandant F., il a chargé à la baïonnette à la tête de ses hommes et tué de sa main huit Allemands (p. 222).
Espionnite
Dès le 4 août il est question d’espions allemands. Le 30 août, Henriette retranscrit une information venant d’un ami officier : les Allemands sont « renseignés par un espionnage admirable fonctionnant dans nos lignes mêmes, au moyen de téléphones souterrains ». Le 25 septembre, il s’agit d’espions « déguisés en prêtres et en ambulanciers ». Le 27, on aurait fusillé trois espions dont une femme. Le 25 octobre, c’est une femme qui a installé un téléphone dans les W.C. et « un autre truc d’espionnage consiste à faire varier la couleur d’une fumée de ferme : grise, bleue, jaunâtre, blanche. Chaque teinte a une signification. » D’autres espionnes encore le 6 mars 1915.
Opinions politiques et autres
La comtesse de P. lui a décrit « nos gouvernants [qui] actuellement font la fête à Bordeaux où ils ont fait venir leurs maitresses » (p. 104). Antiparlementarisme (« la retraite des quinze mille », allusion au chiffre de l’indemnité des députés, p. 105), mais pas antisémitisme (les Juifs aussi donnent leur vie pour la patrie, p. 102). Henriette pense que le féminisme a fait fausse route (p. 70) : « Nous nous sommes occupés d’antialcoolisme, de socialisme, de féminisme, de syndicalisme, de coopératisme, etc.. Nous cherchions l’esprit de justice. C’était bien, mais ce n’était pas l’essentiel. Il fallait faire du patriotisme. » Et plus loin (p. 260) : « Mes sentiments féministes reçoivent de rudes atteintes ! » Et les « grands précurseurs du pacifisme » nous ont fait beaucoup de mal (p. 209).
Une certaine évolution
Dans sa sincérité spontanée, Henriette est bien obligée de tenir compte aussi de notes discordantes. Elle a des doutes sur l’avance des Russes (28 octobre). Un ami officier signale l’état d’esprit déplorable dans les dépôts où « chacun cherche à exagérer ses incapacités » pour ne pas partir (17 novembre). Le 10 janvier 1915, elle nous dit qu’elle demeure patriote mais que la guerre est une chose « effroyable », tandis que certains industriels « gagnent beaucoup sur la fourniture des munitions ». À Annonay, il y a des Alsaciens qui se comportent mal et qui refusent de s’engager et même de travailler (p. 276 et 289). Des femmes d’Aubenas, « de petite condition », sont heureuses d’avoir leur mari sur le front car, en indemnité, « elles touchent une somme rondelette », tandis que « le mari ne va pas boire au cabaret » (p. 286).
Le Midi
Le 9 novembre 1914, Henriette a déjà évoqué les Méridionaux en citant une lettre d’un ami officier : « Les populations du Midi qu’épargne la guerre auraient grand besoin d’être éduquées par la souffrance. On les sent molles et égoïstes. » À partir de mai 1915, elle entreprend un voyage vers le Sud pour rendre visite aux Alsaciens réfugiés : Lyon, Annonay, Tournon, Privas, Aubenas, Alès… Elle n’aime pas Nîmes (16 mai) : « Beaucoup de monde dans les rues. Du monde prétentieux, et vêtu à la mode d’il y a cent ans. Les voix sont criardes, les robes de couleurs voyantes. Beaucoup de soldats errent par les rues. Visiblement, ils ne sont pas allés au feu […] Ils semblent très satisfaits d’eux-mêmes. » Les réfugiés sont plus ou moins bien accueillis. Ils font baisser les salaires (p. 300). Si Nîmes est laide, Montpellier est pire (p. 303) ; l’hôtel est « de goût fort boche » ; « les cafés pullulent de soldats ». Si Béziers a bien traité les réfugiés, Narbonne est si laide que mieux vaut n’en point parler. Perpignan est bien, mais Madame E. affirme qu’on y voit « quatre ou cinq duels au couteau par semaine ». Henriette aperçoit le Canigou, elle passe à Prades, Carcassonne, Villefranche-de-Lauragais, et retourne à Paris.
Finalement, si sa crédulité est compréhensible – qui rappelle celle de François Blayac, voir ce nom – que dire des bobards contenus dans les lettres qu’elle reçoit de ses amis officiers ?

Dans En marge de la guerre, Henriette Mirabaud-Thorens, bourgeoise parisienne, protestante, féministe d’origine alsacienne possédant une villa à Gérardmer dans les Vosges poursuit ses souvenirs (la période du 26 juillet 1914 au 2 juillet 1915 a été publiée dans l’ouvrage Journal d’une civile, publié aux mêmes éditions en 1917) couvrant la période du 5 juillet 1915 au 30 décembre 1917. L’auteure, très active dans l’aide médicale et philanthropique des poilus poursuit son journal après avoir quitté la cité vosgienne depuis la Suisse puis Paris, où elle côtoie le monde artistique et mondain, puis en faisant quelques retours dans les Vosges. Elle y poursuit sa description d’une petite ville d’arrière-front avec sa sensibilité alsacienne protestante.

Analyse

Deuxième volume du plus important témoin publié de la cité géromoise, ce témoignage d’une bourgeoise active – elle a 5 filleuls de guerre (p. 105) et fait de la photo (p. 295) -, idéalement placée dans l’intelligentsia locale et connectée largement avec les milieux militaires, médicaux et philanthropiques, – elle a également des envolées politiques (p. 228) – en fait un témoin de première importance, notamment sur le paradigme des Alsaciens. Bien entendu, elle rapporte, parfois en toute connaissance de fausseté, les ragots et rumeurs de la guerre mais ceux-ci ne lui sont pas servis par les journaux, mais par son entourage, hétéroclite. De très nombreux éléments sont à dégager et de différents ordres. Un témoignage (presque) complet (il manque l’année 1918) qui mériterait une réédition.

Renseignements tirés de l’ouvrage

Page 12 : Succès de la Fontenelle appris le 27 juillet
13 : Lits démontable des ambulances alpines
14 : Suisse entendant le canon de Verdun
22 : Sur un foyer du soldat refusé à Wesserling par Serret
23 : Sur la guerre manquant au soldat permissionnaire : « Assis pensivement sur les bancs, ils semblaient… s’ennuyer un peu, bien que poliment, sans vouloir le montrer. On sentait que leur âme était ailleurs. La guerre, cela excite, cela agite ; c’est l’imprévu, c’est l’inconnu… Je comprends mieux, depuis que je les ai vus, leurs joyeux retours au front. »
24 : Colis non reçus par les prisonniers
: Marquise conduisant des véhicules à la Croix rouge (fin 28)
25 : Extrait d’un carnet d’un soldat de la Chipotte, abbé Collé ?
28 : Tirs sur des cigognes !
: Lutte contre les alambics par Ribot
32 : Vue de Paris, où le noir est à la mode
33 : Vue du dépôt des éclopés des Champs-Elysées
34 : Retour à Gérardmer, le 10 septembre 1915, trajet, voyage avec Hansi : « … toujours le même, avec son allure de bon géant, taciturne et dégingandé. Mais le pioupiou de 1914 est aujourd’hui sous-lieutenant et décoré. »
35 : « Cela « sent le front » Ceux qui n’y ont jamais été ne peuvent comprendre ce que c’est : mélange d’attente d’angoisse, de vie intense et de mort ». Description de sa villa.
36 : Aviatik descendu au Saut des Cuves
: Rumeur que les Alpins ne font plus de prisonniers
: « Lorrain, vilain ; traître à Dieu et à son prochain » !
37 : Spectacle de la guerre
39 : Général Maud’huy, aimé de ses hommes et le pourquoi
: Promesse de récompense de 20 francs pour l’arrivée au sommet du HWK, qui coûte à un officier 1600 francs
41 : Pouydraguin (vap 79)
42 : « Le pessimisme pour un civil, c’est la désertion pour le militaire »
45 : Orphelines fabriquant des masques à gaz
46 : Rencontre une survivante du Lusitania
49 : Foyer du Gaschney fermé à cause d’un Suisse
54 : Gâchis au front
57 : Artistes camoufleurs, dont Flameng, faux ?
58 : Prophétie d’avant-guerre
62 : Visite de Polybe, Barrès, Rostand, Haraucourt et Daudet.
63 : Mauvais traitement des civils alsaciens (vap 269, 66 le contraire)
: Maquette au cimetière d’un monument aux morts
64 : Anecdote sur un filleul de guerre
70 : Voyant un fumiste mutilé de guerre (borgne), réflexion sur le changement social de la guerre
71 : Joffre à Gérardmer « incognito » !
: Pathéphone
74 : Accident de tramway au Hohneck
75 : Soldat regardant sa femme et sa fille en zone envahie près de Cirey
77 : Grand froid
: Exécution d’un espion
79 : Description de Villaret, Pouydraguin
80 : Anecdote sur l’occupation de Saint-Dié
: Anecdote sur l’alcool
84 : Tardival, couteau de tranchée donné aux Alpins
: Sur les soldats à Paris « trop gâtés »
85 : Sur la capture du 152ème au HWK
86 : Sur les prisonniers de l’ile de Croix, allemands et alsaciens
87 : « J’aurai ou la médaille militaire ou un petit jardin sur le ventre »
89 : Explosion d’un train de munition à Dollwiller
: Espionnite, homme badigeonné de citron pour révéler de l’encre sympathique sur son corps
94 : Récit de la bataille du HWK
97 : Sur les lumières de Paris
101 : Livres français envoyés dans les camps par la société Franklin
102 : Zeppelins sur Paris, ambiance
: Prix pour la capture d’un espion, 3 000 F.
103 : Vue de Jérôme Tharaud, mariage, sa femme
104 : Vue de Barrès et madame
105 : Espionnite à Paris et à Nancy
112 : « Rencontré trois permissionnaires, probablement fraîchement débarqués du train, qui regardaient… on aurait pu croire des magasins d’articles de Paris, des fleurs, etc., non, ils étaient en contemplation devant… des couronnes mortuaires. Ces hommes qui vivent en face de la mort, sont attirés par ce qui la rappelle ».
114 : Phrase attribuée au Kayser : « Si jamais vous reprenez l’Alsace, vous la reprendrez chauve. »
115 : Bruits de Révolution en Suisse, affaire des colonels (vap 116)
116 : Rumeur d’achat d’enfants par les Allemands
117 : Problème médical après le HWK
122 : « Marie me damne », code pour Dannemarie
: Chiffres et statistiques sur les prisonniers
123 : Cite Altiar (une femme, vap 130, 176, 261)
125 : Victime (à Paris) de l’explosion de l’usine de grenades de La Courneuve
129 : Drame populaire intitulé « La Défense de Schirmeck » de Bruno, maire du XVIème arrondissement et professeur à La Sorbonne
130 : Poincaré, nouveaux obus au cyanure de potassium « pouvant tuer instantanément des milliers d’hommes à la fois »
134 : Vue de Mme Péguy, Ferry
135 : Vue de Mme Jules Ferry
138 : « A Mulhouse, on va embrasser les éclats d’obus français qui y tombent !»
: « Je voudrais être une punaise écrasée par les glorieuses bottes de nos poilus »
141 : Vue de Gide
145 : Sur Pétain, qui « saute à la corde tous les matins » (vap 216)
146 : 3 femmes, 3 lumières, espionnite !
150 : Anecdote de la capture de l’ambulance de Perrin en août 14, mais inexactitude (fin 151)
151 : Coterie bourgeoise, princesses, comtesse, etc. et Colette ex-Willy
152 : Usine de brome
: Vue de Mme Brandès aidant des aveugles
154 : Sur la censure touchant la citation d’un fils d’Alfred Dreyfus, infamie ! (vap 265, anecdote)
156 : Boy scouts défilants
177 : Surnoms de tanks anglais, qu’elle appelle « automobiles anglaises blindées qui sautent, sans roues, par-dessus tout », appelées « baleine, requin, limace ». Commentaires sur.
182 : Ambiance et description sociales de Paris, militaires et ouvriers, état d’esprit, mode
184 : « On dit que les Allemands ont choisi pour le rapatriement des prisonniers en Suisse des repris de justice et autres échantillons de ce genre afin que les Français fassent mauvaise impression chez les neutres ».
188 : A son petit musée à la villa, abondé par des militaires en visite
189 : Sur l’assassinat de prisonniers
195 : « Pour le 1er janvier on offrira aux amis un sac de charbon, si l’on en trouve, en guise de sacs de chocolat »
200 : Sur l’alcool au front
204 : Sur les 5 coups de canon de Belfort annonçant la guerre
206 : Subterfuge pour envoyer de la poudre de chocolat à Mulhouse
208 : Œuf dito ?
211 : L’internationalisation de la guerre par l’uniforme
212 : Sarrail épouse Oki (pour Octavie) de Joannis, qui fut infirmière à Gérardmer : « Cette alliance du protestantisme le plus sévère avec l’agnosticisme le plus complet me trouble. Trente printemps alliés à soixante-quatre hivers, c’est amusant. »
217 : Description au 2ème degré de l’horreur des grenades incendiaires
219 : Rumeur d’évacuation de Mulhouse
220 : Barrès à Verdun… pour aller chercher une poupée d’une orpheline de guerre
221 : Sur la TSF et la Tour Eiffel
223 : Sur les champs magnétiques déviant les balles !
227 : Lassitude d’écriture
232 : Long récit sur la fuite de Serbie par les montagnes (fin 255)
249 : Le devenir des Serbes, sont étudiants en France
250 : Colonie pénitentiaire de La Grande Chartreuse pour les délinquants serbes
261 : Indiscipline (mutinerie) à Laveline-devant-Bruyères en juin 1917 : « A Laveline, des officiers ont été sifflés et obligés de se cacher »
: Contact, Allemands bien renseignés, messages lancés par arbalète
263 : Sur sa 1ère parution
264 : Pierres jetées sur un cercueil protestant
267 : Prévision de fin de guerre par un abbé
271 : Contrefeu à l’indiscipline
272 : Consommation d’alcool (vap 279)
275 : Nancy ville morte
276 : Avion français descendu par des Français
: Sur les surintendantes d’usine, femmes à poigne pour gérer les ouvrières femmes
281 : Joute sportive sur le terrain de Ramberchamp (qui leur appartient ?) (vap 295)
283 : Traitement des Kabyles
286 : Vue intéressante d’une scierie canadienne à Martimprey (vap 292, 302, 307)
288 : Vue de Dieterlen (vap 301, 309, 318)
: Vue d’une mission chinoise
289 : Allemands déserteurs
291 : Pétition d’Alsaciens
293 : Visite de Poincaré, Pétain, le roi d’Italie (vap 301)
295 : Faux prisonniers allemands jouant une attaque
296 : Madelon
299 : Pourquoi on met les Américains dans les Vosges, pour les éloigner des Anglais !
306 : Vue du cimetière de Gérardmer
307 : Ambrine contre les brûlures
308 : Vue de l’ouverture du foyer du soldat de La Poste
312 : Tonkinois et Cochinchinois
313 : Epopée d’un Alsacien déserteur
317 : Récriminations contre les grévistes
322 : Noël 17, distribution chaotique de cadeaux aux poilus, contenus des colis. Puis arbre de Noël aux enfants

Rémy Cazals et Yann Prouillet, mai 2021

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Carles, Émilie (1900-1979)

1. Le témoin

Émilie Allais, épouse Carles (1900-1979), naît dans une famille de cultivateurs, au village de Val-des-Prés (Hautes-Alpes). Sa mère est foudroyée pendant le travail aux champs en 1904, et son père élèvera seul ses six enfants. Un des frères et le beau-frère de l’auteure meurent sous l’uniforme pendant la Grande Guerre. É. Carles mène ensuite une carrière d’institutrice dans le Briançonnais, se rapprochant à travers son mari Jean Carles de la sensibilité anarchiste. Ils tiennent longtemps une pension de vacance qui accueille des estivants du milieu libertaire. Son livre autobiographique, qui se veut un témoignage fidèle, décrit la dure vie des paysans de la montagne briançonnaise, durant la première moitié du XXe siècle.

2. Le témoignage

« Une soupe aux herbes sauvages » a paru aux éditions Jean-Claude Simoën en 1977. Le livre (322 pages), réalisé avec la collaboration de Robert Detanque, a rencontré un succès rapide et massif, succès relayé par le passage d’É. Carles dans les émissions de Bernard Pivot (« Apostrophes », 10.02.1978) et de Jacques Chancel (« Radioscopie », 20.03.78). Les tirages, avec les traductions et les éditions de poche, ont totalisé plusieurs centaines de milliers d’exemplaires.

3. Analyse

Seule, une petite partie du livre d’Émilie Carles relate l’expérience de la Première Guerre (deux chapitres, puis des évocations dispersées). Le récit de la déclaration de guerre, dans ce village reculé du Briançonnais, rejoint le meilleur Giono, pour reprendre la formulation de W. Rabinovitch (Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n° 1 – 2/1983. – en ligne -). Lorsque sonne le tocsin en août 1914, Émilie Allais est occupée avec les siens à la « pleine moisson » sur le plateau, lui-même isolé au-dessus du village. Entendant les cloches de la vallée qui se rejoignaient et ne voulaient plus s’arrêter, la famille ne comprend pas de quoi il s’agit. Il faut que le garde champêtre monte vers eux avec son clairon, pour leur expliquer que :

– « c’est la guerre, c’est la guerre ! »

– « Mais avec qui ? »

– « Ben, avec les Allemands ! Les Allemands nous ont déclaré la guerre. » (p. 57)

Elle relate qu’un certain nombre de villageois prennent la guerre avec légèreté, « à la rigolade » (p. 58), mais d’autres, les « inquiets », sont catastrophés à cause des moissons, hésitent, et résistent jusqu’à la dernière minute « Il y a eu des cas de bonhommes qui sont allés se cacher dans la forêt et ce sont les femmes, qui les ont menacés de les dénoncer aux gendarmes, qui les ont décidés à se rendre. Finalement ils sont tous partis. » (p. 58).

Catherine Allais. Catherine, une des sœurs d’Émilie, s’était mariée en avril 1914 avec Joseph « le laitier », c’était un mariage d’amour et non d’intérêt, ce qui, souligne l’auteure, était rare au village. Lorsque Joseph, mobilisé, voulut rejoindre son unité, sa jeune femme voulut l’en empêcher. Le récit, soutenu par le talent de conteuse d’Émilie, décrit alors la façon dont sa soeur s’accrochait à son mari pour l’empêcher de partir: « Sur le sentier qui va de Granon au village, ils se traînaient l’un l’autre, elle tirant vers le haut, lui vers le bas.  Ils sont descendus comme ça jusqu’à un endroit qu’on appelle « l’écuelle du loup », attachés comme deux malheureux qui se savent condamnés à la séparation. Ils étaient désespérés. (…) il lui disait « Mais voyons Catherine laisse-moi aller, il faut bien que je parte sinon ils viendront me chercher, ils fusillent les [déserteurs, veux-tu qu’ils me fusillent ? » (…) elle était comme folle, elle lui criait « Non, non, je ne veux pas que tu t’en ailles (…)» C’était pitié de les voir et de les entendre, mais il a bien fallu qu’elle le lâche. » (p. 68) On trouve peu de descriptions de ce type de désespoir lors du départ : ces souffrances étaient-elles si rares ? Ces scènes, par ailleurs, étaient-elles dicibles et relatables? Catherine, enceinte, meurt ainsi que l’enfant lors de l’accouchement en avril 1915. L’auteure termine cet épisode en évoquant la tristesse froide du jeune veuf, qui – d’après elle, et à travers des témoignages de ses camarades – a tout fait, au front, pour se faire tuer : « À force de s’exposer il est arrivé à ses fins » (p. 72).

[L’auteure a changé certains noms dans son récit, Joseph le fromager s’appelle en fait Blaise Orsat (159e RI, tué au Chemin des Dames en juin 1917), et erreur sur Mémoire des Hommes, il n’est pas né dans la Somme mais en Savoie.]

Joseph Allais. Émilie Carles raconte qu’en 1915, elle est encore peu consciente des réalités de la guerre, et qu’elle ne remet pas encore en doute, par exemple, la parole du curé lors du prône du dimanche : « À l’entendre, la France était l’enfant chérie de Dieu tandis que l’Allemagne n’était que la terre du diable. Le poilu n’avait pas de devoir plus sacré que d’étriper le boche venimeux. Je n’exagère pas, c’était comme ça ! » (p. 73). C’est le témoignage de son frère Joseph (classe 1916), qui lui ouvre les yeux, lors de son retour en permission à Val-des-prés. Il lui décrit, en cachette du père, son refus de la guerre : il évoque les capitalistes qui font des fortunes, les chefs qui prennent du galon, et déclare que les Allemands « sont comme nous ». Il explique à sa sœur que la guerre n’est pas ce qui en est dit, « c’est quelque chose de monstrueux, je suis contre, mille fois contre. » (p. 74). L’auteure, qui a dix-sept ans, raconte être restée interdite devant tant de rébellion, « lui qui était la douceur même », et assure que c’est lui qui « lui a ouvert les yeux ». La liaison faite avec l’enseignement est à souligner : «Parce que tu es jeune, tu veux devenir institutrice, tu dois savoir la vérité » (p. 75). Difficile, dans ce récit qui date de soixante ans après les faits, de faire la part entre ce qui ressort de la prise de conscience précoce, du travail de maturation, lié à l’influence du milieu libertaire qu’elle fréquente à Paris en 1919-1920 alors qu’elle travaille dans une institution de jeunes filles, et enfin de l’influence des idées de son mari qu’elle rencontre en 1927. Elle évoque la triste fin de son frère, d’abord prisonnier en 1918, et qui répète dans ses lettres qu’il souffre de la faim, ses colis étant pillés par les Allemands. Ce n’est qu’au mois de juin 1919 qu’elle apprend son décès. Au pays, un autre prisonnier démobilisé lui décrira l’état de Joseph, qu’il n’avait d’abord pas reconnu à cause de sa maigreur : «Il avait attrapé toutes les saloperies qui traînaient dans ces camps, la diarrhée, la dysenterie et il n’avait plus la force de se défendre contre rien. » (p. 98) É. Carles souligne, à plusieurs reprises, la triste coïncidence de la date de la mort de son frère, le 11 novembre 1918, avec celle de l’Armistice : « ultime dérision, il était mort de faim le jour de l’armistice, le 11 novembre, au moment même où la France chantait et dansait dans les rues et sur les places. » (p. 96). Il est intéressant de noter qu’il est en fait mort le 22 octobre : la proximité des dates, et le récit répété, étiré sur soixante ans, ont peut-être fini par persuader Émilie que son frère était mort le 11 novembre. La famille n’a jamais pu savoir où reposait Joseph (p.98) : « Malgré les recherches et les demandes on n’a jamais pu savoir où il se trouvait exactement. Des Avesnes il y en avait cinq en France. Tout ce qui nous est resté de lui c’était son souvenir et une plaque en émail contre le mur du cimetière. » Ladite plaque, partagée avec le mari de Catherine, a été depuis accrochée juste derrière le monument aux morts de Val-des-Prés, et est nettement visible (photo du centre) grâce au site « Monument aux morts – UnivLille ».

[Sur la plaque, le mois du décès de Joseph (premier prénom Amédée, 279e RI) est octobre 1918, et il y a erreur sur le site Mémoire des hommes, qui se trompe lui aussi d’Avesnes : il ne peut y avoir de Feldlazarett à Avesnes-le-Comte en octobre 1918, on est en pleine zone anglaise et assez loin du front.]

Ce sont ici les principales évocations pour la Grande Guerre, il n’y a ensuite que quelques références dispersées, avec par exemple l’évocation de la traque des frères Bertalon (sic, en fait Berthalon, des détails dans Charton J.L., L’Alpe n°14, et Damagniez S., Nostre Ristouras n°10 – en ligne – ), des insoumis qui, vivant dans les estives et dans des grottes, échappèrent pendant treize ans aux gendarmes. Ce sont des protestants qui ont pris le maquis au nom du « Tu ne tueras point ». Ils ne seront arrêtés qu’en 1927, car la cloche sonnait dès qu’apparaissait un képi : « Ce qui m’enthousiasmait le plus dans cette histoire des frères Bertalon, c’était la solidarité du village à leur égard. » (p. 106) Le reste du récit est de grande qualité, et à cause de son âpre franchise, le livre a été très mal accueilli à Val-des-Prés lors de sa parution; c’est ce même ton original et passionné qui explique son grand succès d’édition à la fin des années soixante-dix.

Vincent Suard – mars 2021

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Kuhr, Piete (1902-1989)

1. Le témoin
Elfriede Alice « Piete » Kuhr est née le 25 avril 1902 à Schneidemühl, ancienne capitale de la Prusse-Occidentale, aujourd’hui Piła en Pologne. Sa mère, qu’elle vénère, dirigeant une école de chant à Berlin, distante de près de 300 kilomètres, Piete vit chez sa grand-mère avec Willi-Gunther, qu’elle surnomme Gil, son grand frère de 15 ans, qui deviendra apparemment aviateur en 1918. Rien n’est dit d’un père. De son témoignage transpire son statut social, manifestement aisé. Grandissant, en 1918, elle travaille dans un foyer pour enfants de sa ville où elle deviendra soignante. En 1920, elle rejoint sa mère à Berlin puis devient danseuse. En 1927, elle épouse un célèbre acteur juif, Léonard Steckel, avec lequel elle aura une fille, Anja. Après l’accession au pouvoir d’Hitler, un officier SS lui conseille de quitter le pays. Elle abandonne le « Quartier rouge » de Berlin pour la Suisse où, fidèle aux propensions qu’elle a nourri dans son adolescence, et qui transpirent de son journal de guerre, elle consacre son temps aux réfugiés. Une pathologie cardiaque met fin à sa carrière de danseuse ; elle se consacre à l’écriture jusqu’à sa mort le 29 mars 1989 à Seehaupt en Bavière.

2. Le témoignage
Le journal de guerre de Piete Kuhr est publié, pages 19 à 68, dans Filipovic, Zlata et Challenger Mélanie, Paroles d’enfants dans la guerre, Paris, XO éditions, 2006, 455 pages.
Piete débute son journal de guerre le 1er août 1914 sur les conseils de sa mère : « Elle pense que çà m’intéressera quand je serai grande. C’est vrai » (p. 23). Elle y décrit tout à la fois son environnement, la vie de la petite ville de Schneidemühl en y ajoutant son état d’esprit, volontiers frondeur, et ses sentiments quant à la vie qu’elle mène, maintenant profondément bouleversée par la guerre. Pourtant, celle-ci dure et pèse sur le moral de l’adolescente à tel point qu’elle déclare, le 1er septembre 1916 : « J’arrête mon journal de guerre. Je ne peux plus continuer. Cette guerre ne finira jamais. Je ne vais pas continuer à écrire jusqu’à ce que mes cheveux aient blanchi » (p. 57). Heureusement, malgré un cafard grandissant, elle le poursuit toutefois mais de façon plus épisodique ; en effet, on trouve 20 dates pour 1914, 4 pour 1915, 6 pour 1916, 5 pour 1917 et 5 pour 1918. Pourtant, malgré la ténuité de son écriture, de nombreux renseignements d’ambiance et psychologiques peuvent être dégagés de son journal d’une adolescente en Prusse-Occidentale.

3. Analyse
Piete décrit d’emblée une ville pavoisée de « drapeaux à toutes les fenêtres » (p. 24) alors même que l’Allemagne n’a pas encore déclaré la guerre. Elle tente de comprendre les raisons de cette folie qui gronde et fait montre d’un bon sens enfantin. Très vite, elle affiche une adhésion militariste ; elle dit : « J’étais furieuse de n’avoir que douze ans et de ne pas être un homme. A quoi sert un enfant, pendant une guerre ? A rien. Il faut être soldat. La plupart des hommes s’engagent volontairement » (p. 26). Elle y revient à plusieurs reprises dans un premier temps. Alors qu’elle ravitaille des soldats en partance pour le front, elle dit : « Je me prenais pour un soldat dont on s’occupait bien, et j’étais très heureuse » (p. 31) souhaitant abandonner l’insouciance de son enfance : « … je ne joue plus à la poupée. C’est si petit des poupées… Elles n’ont rien à faire dans une guerre. – Tu voudrais jouer à quoi, alors ? – Aux soldats, j’ai répondu » [à Greta, sa bonne] (p. 49). Le 4 août elle décrit longuement le départ du régiment de la ville (le 149. I.R.), avec ses hommes décorés. Elle dit : « Tous les soldats portaient des guirlandes de fleurs des champs autour du cou ou sur la poitrine. D’immenses bouquets de marguerites, comme s’ils pensaient abattre leurs ennemis avec des fleurs » mais immédiatement, elle note que « Leurs visages étaient graves. Je m’attendais à les voir rire et plaisanter » (p. 29). Plus loin, elle ajoute encore alors que les troupes venues de tous les horizons défilent dans la petite capitale : « Les soldats et les réservistes rient et chantent. Ils saluent joyeusement en arrivant, puis en partant » (p. 31). Sus à l’ennemi ; un chant en démontre la différence de traitement : « Que chaque Prussien tue un Russe. Que chaque Allemand rosse un Français. Et les Serbes auront ce qu’ils méritent. Que les démons soient serbes ou russes, nous les écraserons » (p. 32). C’est bientôt (6 août) le temps des premiers bourrages de crânes sur les Russes, menés au front à coups de fouet et déjà en famine, ou les premières victoires, telle celle de Liège annoncée le 7 alors que le dernier fort de la ville ne tombera que 9 jours plus tard. Cette partie de la Prusse étant majoritairement composée de polonais, divisés entre Russie et Allemagne, l’armée les recrute par voie d’affiches : « Polonais, soulevez-vous et engagez-vous avec le respecté gouvernement allemand » (p. 35). Pourtant aux derniers jours d’août, Piete assiste à l’arrivée des premiers réfugiés venant de la Prusse orientale (p. 40). Elle y décrit aussi l’antisémitisme, exacerbé, et rapporte entendre « Profiteurs de guerre ! » dès le 7 septembre (p. 43). Hélas, les journaux publient les noms des premiers morts parmi les soldats qui appellent leurs soldbuch, (quelle désigne « carte d’identité militaire »), « ticket pour la mort ». Piete y a peur d’y trouver des noms connus et déjà elle dit : « La guerre aurait vraiment mieux fait de finir » (p. 36). Les premiers blessés affluent en effet dans la ville, qu’elle décrit. Puis, malgré la distance, elle dit : « Les combats font rage sur le front de l’Est, tout le long des quatre cents kilomètres de la ligne. En étant immobile, et très attentif, on sent la terre trembler légèrement sous nos pieds » (p. 40). Par les écoles, elle participe à l’effort de guerre par le tricotage (chaussettes, écharpes, bonnets, mitaines, gants et oreillettes) pour les soldats, plus tard, ce sera par d’incessantes quêtes et récoltes. Elle décrit : « Tous les jours, on nous répète : « Chaque pfennig pour les soldats ». Mamie dit que je vais la ruiner, avec les quêtes de l’école. Maintenant, il y a une grande Croix de fer en bois accrochée au mur de l’école et nous devons y planter mille clous en fer. Quand ils seront tous cloués, ce sera vraiment une Croix de fer. On peut en planter autant que l’on veut. Les clous valent cinq pfennigs pièce, ceux en argent dix. Jusqu’à maintenant, j’en ai planté deux en fer et un en argent. Ça fait une distraction. L’argent récolté est consacré à l’effort de guerre » (p. 47). Plus loin, à la demande de l’Etat, le 11 mars 1915, de collecter des métaux, cuivre, fer, plomb, zinc, bronze et vieux fer, elle pille à nouveau la maison grand-parentale pour participer à la compétition des classes. Elle fait un état des lieux : « J’ai retourné la vieille maison de fond en comble. (…) J’ai pris des vieux couverts, cuillers, fourchettes et couteaux, des brocs, des bouilloires, un plateau, une coupe en cuivre, deux lampes en bronze, de vieilles boucles de ceinture et plein d’autres choses », allant même jusqu’à fondre elle-même ses soldats de plomb (pp. 53-54). L’ambiance en ville, entre réfugiés et trains de combattants, amène des scènes de folies, civile comme militaire (pp. 41 et 42), puis les premiers morts prisonniers et espions exécutés (p. 44). D’ailleurs, un terrain appartenant à sa famille jouxtant le cimetière devient celui des prisonniers russes décédés. Suit maintenant la mort d’un ami, le premier qui tombe au front, fils d’une conseillère municipale, puis de l’un des élèves de sa mère, le ténor Dahlke, tué à Maubeuge. Ce décès affecte cette dernière qui, dès lors, reproche à la jeune diariste le contenu de son journal et lui prescrit : « … tu devrais considérer la guerre sous un jour plus héroïque. Une vision trop terre à terre brouille la grandeur des événements. Ne te laisse pas envahir par une sotte sentimentalité… » (p. 46) alors que ses écrits reflètent bien ce qu’elle constate et son chagrin, jusqu’au blasphème. Elle dit à ce sujet : « Mamie prie Dieu pour qu’il le protège [Paul Dreier]. Si Dieu exauçait toutes nos prières, aucun soldat ne mourrait. Mais il ne les entend même pas. Le tonnerre des fusils a dû le rendre sourd comme un pot » (p. 49). Lentement s’insinue le cafard et le 31 décembre 1914, elle dit : « Pourquoi est-ce que je ne suis pas avec les soldats ? Pourquoi je ne suis pas morte ? Çà sert à quoi, que je vive encore cette vie ? Elle ne m’a jamais donné aucun plaisir ; d’abord l’école, et maintenant la guerre. Je le pense vraiment, je ne peux pas écrire autre chose ; je ne peux pas, maman, tu m’entends ? Et je ne le ferai pas. Elle est comme çà, notre vie et si je devais la raconter autrement, je dirai des mensonges. Je préfèrerais encore ne plus rien écrire du tout » (p. 52). Le 25 avril 1916, elle dit : « Aujourd’hui, c’est mon anniversaire. J’ai quatorze ans ! Je ne sais toujours pas exactement ce qui est juste et ce qui ne l’est pas, dans cette guerre. Je me réjouis de nos victoires et je suis hors de moi en pensant aux morts et aux blessés. Hier, j’ai entendu dire qu’il y a un hôpital caché dans la forêt, où vivent des soldats qui ont le visage arraché. Ils doivent être si effrayants que les gens normaux ne peuvent pas les regarder. Des choses comme çà me plongent dans le désespoir » (p. 56). Le 29 novembre 1918, elle termine son journal allégoriquement en rendant visite au cimetière des prisonniers du camp de Scheidemühl et dit enfin : « Dans la mort, on pourrait dire que tous les hommes ressemblent aux autres » (p. 67).

L’ouvrage se poursuit par la reproduction du journal de Nina Kosterina (Russie), Inge Polak, (Autriche et Royaume-Uni), Gunner W.-G. Wilson (Nouvelle-Zélande et Egypte), Hans Stauder (Allemagne), Sheila Allan (Australie et Singapour), Stanley Hayami (Etats-Unis), Yitskhok Rudashevski (Lituanie) et Clara Schwarz (Pologne) pour la Seconde Guerre mondiale. Ed Blanco (Etats-Unis) pour la guerre du Vietnam. Zlata Filipovic (Bosnie-Herzégovine) pour la guerre des Balkans. Shiran Zelikovitch (Israël) et Mary Masrieh Hazboun (Palestine) pour la deuxième Intifada. Et enfin Hoda Thamir Jehad (Irak) pour la guerre d’Irak.

Un cahier photographique central illustre ces témoins, dont Piete Kuhr.
Son témoignage a été utilisé dans une série dramatique diffusée en 2014 : 14 – Des armes et des mots — Wikipédia (wikipedia.org)
Renseignements complémentaires relevés dans l’ouvrage :
(Vap signifie « voir aussi page »)

Page 27 : Proscription à l’école et dans la famille, des mots étrangers ; « adieu » ou « journal », trop français. Chaque manquement entraîne une amende de 5 pfennigs
33 : Elle fait une croix en cire pour célébrer la première victoire
48 : Évoque Verdun en novembre 1914
50 : Vue de Noël 1914 (vap p. 55 pour Noël 1915 et 58 Noël 1916)
54 : Voit un zeppelin, le LZ 35
55 : Offre pommes et fleurs aux soldats de l’hôpital
56 : Fait une tombe pour son chat, tué à coup de fusil par un voisin
58 : 25 décembre 1916 : « On fait la queue pour une malheureuse miche de pain »
61 : Elle vole une pâtisserie avec une amie
66 : A peur de la grippe espagnole

Yann Prouillet, février 2021

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Argetoianu, Constantin (1871-1955)

Ministre et Premier ministre, la politique était sa principale occupation pendant toute sa vie. Il est né dans une famille de l’aristocratie roumaine, héritant ainsi une fortune importante qui lui a permis de se consacrer uniquement à la politique. Il a étudié le droit, les lettres et la médecine à Paris pendant huit ans. Il a commencé sa carrière dans l’appareil du ministère des Affaires étrangères dans les relations consulaires de Constantinople, Rome, Vienne et Paris, et à partir de 1913, il est devenu membre du Parti conservateur (un parti des grands propriétaires fonciers) et député. Il est nommé ministre de la Justice en janvier-avril 1918, dans un gouvernement à l’existence éphémère dirigé par le plus populaire général roumain de la Première Guerre mondiale, Alexandru Averescu. Il a ensuite été ministre de l’Agriculture, de l’Intérieur, des Finances, chef du Sénat et Premier ministre de Roumanie du 28 septembre au 23 novembre 1939. En 1944, il quitte la Roumanie pour la Suisse, où il reste jusqu’en 1946, et il revient dans l’espoir de participer à la démocratisation de la vie politique. C’était une grosse erreur. Parce qu’en 1921, en tant que ministre de l’Intérieur, il a arrêté les délégués qui formaient le Parti Communiste Roumain et fut constamment un adversaire de l’URSS, il a attiré la haine des communistes. Arrêté en 1950 par le régime communiste, emprisonné dans les prisons de Jilava, Galati et Sighet, il meurt en prison à Sighet le 6 février 1955.

Son témoignage : Mémoires. Pour demain. Des souvenirs d’hier, vol. III-V, Partie V (1916-1918), Bucarest, Humanitas, 1992-1995.

Constantin Argetoianu est considéré aujourd’hui en Roumanie comme l’un des mémorialistes roumains les plus importants, sinon le plus important, du XXe siècle. Argetoianu notait dans ses carnets les événements qu’il a vécus et les commentait dans un style personnel à la fois franc et sarcastique. L’implication dans la vie politique et la collaboration avec les plus grandes personnalités roumaines lui ont donné de précieuses informations sur l’histoire de l’époque. Les politiciens et l’élite du pays sont présentés avec les côtés humains des tares et des vices, dépouillés de l’aura que l’histoire a crayonnée dans ses écrits. Les livres d’histoire ne conservaient pas d’informations sur les relations extraconjugales de la reine Marie et de toute la famille royale, sur la corruption des ministres et de leurs maîtresses, sur l’incompétence des politiciens et leur égoïsme, mais Argetoianu les nota toutes. Son travail mémorialiste chronologique, qui s’étend de 1888 à 1944, compte 25 volumes regroupés en souvenirs, mémoires et journaux intimes qui constituent une lecture captivante, un mélange d’histoire et de commérages, d’engagement émotionnel et parfois de manque d’objectivité et de ressentiment envers les gens et les faits. En 1950, lors de la perquisition qui a précédé son arrestation, toutes ses notes ont été confisquées par la Sécurité de l’État, puis remises à l’Institut d’histoire du Parti Communiste Roumain où elles n’ont été lues que par un petit groupe de chercheurs. Les passages décrivant les tares de l’ancienne classe politique et de la famille royale ont été copiés et sont entrés dans les livres d’histoire ou ont été publiés dans le magazine d’histoire le plus lu de l’époque. Le dictateur Nicolae Ceauşescu lui-même a demandé que ses manuscrits soient dactylographiés afin de les lire en personne. Après la chute du régime communiste, les manuscrits se sont retrouvés sous la garde des archives nationales. Depuis 1991, ils ont été imprimés dans les maisons d’édition Humanitas et Machiavelli, l’édition complète se terminant en 2009, et celui qui a pris soin de cette édition était l’historien Stelian Neagoe, Il va sans dire que les mémoires d’Argetoianu comptent parmi les livres commémoratifs les plus vendus.

Analyse du livre :

La guerre décrite par Constantin Argetoianu est la guerre vue des bancs du Parlement, dans les coulisses des décisions politiques en temps de guerre, et non du front. C’est une guerre prise du point de vue de l’opposition, puis du point de vue du ministre qui a négocié la trêve avec les Puissances Centrales en 1918. Le déclenchement de la guerre en 1914 le surprend dans les bains de Karlsbad. Il revient à la campagne et note que le monde de « la belle époque » est terminé. La Roumanie décide de rester neutre pendant un certain temps, au regret du roi Charles Ier, germanophile convaincu, mais au grand soulagement de tous. Les deux courtes années qui se sont écoulées entre le début de la guerre et l’entrée de la Roumanie dans l’Entente sont décrites par Argetoianu dans les mots suivants : « La neutralité! L’horrible époque de notre histoire, dans laquelle nous mettons nos cuivres sur notre visage. Au lieu de travailler jour et nuit et de fabriquer l’instrument de grande union de Roumanie, nous nous sommes battus pendant deux ans, dignes héritiers de Byzance et Fanar ! Nous avons fait de la politique et des affaires au lieu de faire le travail! Cet âge de neutralité, avec sa folie et ses hontes… il aurait été utile d’être décrit dans ses détails, pour la punition de notre génération et pour l’édification de l’avenir. » L’entrée de la Roumanie dans la guerre à l’été 1916 est une occasion d’enthousiasme général, y compris chez cet homme cynique, que peu de choses peuvent impressionner. Il décrit l’euphorie ressentie par cette étape vers l’accomplissement de l’idéal national – la Transylvanie. « Aveuglé, j’étais comme les autres », dit-il, obligé d’ouvrir les yeux. La réalité avait été cachée par le gouvernement dirigé par Ion I.C. Brătianu qui, dans ses messages au pays, mais aussi aux Alliés, avait parlé d’une armée d’un million d’hommes, bien préparée et prête pour la victoire. Bientôt, le manque d’armes, l’expérience de la guerre, la superficialité des généraux politiquement nommés commencent à être remarqués. L’armée roumaine subit une catastrophe militaire à Turtucaia le 6 septembre 1916 avec la capture de 28 000 prisonniers. « Turtucaia a été une punition pour toute la saleté que nous tolérions dans notre pays depuis si longtemps. Brătianu avait préparé la paix (obtenir la Transylvanie) et non la guerre », écrit Argetoianu. La série de catastrophes se poursuit, l’armée est vaincue en Transylvanie, puis dans le sud de la Roumanie, et les autorités organisent un retrait chaotique du gouvernement, du parlement, de l’administration centrale à Iasi, en Moldavie où la résistance serait préparée. Dans ses mémoires, Argetoianu découvre et signale la tricherie de la classe politique. Les membres du gouvernement utilisent des wagons de chemin de fer à des fins personnelles pour transporter leurs marchandises en Moldavie. Le ministre de l’Agriculture avait besoin de 17 wagons pour transporter ses sièges, ses tables, son bois de chauffage, ses cornichons, tandis que l’épouse du gouverneur de la Banque Nationale transportait ses ficus en train. Pendant ce temps, soldats et blessés se retirent à pied de la saleté et des routes enneigées. Avec eux, un million et demi de civils fuient vers la Moldavie par crainte des Allemands. À Iaşi, le mémorialiste décrit l’invasion de Bucarest et les lacunes de toutes sortes, ainsi que l’organisation de réseaux de spéculation et de corruption avec l’aide de ministres ou de hauts fonctionnaires. Tout est triste et démoralisant. Au cours des troubles d’un hiver rigoureux, la folie de la nourriture et du bois pour le chauffage se combine à l’épidémie de typhus exantematique. C’est incroyable, décrit Argetoianu, mais les trains remplis de contaminés (avec typhus) ou de soldats malades affluaient tous les jours à la gare d’Iasi. Au milieu de l’épidémie, la plate-forme de la gare, les salles d’attente et le hall étaient remplis de soldats couchés sur le ciment ou sur le sol, vêtus de chiffons… « Les poux grouillaient sur eux. J’ai vu beaucoup d’images de l’enfer dans ma vie, mais aucun fantasme de peintre ou dessinateur ne pourrait peindre une icône aussi tragique de l’horrible. » La vie derrière les tranchées laisse à Argetoianu un goût amer, tandis que les ministres vont avec leurs maîtresses, et les dames de l’aristocratie, sous le prétexte du travail dans les hôpitaux pour les blessés, vivent avec des officiers roumains, français ou russes. Mais qui s’en soucie, à la guerre comme la guerre. Au printemps et à l’été de 1917 au Parlement, il y a des débats houleux sur les lois par lesquelles les soldats devaient se voir accorder la terre et le suffrage universel à introduire, et Argetoianu décrit ces actions politiques, tandis que sur le front l’armée roumaine résiste héroïquement et rejette les tentatives allemandes d’occuper la Moldavie. Même si l’issue finale de la guerre a été favorable aux Roumains, Argetoianu juge sans relâche celui qui a dirigé le pays dans ces années: « La responsabilité de la catastrophe interne dans les deux années de grands procès – et toutes les répercussions de cette catastrophe sur le sort final de la guerre – il mène l’ensemble, quoi qu’il en soit, Ionel Brătianu ». Ses dernières notes sur la guerre se résument aux paroles d’un autre homme politique du pays qui a déclaré que « la Roumanie a tellement de chance qu’elle n’a plus besoin de politiciens… »

Dorin Stanescu, février 2021

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Jacques, Pierre (1879-1948)

1. Le témoin
Pierre Jacques est né le 9 avril 1879 à Halstroff, village de Moselle situé dans le Pays des Trois frontières (France-Allemagne-Luxembourg). Il est issu d’une famille modeste ; sa mère a travaillé comme femme de chambre au Grand Hôtel de Metz et son père est cocher. Après leur mariage en 1872, ils retournent s’installer à Halstroff et ouvrent une auberge-épicerie. Ils ont plusieurs enfants dont Pierre qui fait des études et cultive de hautes valeurs morales. Formé à la Lehrerausbildunganstalt, centre de formation des maîtres de Phalsbourg, il est nommé instituteur à Coin-sur-Seille puis Moyeuvre-Petite, deux villages mosellans francophones. En 1913, il passe professeur à la Handelsschule, l’Ecole de Commerce, de Metz. En février 1915, il est envoyé à Neuss en Rhénanie pour sa formation militaire mais il est jugé inapte en août et rejoint alors son poste d’enseignant. De fait, il ne fera pas l’expérience des combats et de la tranchée. Il décide toutefois d’écrire un « récit symbolique et didactique », une « fiction allégorique » dans laquelle il mêle ses sentiments et son « expérience ». Il l’attribue à Paul Lorrain, avatar combattant d’un professeur pédagogue qui ne combat pas mais souhaite dénoncer la guerre, seul « ennemi haïssable » à ses yeux, et soucieux de faire comprendre l’arbitraire des frontières et la tragédie des guerres. Il fréquente les milieux catholiques messins et est ami de Robert Schuman. S’il est un « produit du système d’éducation [allemand] de l’époque », il est sensible aux valeurs humaines et chrétiennes et ne se départira jamais de son esprit pédagogue. Pierre ne se mariera jamais et Chantal Kontzler et Véronique Stoffel, parentes de l’auteur, présentatrices de cette édition, indiquent que « sa jeune sœur, Lisa, l’accompagnera dans chacun de ses postes ». Resté à Metz pendant l’autre guerre, il revient un temps dans son village au printemps 1945 et meurt dans la métropole lorraine le 2 octobre 1948. Il est enterré dans son village natal.

2. Analyse
Jacques, Pierre, Prussien malgré lui. Récit de guerre d’un lorrain. 1914-1918, coédition Metz, Les Paraiges – Nancy, Le Polémarque, 2013, 127 pages.
Jean-Noël Grandhomme, préfacier de ce singulier ouvrage nous éclaire très opportunément sur celui-ci. En effet, d’abord, il indique que l’auteur « a maintenu intégralement le texte déjà paru du 21 janvier au 8 février 1922 sous le titre Paul Lorrain. Novelle aus dem Kriegsleben eines Lothringers d’un certain Pierre du Conroy (…) dans la Lothringer Volkszeitung, journal des catholiques germanophones de Metz et de l’Est mosellan, dont le groupe « la Libre Lorraine » publie Muss-Preusse en 1931. » Dès lors, il s’agit bien ici d’une fiction à très fort message politique, revendicateur de la notion de Muss-Preusse, « Malgré-nous », dans la lignée de l’association éponyme créée à Metz le 20 mai 1920 par le Sarthois André Bellard. Prussien malgré lui se veut un plaidoyer pacifiste du paradigme. Pour ce faire, l’auteur donne à son épopée l’apparence d’un récit de guerre, mixant réflexion identitaire et histoire d’amour corrompue par le tiraillement des nations, ce sur fond du drame des populations du Reichsland : « tantôt assujetties et délivrées par l’un puis par l’autre, les provinces sœurs Alsatia et Lotharingia subissent le sort des enfants du divorce qui ne peuvent trouver la tranquillité et la paix que si les parents se réconcilient » (p. 23) ! De fait, à l’étude, l’ouvrage vaut certes pour ses informations opportunes sur l’ambiance mosellane et une analyse plus ou moins directe de la question des Alsaciens-lorrains, de leur âme et des grandes questions qui en font la spécificité plutôt que sur la réalité d’une éventuelle part testimoniale à tenter de retrouver dans le récit. On peut toutefois retenir des éléments sur le Gott Strafe England d’Ernest Lissauer (1882-1937) (p. 74), la germanisation des territoires conquis, cf. la défrancisation des noms et des enseignes (p. 79), des exemples nombreux de bourrage de crâne ou le mot Alboche (p. 105).

Yann Prouillet, février 2021

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Marie, reine de Roumanie (1875-1938)

1. Le témoin
La reine Marie de Roumanie est née en Angleterre, petite-fille de la reine Victoria (1837-1901). Son père, Alfred Ernest Albert, duc de Saxe-Cobourg et de Gotha, était le deuxième fils de la reine Victoria, et sa mère, Maria Alexandrovna, était la fille du tsar de Russie Alexandre II. Marie est arrivée en Roumanie en 1892 après son mariage avec Ferdinand de Habsbourg, prince héritier de la couronne de Roumanie. Six enfants naîtront de ce mariage. La reine Marie avait, semble-t-il, une vie amoureuse parallèle ; il y a une série de témoignages sur ses liens avec le prince Barbu Stirbei ou avec l’officier canadien Joe Boyle. En septembre 1914, après la mort du roi Carol Ier, Marie et Ferdinand furent couronnés rois de Roumanie.
Bien que la Roumanie ait secrètement adhéré à l’alliance des Puissances Centrales en 1883 (pour deux raisons : la peur de la politique agressive de l’Empire russe et la parenté du roi Carol Ier avec les Hohenzollern), la Roumanie est restée neutre pendant les deux premières années de la Première Guerre mondiale, et la reine Marie a été un acteur clé dans la décision de 1916 de faire entrer la Roumanie dans la guerre avec l’Entente.
Pendant la guerre, la reine Marie s’affirme par sa foi inébranlable dans la victoire de l’Entente, par ses gestes et ses campagnes caritatives dans les hôpitaux, les orphelinats et les asiles, et par ses nombreuses visites sur la ligne de front où elle encourage constamment les soldats. Grâce à ces faits, sa popularité et celle de la monarchie ont atteint un sommet en Roumanie. En 1919, la reine Marie s’est révélée être la meilleure ambassadrice du pays, visitant Paris et Londres pour obtenir la reconnaissance des frontières de la Roumanie et la volonté des Roumains de Bessarabie, Transylvanie et Bucovine de faire partie de la Roumanie.
Après la guerre, Marie a initié le culte des héros tombés au combat dans les années 1916-1919, encourageant l’érection de monuments dans tous les villages du pays. Son rôle dans la vie publique diminue avec la mort de son mari en 1927. Dans les dernières années, son fils, le roi Carol II, la réprouve parce qu’il l’a toujours blâmée pour sa vie scandaleuse. La reine Marie passe ses dernières années dans les châteaux de Balchik (en Bulgarie aujourd’hui), Bran ou Sinaia.
Elle eut des funérailles nationales à la nécropole royale de Curtea de Arges. Après la chute du communisme, elle est devenue l’une des personnalités les plus populaires de l’histoire roumaine du 20e siècle, et le centenaire de la Première Guerre mondiale et de la Grande Union a été un vecteur important de cette popularité. Beaucoup de monographies ont été écrites, des romans, des films ont été réalisés avec elle comme personnage principal.

2. Le témoignage : « L’histoire de ma vie »
Les années 1914-1919 représentent des parties importantes du journal de la reine Marie écrit tout au long de sa vie. Bien sûr, comme son récit a paru pendant la vie de la reine, quand de nombreux personnages des événements étaient encore vivants, l’auteur a atténué et édulcoré certains des faits. L’histoire de ma vie a été publiée en anglais à Londres et à New York en 1934, donc pendant la vie de la reine, et le texte du manuscrit est écrit dans la langue maternelle de la reine – l’anglais. Il a été traduit par Margarita Miller-Verghy et publié en Roumanie avant que le régime communiste ne soit établi, puis il a été mis à l’index et interdit. Après 1989, il y a eu une série de rééditions, la première en 1991 et la plus récente en 2011 (3 volumes publiés par la maison d’édition RAO que nous avons utilisés dans cette présentation). En 2014, sous l’impulsion du centenaire, la maison d’édition Humanitas a publié en deux volumes l’édition intégrale des manuscrits de la reine conservés sous forme de carnets aux Archives Nationales de Roumanie dans le fonds de la Maison Royale. La traduction à partir de l’anglais a été faite par Anca Barbulescu, et celui qui a pris soin de cette édition était l’historien Lucian Boia.

3. Analyse du livre
L’édition utilisée par nous (L’histoire de ma vie, RAO, 2011) touche à travers les volumes II et III la période la plus difficile, en même temps ridicule et sublime de l’histoire de la participation de la Roumanie à la Première Guerre mondiale. C’est une histoire racontée par une personnalité ayant accès à des informations de premier rang et, évidemment, fait intéressant, c’est une histoire féminine de la guerre. Il faut aussi préciser que le style de l’œuvre est en quelque sorte sirupeux, héroïque et mythique, car il a été la « marque » de la personnalité de la Reine, tant dans sa vie que dans sa postérité.
Du point de vue chronologique, la reine Marie a raconté ses impressions d’août 1916 à mai 1918, et le lecteur est frappé par l’optimisme constant de la reine, qui se glisse à travers tant de tragédies, personnelle (mort de son dernier-né, le prince Mircea le 2 novembre 1916), et nationale qui a culminé avec l’entrée victorieuse à Bucarest des troupes allemandes menées par le maréchal Mackensen le 6 décembre 1916 et le refuge de l’armée, de la maison royale, du gouvernement et de l’administration en Moldavie. La reine est établie à Iasi, la capitale historique de la Moldavie, devenu capitale de l’espoir national et de la renaissance de la Roumanie.
« Je suis entrée dans l’inconnu. Où vais-je ? Combien de temps ? Et pourquoi ? » se demande la reine, mais bientôt les réalités quotidiennes du refuge prennent le dessus. Elle prend des notes brièvement dans la soirée, après une journée épuisante au cours de laquelle elle est prise d’assaut par toutes sortes de demandes de réfugiés qui ont besoin d’aide. Le jour de Noël 1916 est un jour triste dans la ville où les gens n’ont pas de nourriture, et l’épidémie de typhus exanthématique fait des centaines de morts par jour. Chaque jour, la reine tient des audiences, puis appelle les autorités au pays ou à l’étranger à collecter de la nourriture et des vêtements pour les soldats ou les civils. Puis commencent les visites sans fin dans les hôpitaux où, avec les soldats blessés, il y a des civils et des soldats malades du typhus. « L’un des spectacles les plus terribles que j’aie jamais vus est le triage dans la station. C’était une sorte de caserne transformée en hôpital. Dante n’a jamais inventé un enfer plus terrible… », écrit la reine dans son journal.
Bientôt, son nom devient un slogan, celui de la solidarité, du courage et de la résistance. « Je la trouve trop difficile, trop dure, trop lourde, écrit-elle, accablée, mais je vais tout endurer, je me suis juré d’endurer leur amertume jusqu’à la fin. Je crois toujours au fond de mon cœur que cette fin sera brillante, bien que je doive admettre que rien en ce moment ne justifie cet optimisme. »
Le récit de la reine Marie est rare car il montre au lecteur l’histoire d’une tête couronnée qui se manifeste sur plusieurs niveaux. Diplomatiquement : elle entretient des relations avec les membres de la Mission Militaire Française, avec celles des Britanniques et des Américains, et puis avec ses proches à la cour impériale russe. Politiquement : elle soutient et conseille le gouvernement dans ses décisions. Sans oublier le domaine charitable parce qu’elle a visité tous les hôpitaux du pays, aidé les pauvres. Elle est une mère à la fois pour ses enfants et pour les soldats qu’elle encourage en leur rendant visite sur le front. Même si le journal de la reine est subjectif, son attitude au cours de la Première Guerre mondiale reste remarquable, et ce fait a été enregistré par le commentateur et le mémorialiste le plus incisif et malveillant de la vie roumaine dans la première moitié du XXe siècle, Constantin Argetoianu qui a écrit à ce sujet : « Peu importe combien d’erreurs la reine Marie peut avoir commises, avant et après la guerre, la guerre reste sa page, la page qui la caractérise, et la page qui sera placée dans l’histoire comme un lieu d’honneur. On la trouve dans les tranchées parmi les combattants dans les rangs avancés, on la trouve dans les hôpitaux et dans tous les établissements de santé parmi les blessés et les malades. Nous l’avons trouvée dans toutes les réunions qui essayaient de faire un peu de bien. Elle ne connaissait pas la peur des balles et des bombes, car elle ne connaissait ni la peur ni l’absence de douceur ni l’impatience pour des efforts si souvent inutiles, causée par son désir de mieux faire. La reine Marie a accompli son devoir sur tous les fronts de ses activités, mais surtout celui d’encourager et de relever le moral de ceux qui l’entouraient et qui devaient décider, dans les moments les plus tragiques, du sort du pays et de son peuple. On peut dire que, au temps de notre résistance en Moldavie, la reine Marie a incarné les plus hautes aspirations de la conscience roumaine. »

Dorin Stanescu, janvier 2021

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