Tichadou, Lucia (1885-1961)

1. Le témoin
Lucia Tichadou, née Bernard, est originaire de la Haute-Marne. Ses parents tenaient le « Café-restaurant du chemin de fer » à Valentigny (Aube). Reçue au concours de l’Ecole normale supérieure d’institutrices de Fontenay-aux-Roses en 1907, elle est, au moment de la mobilisation, en poste à Perpignan et en attente d’une mutation pour l’Ecole normale d’Aix-en-Provence. Elle sert comme infirmière volontaire à l’hôpital mixte de Brienne-le-Château du 9 août au début octobre 1914, et rejoint ensuite son poste à Aix. Elle adhère au PCF en 1934, est révoquée par Vichy puis participe à la résistance en Haute-Ariège. Adjointe au maire de Marseille de 1945 à 1947, puis conseillère municipale dans l’opposition (PCF) jusqu’à 1959, de tendance stalinienne, elle laisse une réputation d’engagement et d’intégrité (notice H. Echinard).
2. Le témoignage
Infirmière en 1914, journal d’une volontaire, 31 juillet – 14 octobre 1914, (éditions Gaussen, 2014, 110 p.) a été publié par Hélène Echinard, historienne spécialiste de l’histoire des femmes de la région marseillaise. L’ouvrage, richement illustré et accompagné d’une présentation biographique fouillée, est la retranscription des notes journalières que prend l’auteure L. Tichadou depuis le 31 juillet 1914 jusqu’à son départ de l’hôpital de Brienne en octobre 1914.
3. Analyse
Energie et enthousiasme patriotique à la mobilisation
Elle arrive dans sa famille dans l’Aube le 3 août, avant le départ de son frère qui lui confie avant de partir « toutes les femmes ». « Ainsi je ne suis pas une femme ! C’est bien ainsi toujours, et l’on a toujours attendu de moi dans ma famille de la force et du réconfort. Je pense malgré moi à celui qui, il y a quelques jours,[son fiancé], me trouvait « trop peu féminine ». J’en ai eu moi-même le regret, mais aujourd’hui, ah non ! Il fait bon être forte.» (p. 31). Elle vit avec enthousiasme les premiers jours de la mobilisation en Haute-Marne, et souligne les qualités de « sa race »; ainsi, à propos d’une bouchère énergique, obligée de travailler seule, et qui le fait efficacement : « Ah ! Les femmes de chez nous ont une autre trempe que ces mièvres Méridionales [elle vient de quitter son poste de Perpignan] qu’un rien abat et met en larmes. Je suis fière de ma race, je l’aime, je me sens de là.» (p. 33). Cette énergie, cette résolution à la mobilisation se traduit aussi chez elle par un double refus, d’abord celui de l’intelligence à laquelle elle oppose l’efficacité de l’instinct (p. 36) « Allons donc ! La force obscure de l’instinct, du bienfaisant instinct, entraîne sans une erreur, à l’heure voulue, des millions de volontés.» L’autre refus est celui de la sentimentalité, ici à propos d’un espion fusillé (p. 41) : «Horreur, allons, pas d’attendrissement, pas de sentimentalité, ils ont raison, il faut mettre des œillères, renverser tout. La victoire, la liberté sont à ce prix. » Ces éléments, qui datent de la première quinzaine d’août, témoignent d’une mentalité patriotique sans nuances, très réceptive aux informations plus ou moins exactes (souvent fausses, en fait) des tout-débuts du conflit. Ces annotations sont utiles pour l’historien, car elles témoignent, sur l’instant, de la réceptivité au bourrage de crâne de la part d’une Normalienne, c’est-à-dire d’une jeune femme au bagage scolaire exceptionnel à l’époque (16 août, p. 53) : « On lit avidement, on commente les lettres de nos pioupious à leurs parents, que publient les journaux. Quelle simplicité et quelle ardeur ! Le Français de Marignan est là tout entier, avec son courage gouailleur et chevaleresque. Des lettres effarantes de soldats prussiens, d’officiers même. (…) Ils ont faim, sont harassés, se rendent prisonniers, presque sans combat pour avoir à manger, semblent démoralisés. » L’affaire du XVème Corps est évoquée à travers son retentissement dans l’hôpital, et le « racisme» anti-méridional de l’auteure se trouve reformulé (24 août, p. 57) : « On se dispute toute la journée, de lit à lit, à l’hôpital et les Parisiens et les Bourguignons font passer un mauvais quart d’heure aux gars d’Auch, de Mirande et de Bordeaux, qui ne peuvent mais de la caponerie des Marseillais », mais elle défend aussi la Provence contre des accusateurs plus sévères qu’elle.
Evolution des sentiments à partir du 25 août 1914
Le témoignage, au contact des blessés graves qu’elle a à soigner, et face à la prise de conscience de la réalité des combats, subit à la fin août une nette inflexion, qui se traduit par des interrogations intérieures et des sentiments de pitié qui la surprennent et la troublent. La vue de trophées, tenus par des blessés français dans un train sanitaire, traduit ce changement d’état d’esprit (p.59) : «Je hais la sauvage patrie des Teutons. Je me réjouis d’entendre dire qu’on en a démoli des milliers. Et le premier casque de uhlan me donne un soubresaut d’horreur et de pitié. » Lorsqu’elle visite un train de prisonniers allemands, sa haine se transforme en commisération (p. 63) « ceux-là n’ont pu martyriser nos petits, c’est impossible. » Parlant l’allemand et ayant fait un séjour dans le Palatinat, elle converse avec des blessés, et la complexité de ses sentiments augmente lorsque ce train repart: les chasseurs français, qui gardent le quai, insultent bruyamment les prisonniers. Elle écrit qu’elle n’aurait pas le courage de leur en vouloir, s’ils devenaient « brutes devant elle », mais qu’elle-même ne pourrait « donner le moindre coup, ni même dire une insulte à l’un de ces pauvres bougres. » (p.64)
Les soins hospitaliers
L. Tichadou décrit en septembre son dur travail d’infirmière auprès de blessés graves, elle raconte son épuisement après les nuits de garde, ses relations parfois difficiles, au vu de son caractère entier, avec les médecins qui la commandent. Elle note le 9 septembre (p. 73) : « Je panse chaque jour des plaies dont la seule vue m’aurait fait m’évanouir il y a un an. » et le 9 (p. 75) : « J’ai eu la même nuit 6 morts dans ma salle. » L’auteure prend aussi le temps de noter le détail de cas individuels, avec leurs noms et leurs blessures, et la description de leur évolution, souvent fatale (p. 85) : « Quelques malades. Je veux les fixer. J’en vois tellement, tout cela va se mêler dans dix ans, sans notes, je n’aurai plus que des images confuses. » Elle évoque la gangrène gazeuse, le tétanos, les péritonites des blessés au ventre, avec l’emploi du pronom possessif qui témoigne de son implication (p. 75) : « On m’a évacué mes plaies de visage, ce qui est folie ! Comment les désinfecter dans le train qui les emmène à Orléans ? » Après le 15 septembre, l’hôpital passe ambulance de deuxième zone, et les blessés amenés ont des pronostics moins graves que leurs prédécesseurs, lorsque le front n’était qu’à trente kilomètres.
Un cas de conscience
L’auteure reçoit sa nomination pour l’Ecole normale d’Aix-en-Provence le 30 août, mais considère que sa place est près du front, à l’hôpital avec ses blessés (« Voilà bien la tuile. » p. 67). Elle n’informe Aix que le 18 septembre de son acceptation du poste, tout en prévenant qu’elle ne le rejoindra qu’une fois la guerre finie. Après plusieurs tentatives pour proroger son activité de soignante (demande de congé sans solde de deux mois, par exemple), un courrier du Ministère (6 octobre) la somme de gagner immédiatement son poste à Aix, sous peine de mise en congé d’office, c’est-à-dire perte de poste et de traitement. Ces démêlés administratifs représentent pour elle un cas de conscience : « Où est le devoir ? » (p. 95). Elle finit par céder à sa hiérarchie, et outre le fait qu’elle visitera par la suite des blessés hébergés à l’Ecole normale d’Aix (Hôpital bénévole 146 bis), elle a bien conscience de l’importance de l’expérience qu’elle vient de vivre (p. 98) : « Enfin je quitterai samedi soir cet hôpital (…) où j’ai vécu d’une vie que je ne revivrai jamais, où se sont passés les moments les plus pleins de mon existence. »
Donc en définitive, une édition de qualité (appareil critique et iconographie), pour le témoignage d’une femme qui, de par sa profession et son milieu d’origine, est le produit de la méritocratie républicaine de l’époque. L’intérêt de ce texte est d’abord de proposer la vision d’une infirmière volontaire à proximité du front, au plus fort des combats du début du conflit, alors que ceux des autres soignantes concernent souvent des hôpitaux de l’arrière, avec des durées de témoignage moins ramassées. Le texte de Lucia Tichadou est aussi précieux en ce que, comparable en cela aux carnets des combattants d’août et septembre 1914, il témoigne du dessillement rapide par rapport à la réalité des faits, du passage de la guerre glorieuse imaginée à la guerre cruelle réelle : (28 août 1914, p. 62) « Nous tenons pied, mais perdu l’espoir, un peu sot quand on y réfléchit, de prendre une offensive irrésistible, d’entrer à Berlin. »
Vincent Suard novembre 2019

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Fürnkranz, Helene (1868-1936)

Née à Vienne en 1868 et morte en 1936 à Mutters, non loin d’Innsbruck, Helene Fürnkranz est une Austro-Irlandaise aisée et instruite, à qui la France tient lieu de patrie d’élection. Son père est issu d’une famille de notables viennois et vit en rentier, sa mère est la fille d’un pasteur irlandais, le couple s’est marié à Paris en 1867. Élevée entre l’Autriche, l’Irlande et la France, trilingue, Helene Fürnkranz se sent très tôt citoyenne d’Europe. Ses écrits témoignent tout à la fois de son cosmopolitisme et de la formation artistique dont elle a bénéficié, à l’instar de sa sœur chanteuse d’opéra.
Selon les souvenirs rapportés par sa petite-fille, Linde Rachel, Helene Fürnkranz s’unit à son cousin germain Wilhelm dans le sud du Tyrol au tournant du siècle. Elle part ensuite s’installer à Bois-Colombes en 1907, avec son époux, son fils Wilson né hors-mariage à Trieste en 1897, et Irène, leur fille, née à Merano dans le Haut-Trentin en 1904, Wilhelm Fürnkranz ayant quitté l’armée austro-hongroise pour embrasser une carrière d’ingénieur chez Westinghouse (société internationale dont le siège se situe en banlieue parisienne). Une deuxième fille, Ève, naît à Bois-Colombes en 1907, une troisième, Mireille, à Aarau en Suisse en 1908. Chargé de la planification pour les usines du groupe, leur père sillonne l’Europe, ses absences sont fréquentes. Helene Fürnkranz assume la direction du ménage avec l’aide de son propre père veuf qui l’a suivie en France, celle d’une bonne originaire du Tyrol et celle d’une nourrice bretonne.
Les renseignements les plus précis – factuels –, dont on dispose au sujet de l’auteure, sa vie et son environnement, sont relatifs à la période où elle est emprisonnée à Garaison, pour laquelle il est possible de croiser les documents conservés aux Archives départementales des Hautes-Pyrénées (dossier 9_R_88) et les notes de son journal, In französischer Kriegsgefangenschaft. Momentaufnahmen aus dem Leben einer Austro-Boche-Familie in Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrenäen) [Prisonnière de guerre en France. Instantanés de la vie d’une famille austro-boche à Paris, Flers (Normandie), Garaison (Pyrénées)]. Ce journal donne l’image d’une famille bien intégrée en France, au moment où éclate la guerre, ce qui ne la soustrait pas au destin partagé par nombre de ressortissants des puissances ennemies : arrêtée, la famille est conduite au camp de Garaison en septembre 1914. Âgé de 72 ans, le père d’Helene Fürnkranz est rapatrié rapidement, le 3 novembre 1914. Helene Fürnkranz, qui aurait pu être rapatriée elle aussi avec ses filles, choisit de rester auprès de son mari et de son fils. Elle et ses filles seront rapatriées dix mois après leur arrestation, le 9 juin 1915. Son époux et son fils, mobilisables, doivent demeurer à Garaison, le père jusqu’au 9 juin 1917 – pour le fils, la date exacte n’est pas connue.
À Aarau, après sa libération, on suit encore quelque temps la trace d’Helene Fürnkranz par le biais des requêtes qu’elle adresse à la Croix Rouge, aux autorités suisses, françaises et autrichiennes. On a connaissance de démarches qu’elle entreprend à Berne et à Zurich pour diverses formalités, d’une convocation au consulat d’Allemagne de Bâle sur ordre de Berlin, mais le restant de sa biographie demeure lacunaire. Elle pourvoit à la subsistance de sa famille en donnant des cours de peinture et en jouant du piano, notamment lors de projections de films muets. On n’en sait pas plus sur ses activités artistiques, et le recueil de contes irlandais qu’évoque sa petite-fille s’est perdu.
Internée au camp de Garaison dans les Hautes-Pyrénées, du 7 septembre 1914 au 9 juin 1915, Helene Fürnkranz est une figure exemplaire de ces « écritures du quotidien » qui sont, à partir du XIXe siècle, « bien souvent affaire de femmes » (I. Lacoue-Labarthe, S. Mouysset, Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 35, Toulouse, PUM, 2012). Or, la voix d’Helene Fürnkranz est d’autant plus remarquable qu’outre son journal relevant des écrits du for privé, elle lègue le texte d’une opérette publiée à Aarau en 1917 à compte d’auteur : Im Konzentrationslager – Operette in 3 Akten [Au camp de concentration – Opérette en 3 actes]. Le titre renvoie à la dénomination officielle des camps d’internement administratif durant la Première Guerre mondiale. Même si le terme de « concentration » doit y être entendu au sens originel de regroupement, sans rapport avec les projets d’extermination nazie, la réalité que décrit l’opérette est grave et dément l’idée qu’il s’agirait d’un genre exclusivement léger. Sous couvert de fiction et de divertissement, Helene Fürnkranz s’y autorise une critique plus acerbe que dans son journal. La raison en est sans doute qu’elle fait paraître son texte depuis la Suisse à une date où son mari, et probablement son fils aussi, viennent de la rejoindre : l’auteure n’a plus à craindre de représailles contre eux ; en rend compte sa liberté de pensée, de ton et d’action qui ne faisait qu’affleurer dans les images, prises sur le vif, de 1915.
Il nous manque malheureusement la partition pour appréhender plus finement la filiation dans laquelle Helene Fürnkranz a placé son œuvre, mais la lecture du livret fournit des éléments significatifs. Le principal tient à la légèreté assumée du genre dont la fonction première demeure le divertissement. Si le cadre de l’action est grave (début de la guerre et internement des civils austro-allemands, évocation réaliste des conditions de cet internement, rappelant celle qu’on trouve dans le journal de l’auteure), la pièce est éminemment comique et l’argument fait la part belle aux intrigues amoureuses, juxtaposant à l’histoire des deux protagonistes Heidi et Victor, celle de l’idylle entre le jeune Rolf et la pimpante Parisienne Lolotte, ainsi que les assauts séducteurs du commandant en charge du camp, tour à tour à l’encontre de Lolotte et de Heidi.
Le jeu avec les éléments du Zauberstück, pièce constellée de merveilleux dont le chef d’œuvre de Mozart et Schikaneder, La Flûte enchantée, demeure la quintessence, laisse affleurer la dimension satirique, voire politique du texte d’Helene Fürnkranz. Bien plus que le journal de captivité, l’opérette permet de décocher quelques flèches qui sont autant d’expressions d’un patriotisme revendiqué comme boche. La beauté des Boches est ainsi louée (II, 7), de même que la vertu du combat patriotique (III, 1) ; l’ennemi français est caricaturé en la personne du commandant séducteur qui abuse de son pouvoir et qui est lâche : de manière symbolique, il fait régulièrement son entrée sur scène « par l’arrière » (II, 7 et II, 9), etc.
Tout en misant sur le divertissement et une grande légèreté, l’opérette d’Hélène Fürnkranz n’occulte nullement les problématiques sérieuses, que l’expérience d’une guerre longue de trois ans au moment où le texte est publié, ne permet plus de taire. Et ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteure, en dépit de son parti pris féministe, laisse le dernier mot de la pièce au jeune Rolf qui exprime son désespoir : « Si jeune ― amoureux ― et interné ! ».

Hilda Inderwildi, Hélène Leclerc
(Tiré de « La Vie parisienne à Garaison », avant-propos, dans Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, texte traduit et présenté par H. Inderwildi & H. Leclerc, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019)

Finale
Heidi : Liberté, liberté dorée !
Liberté, sois saluée !
Seul qui te perdit
Sait quel est ton prix.
Liberté, liberté dorée !
De tous mes vœux, je t’ai appelée
Quiconque a perdu son cœur pourtant,
Plus jamais ne sera libre vraiment.
Le commandant : Liberté, liberté dorée !
Puissé-je de nouveau être libre !
Libre d’agir, libre d’aimer !
Libre comme l’oiseau de mai !
Lolotte : Liberté, liberté dorée !
Si la mienne pouvait se terminer.
D’être enchaînée je me languis
Je ne rêve que d’un mari.
Rolf : Liberté, liberté dorée !
Moi, tu m’as oublié.
Pourtant, moi seul connais ta portée,
Si jeune ― amoureux ― et interné !

Le rideau tombe.
FIN

(Helene Fürnkranz, Une opérette à Garaison 1917, Toulouse, Le Pérégrinateur éditeur, 2019, p. 63-64)

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Cellier, Aimée (1854-1927)

Journal d’une habitante de Valenciennes pendant la Première Guerre mondiale
« Tous ces Balkans ne me disent rien qui vaille » (septembre 1916)
1. Le témoin
Aimée Cellier, veuve de Fénelon Saint-Quentin, appartient à une famille de la bourgeoisie de Valenciennes, son mari était avocat et conseiller municipal. Elle a trois enfants et ses deux fils Jean et Louis sont aussi avocats. Elle reste seule avec sa mère à Valenciennes durant l’occupation, Jean est bloqué à Lille, Louis est lieutenant puis capitaine d’infanterie sur le front et ses petits-enfants sont en France non occupée. Elle passe la guerre dans sa grande maison, et doit loger des officiers allemands de passage. Elle est déportée comme notable au camp d’Holzminden de novembre 1916 à avril 1917 (représailles allemandes dans le conflit sur le sort des fonctionnaires impériaux alsaciens internés par la France). Revenue chez elle, elle est finalement évacuée en octobre 1918 dans la région bruxelloise.
2. Le témoignage
Le journal d’Aimée Cellier est disponible en version numérique sur le site Calaméo, il a été rendu consultable par la bibliothèque de Valenciennes en 2018. La retranscription dactylographiée (244 pages) est accompagnée d’un appareil explicatif et de notes de qualité, réalisées par trois arrière-petits-enfants d’A. Cellier, Christian Chauliac, Alain Cosson et Jacques Warin. Le manuscrit, redécouvert par la famille en 2010, se présente sous la forme de notes, souvent écrites le dimanche, et mêle relation des événements, de conversations ou considérations personnelles. Le journal hélas s’interrompt pendant la déportation à Holzminden.
3. Analyse
Nouvelles et on-dit
Une grande place est accordée aux nouvelles, dans une ville occupée précocement et dans laquelle on est privé d’informations fiables. Ainsi, par exemple le 22 octobre 1914 est annoncée la présence des Français à Baden, le 26 une victoire à Metz, ou en décembre une grande bataille entre Saint-Amand et Courtrai. Dès septembre, A. Cellier note combien il faut se défendre des on-dit, elle fait preuve de jugement critique, recoupe les faits, mais la tâche est ardue (avril 1915, p. 53) : « Je ne sais plus que dire et qu’écrire. Ce qu’on apprend un jour devrait être contredit le lendemain. » Elle est informée par le communiqué allemand, mais c’est surtout la presse en français, contrôlée par l’occupant, qui lui donne des nouvelles (Bruxellois, Gazette des Ardennes). La lecture en est ardue (« le Bruxellois est atrocement rédigé (…) on deviendrait enragé si on le lisait tous les jours. » p. 102), mais on n’a pas le choix si on veut essayer de savoir (p. 194) : « Je viens de m’abonner à la Gazette des Ardennes. Mauvais journal que je lis en pensant le contraire de ce qu’il énonce. »
Les Allemands
Valenciennes est occupée très tôt (25 août), et A. Cellier attribue à la prudence du maire le calme relatif de la ville; elle n’a rien vu « de toutes les atrocités que l’on raconte », elle résume la situation en décrivant les Allemands comme cruels là où on tire pour les accueillir et « ailleurs, ils sont polis (p. 9). » Obligée de côtoyer de près les officiers et leurs ordonnances, elle les supporte sans les apprécier. Indemnisée par le montant de ce qu’elle nomme « une journée d’Allemand », elle note en septembre 1915 qu’elle en est à son trentième Allemand et une remarque de février 1916 résume bien, semble-t-il, son attitude par rapport à l’occupant (p. 123) : «Un de mes Allemands trouve qu’on ne me voit pas, que je ne cause pas. Est-ce qu’ils s’imaginent que ce serait un plaisir pour moi d’entendre leurs menteries : non, je suis correcte, rien de plus. »
Le patriotisme
A. Cellier se réjouit lorsque les nouvelles du front sont mauvaises pour les Allemands, se désolant ailleurs de son immobilité et du retard de leur délivrance ; à certains moments, elle est découragée par la perspective d’être annexée comme les Alsaciens en 1871 (juin 1915, p.65) : « Mauvaise journée pour moi. (…) elle se termine avec la perspective de devenir allemand et de manquer de pain. Malgré ce qu’il y a de pénible à avoir faim, je préfère cela à devenir allemand. Quelle horreur, quel cauchemar. » Sa seule consolation si elle est devient allemande sera l’autorisation d’écrire à sa famille, «une consolation mais quelle déchéance. ». Lors de la crise du travail forcé de juillet 1915, celle de l’obligation de la confection de sacs destinés à protéger les tranchées allemandes, elle n’évoque pas la résistance contrainte par la brutalité (Lille), même si elle juge au début avec des nuances (« comment résister à ces brigands ? »). Elle méprise celles qu’elle appelle les « femmes à sac», et à son comité d’entraide, elle refuse d’abord de les aider (septembre 1915) : « On ne leur donnera rien. Elles ont gagné de l’argent à profusion, aussi ne donnera-t-on qu’aux miséreux. » Cette attitude rigide toutefois n’est pas respectée dans les faits à Noël 1915 (p. 114) : « Malgré les précautions prises, les femmes à sac reçoivent un paquet. Ayons les idées larges. Un peu tout le monde travaille ici pour les ennemis qui, bien nourris, iront tuer les nôtres.» Elle est également assez critique avec certaines notabilités valenciennoises. Ainsi René Delame, par ailleurs diariste de l’occupation, incarcéré un temps par les occupants, est jugé sévèrement (p. 202) : « Je ne le plains pas trop car je sais quelques petites choses ; sues par beaucoup de monde, je crois. » Il s’agit peut-être de soupçons d’enrichissement personnel sur des ventes de mouchoirs de batistes, dentelles goûtées par les officiers allemands comme cadeaux pour leurs proches. De même, elle condamne « un certain B. ami des Allemands », il s’agit avec une quasi-certitude de Maurice Bauchon (cf sa notice CRID), elle le décrit comme outrepassant ses droits et conclut (p. 191) : « Je crois que tout le monde comprend le patriotisme à sa manière.» Elle ne décrit pas son séjour en Allemagne, mais son moral est altéré par la mort de sa mère pendant son absence ; ce séjour en camp semble avoir été sévère mais supportable, elle en parle ensuite avec distance (été 1917, p. 184) « chaque fois que je rencontre un otage on échange des souvenirs. Que c’est bizarre, ils n’ont jamais rien de triste. Pourtant nous n’étions pas heureux. »
Solitude et besoin des petits-enfants
Aimée Cellier, 59 ans au début de la guerre, souffre pendant toute l’occupation de la séparation des siens. Son journal est scandé des témoignages de sa souffrance morale devant sa solitude (Noël, anniversaires) et l’impossibilité de câliner ses petites-filles, Odette et Janine. Le début du conflit est aussi le plus terrible pour elle car il n’y a pas de correspondance, ainsi à Noël 1914, le « fond de son cœur est broyé », ou en avril 1915 « Ne vivre que pour ses enfants et ne plus les voir, ni connaître ce qu’ils font, est ce qu’il y a de plus déchirant». Vers la fin du conflit la plaie reste ouverte (janvier 1918) : « Odette a eu 6 ans le 15, ne pouvoir l’embrasser, l’admirer, en jouir comme cela devrait être me rend fort triste. Combien je regrette ces 3 années passées loin des miens. Jamais elles ne reviendront, à mon âge, c’est perdu pour toujours. » Ce manque maternel, lié à la frontière infranchissable avec la France non-occupée, est rarement montré de cette manière par les sources. Le journal a une fonction thérapeutique, l’auteure y inscrit ses plaintes, ses inquiétudes, et souvent se redresse et reprend courage en fin de paragraphe, ainsi, en août 1916 : «c’est un soulagement. Il me semble que je vous cause, mes enfants, et la séparation me paraît moins énorme. », et plus loin : « Il faut lutter, lutter toujours, se remonter et garder son grand courage. Je suis restée pour tout conserver aux enfants. Donc pas d’abattement. »
Evacuer ?
Dès le printemps 1915, des évacuations vers la France non-occupée sont organisées par les Allemands ; elles concernent d’abord les nécessiteux, vieillards, femmes avec jeunes enfants, ou femmes seules et à la réputation douteuse ; mais en consignant le départ de 159 familles en mars, A. Cellier parle de mesures incompréhensibles (p. 45) : « ceux qui vont partir ne sont pas des indigents, ce sont des familles aisées qui vont rejoindre les pères. » Il semble qu’elle ait la possibilité de partir à plusieurs reprises, et elle invoque comme raison l’obligation de rester avec sa mère (Noël 1915, p. 113), « je n’ai pu évacuer à cause de maman », puis après le décès de celle-ci, la maison à garder pour la préserver ; a contrario, elle dit qu’en 1917 les notables ne sont pas évacuables. L’aspect matériel est important, pour elle, sauver ce qui peut l’être de sa maison est un devoir à affronter avec courage pour les siens (juin 1917, p. 177) : « A Berne, une dame Isler me réclamait de la part des enfants. J’étais ravie de leur idée, mais après réflexion, j’ai donné une réponse négative (…) une partie de ma maison sera mise au pillage par les occupants. Je préfère prendre encore patience puisque voilà trois ans que ça dure, ce n’est pas quelques mois qui me font peur. Malgré ses efforts, elle est chassée de son logement en avril 1918, doit se réinstaller dans une autre maison et s’en désole « Avoir tout fait pour leur sauver des souvenirs [à ses enfants] et arriver à un pareil résultat ! Je ne sais plus que penser. Ce que c’est qu’une veuve. ». Mais plus tard, elle trouve encore des raisons de se féliciter de n’avoir pas évacué via la Suisse (p. 218) «J’ai encore sauvé beaucoup de choses que les bonnes n’auraient pu emporter si on les avait chassées en mon absence. » Dernière disgrâce: avec l’augmentation des bombardements aériens et surtout l’arrivée du front en octobre 1918, elle est évacuée vers la Belgique; en terminant son journal le 15 novembre à Zuen, elle en conçoit une dernière amertume (p. 229): « je n’ai qu’un désir : rentrer dans ma ville d’où je n’aurais pas dû partir. J’ai revu des amis, tous furieux après le conseil municipal qui est resté et qui a pu soigner ses maisons.»
Mémoire familiale du témoignage
Ce manuscrit est longtemps resté inexploité car sa petite-fille Janine Saint-Quentin, (1914 – 2010), qui en avait la possession, était déçue par sa teneur. Aimée avait laissé le souvenir d’une personne énergique et enjouée, et Janine, qui l’aimait beaucoup, était déçue par le journal dans lequel elle ne voyait qu’une longue lamentation. Ce n’est pas aujourd’hui l’avis des arrières-petits enfants, ni le nôtre; l’écriture ici joue un rôle d’exutoire, elle sert à conforter le courage ; si la forme peut amener à ce contresens (avril 1918 p. 220 « Quand donc ce supplice se terminera-t-il ? Je n’ai plus que des lamentations à transcrire. »), le fonds est celui d’un outil de résistance intime (août 1916, p. 155 « mon cahier, mon cher cahier, seul témoin de mes tristesses »), il lui permet de s’épancher, pas de se complaire. La rigueur du jugement de sa petite-fille s’explique aussi par d’autres raisons, biographiques et sociales : le mari de Janine a été tué en 1940, et elle s’est retrouvée jeune veuve, avec un bébé de 3 mois, obligée de pourvoir à leur existence. De ce fait, elle trouvait que sa grand-mère, une bourgeoise aisée, avait exagéré ses souffrances, en regard des siennes-propres. On peut à cet égard mentionner une tradition familiale fiable, qui souligne qu’Aimée était accompagnée par sa petite bonne Juliette pendant son internement à Holzminden. Aucune source, autre que familiale, ne confirme ce fait, mais sa permanence indique une forme de relativisation de la souffrance d’Aimée. C’est en tout cas un document riche, et original en ce qu’à travers – entre autres – cette formulation du manque charnel des petits-enfants, il incarne bien une des formes de souffrances possibles liées à l’occupation.

Vincent Suard juin 2019

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Lefebvre, Jeanne (1876-1924)

1. Le témoin
Jeanne Lefebvre, née Choquet en 1876, fait partie d’une famille de la bourgeoisie de Saint-André (Nord), un faubourg de la ville de Lille. Elle est l’épouse de Charles Lefebvre, (1869-1953), artiste possédant un prospère atelier de typographie sis rue de Béthune à Lille. De leur mariage en 1898 sont nés André (1899), Charles (1901) et Denise (1903). Isolée avec ses trois grands enfants en août 1914 après le départ de son mari, dont elle reste longtemps sans nouvelles, elle vit les quatre années d’occupation à Saint-André, refusant d’envisager l’évacuation en France libre via la Suisse, à cause de sa chère maison, mais surtout de ses deux garçons, consignés par l’occupant. La famille est à nouveau réunie en décembre 1918, mais Jeanne meurt prématurément d’une rupture d’anévrisme à 48 ans le 25 décembre 1924.
2. Le témoignage
Moi, Jeanne, mon journal intime sous l’occupation a paru aux éditions Jourdan (2016, 351 pages). Monique Marissal, la petite-fille de Jeanne Lefebvre, a montré à l’écrivain Francis Arnould ces cahiers écrits pendant la Grande Guerre, et celui-ci les a mis en forme avec un grand souci de fidélité. Il s’agit de 4 cahiers d’écolier de différents formats, avec une écriture et une orthographe de qualité. F. Arnoult nous a appris (mai 2018) qu’il « s’était contenté de recopier et de mettre en page sans modifier quoi que ce soit au texte », démarche précieuse pour l’historien. L’ouvrage commence par une évocation de la famille à la Belle Epoque (p. 7 à 16), suivent le journal proprement dit (p. 17 à 338), un épilogue fort utile (p. 339) et enfin des reproductions de dessins et croquis de Charles Lefebvre.
3. Analyse
Le journal commence le 15 janvier 1915, c’est-à-dire à partir du moment où pour l’auteure, il était devenu vain d’espérer communiquer avec son mari de l’autre côté du front. En effet, et c’est la grande originalité de ce journal d’occupation, il se présente comme une longue communication à son mari, c’est une adresse « à ce cher Charles », tutoyant l’absent et lui décrivant la situation au jour le jour. Ce parti pris de rédaction rend très attachant le ton de l’ensemble, les remarques de la diariste étant aussi par ailleurs riches de faits. Jeanne Lefebvre est une représentante de la petite-moyenne bourgeoisie, maîtresse de maison fière de son intérieur, mais elle se retrouve rapidement en difficulté matérielle du fait de l’absence de son mari, et se transforme en ménagère inquiète qui doit constamment « compter ».
Ici quatre thèmes, pris parmi d’autres possibles ;
Communiquer
L’absence de nouvelles de son mari mine J. Lefebvre, les plaintes liées à cette incertitude sont récurrentes et douloureuses. Elle est jalouse des Allemands qu’elle doit loger (mai 1915) : « je me morfonds en les observant lire des lettres de quatre pages alors que je reste sans la moindre nouvelle » (p. 58). Les fêtes, les anniversaires, sont rendus lugubres par l’absence, « Il n’y a pas de fête sans toi, les jours normalement joyeux deviennent des jours de tristesse » (p. 88). Elle reçoit seulement en mai 1916 un signe indirect de vie de son mari, transmis par une connaissance. Mais si elle sait seulement qu’il vit « de l’autre côté », elle continue de se ronger les sangs : (décembre 1916) « et s’il nous avait oubliés, et qu’il en aimait une autre ; oh, mon Dieu, ne permettez pas cela, ce serait terrible ! » (p. 162). L’année 1917 est meilleure, si l’on peut dire, avec la mention d’une carte de vingt mots de la Croix rouge de Francfort et des nouvelles indirectes reçues par des connaissances. Tous les moyens sont mobilisés, ainsi en mai 1918, « j’ai commencé une neuvaine hier à Saint-Gérard avec Cécile et Denise, pendant neuf lundis, nous devrons dire 9 Pater et 9 Ave pour avoir des nouvelles de notre Charlot. » Cela semble fonctionner puisqu’en juillet ils reçoivent des nouvelles de Charles qui dit avoir été libéré (il était territorial) et bien gagner sa vie. Bien auparavant en 1915, une de ses amies avait appris que son mari se portait bien, son nom figurant dans une liste « tombée d’un aéroplane anglais ou français ». En février 1915, une voisine lui donne à lire des fragments du Petit Parisien et du Matin, mais on ignore comment ils arrivent en zone occupée (peut-être aussi « par aéro »). A l’autre extrémité du conflit, on apprend avec surprise en juillet 1918 que «Mme Berthoux a reçu un mandat de son mari, elle a été toucher 100 francs à la kommandantur. Son mari est à Billancourt, au parc d’aviation, il doit bien gagner sa vie pour pouvoir lui envoyer de l’argent » (p. 306). A la même époque, Roger Staquet-Fourné, qui a des relations bien placées dans la grande bourgeoisie industrielle de Lille, s’avère incapable malgré ses nombreuses tentatives, de faire passer de l’argent à sa mère.
S’alimenter
Le journal de cette ménagère est centré sur les préoccupations de ravitaillement, et ce souci devient obsessionnel, avec l’aggravation des réquisitions et des pénuries au cours de l’occupation. Avec sa situation matérielle fragilisée, ce témoignage illustre bien des conditions alimentaires maintenant bien étudiées dans une bibliographie récente (S. Lembré, par exemple). Le journal montre à cet égard l’importance de ce que l’auteure appelle le ravitaillement américain, après les pénuries du début de 1915 : (septembre 1915) « Nous sommes toujours bien approvisionnés par l’Amérique, outre le pain, nous avons du très bon café, du beau riz pas cher (…) ». Les magasins continuent en général à avoir des denrées librement achetables, mais celles-ci deviennent rapidement hors de prix pour la majorité de la population, ainsi en mars 1916 : « Heureusement que nous disposons de ce ravitaillement [celui du comité américain], tout pauvre qu’il soit, et dirigé par des gens très peu aimables, mais enfin, c’est toujours cela de pris et à un prix encore raisonnable. Dans les magasins, ils spéculent à qui mieux mieux, c’est dégoûtant de tromper et de voler ainsi les pauvres gens(…). » En 1915, le logement de soldats chez elle pouvait présenter un intérêt alimentaire, car ceux-ci faisaient souvent partager à la famille leur ravitaillement « ils nous donnaient tellement d’ouvrage [dérangent les habitudes domestiques], mais d’un autre côté nous procuraient notre propre nourriture et nous pouvions faire plaisir autour de nous » (p. 54). Ce n’est plus du tout le cas en 1917, le ravitaillement des Allemands est lui aussi insuffisant, et si les vols dans les jardins, vols de lapins par exemple, se multiplient, certains occupants s’en rendent aussi coupables. En 1918, on instaure des gardes civiques la nuit dans les jardins, pour tenter d’empêcher les vols, mais avec peu de succès. Une remarque de juillet 1917 de J. Lefevre peut résumer son vécu familial de l’occupation, sur le plan alimentaire: « Quelle tristesse de tout le temps s’entendre dire : « j’ai faim ! » On ne pourra jamais se faire une idée de ce que j’ai souffert de les entendre se plaindre de la faim et de ne pouvoir les rassasier. Ils sont tous les trois en pleine croissance, c’est l’âge où ils ont besoin de forces et de nourriture saine et abondante, tout ce que je n’ai pas » (p. 301).
Déportation et travail forcé des jeunes femmes
Lors de la «rafle de la semaine sainte» (Pâques 1916), des milliers d’habitants de l’agglomération, femmes comme hommes, sont réquisitionnés pour le travail forcé, essentiellement agricole. Ce qui l’inquiète dans cette nouveauté n’est pas tant la cruauté du travail forcé pour les filles (elle a déjà un fils « brassard rouge »), que les préoccupations morales que cela entraîne « c’est malheureux pour des jeunes filles bien de se faire emmener en compagnie de gens grossiers » (p. 109). Sa description, par ouï-dire, de la réquisition des femmes dans un quartier ouvrier le 27 avril, renforce cette inquiétude liée à la promiscuité sociale: « Aujourd’hui, c’était Wazemmes, mais par-là, c’est du bas peuple, les femmes étaient grises, elles chantaient et voulaient prendre les fusils aux soldats en échange de leur paquet, quand il faut être mélangé avec du monde pareil, quel désespoir. » La pression retombe à la fin de 1916 et les réquisitions de jeunes filles ne reprennent que ponctuellement, pour des tâches limitées, ainsi en mai 1917 : « Les demoiselles Grignez ont reçu leur convocation; elles qui étudiaient la sténo et l’anglais entre autres, vont plonger leurs belles mains dans la terre et aussi se retrouver au contact de toutes sortes de filles qui ne choisissent pas leurs expressions, c’est ça le plus grave, ce mélange entre la bonne éducation et la vulgarité. » (p. 193)
La perception des occupants
Les Allemands que J. Lefebvre doit loger font en général preuve de correction, elle ne s’en plaint pas au début de l’occupation. Progressivement, la multiplication des réquisitions et des humiliations finit par les lui faire détester; ce basculement se réalise lorsque l’occupant réquisitionne des lapins que les habitants élèvent pour compléter leur maigre régime (juillet 1916) : « Nous sommes devenus non des Allemands, comme ils veulent nous le faire croire, mais leurs esclaves, ni plus, ni moins» (p. 122). En août 1917, la saisie chez elle de ses cuivres (garnitures de cheminée, bougeoirs de piano, appliques…) la bouleverse littéralement, et impuissante elle décrit sa rage intérieure contre l’ennemi maintenant haï : «Heureusement, j’ai réussi à ne pas pleurer devant eux, je n’ai pas voulu donner satisfaction à leur cruauté diabolique » (p. 214). Hôtesse forcée à de nombreuses reprises, elle fait toutefois la part des choses, reconnaissant l’amabilité de certains soldats, et surtout ayant bien conscience que certains des combattants du camp d’en face subissent une guerre à laquelle ils sont forcés de participer : cela ne l’empêche pas de continuer à les détester collectivement, ainsi en novembre 1917 «J’ai eu un peu de sympathie pour certains gentils jeunes soldats qui ont logé un temps chez nous, ils ne souhaitent pas se battre et étaient envoyés à la boucherie contre leur volonté, mais maintenant, je les déteste tous sans exception. » Auparavant en août 1916, les échanges avec des soldats logés avaient pu être d’une grande franchise, voire teintés de politique, ainsi avec deux Allemands qui reviennent de Verdun : « ils disent que la guerre, c’est la faute aux capitalistes, ils ont sûrement raison, tout cela nous échappe (…) quand on les prend individuellement, ils sont comme nous, ils en ont marre et veulent la paix, mais s’ils le disent à leur chef, on les fusille, alors ils continuent à tuer des Français pour survivre, quelle atrocité (p. 127). Jusqu’à la fin, sa haine des occupants sera constante mais toujours questionnée, notamment avec cet exemple d’avril 1918, où elle reçoit la visite de deux soldat qu’elle avait logés trois ans auparavant « Ils venaient nous dire bonjour et qu’ils gardaient un bon souvenir de nous, même si maintenant je les déteste tous, je dois reconnaître qu’il reste encore quelques gentils qui haïssent la guerre autant que nous, mais sont obligés d’accomplir leur devoir. »
En octobre 1918, les garçons sont emmenés en Belgique, Jeanne et sa fille doivent se réfugier dans Lille intra-muros. A Saint-André, vidée de ses habitants par les Allemands, la maison est pillée, et toute la famille ne s’y retrouve au complet avec le retour de Charles qu’au début de décembre.
Vincent Suard mars 2019

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Platel, Anne-Marie (1897-1998)

Tout témoignage, même très conformiste et soumis sans esprit critique à une intense propagande conservatrice, patriotique et catholique, doit être pris en considération à condition d’en connaître le contexte. Celui des carnets d’Anne-Marie Platel est donné dans la présentation générale de Magali Domain au livre Mes années de guerre 1914-1919, aux éditions du Camp du Drap d’Or, Balinghem, 2018, 317 p., encart de 8 pages de photos. Cette présentation, sur 18 pages, très complète, rend possible une lecture en survol du témoignage lui-même.
Anne-Marie est née à Lille en 1897, fille aînée d’un industriel de Calais. Etudes chez les Ursulines. Elle demeure pendant la guerre à Calais (bombardée par avions et zeppelins) ou dans la résidence secondaire de Polincove, puis à Rennes à partir de l’automne 1917. Elle écrit sur de petits carnets dont le contenu n’était pas destiné à la publication, même s’ils ne contiennent rien d’intime. Elle restitue les informations données par L’Echo de Paris et La Croix ; elle en reçoit des officiers belges qui logent à Calais ; elle suit la marche des drapeaux sur une carte du front affichée par son père. L’épisode qu’elle décrit précisément est le bombardement du dépôt de munitions des Anglais à Audruicq dans la nuit du 20 au 21 juillet 1916. Du début à la fin, elle reste convaincue que la guerre menée par les Français, une juste guerre, sera victorieuse. Le 8 janvier 1917, s’interrogeant sur l’avenir, qui n’appartient qu’à Dieu, elle écrit : « Nous avons grand espoir que ce sera l’année de la victoire décisive de la Justice et du Droit sur la Barbarie et le Mensonge. » Et le 11 novembre 1918 est « le jour de Gloire ».
Les notations sur le début de la guerre évoquent la panique vers les banques et les épiceries. Les réclames de Kub et de Maggi sont des signaux placés par l’espionnage allemand. Avec cette note complémentaire (20 août 1914) : « La ruse du bouillon Kub et des potages Maggi était connue de l’état-major depuis 2 ans. Ils ont toujours fermé les yeux, laissant les Allemands compter dessus. Ceux-ci auraient pu, se voyant découverts, inventer autre chose qui nous aurait peut-être échappé. Ils ont donc fait semblant de rien et aussitôt la déclaration de guerre tout s’est trouvé arraché. A trompeur, trompeur et demi. » De plus, les Français possèdent cette poudre miracle qu’est la turpinite. Les Allemands ne tiendront pas car ils meurent de faim ; les Russes vont de victoire en victoire. Mais (26 août 1914), la France anticléricale avait besoin d’une punition. Elle l’a eue.
Par la suite, Anne-Marie signale le début de la bataille de Verdun (25 février 1916), les troubles en Irlande provoqués par les Boches (28 avril 1916), l’abdication du tsar (17 mars 1917), le recul des Allemands ce même mois, signe de déroute, l’offensive du 16 avril, la nomination des très catholiques généraux Foch et Pétain, le « monstrueux canon » qui bombarde Paris (30 mars 1918). Le 12 novembre 1917, Anne-Marie écrit que la victoire des maximalistes est ce qui peut arriver de pire à la Russie. Et le 2 décembre : « Les chefs du parti maximaliste sont Lénine et Trotski – de purs Boches dont la véritable identité est « von » quelque chose. » Malvy et Caillaux sont des traîtres. Un passage du 12 décembre 1917 mérite d’être largement cité : « Il [Caillaux] projetait de décider l’Italie à signer une paix séparée, puis, pensant arriver promptement au pouvoir, entraîner notre France dans cette déchéance et former une alliance avec l’Italie et l’Allemagne contre l’Angleterre et la Russie ! Il avait déjà conçu ces plans avant la guerre, et pour empêcher le perspicace et énergique Calmette qui avait vu clair dans son jeu, d’en signaler le danger, sa femme ne recula pas devant le crime monstrueux dont le retentissement fut étouffé par la grande catastrophe qui fondait sur le monde. Dernièrement, il fit une criminelle propagande en Italie, qui contribua en grande partie aux douloureuses défaites de ses armées. Enfin le voilà pris, il a beau se défendre en discours et en tirades, le « Tigre » Clemenceau est là pour faire la justice de ce traître qui, pendant que nos soldats se battaient généreusement, leur tirait dans le dos ! »
Rémy Cazals, avril 2019

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Bauchond, Maurice (1877-1941)

1. Le témoin
Maurice Bauchond est un notable valenciennois, un érudit passionné d’Histoire de l’Art qui exerce la profession d’avocat. Âgé de 37 ans à la mobilisation, il est exempté à cause d’une forte myopie mais sert en août 1914 comme infirmier civil de la Croix-Rouge. Habitant avec sa mère, il vit toute l’occupation au centre-ville de Valenciennes; Il ne se marie qu’en 1922 et est après la guerre un des principaux animateurs du cercle Archéologique et Historique de la ville.
2. Le témoignage
Les «Souvenirs de l’invasion » de Maurice Bauchond, un journal d’occupation qui tient à l’origine en 500 pages d’écriture serrée, ont été publiés sous le titre Vivre à Valenciennes sous l’occupation allemande 1914 – 1918, Journal de l’avocat Maurice Bauchond, 374 pages, parution au Cercle archéologique et historique de Valenciennes Tome XIV – Volume 1 – 2018. L’ouvrage est édité, annoté et présenté par Philippe Guignet, Professeur émérite de l’Université de Lille et spécialiste d’Histoire Moderne. La préface, qui situe ce témoignage par rapport à l’historiographie actuelle, est rédigée par Yves Le Maner. L’édition, supprimant redites et longueurs, ne reprend pas l’intégralité du manuscrit, qui lui-même est muet pour l’année 1915. La publication, soignée, est accompagnée de photographies et de reproductions de documents locaux d’époque, ainsi que de 700 notes érudites, très utiles pour la connaissance du valenciennois pendant la guerre.
3. Le témoin
Ce journal d’occupation décrit, du point de vue d’un bourgeois local, les grandes phases de l’occupation, qui vont de l’incrédulité à la fin de l’été 1914, à l’apprentissage des relations avec les envahisseurs (logement, règlementation, réquisitions, alimentation…) puis à l’aggravation de la situation en 1917 (pénuries, disettes, amendes répétées) et 1918 (bombardements aériens, rapprochement de la bataille). Le diariste évoque les nouvelles, les anecdotes de l’occupation et ses propres relations avec les Allemands. Il les fréquente d’abord comme infirmier civil, puis évoque surtout à partir de 1916 ses responsabilités d’interlocuteur français des occupants dans le domaine des beaux-arts et de la préservation du patrimoine.
Les rumeurs
Le journal reprend presque quotidiennement les nouvelles, qui sont basées sur les conversations avec les connaissances de l’hôpital, du Palais – où il semble plaider rarement -, du musée ou de la Caisse d’Epargne, où il exerce des responsabilités. L’auteur recueille aussi des informations dans les journaux français, que l’on trouve encore au début de l’occupation, puis dans la presse allemande et le communiqué officiel. L’auteur évoque nombre de bruits et de on-dit, souvent faux, à un degré plus ou moins étendu : c’est le règne de la rumeur, à laquelle on ne croit qu’à moitié, souvent précédée de « on raconte » ou « on dit que », caractéristique des journaux d’occupation, surtout quand le front est actif. Il évoque par exemple en octobre 1914 (p. 89) une victoire française à Cassel « des troupes françaises massées au Mont-Cassel auraient canardé presque au sortir des trains les troupes allemandes en marche vers la côte.» ou p. 97 « on raconte que le Kronprinz est mort, que son corps a été autopsié par deux médecins allemands et un médecin belge, on aurait découvert qu’il avait été frappé par une balle allemande. » En général, les éléments rapportés par l’auteur sont plus proches des faits réels, mais la vérité émerge toujours avec un retard important.
Les pénuries, les privations
M. Bauchond évoque les pénuries, les réquisitions et les privations, mais en bourgeois aisé, il n’en souffre pas lui-même. Curieusement, il a tendance à plusieurs reprises à minorer les souffrances alimentaires des populations civiles, comme en mars 1916 (p. 158), «depuis 18 mois, le conseil municipal annonce à la population qu’on va être affamé et depuis 18 mois, on ne manque de rien, du nécessaire pour le moins. » Certes le ravitaillement de Valenciennes est meilleur durant la guerre qu’à Lille ou Douai, mais l’auteur, qui fréquente surtout un « entre-soi » social et reste au centre-ville, est peu sensible aux lourdes difficultés de la vie quotidienne des couches populaires, notamment des femmes de mobilisés. Plus averti des privations en 1917, il évoque (p. 256) une « Affiche étrange du maire conseillant de bien mastiquer les aliments et de les tenir longtemps dans la bouche avant de les avaler. »: il n’y a rien là d’étrange quand on sait ce qu’est la faim, et on peut faire la même remarque avec le terme « curieux » en mars 1917 (p. 262) « On assiste parfois à des scènes curieuses. Lorsque les soldats rentrent du charbon dans les bureaux allemands, c’est une foule de malheureux, hommes, femmes, enfants qui viennent quémander quelques morceaux, ils ont des seaux ; les soldats les remplissent. Ces jours-ci, j’ai assisté plusieurs fois à ce spectacle. » On le voit, cette distance sociale n’exclut pas l’empathie.
La protection du patrimoine
L’auteur évoque à de nombreuses reprises en 1917 et 1918 ses fonctions de co-responsable du Musée des Beaux-Arts, il doit réceptionner une série d’œuvres, issues des abords du front, et qui sont envoyées à l’arrière par précaution. Il reçoit par exemple des toiles venant du château de Saint-Léger-les-Croisilles (front au sud d’Arras, p. 215), de Cambrai ou de Lille; il explique en juin 1917 (p. 283) que « La ville reçoit un avis de l’inspection des étapes, le musée recevra la garde des objets d’art du front. Des salles du musée devront être à la disposition de l’autorité allemande pour les exposer. » Expert local et interlocuteur des spécialistes allemands, il négocie la préservation de quelques cuivres artistiques et de ferronneries d’art lors des réquisitions de métaux (p. 289) : « Sur ma demande, M. Burg se rend encore dans plusieurs maisons pour déconsigner des cuivres artistiques. » Avocat, il plaide la cause d’un certain nombre de cloches de la ville, justifiant leur sauvegarde par leur caractère patrimonial original et précieux : la plupart de celles de l’agglomération sont saisies, mais, dans le cadre d’une négociation, il réussit à en sauver un certain nombre, (p. 305) « J’ai pu sauver la cloche de l’heure de l’hôtel de ville dont on avait commencé l’enlèvement ».
Une relation particulière avec les Allemands
Les officiers-experts qui s’occupent du Musée et des œuvres sont cultivés et francophones, et P. Guignet souligne dans sa présentation « l’évidente jubilation que M. Bauchond éprouve à s’entretenir avec eux d’histoire et d’histoire de l’art » (p. 22). On peut par exemple citer ce passage d’emploi du temps assez représentatif (août-septembre 1917, p. 300) : « Au musée, le baron von Adeln procède à un nouveau rangement de toutes les salles ; il est très correct et très aimable avec moi et me raconte volontiers des anecdotes de sa vie. (…) Quelques visites d’officiers importants au musée ; visite du professeur Goldschmidt de l’Université de Berlin, auquel je suis présenté. Il examine les primitifs et les manuscrits carolingiens. ». Si, cédant à un anachronisme tentant, Y. Le Maner évoque les situations d’accommodement décrite par P. Burrin pour 1940-1944, P. Guignet parle malicieusement d’une attitude bavarde, aux antipodes de celle des hôtes français du « Silence de la mer » de Vercors. Cédant à ce même anachronisme, il nous est difficile de ne pas penser aux ennuis – mesurés – que l’auteur aurait probablement eus en 1944. Reste qu’après la guerre – la Grande – on lui sait gré de son action en faveur du patrimoine valenciennois.
Un bourgeois pacifiste
M. Bauchond est un pacifiste, il déteste la guerre et le dit du début à la fin du conflit, par exemple le 13 septembre 1914 (p. 59) : «Comme nous désirons de tout cœur et ardemment la victoire des Français. Mais on ne peut souhaiter la mort de ces pauvres gens [les soldats allemands]. Oh non ! Le patriotisme bien entendu n’entraîne pas la haine. Que la guerre est donc odieuse ! » Il souligne à plusieurs reprises la correction des Allemands logés en ville, déclare qu’il a toujours vu le soldat allemand sans haine (janvier 1916), et qu’il déteste les jusqu’au-boutistes, « suppôts de l’Action française et autres journaux nationalistes » (p. 193), et « Maurice Barrès et sa bande ». Lors de ses conversations, il est souvent obligé de taire ses opinions modérées avec ceux qu’il rencontre, et si on ajoute la mention fréquente de valenciennois détestant l’occupant, l’auteur apparaît plutôt isolé. Il rapporte ainsi une rencontre avec un de ces « nationalistes», personne qui par ailleurs fait preuve d’une étonnante clairvoyance chronologique (11 novembre 1916, p. 224) : « Rencontre d’Albert Carlier : quel fougueux nationaliste et quel esprit dangereux ! Pour lui, la guerre durera encore deux ans au moins et ne peut se terminer que par l’écrasement total d’un des adversaires, dût-on tous périr de chagrin. […] Et dire que ces gens se croient des chrétiens. »
L’Alsace- Lorraine
Pour hâter la fin du conflit, et dans cette même logique d’apaisement international, l’auteur mentionne à plusieurs reprises son désintérêt pour la récupération de l’Alsace-Lorraine, et il évoque son hostilité avec ceux qui en font un préalable à toute paix ; il le dit en 1916 (p. 165) : «surtout que les Alsaciens-Lorrains ne désiraient pour la plupart rien moins que le retour à la France. » Il le reformule en 1917 (p. 303) à l’occasion d’ouvertures de l’Alliance «Va-t-on sacrifier quelques millions d’hommes pour récupérer une province qui n’est pas française et que l’on sait si peu désireuse de le redevenir que l’on craint de confier la décision au sort d’un plébiscite.». Le thème revient encore au début de 1918 (p. 311) : «L’Alsace-Lorraine toujours : ce brandon de discorde se dresse toujours bêtement pour continuer à faire tuer des gens qui s’en fichent pas mal. »
Les opérations autour de Valenciennes en 1918
La ville est de plus en plus frappée par les attaques aériennes anglaises en 1918, et le récit évoque les alertes, les quartiers frappés, les victimes. A l’automne, le front se rapproche, et l’auteur narre le déménagement par les Allemands de tous les objets du musée pour les mettre en sécurité à Bruxelles. En octobre la bataille de l’Escaut est violente, et – outre ceux qui ont été évacués de force – beaucoup d’habitant essaient de fuir vers la Belgique. Le diariste raconte que son départ à pied a été remis car la poussette chargée de ses bagages était beaucoup trop lourde. Il se claquemure chez lui en attendant les Anglais (15 octobre 1918, p. 343) : «Il revient énormément d’évacués. Tous sont d’accord pour décrire la misère terrible de la route : gens malades, ravitaillement impossible, logements difficiles, accidents, poussettes cassées, membres brisés, enfants égarés, plusieurs blessés et même quelques morts. ». C’est le samedi 2 novembre à 8 heures du matin qu’une clameur l’alerte : « Voilà les Anglais ! »
En définitive, comment replacer ce témoignage singulier, comment évaluer sa représentativité ? P. Guignet et Y. Le Maner soulignent les discordances avec une certaine « vulgate historiographique » de l’occupation, passée comme récente ; le pacifisme foncier de M. Bauchond, attitude rare au sein de la bourgeoisie, le rapprocherait plutôt de la gauche socialiste, mais on a vu qu’en fait il en est très loin, à la fois par son statut de notable traditionnel et par son manque d’intérêt pour les conditions de vie réelles de la majorité de la population. Par ailleurs, son insistance sur l’Alsace-Lorraine le singularise également ; ce n’est pas que les autres diaristes, occupés comme soldats du front originaires du Nord, soient pour ou contre son retour, mais ils n’en parlent en fait pratiquement jamais : pour eux, ce qui compte, c’est avant tout que les Allemands soient chassés des « Régions envahies», celles de 1914.
Vincent Suard, mars 2019

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Vernier, Alphonse (1897-1969)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951).

Alphonse Vernier est né le 6 octobre 1897, après la mort de son père. Famille très catholique d’industriels. Etudes chez les jésuites. Ses propos pendant la guerre dénotent un garçon très conservateur, hostile aux dreyfusards, au général André, au nouveau ministère de mars 1917 : « Le dégoût nous prend à lire la liste des nouveaux ministres en France. Quel sale ministère ! » « Précocement politisé à droite », écrit Bernard Vernier dans son avant-propos. Il a beaucoup de goût pour le dessin et la peinture ; il deviendra artiste peintre. Ses carnets sont illustrés de dessins.
Pendant la guerre, il prend place souvent dans le grenier de la maison de sa grand-mère pour observer, pour contempler le spectacle extraordinaire qu’est la guerre. Il signale tous les bombardements, allant jusqu’à compter les obus qui tombent sur Comines. Surtout, il est passionné par l’apparition des avions et les combats aériens : « Je suis resté longuement au grenier à regarder évoluer les aéros » (2 novembre 1916). Il décrit les divers types d’appareils, leurs performances, les progrès réalisés. Il note les nouveaux modèles, les façons de combattre dans le ciel. Le 27 février 1917, par exemple, il admire les biplans Fokker qui sont un progrès « comme rayon d’action et ils tirent par devant ! Espérons que de notre côté les progrès n’ont pas été moindres sinon nous aurons un été funeste à notre aviation. »
Rémy Cazals, février 2019

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Hassebroucq, Magdeleine (1874-1951)

Le livre de Bernard Vernier, La Guerre comme spectacle et comme réalité, est sous-titré Journal à deux voix de Magdeleine Lambin-Hassebroucq et de son fils Alphonse Vernier dans Comines occupée 1914-1917 (Paris, L’Harmattan, 2018, 642 p. + 16 p. d’illustrations quadri reproduisant des pages des carnets originaux). La petite ville de Comines (département du Nord) se trouve sur la Lys, juste à la frontière belge, très proche du front pendant la guerre (croquis p. 62-63). Passage incessant de troupes allemandes, de prisonniers français, anglais et même russes, à qui les habitants donnent quelque nourriture. Les témoins s’étonnent de passer des « soirées tranquilles » si près des combats (p. 133, 26 avril 1915). Les deux témoins étaient chacun au courant de l’existence du journal de l’autre ; les deux avaient commencé à écrire avant la guerre. La masse documentaire était trop importante pour être intégralement publiée ; un choix rationnel a été effectué. Cette brève notice ne peut donner qu’une idée très insuffisante de la richesse de ces deux témoignages. Ils débutent le samedi 1er août 1914 et vont jusqu’au 29 mai 1917, date de l’évacuation des habitants de Comines vers Waregem. Avant-propos long et précis de Bernard Vernier, fils d’Alphonse et petit-fils de Magdeleine.
Voir la notice Vernier Alphonse (1897-1969).

Magdeleine Hassebroucq est née en 1874 dans une famille d’industriels du textile. Elle a fait ses études chez les Bernardines et est restée catholique très pratiquante. Pendant la guerre, elle exprime son horreur de voir que l’église devra être partagée entre offices catholiques et culte protestant. Elle critique la République anticléricale et souhaite que la France retrouve sa place de fille aînée de l’Église. Le maire, de gauche, est systématiquement critiqué et traité de  « canaille ».Certains propos de Magdeleine ont une dimension antisémite, caractéristique de la droite de l’époque. Membre de la Conférence de St Vincent de Paul, elle fait des études d’infirmière qui vont lui servir pendant la guerre. Amie de Louise de Bettignies, rencontrée à plusieurs reprises à Lourdes.
En 1896 elle a épousé Alphonse Vernier appartenant au même milieu et en a eu un fils également prénommé Alphonse. Son mari meurt en 1897. En 1907, elle se remarie avec Louis Lambin, d’une famille de notaires et de rentiers.

Très tôt, les troupes allemandes occupent Comines. On prie pour être protégé des bombardements, on distribue de l’eau de Lourdes aux blessés. Il faut se mettre à l’heure allemande et subir perquisitions et réquisitions. Celles-ci conduisent à la description des caves pleines de centaines de bouteilles de vin, ce qui rappelle le témoignage d’Albert Denisse (voir cette notice). On cache des pommes de terre et du grain. Parmi les occupants, il y a des barbares et des « gens convenables ». Certains sont odieux et atteignent « le dernier degré du sans-gêne » ; d’autres rendent des services. Alphonse offre une aquarelle à un Allemand sympathique ; certains viennent en « aimable visite ». On assiste à des disputes entre Saxons et Bavarois (20 juin 1915), à des jugements discourtois de Saxons sur les Prussiens (20 avril 1917). Un blessé allemand raconte la fraternisation de Noël 1914 (17 janvier 1915).

Les nouvelles parviennent assez rapidement : le torpillage du Lusitania ; les changements de ministère en France ; la révolution russe dès le 16 mars 1917. Celle-ci est plutôt mal perçue (p. 584) : « Mais ils élaborent aussi tout un programme de réformes à faire ! Ce n’est vraiment pas le moment. » L’offensive Nivelle du 16 avril 1917 est annoncée dès le 17. La présence des soldats allemands permet de suivre l’évolution de leur moral. Avec la durée de la guerre, leur confiance s’en va. On comprend que ça va mal en Allemagne car les occupants envoient toutes sortes de choses à leurs familles (p. 511). L’exaspération des occupés grandit aussi : « ils encombrent notre maison avec toute leur bocherie ! » (4 janvier 1917).

L’évacuation est un drame, d’abord une crainte, puis une réalité. Le lundi 28 mai 1917, Magdeleine écrit ce passage étonnant : « Puis ce sont les provisions dont nous avons encore tant ! Nous en garnissons tout un panier : riz, haricots, sucre, un peu de farine, cacao, chocolat, etc. Il en reste encore. Alphonse et Louis commencent à jeter dans les cabinets du riz, du sucre, de la crème de riz, etc. Nous en avons un vrai crève-cœur : « Jeter toutes ces provisions, tandis qu’une partie de l’Europe meurt de faim ! » Alors j’en entasse encore dans ma malle, dans les sacs, savons-nous ce que nous trouverons là où on nous enverra ! Mais l’idée fixe, c’est de ne rien laisser aux Allemands ! »
Rémy Cazals, février 2019

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Meunier, Henri (1869-1943)

1. Le témoin
Médecin pneumologue à Pau et père de famille, il a 45 ans à la mobilisation et est chargé de nombreuses responsabilités hospitalières. Il garde en même temps une activité de recherche et une petite clientèle privée. Il vient de perdre en janvier 1914 sa femme Geneviève, cette épouse disparue était une des sœurs d’Albert Deullin (voir cette notice).
2. Le témoignage
L’As et le Major, édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, éditions Encrage, Amiens, 2017, 148 pages, avec une préface de Jean Garrigues, continue l’ambitieuse entreprise éditoriale qui exploite l’important fonds d’archives d’une famille bourgeoise (voir notices des frères Résal), depuis le milieu du XIXème siècle et à travers la Grande Guerre. Etablie sur la base du prêt des archives des familles Goursaud et Meunier, cette publication associe deux corpus différents, d’une part (p. 31 à p. 83), les lettres envoyées par A. Deullin à sa sœur Elisabeth, et d’autre part (p. 85 à p. 143), celles envoyées par H. Meunier à son collègue et ami Henri Meige, un neurologue hospitalier réputé. La juxtaposition de ces deux correspondances est un peu artificielle, la seule vraie rencontre citée entre les acteurs ayant lieu en septembre 1916 lorsque A. Deullin emmène son beau-frère faire un vol au-dessus du front de Champagne.
3. Analyse
Le principal intérêt du témoignage du docteur Meunier réside dans la description de l’énorme labeur qui lui échoit en août et septembre 1914 en tant que responsable du dépôt de Pau, alors qu’il pensait faire partie, à la mobilisation, « d’une équipe de vieux médecins civils plus ou moins militarisés qui seraient chargés de surveiller quelques hommes laissés à la caserne » (p. 90) ; il raconte à son ami Henri Meige qu’il cumule la responsabilité du service médical du dépôt, de la surveillance des viandes (« j’ai dû en trois jours m’improviser vétérinaire »), de la surveillance de trois hôpitaux temporaires de la Croix-Rouge, du service de l’hôpital militaire proprement-dit, de la rédaction d’innombrables certificats et examens à produire, avec en plus l’inspection individuelle d’aptitude des 4800 hommes du dépôt. Il n’est aidé que par trois confrères civils, et parle de son épuisement devant cette tâche harassante. Il décrit en décembre 1914 (p.97) une intéressante journée-type « en attendant, voilà ma vie quotidienne depuis des semaines », et suivent, pour la journée, 18 rendez-vous/horaires, qui commencent à 8 heures – «c’est tard je le reconnais, mais attends la fin » – et se finissent à minuit (« rangement, tournée aux enfants, puis coucher et récréation en lisant le journal »). On peut simplement mentionner à titre d’exemple 14 h : « A l’infirmerie, incorporation de 160 à 180 hommes, c’est-à-dire défilé de ces hommes nus comme des vers que je dois apprécier le plus exactement possible au point de vue de l’aptitude à servir (…) Pendant 15 jours cela a été la classe 1892 (hommes de 42 ans), les 2/3 invoquant une raison de ne pas servir. Depuis une semaine, c’est la classe 1915 (hommes de 19 ans). C’est mieux et ça veut marcher. Mais quand j’arrive vers 17 h, je suis abruti, idiot et je commence à ne plus savoir ce que je fais. » Suivent encore des rendez-vous vous, tournées et contre-visites, et à 20 heures : « Dîner, fatigué, abruti, table silencieuse triste, les enfants n’osent parler. » Et il conclut par « voilà le cycle habituel. » Epuisé, il obtient un allègement partiel de ses fonctions en mars 1915.
Un autre intérêt des lettres réside dans l’évocation des préoccupations morales du docteur, lorsqu’il ausculte des individus pour des visites d’aptitude au front, et c’est un rare témoignage « de l’intérieur », où il montre qu’il a bien conscience de la portée de ses décisions (février 1915, p. 99) : « et cet examen, toujours grave, puisque, pour la plupart, il s’agit de la vie ou de la mort, je m’efforce de le faire avec toute mon intelligence et avec tout mon cœur. Que de psychologie, que de philosophie préside à cette tâche journalière ! » Il raconte à son ami le repérage de simulateurs (août 1915, p. 106) et les conséquences imprévues de ce signalement : « J’ai eu deux cas épatants pour lesquels j’ai mené une enquête digne de Sherlock Holmes (ictère picrique). » Il reprend son récit dans une lettre de novembre 1915 (p. 107) : « T’ai-je dit que j’avais été appelé à témoigner au tribunal et que j’avais passé là deux sales heures en entendant le commissaire du gouvernement réclamer pour mon bonhomme… le poteau !!! Je t’avoue que j’ai eu chaud et que, si jamais une pareille condamnation avait eu lieu, je n’aurais plus, ni aucun major de France, examiné un simulateur. Ma déposition, dans ces conditions, a été tout miel et, les avocats aidant, le bonhomme (…) s’en est tiré avec dix ans de travaux. » Sa générosité honore le médecin, mais le nombre important avéré d’exécutions après expertise médicale (« Crise des mutilations volontaires ») amène évidemment à relativiser la portée de son propos.
Disposant au printemps 1915 d’un emploi du temps plus raisonnable, il essaye de reprendre un peu de clientèle privée, « c’est que depuis neuf mois que j’ai fermé les guichets des recettes, je m’aperçois que le gouffre se creuse» (p. 103). Il évoque aussi plusieurs fois son sort privilégié, et son regret de ne pouvoir servir directement sur le front. Cette gêne morale est, dit-il, partagée par quelques-uns de ses amis, mais « pas Béarnais »: en effet, il est très critique vis-à-vis de l’esprit d’embuscade qu’il constate à Pau, et à la fin de la guerre, en avril 1918, s’il partage l’émotion des Parisiens touchés par les bombardements « gothiques et berthiques », il regrette de tout cœur que Bertha ne puisse lancer quelques obus à 1000 km, « ce serait une excellent chose pour l’équilibration de la mentalité territoriale. » (p. 126)
Vincent Suard , décembre 2018

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Astruc, Rosa, épouse Roumiguières (1889-1972)

Trois livres
Des extraits du très important corpus de lettres échangées entre Rosa et Alfred Roumiguières pendant la guerre de 1914-1918 ont déjà été publiés dans le livre de Gérard Baconnier, André Minet et Louis Soler, La Plume au fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. En 2013, la Société culturelle du pays castrais éditait un important volume, toujours au niveau des extraits (Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918 ; voir la notice Roumiguières dans le présent dictionnaire). Le même éditeur et le même présentateur (François Pioche) apportent un nouveau regard en donnant principalement la parole à l’épouse, à l’arrière, même si le livre reprend des passages du mari, mobilisé : Cinquante-cinq mois d’attente, une épouse de soldat pendant la Grande Guerre, 2018. La couverture est illustrée d’une photo de Rosa avec ses deux enfants, prise en décembre 1914 et envoyée vers le front, vers celui qui ne les verra pas grandir. Ainsi Alfred écrit-il, le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »
Rosa Astruc est née le 23 mars 1889 à Burlats, près de Castres (Tarn) dans une famille de petits cultivateurs. École normale d’Albi, mariage en 1910, deux enfants nés en 1911 et 1913. Lors de la déclaration de guerre, Alfred et Rosa sont en poste à l’école publique de Sorèze (Tarn). (Note : un colloque sur le thème Enseigner la Grande Guerre a eu lieu à Sorèze en octobre 2017 et a été publié en 2018, sous la direction de Rémy Cazals et Caroline Barrera.)
Le poilu
Même si ce n’est pas le plus important, le nouveau livre fournit des précisions ou des rappels sur la biographie et les sentiments du sergent, puis adjudant Roumiguières. Par amour de la vérité et de la justice, il est devenu socialiste et s’est abonné à L’Humanité ; il remarque que les socialistes font leur devoir mieux que les bourgeois. Il éprouve une grande antipathie pour les bourgeois rétrogrades. Il regrette d’avoir reçu une instruction insuffisante dans le domaine des « humanités » et il voudrait lire L’Iliade et L’Odyssée (14/8/1917). En janvier 1917, il fait part d’un « grand événement » dans sa vie, son passage à Paris ; lors d’une nouvelle visite en août, il tient à voir le mur des Fédérés. Son frère est tué sur le front ; sa sœur meurt de la grippe espagnole. Il écrit qu’il a tué un Allemand (11/11/1914). Il est blessé en octobre 1915 et constate qu’à l’hôpital on ne trouve à lire que des livres catholiques. Blessé à nouveau en juillet 1918. Ses lettres autour du 11 novembre 1918 sont citées dans Rémy Cazals, La fin du cauchemar, 11 novembre 1918 (Toulouse, Privat, 2018).
Comme tous les poilus, il n’aime pas les embusqués patriotes et leur conseille de s’engager (27/10/1914). Il donne des détails concrets : il pèse 68 kg, mais 93 kg en tenue de campagne ; il reçoit deux lettres par jour en moyenne, de sa femme et de correspondants divers ; il explique comment, dans l’armée, on en vient à devenir fumeur. Il note (30/3/1915) que beaucoup d’hommes réclament la paix ; que les soldats aiment rendre service aux paysans, ils ont plaisir à manier la faux : il leur semble qu’ils sont chez eux (5/6/1915). Il pense que les permissions ont été instituées en songeant à la classe 35 (7/7/1915). Sur la nourriture et « la façon de manger », il rejoint les griefs de Jules Puech : « Tu me vois assis par terre mangeant quelques pommes de terre ou quelques haricots brûlés que nous fournit l’ordinaire. Sans doute, je mange à ma faim. La plupart du temps, j’en ai même de reste, mais c’est la façon de manger qui n’est pas toujours ce qu’il y a de plus agréable. »
Rosa
Les lettres de Rosa contiennent rarement des expressions comme « ces maudits allemands », « ce maudit Guillaume ». Le 4 juillet 1918, elle écrit : « Il me semble qu’on ne peut pas éprouver de haine contre ces malheureux. Les soldats allemands doivent bien être comme nous. Beaucoup aimeraient mieux être chez eux qu’à la guerre, sans doute. » Elle est fière des décorations de son mari, elle estime qu’il doit faire son devoir, mais pas de zèle. Elle lui demande conseil pour placer de l’argent et regrette qu’il ne soit pas là pour lui apprendre à monter à bicyclette. Comme dit plus haut, elle lui décrit la vie de ses enfants.
Rosa expose des analyses intéressantes sur la guerre, la diplomatie, la politique. Elle critique les réactionnaires locaux, en particulier le maire de Sorèze et les cléricaux qui veulent profiter des difficultés pour retrouver leur puissance (3/10/1914). Le maire favorise l’école catholique et néglige l’entretien de l’école publique (27/1/1915). « On parle d’une union sacrée (24/2/1915), mais je crois que les réactionnaires ne la veulent qu’à une condition, c’est qu’eux auront le droit de tout dire. » On peut citer encore ce passage de sa lettre du 17 octobre 1917 : « Moi aussi, je suis de ton avis. Je trouve que la République n’a pas démérité depuis la guerre. Mais par exemple, si j’étais quelque chose, je t’assure que Daudet aurait perdu ou perdrait la fantaisie de parler à tort et à travers et que son Action française n’actionnerait pas longtemps quelque chose. Je l’ai toujours pensé et dit. La formule Union sacrée a servi qui ? Toujours les mêmes ces réactionnaires. Ils veulent donner des leçons de patriotisme aux autres et ils amèneraient un roi dans les fourgons de l’étranger comme autrefois. Quelle aberration ! » Et encore, sachant que Daudet fut un des principaux ennemis de Caillaux : « Moi, je ne suis pas comme toi. Je m’intéresse à l’affaire Caillaux. Je reconnais qu’il n’est pas des nôtres, qu’il a connu toutes les grandeurs comme tu dis. Mais peu importe. Il est homme et Français. Comme tel, il a droit à la justice. Et je n’admets pas que n’importe qui puisse accuser n’importe qui sans raison. Je souhaite donc et j’attends impatiemment que toute la lumière se fasse. »
Les lettres de Rosa donnent de multiples informations sur la vie à l’arrière. Ses grandes élèves tricotent pour les soldats. Elles participent aux « journées », par exemple en faveur des orphelins de guerre, mais (27/6/1915) : « Comme les insignes représentaient une nudité, les archevêques avaient publié des lettres pastorales dans lesquelles ils disaient que toute personne chrétienne ne devait pas porter ces insignes qui étaient une offense à la pudeur. » Et cela se poursuit au niveau individuel. Marguerite, sa fille (4 ans en 1915) confie à Rosa : « Maman, il te faut aller à la messe pour aller au ciel, Françounelle me l’a dit, il faut faire la prière. Au ciel, on est bien : tu veux des gâteaux, tu en as. »
Rosa signale le passage et les méfaits d’un chien enragé (16/10/1915) ; l’instauration des cartes de sucre (26/2/1917) ; la difficulté et la longueur des voyages…
Une certaine lassitude
Comme l’ont bien montré les notices publiées dans 500 témoins de la Grande Guerre, la séparation a ravivé les sentiments d’amour conjugal. Le 8 mai 1915, Rosa écrit à Alfred : « Je t’aimais bien quand nous nous sommes mariés, mais ce sentiment-là n’est pas comparable à celui que j’éprouve maintenant. Les sentiments comme les âmes sont grandis et mûris par les épreuves. » Toutefois, la longueur de la guerre provoque quelques tensions et quelques incompréhensions, à partir de novembre 1916. Revenu en permission, Alfred parait distant parce qu’il est obnubilé par la nécessité de repartir (14/12/1916). Le 2 juillet suivant, il écrit : « Tu ne me fâches pas en me disant que je suis devenu abruti. C’est d’ailleurs la vérité. Comprends un peu ma situation et tu ne t’en étonneras pas. D’abord un abandon complet de toute idée personnelle. Je ne fais que ce qu’on me dit de faire, que je trouve bien ou idiot, je le fais de mon mieux par discipline. » Le 4 janvier 1918, il estime que Le Feu de Barbusse a une couleur « poilue », mais que ce livre donne le cafard car il ne décrit que les mauvais moments.
Pour terminer
Rosa (28/1/1917) a critiqué la réaction tardive du président américain Wilson : « Son message au Sénat, il aurait dû l’adresser au mois de juillet 1914. C’est alors qu’il aurait dû se poser en arbitre. » Le 8 juillet suivant, elle écrit : « Je crois que la guerre finira par une révolution en Allemagne. Ce serait d’ailleurs ce qu’ils auraient de mieux à faire dans leur intérêt. Balancer leur kaiser qui, somme toute, n’est qu’une personne. » Le 5 juillet 1918 : « Se peut-il qu’au 20e siècle, il y ait eu un homme, des hommes assez fous pour déclencher cette tuerie ? Se peut-il que des millions d’autres hommes n’aient pas résisté à l’un d’eux, ni plus fort, ni plus intelligent, seulement parce qu’il se nommait empereur ? Et on vante l’intelligence et la raison humaines ! »
Même si le livre est avant tout celui de Rosa, je terminerai avec une phrase d’Alfred, du 4 novembre 1918 : « A la réflexion, c’est tout de même un temps merveilleux que nous vivons. Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. Après la république russe, voilà que nous allons avoir la république bulgare et la république autrichienne (tchèque, hongroise ou yougoslave ou peut-être même les trois). Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe ! Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. Quel bouleversement tout de même ! »
Rémy Cazals, décembre 2018

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