Talmard, Jean-Louis (1895-ap.1971)

1. Le témoin
Jean Louis Talmard est cultivateur à la Chapelle-sous-Brancion (Saône-et-Loire) lorsqu’il part faire ses classes à Novillard (Doubs) de décembre 14 à mars 15. Versé au 121e BCP, il tombe malade et est évacué en avril 1915. Il ne rejoint le front de l’Artois qu’en septembre 1915 et c’est ce même mois qu’il passe au 3e BCP, où il reste jusqu’à sa blessure à la tête, reçue à Verdun en avril 1916. Trépané puis passé au service auxiliaire, il reprend après 1919 son métier de cultivateur.
2. Le témoignage
L’exemplaire de Pages de guerre d’un paysan de Jean-Louis Talmard (Lyon, auto-édition, Imprimerie E. Vitte, 1971, 176 pages) utilisé pour cette notice est un tirage papier de la société theBookEdition qui possède ce titre sur son catalogue numérique. Cette édition « à la demande » présente l’inconvénient d’être en partie buggée (nombreux mots collés entre eux à partir de la moitié de l’ouvrage). Ce procédé permet en revanche de disposer aisément d’un ouvrage sinon introuvable. Dans le Canard Enchaîné (1971), Roger Semet présente l’auteur comme un paysan solitaire mais accueillant: « Et là, sur le coin d’une table de cuisine envahie de paperasse jaunies, de vaisselle à torcher et de patates à éplucher, il vient de terminer l’un des meilleurs livres écrits sur la Grande Guerre. (…). S’il m’avait écouté, je lui aurais déniché un éditeur. Mais il appartient à cette race qui « ne veut rien devoir à personne ». Il a donc fait imprimer son bouquin. Dont il est le seul éditeur. » Cet extrait, disponible sur le site theBookEdition, mais pas sur l’exemplaire reproduit, est probablement issu de la quatrième de couverture. On trouve aussi trace de cette édition dans une lettre de R. Semet à Louis Calas (A.D. Tarn, cote 123 j 98) où il évoque pour les Pages de guerre un tirage de 300 exemplaires pour un coût de « 800 000 francs environ »[anciens évidemment].
3. Analyse
Le témoignage de J.-L. Talmard est intéressant en ce qu’il décrit en détail l’itinéraire d’un jeune paysan de la classe 15, avec sa désillusion progressive sur le fait militaire, sans pour autant diminuer sa conscience patriotique. En racontant son départ, le jeune soldat évoque sa peine à quitter sa mère, veuve encore chargée d’enfants jeunes, car il s’était promis de seconder celle-ci pour élever la famille. On pense au départ d’un conscrit de 1810 lorsqu’il cite le dernier tournant de la route (p. 9) « où je pouvais encore entrevoir ce petit pays de mon enfance, un long regard mêlé de larmes fut l’adieu que je lui fis. » Il décrit les conditions très dures de ses trois mois de classes, ils sont à plusieurs centaines dans un hangar d’usine fabriquant du papier. Le froid et la saleté sont omniprésents et il mentionne le très grand nombre de malades qui sont quotidiennement évacués sur Besançon ; de plus, son sergent (p. 15) « sait se servir du bâton, et du pied ; nous sommes ravalés un peu plus bas que la bête de somme.» Malgré cela, il dit qu’à cette époque, il est content d’être soldat.
Parti en ligne le 6 avril 1915, il tombe malade et est évacué à Châlon-sur-Marne, puis à Riom. Passant une visite de réforme, il s’insurge lorsque l’on insinue qu’il n’a pas attrapé sa maladie au régiment « J’étais solide 6 mois auparavant. Il est vrai que pendant les trois mois de classe que j’avais passés à Novillars, les gens à qui étaient confiées ma jeunesse, ma santé, n’avaient qu’un but : nous faire mourir au plus tôt. » (p. 29). Il ajoute qu’à cette époque, il voit l’armée sous un jour beaucoup moins favorable, à cause de «tout le cortège de stupidités que l’on m’a fait faire, et qui n’ont aucun rapport avec la défense du pays, mais qui froissent la dignité de l’homme et le rabaissent. »
Une fois remis, il décrit l’épisode de son départ en train comme renfort vers l’Artois (Langres, septembre 1915, p. 33). Parmi ses camarades, beaucoup retournent au front pour la deuxième et même la troisième fois : « Aussi, chez eux, de sourds grondements de révolte se font entendre [contre les embusqués du dépôt] car ils ont la sensation que c’est toujours les mêmes qui retournent au front. » La fanfare du dépôt joue la « Sidi-Brahim » et en réponse, de son wagon, s’élève l’Internationale. « « Voulez-vous vous taire ! » crient des officiers, mais alors on répond de tous côtés à l’adresse des officiers : « Viens donc avec nous, salaud, fainéant, t’as peur d’en avoir une dans la peau… » Les deux sous-officiers et l’adjudant de mon détachement crient aussi fort que les hommes ; c’est un beau tumulte. » La mauvaise réputation de ce détachement le précède et il est serré de près par l’encadrement à son arrivée au front. L’auteur est engagé avec le 3e BCP à la hauteur du Bois en Hache, lors de l’offensive du 25 septembre 1915. Il participe à une attaque à minuit mais la lune et les fusées éclairantes les font décimer par des mitrailleuses qui n’avaient pas été repérées. Il se terre quelques heures dans un trou d’obus, et suit alors la description hélas classique des cris des blessés qu’on ne peut secourir (p. 49) : «A moi ! au secours ! Je meurs ! » – « Par pitié, venez me chercher ! Ne me laissez pas… » J’entends des noms de femmes dans la nuit ; plusieurs fois j’ai compris ce mot : « Maman… ». Oh ! Ces plaintes, ces râles, ces cris déchirants qui me brisent le cœur. » Il décrit ensuite la dureté des conditions de l’automne et du début de l’hiver 1915, avec des moments en première ligne où, (p. 56) sans avoir à boire, au milieu des cadavres, il se décrit à posteriori : « nous étions des bêtes cherchant leur vie dans un carnage, inféodés que nous étions à un idéal plus ou moins juste, inculqué depuis 1870. » Les repos sont aussi très occupés avec une succession de revues et d’exercices (p. 73) : « vraiment on se paye notre tête. Mais aucune récrimination parmi ces hommes de 17 à 40 ans ; nous sommes des esclaves. »
Alertés le 23 février 1916 à Abbeville, ils montent en ligne à Verdun le 10 mars, sous des bombardements intenses. Il raconte une attaque de nuit, la panique en résultant, et sa réaction hésitante « soudain le tac tac des mitrailleuses françaises se fait entendre, tout près de nous, une vingtaine à la fois ; les 75 tirent à toute vitesse ; les Allemands allongent et dispersent leur tir. Un homme passe en courant en criant « sauve qui peut ». C’est la panique générale, il voit les ombres de ses camarades s’éloigner, et « le lieutenant Champagne, répétant lui aussi « Sauve qui peut ! ». (…) je crus que la guerre était finie, je vis la France envahie, vaincue. Néanmoins, après quelques mètres de course aussi, je revins à mon trou où je pris mon fusil et mes musettes. » Il fait partie des soldats hésitants, une minorité, regardant les fuyards partir dans la nuit. Finalement l’attaque ennemie ne se concrétise pas. La suite du récit, précise et organisée par demi-journées, est une description de la bataille de Verdun à hauteur d’homme, ici autour du fort de Vaux. J.-L. Talmart et son unité alternent des positions d’attente, le jour, dans le fort ou serrés dans de petites redoutes, et la nuit, dehors en première ligne, le tout sous un constant bombardement. Il décrit le travail à la pioche dans la tranchée (p. 130), «péniblement, cherchant avec les doigts les joints entre les pierres, j’enlève un peu de ce sol aride. » En ligne, avec son petit groupe, ils sont isolés, sans consignes, sans savoir où sont les autres, mais il signale que malgré leur ignorance, « en gens simples, nous nous serions défendus âprement. »
On citera ensuite volontairement un extrait assez long pour illustrer la qualité du récit ; Le jour venu, seuls restent dehors quelques guetteurs, et c’est pour l’auteur « encore une journée de cachot ». C’est à ce moment (p. 132) qu’il apprend qu’à côté d’eux se trouvent des Allemands blessés. Par un couloir boisé semblable à celui d’une mine, il arrive à une deuxième redoute plongée dans l’obscurité, « de chaque côté, deux rangées de claies superposées, sur lesquelles des soldats sont allongés, sans mouvement, les yeux hagards, dans des visages de démons (…) A la lueur d’un bout de bougie, je fais le tour de ce cachot sans lumière ; aucun homme valide, aucun infirmier, rien !…. et je compte tous ces malheureux dont les blessures sont si graves qu’ils ne peuvent se retourner : cinquante-cinq, dont dix Allemands. Certains rendent leur dernier soupir, ou peu s’en faut, dans cette obscurité complète, cette odeur, ces plaintes, ces divagations, auxquelles s’ajoute le bruit sourd des obus labourant la terre, le béton ; tout cela me saisit l’imagination, je ne peux y croire, et pourtant c’est réel. » Il partage son bidon d’eau, retourne à l’autre redoute en rechercher, mais certains soldats valides refusent de partager ; il revient avec des camarades, et continue son récit, qu’on dirait sorti de « Civilisation » d’A. Duhamel, mais à Verdun, et en première ligne. « Un Allemand, la cuisse fracassée, fumait une grosse pipe, c’était le seul sans fièvre, et quand je lui avait offert à boire, ce Prussien me fit comprendre d’un geste que les blessés français étaient plus à plaindre que lui, et nous crûmes que celui-ci ne ressemblait pas aux autres. » L’auteur commence alors une conversation avec un blessé qui se trouve être un jeune de son pays. Le soldat raconte qu’ils étaient deux frères du 408e, lui fut touché aux reins, son frère voulut l’emporter, mais un obus tua « celui qui n’avait aucun mal », et il fut apporté là. « Il sait ce qu’il dit, ne délire pas, mais sent ses forces dépérir. Huit jours bientôt dans ce souterrain. (…) Avant de partir il me pria aussi de lui venir en aide : ne pouvant bouger, il avait fait sous lui tous ses besoins. Le changer n’était pas possible, car au moindre mouvement il criait. Je lui coupai donc sa chemise avec mon couteau et je lui passe une vieille veste sous lui. Je partais, mais avant, dans un élan du cœur, il voulut m’embrasser. Cette émouvante scène prit fin par ces mots : « Tu reviendras me voir », me dit-il, ce que je promis. Mais je pensais que mieux valait le laisser espérer encore !…»
Après une relève, son unité remonte dans le même secteur le 28 mars et l’auteur évoque le discours du capitaine Giabicani, leur commandant de compagnie, avant de remonter en ligne (p. 153) : «Nous les tenons, ils ne passeront pas, ils se briseront contre notre opiniâtreté. (…) Beaucoup d’entre nous auront les tripes au soleil, mais courage, au mois d’octobre nous serons dans les plaines du Rhin en train de « b…er » toutes les Allemandes ! ». Il est blessé le 8 avril d’un éclat à la tête et après deux jours d’errance vers l’arrière, il est finalement hospitalisé. L’auteur signale à la fin de son récit qu’il a fini la guerre cuistot à la Caserne de la Vierge à Epinal, et que ces pages de guerre y furent écrites en 1918.
Ce témoignage a été donc rédigé a posteriori, mais avec une double temporalité, puisqu’à la première étape (1918), les faits étaient suffisamment rapprochés et le souvenir encore frais, et qu’à la deuxième étape, dans les années soixante, la reprise du manuscrit permettait, sur une base fiable, de laisser aussi transparaître l’évolution du sentiment de l’homme âgé : c’est ce mélange qui fait la qualité historique et humaine de ce témoignage.
Vincent Suard octobre 2019

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Desagneaux, Henri (1878-1969)

1. Le témoin

Henri Desagneaux est né le 24 septembre 1878 à Nogent-sur-Marne (Val-de-Marne). Il fait ses études à la capitale, au collège Massillon, et devient juriste, attaché au Contentieux de la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est. Lieutenant de réserve, son ordre de mobilisation prévoit qu’il rejoigne le service des étapes et des chemins de fer à Gray (Haute-Saône). Il débute la guerre dans son domaine et est réaffecté en janvier 1916 dans une unité combattante. Entre-deux-guerres, il devient conseiller municipal, adjoint au maire de Nogent, de 1920 à 1942, après une courte période de remobilisation comme chef de bataillon de réserve pour la campagne 1939-1940. Il a au moins un fils, Jean, qui publie ses souvenirs. Henri Desagneaux meurt le 30 novembre 1969.

2. Le témoignage

Desagneaux, Henri, Journal de guerre. 14-18. Paris, Denoël, 1971, 291 pages.

L’ouvrage a été traduit en anglais sous le titre A French Soldier’s War Diary, Elmsfield Press, en 1975.

Le vendredi 31 juillet 1914, à la Compagnie des Chemins de Fer de l’Est, l’ambiance est mêlée d’anxiété quand survient l’ordre de transporter les troupes à la frontière. La France est menacée ; c’est le début d’une gigantesque guerre européenne dans laquelle Henri Desagneaux, alors lieutenant de réserve dans le service des étapes et des chemins de fer à Gray, devra prendre sa place. Pour l’heure, le 3 août, il assure son poste ferroviaire et prend la conduite des trains de ravitaillement. Il rapporte de suite le grand bouleversement des peuples et des choses, des hommes qui partent au front, remplaçant d’autres qui en reviennent dans des trains de blessés. Il entend les invraisemblances des bruits populaires et note les détails de la fourmilière qui l’entoure. Le 18, la mobilisation ferroviaire est terminée alors que s’engage le choc de la bataille des frontières. Le 20 août, il prend un train qui l’emmène à Badonviller et s’approche alors du front, dont il peut sentir le souffle de mort. Il rapporte ses visions de blessés et se fait le vecteur des horreurs boches inventées dans le sein populaire alors que l’ennemi recule. Mais c’est bientôt la retraite d’août, prélude à la bataille d’arrêt qui borde, en terre lorraine, la Marne.

La guerre s’est installée quand Desagneaux apprend sa nomination, à la veille de 1915, au poste d’adjoint au commissaire régulateur de Gray, puis de Besançon. Décideur, il endosse et rapporte alors les fonctions bureaucratiques mais effervescentes qui permettent l’écoulement des besoins d’une armée et le glissement des divisions. Le travail est intense mais monotone et insipide et l’année 15 se passe à compter les trains et leur contenu, hétéroclite ou tragique.

Le 1er décembre 1915, une loi prend naissance pour réintégrer dans leur arme les officiers de chemin de fer de moins de 40 ans. Le 10 janvier, il quitte son « service fastidieux et si peu récompensé ». Il est affecté au 359e RI de la 129e DI et part sans regret aucun au centre d’instruction des commandants de compagnie à Remiremont, dans les Vosges. Après des débuts difficiles – il n’est pas annoncé, n’a pas d’ordres -, il suit un mois de cours intensifs et intègre un secteur en Lorraine le 16 février 1916. Là aussi, il n’y pas de place pour lui mais reçoit toutefois une affectation à la 22e compagnie du 6e bataillon du 359e RI. L’accueil qu’il reçoit est froid et il juge sans complaisance ses nouveaux subordonnés, de tous grades, mais aussi le désordre qu’il constate. Quand éclate l’orage sur Verdun, la division est en réserve en Lorraine, sur la Seille, à Arraye-et-Han. L’activité y est peu importante et les coups de main ne servent qu’à attraper du poisson dans la rivière.

Le 31 mai 1916, c’est Verdun et le fort de Vaux dans la fournaise, domaine d’une artillerie toute puissance qui fait tout trembler, même les « gens avec la croix de guerre » ! Les nuits, les jours sont terribles ; « on vit dans le sang, dans la folie »… « A la 24e compagnie, deux hommes se suicident ». Et Desagneaux de décrire l’enfer et l’hécatombe, les blessés devenus fous qui veulent que leur lieutenant les délivrent à jamais…

Le 5 juillet, le lieutenant Desagneaux passe capitaine à titre définitif, nomination agrémentée d’une citation. Le 14, il est au Bois le Prêtre où le crapouillotage n’est pas moins virulent. Il quitte ce secteur pour une période de manœuvres au camp de Bois l’Evêque.

C’est ensuite – le 20 novembre 1916 – la Somme où une attaque est prévue puis ajournée. Dès lors, l’activité est moindre mais les conditions climatiques d’une pluie quasi perpétuelle liquéfient le moral. Le 11 janvier 1917, Desagneaux n’est pas mécontent de quitter ce secteur pour intégrer le Groupe d’Armée de Rupture, qui sera chargé, avec 400 000 hommes de réaliser une percée.

Pour l’instant et après un voyage de 42 heures, il arrive à nouveau dans les Vosges, à Corcieux, où ne règnent plus le bruit et la boue, mais le froid persiste. Il va connaître un autre type de guerre à la Chapelotte, dernier contrefort vosgien au nord du massif montagneux, en Meurthe-et-Moselle ; la guerre de mines. Le secteur est considéré comme important et le travail n’y manque pas. En effet, le colonel veut des prisonniers ; il faut donc multiplier les coups de main. Préparés à l’arrière par des officiers hors de propos, ils sont systématiquement coûteux et infructueux.

Le mois de mai le renvoie à l’exercice à l’arrière mais « l’esprit de la troupe devient de plus en plus mauvais ». Les mutineries pointent alors que le 359e monte maintenant au Chemin des Dames, à la Royère, où c’est de nouveau le règne du bombardement. Là se produiront les attaques allemandes de juin et juillet devant des troupes débandées qui refusent parfois d’attaquer (comme les 120e et 121e BCP les 22-23 juin). Les troupes environnant notre capitaine ne seront pas à la hauteur, tâche indélébile aux yeux des décideurs de l’arrière. Mais le régiment est tout de même exsangue et Pétain, grand sauveur de l’armée en dérive, se révèle à Desagneaux être une « triple brute » ! Dès lors, la rétorsion s’abat sur le régiment : les citations sont systématiquement refusées, les exercices, les revues et les brimades s’y multiplient, les hommes sont traités comme des bêtes avant la remontée en ligne à Cœuvres puis, à la fin de juillet 1917 dans le secteur de Vauxaillon où l’enfer reprend, où « il faut vous habituer à vivre dans la merde ».

1917 s’achève en travaux et en soutien de l’armée anglaise à Champs, dans la Somme, qui s’est calmée depuis son précédent séjour, terrible. Il creuse, plante des piquets ou attend, dans le froid et la neige.

1918 commence également dans le froid mais sur un autre front où il arrive le 4 février à Saint-Ulrich en Alsace. Là, il travaille encore la terre. En effet, secteur réputé calme, l’Alsace voit venir nombre de politiques et de militaires qui viennent « sur le front ». Le capitaine Desagneaux change d’affectation. Il quitte sa 21ème compagnie le 28 avril et est nommé capitaine adjudant-major, adjoint au commandant du 5e bataillon. La division retourne bientôt sur la Somme où elle reste en réserve de l’armée britannique, en alerte, puis entre en Belgique dans le secteur du Kemmel au nord-ouest d’Armentières. Là, la bataille fait rage et l’espoir d’être relevé ne s’allie qu’à l’idée d’atteindre 60 % de pertes. Les attaques se succèdent et chaque jour passé est une victoire sur la mort. Le 20 mai 1918, c’est l’attaque qui combine l’artillerie et les gaz et les heures terribles d’angoisse.

Le 11 juin 1918, une nouvelle terrible attaque, aidée de tanks, secoue le capitaine Desagneaux et sa compagnie. Les pertes sont considérables mais insuffisantes et l’été se succède en coups de mains. Cet été si terrible pour les Allemands, se passe dans l’Oise, à Courcelles. L’Allemagne lâche pied, c’est la poursuite et la continuation des attaques. Mais la division ne quitte pas le secteur, elle est en ligne depuis juin et a avancé de 30 à 35 kilomètres avant d’enfin, le 5 septembre, quitter le champ de batailles qui a vu tomber tant des siens.

Le 7 septembre, il revient en Lorraine. Les victoires françaises se multiplient et c’est là que le coup de grâce doit être donné. Après une permission de 16 jours, Desagneaux fait retour dans un régiment dissous (le 4 octobre 1918). Il est appelé à la fonction d’adjoint au colonel et est chargé de préparer les coups de mains de l’attaque de novembre, conjointe avec les Américains, soit 600 000 hommes en ligne. L’artillerie s’amasse, le général Mangin est annoncé dans le secteur, quand les plénipotentiaires allemands s’avancent dans le Nord. Il apprend dans la liesse l’Armistice et note qu’il peut maintenant dormir sans entendre le bruit du canon. Le 17 novembre, Desagneaux entre en Lorraine annexée près d’Arracourt et débute une occupation morne avant d’être démobilisé, sans joie, le 30 janvier 1919.

3. Résumé et analyse

Henri Desagneaux livre au lecteur et à l’historien un témoignage brut, dur, dense et précis, tant dans la psychologie du combattant que dans l’horreur vécue, décrite sans fard et sans autocensure. Jean Desagneaux, son fils, à qui l’on doit cette publication, nous renseigne peu sur l’auteur mais indique que ses notes n’ont subi aucune modification postérieure : « elles sont là telles que chaque jour elle furent notées sur le carnet. Plus tard le Capitaine Desagneaux en les recopiant leur adjoint des coupures de presse qui venaient les compléter ou les recouper ». Un journal aide-mémoire donc, qui permit à l’auteur de « prendre conscience de ce qu’il vivait », un moyen d’être sûr qu’il ne devient pas fou (page 8).

La première année de guerre, vécue dans le chemin de fer est une année d’attente. L’auteur est un témoin éloigné des choses du front, aussi il relaye à l’envi les psychoses et les ragots d’août 1914, à défaut d’un véritable intérêt dans l’emploi qu’il occupe. Ainsi, les deux premiers chapitres qui couvrent la première année de guerre, du 2 août 1914 au 10 novembre 1915, ne couvrent que 38 pages.

Début 1916, son affectation dans le 359ème R.I., régiment d’active, sans cesse à la peine, va plonger l’auteur dans un enfer perpétuel de mort et de souffrance. Sans souci de style Desagneaux reporte cette horreur et introduit le lecteur « in situ », dans la tranchée invivable, le froid, la boue, les gaz, les râles et le sang. Dès lors, il livre un excellent témoignage, dont on trouve des similitudes d’intensités avec celui de Dominique Richert (il passe d’ailleurs à Saint-Ulrich, village du poilu alsacien) par le réalisme des descriptions d’attaques.

Henri Desagneaux est de surcroît un officier de réserve, lieutenant puis capitaine ; il n’en a donc pas la retenue militaire et ne se prive ainsi pas dans la description de ses sentiments sur les hommes et les choses militaires qui l’entourent. Sans souci de pondération, il écrit dans ses notes ce qu’il ressent et chacune des inepties qu’il rencontre est rapportée avec zèle. Officiers, techniques, moral, habitudes typiquement françaises sont critiquées au même titre que la gestion déplorable des hommes, tant dans l’attaque, en tout temps, que dans la crise morale de 1917. Desagneaux confirme et enfonce le clou ; le soldat craque, se suicide avant l’attaque, râle en implorant qu’on l’achève, souffre plus que le supportable, mais le soldat est aussi sale, voleur, là où l’officier d’active est planqué et le commandement incompétent et loin de toute réalité. Autant de personnages décrits avec réalisme dans leur diversité. Ce sont donc trois années de guerre qui sont bien décrites, de 1916 à 1918 où Desagneaux, en témoin honnête, déroule sa vie de soldat, dure et teintée de profond dégoût.

Ainsi, l’ouvrage offre une multitude d’anecdotes, de détails et de tableaux sur la guerre dans les différents milieux côtoyés par l’auteur. Les renseignements sur les hommes, bruts et sans retouche littéraire, sont à privilégier. A noter aussi de très bonnes descriptions psychologiques de l’attaque.

En bon agent de chemin de fer, les premières pages en témoignent. Desagneaux déplore ainsi les rames superbes du Paris-Vienne dégradées par la « destruction française » (page 16) et relève la moyenne des trains à la mobilisation ; 2,5 km/h. Il relève les inscription sur les trains (page 18) et la mort de notables en auto, tués par des G.V.C. dans lesquels il y a trop d’alcooliques (page 19). Il relève qu’il y a trop de non-combattants à l’arrière (page 21), les carences dans l’organisation du transport des blessés et du ravitaillement (page 21) et voit arriver au front les voitures hétéroclites de livraisons des magasins parisiens (page 23) mais au final, il conclut pour cette période, le 18 août 1914 : « La mobilisation est terminée ; le tout, au point de vue chemin de fer, s’est passé avec une régularité parfaite, avec un retard de 2 heures sur l’ensemble des 18 jours, pour l’horaire établi » (page 24). Plus loin, il compare la régulation effectuée et le chiffre des denrées transportées pour une armée dans le premier Noël de guerre (page 41).

Sa tâche effectuée, il devient plus critique envers ce qui l’entoure. Il commence, comme tant d’autres, par éreinter le XVe corps dont il dénonce la lâcheté (pages 30 et 37) et les exactions (page 37). Sa rancune semble tenace car il reviendra sur ces « Lâches ! gens du midi » en juin 1918 (page 240). Constatant un grand nombre d’automutilation et de blessures à la main des soldats pour quitter le front (pages 33 et 35), il fustige rapidement le service de santé entre anarchie médicale et débauche (page 34), voyant 180 médecins en réserve à Gray, au comportement écœurant (page 37). Volontiers colporteur d’espionnite, une usine allemande de chaux à Ceintrey, devient une base arrière allemande (page 38). Réaliste, il indique à plusieurs reprises dans son récit la réalité des ordres donnés d’en haut. En avril 1916, il note : « les généraux n’ont tien à mettre sur leur rapport quotidien, alors le même refrain revient chaque jour : faire des prisonniers. On envoie des patrouilles sans succès, cela se passe généralement à aller pêcher du poisson dans la Seille à coups de grenades. Le lendemain, on fait un rapport et on recommence » (page 66). Il relève l’ineptie des travaux commandés selon les unités successives (page 67) mais, arrivé à Verdun, la réalité change : « C’est une lutte d’extermination, l’homme contre le canon. Aucune tactique, la ruée totale » (page 77), « on vit dans le sang, dans la folie » (page 85), pour déféquer, « il faut faire dans une gamelle ou dans une pelle, et jeter cela par-dessus notre trou » (page 84) et « à la 24ème compagnie, deux hommes se suicident » (page 86). Il n’est pas étonnant qu’il reporte le rêve des soldats de la bonne blessure : « On en vient à souhaiter, la mort non, mais la blessure de chacun pour être partis plus vite. (…) L’un abandonne une main, l’autre fait cadeau de son bras, pourvu que ce soit le gauche, un autre va jusqu’à la jambe. » « Quelle vie ! de faire à chaque instant l’abandon d’un membre pour avoir la possibilité de revenir » (pages 201 et 202).

Verdun quittée, le calme revient. Desagneaux évoque dans son secteur (Bois-le-Prêtre) des fraternisations et des échanges de cigarettes (page 95) et voit revenir des notes idiotes comme des inventions inutiles comme les gargarisme contre la diphtérie (page 101). Il note en avril 17 une augmentation de la désertion (page 102) et de l’alcoolisme (pages 102, 121 et 130)et donc une augmentation des conseils de guerre le 3 avril 17. C’est le départ des mutineries qu’il constate et pour lesquelles il est très prolixe puisqu’il y consacre 36 pages (pages 129 à 155).

Bien qu’officier, il n’est pas tendre avec sa hiérarchie amont. Sur une note de colonel, il commente : « la première ligne doit être attractive et non répulsive », toutefois, on ne le voit jamais au front (page 118). Et Pétain, qui a rassemblé ses officiers : c’est une « brute, triple brute (…) [il] ne s’est pas montré un grand chef, tout au moins pas humain » page 151). Plus loin, il accuse un colonel peureux, qui organise toutes les batailles pour sa seule protection ! (page 247) et voit un officier saoul pour l’attaque (page 258). Proposé pour la légion d’honneur, il apprend même, le 10 août 1918, « qu’à la division on ne peut avoir cette récompense que si l’on a été mutilé ! » (page 263). Son amertume grandit ainsi avec l’exercice du commandement sous le feu, tellement différent du « badernisme » (page 275) et devant les pertes que son unité subit en 4 mois (pages 269 et 270). Desagneaux grogne ! Il râle contre la paperasserie inutile (page 192), les citations aux hommes… de l’arrière (page 160), le gâchis, suite à un ordre d’allègement des sacs (page 191), contre les embusqués (page 213) une attaque sans morts … à refaire ! (page 255) ou contre le gendarme qui chasse le braconnier, mais pas sur le front. ! (page 282).

Outre sa mauvaise humeur permanente, nombreuses sont ses descriptions aussi justes que dantesques : une corvée de soupe effroyable sous les obus (page 204), un PC devant le Kemmel (page 208), l’illustration d’une attaque, minute par minute (page 215 ou 234). Ponctuée de tableaux horribles, il décrit horrifié différents visages de morts mutilés (page 248), le résultat dantesque pour les occupants d’une automitrailleuse prise sous des balles anti-chars (page 261) ou, horreur de l’horreur, un homme cadavre vivant (page 267).

L’ouvrage présente au final un intérêt testimonial formidable, rehaussé d’une présentation originale insérant le communiqué officiel ou l’article de presse dans sa situation chronologique, démontrant le fossé entre la réalité et le quotidien du soldat. Sont insérées également en marge des photos, connues ou inédites, malheureusement trop petites et tronquées toutefois.

Yann Prouillet, CRID14-18, janvier 2012.

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