Perrin, Léon (1895 – 1988)

Avec la piétaille

1. Le témoin           

Léon Perrin (1895 – 1988) est né à Bourg-en-Bresse dans une famille ouvrière. Titulaire du certificat d’études primaires, il est appelé en décembre 1914 (classe 15) et combat au 407e RI jusqu’en septembre 1915. Blessé et passé au 53e RI de Perpignan, il est muté au 147e RI de 1916 jusqu’à la fin de la guerre. Blessé plusieurs fois, il est en convalescence lors de l’armistice. Il est démobilisé en septembre 1919.

2. Le témoignage

Léon Perrin a fait paraître « Avec la piétaille 1914 – 1918, Mémoires d’un poilu bressan » à compte d’auteur en 1982. L’ouvrage de 139 pages présente quatre reproductions photographiques. L’auteur explique avoir composé ses « mémoires militaires » à l’aide d’un simple carnet, retrouvé dans un tiroir, et mentionnant des noms de villages, et quelques dates.

3. Analyse

L’auteur, âgé de 87 ans au moment de la parution de ses mémoires, signale qu’il évoque uniquement ce qu’il a vu et vécu, et il présente son ouvrage comme neutre, exempt de pensée politique, mais il précise que son but est quand même de convaincre « de faire en sorte qu’il n’y ait plus de guerre. »

A. Débuts avec la classe 15

L’auteur, appelé en décembre 1914, est instruit au Camp des Pareuses (Pontarlier) avec des conditions rudes (froid et neige), mais il semble ne pas en souffrir, disant (p. 16) « être habitué à faire du travail manuel de force. » Il évoque une manœuvre avec balles à blanc, avec une chapelle comme objectif d’attaque: il y a des caméras qui filment, et chacun a son rôle ; il faut souvent recommencer, avec des « engueulades », quand c’est « loupé » : ces films (p. 17) sont destinés aux civils, ainsi « bernés car croyant que c’est filmé sous de vrais bombardements : il n’y a que la foi qui sauve ! ». L’auteur est engagé avec le 407e RI dans l’offensive d’Artois de septembre 1915 (secteur Neuville-Saint-Vaast). Il participe à une contre-attaque locale, et – le fait est à noter tant la mention en est rare – , évoque une botte d’escrime à la baïonnette (il a des connaissances en combat à la canne et au bâton, p. 40) : « Je réussis à sauter dans une proche tranchée (…), pour me trouver face à un Allemand qui, surpris, tire deux ou trois balles et me manque : je lui bondis dessus en lui faisant faire une vrille à son fusil pour l’en déposseder. Tout hébété, il lève les bras en l’air (…) les copains qui me suivent lui disent « raoust » prisonnier. » Il décrit les durs moments de l’attaque du 25 septembre, avec quatre attaques meurtrières sur deux jours (p. 44), « Dans la matinée [du 26], nouvelle attaque, même méthode, même carnage même résultat : retour dans les tranchées de départ, nouveau recommencement des tirs de notre artillerie, nouvelle accalmie ; il y a des cadavres plein la tranchée et sur le sol. ». Ils finissent par atteindre leur objectif, et il est blessé le 28 septembre par un éclatement au seuil de son abri. C’est un très bon témoignage sur ces combats meurtriers.

B. Quatre blessures

Léon Perrin, engagé sur de rudes théâtres d’opérations (Artois, Somme, Chemin des Dames, bataille de la Marne de 1918), est régulièrement blessé, et le témoignage est intéressant à cet égard ; la gravité est à chaque fois légère ou moyenne, et les hospitalisations sont suivies de convalescence et de changement de régiments, avec au total de plus d’un an à l’écart du front, étant arrivé en ligne en avril 1915 ;

blessure 1.      septembre 1915, crête de Vimy, dans son sommeil, dans un abri, rafale de shrapnell, trois voisins d’abri tués ; multiples éclats, hospitalisation et convalescence, retour en ligne en février 1916. Il lui reste des séquelles légères : il mentionne que pendant trois ans, sa femme lui a enlevé des reliquats à la pince à épiler. Cinq mois à l’arrière.

blessure 2.      Février 1916, devant Massiges: en ligne, dans l’eau glaciale jusqu’aux cuisses, il obtient (pieds gelés) l’autorisation de se traîner vers l’arrière, avec un fusil comme béquille, salué à son départ d’un « bonne évacuation, françouse ! » venu d’en face (p. 56). Sa convalescence dure 18 jours, mais elle est « interrompue » par son imprudence, il y a des musiciens dans sa salle des 40 « pieds gelés », et l’état du groupe s’améliorant rapidement, ils improvisent des chants et surtout des danses précisément au moment où les majors passent pour la visite… (p. 58) : « Quelle tuile ! j’ai pensé, mais trop tard, que j’aurais pu tirer dix jours de plus. » Il ne revient en ligne qu’en mai 1916. Trois mois à l’arrière.

blessure 3.      À Avocourt en janvier 1918, il enterré dans une sape par un éclatement, des voisins sont tués ; il est dégagé après une demi-heure avec une cheville touchée « j’ai le pied de travers ». Guéri, il remonte en ligne en avril 1918. Trois mois à l’arrière.

blessure 4.      Pendant les combats en rase campagne de juillet 1918, il a la cheville traversée par une balle de mitrailleuse à Chézy. Il raconte son retrait difficile vers l’arrière, une odyssée de 36 heures avant de pouvoir être secouru. Alors qu’il s’est assoupi dans l’auto ambulance qui l’a enfin pris en charge, il se réveille avec le sourire  (p. 123) : « je suis encore une fois bien vivant, sans être trop handicapé, et avec l’espoir que cette guerre sera terminée avant que je sois apte à y retourner. » 3 ½ mois à l’arrière, ne regagne pas son unité avant le 11 novembre.

C. Troubles dans son unité

Abrités dans des baraques Adrian à Wancourt dans la Somme, une violente fusillade de nuit les réveille et quelques balles traversent les parois de leur abri ; (p. 69, août 1916) « Au matin, en sortant, à environ 100 mètres, on aperçoit des cadavres étendus sur le sol. Ce sont des tirailleurs noirs africains de tribus différentes, ennemis chez eux, cantonnés trop près les uns les autres, qui se sont massacrés à coup de fusil et de coupe-coupe. Triste vision ! ». Il évoque aussi l’agitation de juin 1917 sur deux pages (91 et 92), et la rébellion du régiment, « nous refusons les ordres quels qu’ils soient. » Des gradés respectés pour leur engagement au feu essaient de les convaincre, et ce sont deux jours de pleine liberté qui finissent par décider les hommes à reprendre le fonctionnement normal ; ils reprennent la route le 7 juin vers Troissy, mais « nous sommes assaillis par des rafales de balles de fusils mitrailleurs. Il y a quelques blessés sans trop de gravité (…) C’est un régiment qui se mutinait et tirait sur ceux qui ne voulaient pas se révolter. » Il est net que c’est ici le grand repos à la fin juin qui permet au moral de remonter.

D. Mentions diverses

L. Perrin mentionne des difficultés récurrentes pour comprendre des compatriotes,  des Bretons de Quimper lors d’une convalescence,  les Catalans de son unité de Perpignan, ou encore les Sedanais du 147e RI, son unité en 1916 : (p.60) : « Comme les catalans, ils ont leur patois, souvent à ne pas les comprendre. ». Il signale ailleurs que dans son unité, les regroupements amicaux se font par affinité de situation familiale, les pères de jeunes enfants aiment à se regrouper, pour parler entre eux de leur famille. L’auteur, dans le domaine des permissions, pratique la classique fraude au tamponnage, poussée le plus loin possible avant la déclaration officielle de désertion (deux jours de gagnés à l’aller et deux jours au retour). En première ligne, et isolé sous un feu violent, son caporal est tué devant lui : il envoie ses papiers à la famille et celle-ci l’invite à leur rendre visite à Bézier après-guerre, mais (p. 99) : «après cette guerre, les voyages sont rares, et l’après-guerre de 39-45 a fait oublier beaucoup de choses, même de n’avoir jamais fait connaissance. » En avril 1919, l’auteur débarque à la gare de Lille avec des chevaux que l’armée rétrocède aux cultivateurs de la région. Il participe à cette distribution dans les régions dévastées, « avec souvent pas un arbre pour attacher les bourrins. » (p. 127)

La conclusion d’Avec la piétaille, un document équilibré qui présente un témoignage utile,  est désabusée, car Léon Perrin avait pensé ne plus revoir ces « horreurs » (p. 129): « Illusions ! Je n’aurais jamais pensé que l’homme serait assez bête pour remettre cela en 1939 ! » Il dit aussi avoir revu, avec la Résistance, « des horreurs souvent plus cruelles qu’en 14 – 18 », signalant avoir perdu un frère et un neveu morts pour la France dans le maquis de l’Ain.

Vincent Suard, février 2023

Share

Ricadat, Paul (1893-1987)

1. Le témoin

Paul Ambroise Edmond Ricadat est né le 14 octobre 1893 à Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) dans une famille originaire des Ardennes, à Sedan. Après des études supérieures dans la capitale, il fait une carrière à la Bourse de Paris où il termine chef du service des opérations à terme. Il fait son service militaire à Sedan en 1913 et termine la guerre comme aspirant, achevant finalement sa longue période militaire de 6 ans lieutenant de réserve. Blessé deux fois et plusieurs fois médaillé, il sera fait chevalier de la Légion d’Honneur. Il décède le 27 février 1987 à Villeneuve-Saint-Georges dans le Val-de-Marne.

2. Le témoignage

Ricadat, Paul, Petits récits d’un grand drame. (1914-1918). Histoire de mes vingt ans. Paris, La Bruyère, 1986, 233 pages.

Sur sa démarche d’écriture, réalisée en différentes étapes, Paul Ricadat indique lui-même : « J’avais eu l’occasion de lire dans la presse, au début de 1966, une appréciation qui estimait que, pour les Anciens qui l’avaient vécue, la guerre de 1914-18 c’était le bon temps… Je décidai, sur-le-champ, de relever le gant et j’écrivis un récit intitulé : « Le bon temps », qui fut publié par le journal la Voix du Sancerrois. Ce récit fut retenu par un jury, présidé par Jules Romains de l’Académie française dans un livre, les Camarades, de Roger Boutefeu. Il y eut dix lauréats de ce prix Verdun : six lauréats français, dont je fis partie, et quatre lauréats allemands. Voilà l’origine de ce titre, qui ne devait pas être ignorée du lecteur » (p. 207). Ces récits forment la base de ce livre, Paul Ricadat dédiant ses pages à ses enfants, petits-enfants et à son arrière-petit-fils « en sa 93e année ». Il précise encore sur la rédaction de ses « vieux souvenirs », débuté à sa retraite, en 1956 : « Pour 1916 et 1917, je pus confronter ma mémoire avec les deux petits agendas de poche que j’avais tenus alors au jour le jour. (…) Quant à 1914, époque à laquelle toute note écrite était interdite, je n’avais besoin d’aucune aide. Je me souviens de chaque jour, sinon de chaque heure, comme s’ils dataient d’hier » (pp. 230 à 232). Sur les conditions de son écriture, il nous renseigne un peu plus loin : « Il me faut dire ici que j’eus une chance inouïe. C’est grâce à ma blessure et à mes pieds gelés que je dois la vie sauve. Les longs mois d’hôpitaux, suivis de séjours prolongés au dépôt de mon régiment, me maintinrent à l’abri au cours des années 1915 et 1918. Mais aussi et surtout, cette survie, je la dois à la protection efficace du Ciel, à cette intervention continue, que je qualifie de miraculeuse, de la Divine Providence, écartant sans cesse le danger au moment où il semblait devoir me frapper. J’aurais dû mourir cent fois plutôt qu’une, mais, en, chaque circonstance, le « coup de pouce » était donné qui faisait dévier la balle ou l’éclat d’obus. Ma vie, depuis un demi-siècle, est une action de grâce continue pour tant de bienfaits ». Poursuivant dans un ultime chapitre en forme de « conclusion (au soir de ma vie) », il pense prophétiser : « Les années ont passé. La génération de « Ceux de 14 » ainsi que l’a défini Maurice Genevoix, achève de disparaître. Bientôt le linceul de l’oubli ensevelira les événements, les acteurs du drame et leurs souvenirs. Et les livres d’Histoire ne mentionneront plus qu’il y eut en 14-18 un conflit pas comme les autres » ! » (p. 232).
Paul Ricadat débute ses souvenirs en juin 1914 à la caserne Macdonald du 147ème RI à Sedan (il avait été incorporé le 27 novembre 1913) alors que « les classes des contingents 1912 et 1913 étaient enfin terminées. Elles venaient d’être couronnées par les marches d’épreuve dont la dernière était l’itinéraire Sedan-Charleville, aller et retour, avec le chargement de guerre. Au total 55 km, sous un soleil torride. L’Etat-major local était parait-il satisfait, l’entraînement intensif que nous avions subi avait porté ses fruits » (p. 20). Suit la narration de sa guerre sous la forme de 20 tableaux commentés de sa guerre, tour à tour réaliste et terrible, à laquelle il finit par échapper pour cause de pieds gelés, à la fin de 1917, alors qu’il est passé au 33ème RI d’Arras.

3. Analyse
Son récit est alors un mélange de souvenirs et de réflexions, souvent opportunes, le poilu réfléchissant sur son environnement comme sur son rôle au fur et à mesure de ses fonctions. Il dit de l’Armée : « j’ai eu la possibilité de bien la connaître parce que j’ai souffert de toutes ses contradictions » (p. 94) ce qui rend son témoignage réflexif selon les tableaux qui résument les grands chapitres de sa guerre, en forme de récit chronologique.
Le premier tableau, Leçon d’histoire, fait un rapide tour d’horizon du ressenti de sa vie militaire. En guise de préliminaire, il pose la question : « Comment avez-vous pu tenir ? », ce à quoi il répond : « Nous n’avons pas eu à nous interroger sur ces questions du moins pendant les trois premières années de guerre. La raison est que notre génération avait été élevée sous le signe du devoir ». Il attribue au pangermanisme une autre réponse à cette question. Il fustige ensuite ce qu’il qualifie comme étant les mensonges de son époque, « journalistes partisans [écrivant] l’Histoire à leur façon » et de dire « qu’ils attendent au moins que les acteurs du drame de 14-18 soient tous disparu » ! (p. 14). Il y rappelle l’état d’esprit de la jeunesse d’alors : « Non, les jeunes de 14 ne voulaient pas la guerre, tout au contraire, ils la redoutaient, sachant qu’ils en seraient les premières victimes. Personnellement, j’avais visité, dès que j’eus l’âge de raison et plusieurs fois par la suite, l’ossuaire de Bazeilles et ces pauvres restes de combattants de 1870 me laissaient une impression de terreur que rien que le mot « guerre » me faisait trembler ». Poursuivant ses questionnements, il dit : « On nous reproche aujourd’hui d’être partis en chantant (…) et, qui plus est, avec la fleur au fusil, ce qui prouve soi-disant notre volonté de guerre. Pauvres ignorants qui méconnaissent jusqu’à l’A B C de la psychologie des foules. Puisque le sort en était jeté et que nous ne pouvions rien contre lui, nous considérions qu’il valait mieux partir en chantant plutôt que les larmes aux yeux » (p. 16).
Dans Avant la bataille, il décrit son départ pour le front et la montée dans les wagons à bestiaux « aménagés de bancs à dossier et même de râteliers pour les fusils » (p. 24), les heures de marche qui agonisent les pieds. Sur ce point, il décrit : « Ordre est donné de se déchausser, de se laver les pieds avec un linge humide et de les exposer toute la journée. Ce fut un excellent cicatrisant, au point que le lundi 3 août, nous pûmes remettre nos chaussures, les plaies étaient presque refermées et la souffrance devenue supportable » (p. 26). A Marville, dans la Meuse, Ricadat dit : « Ce que nous ne savions pas, c’est que notre départ de Marville signifierait pour nous un point de rupture dans notre vie. C’en était fini de notre jeunesse, de notre insouciance, de notre sérénité. Une période commençait qui durerait plus de quatre ans et pendant laquelle nous serions confrontés perpétuellement avec la Mort. Les trois mille hommes qui pendant huit mois avaient vécu une vie commune, allaient tomber les uns après les autres, ne laissant subsister qu’une poignée de rescapés. Pauvres gars ! » (pp. 28-29). Son régiment, qui a quitté Sedan le 1er août, reste stationné dans cette commun jusqu’au 18 avant de se diriger vers le nord où il franchit la frontière belge : « Traversant les villages, nous trouvons devant les maisons, sur le bord de la route, de vastes récipients ou des baquets remplis de vin et d’eau. Nous plongeons notre quart sans nous arrêter et buvons en marchant. Les quarts suivants que nous pouvons remplir sont destinés au bidon. Des enfants nous donnent leur tablette de chocolat, d’autres nous mettent en main des paquets de cigarettes. Quelle fraternité ! » (p. 37). A « Robelmont, village belge évacué par tous ses habitants. Pour éviter des dégâts, ils ont laissé les portes ouvertes. Nous sommes autorisés à entrer à condition de tout respecter » (p. 38). C’est dans ses environs qu’il reçoit le baptême du feu, sous les ordres d’un adjudant (Simon) qui tient sa troupe, apeurée, en distribuant des cigares ! (p. 40) alors qu’heureusement « il fut admis que dans les premiers jours des hostilités, les Allemands tiraient trop haut » (p. 41) ! Très descriptif et pédagogue, l’auteur continue de décrire ses premières heures de combat : « Enveloppez les baïonnettes dans le pan de la capte pour en amortir le cliquetis et marchez sur la pointe des pieds » (p. 42). Il décrit aussi les affres de la bataille des frontières, telle cette femme accouchant sur un chariot d’exode (p. 44) ou ce soldat en sentinelle devenu fou en tuant son frère par erreur (p. 46). Il dit devant cette phase des combats d’août 14 : « Nous ne comprenons rien à la situation. Au fond, n’est-il pas préférable pour nous de ne rien comprendre » (p. 48). Ses descriptions virent parfois au cocasse près de Stenay, quand il fait un plat-ventre dans une de ces « servitudes de notre frère le corps » en rappelant que « chacun sait ce que l’on trouve souvent le long des haies ! » (p. 49), ou quand, faute de ravitaillement, chacun se rue sur des pommes, mêmes vertes, et qu’ensuite, « il faut avoir vu ces milliers d’hommes s’égailler dans les champs et poser culotte à perte de vue pour imaginer cette souffrance » de la dysenterie (p. 54). Cette retraite précédant le sursaut de La Marne occasionne également de la fraternité, certains portant le sac de ceux qui s’apprêtent à flancher (p. 56). Le 21 septembre, devant le bois de la Gruerie, il s’horrifie de la guerre en forêt : « Je considère ces hautes futaies, ces arbres de vingt-cinq mètres de haut, ils m’écrasent et leur masse, qui se referme sur nous sans nous laisser voir le ciel, m’étouffe. Petit à petit, j’en prends conscience, c’est la peur qui m’étreint. Je lutte contre elle, je voudrai pouvoir fuir, je n’en ai pas le droit » (p. 65). Après un accrochage ayant causé une vingtaine de morts dans le camp d’en face, il fait cet étonnant bilan : « Mais, faut-il l’avouer, c’est moins le nombre qui nous intéressait que les provisions que nous pouvions trouver dans leurs sacs. Ils avaient en effet, ce que nous n’avions plus depuis longtemps, des vivres de réserve, biscuits et conserves, et nous avions faim. Ces récupérations furent les bienvenues » (p. 69). Le 24 septembre, il rapporte l’exécution d’un soldat du 147 et, fait rare, il fait partie du peloton d’exécution. Toutefois, la base Guerre 1914-1918 ~ Les fusillés de la Première Guerre mondiale — Geneawiki ne relève pas d’exécution ce jour là mais le même jour un mois plus tard. A-t-il exécuté Maurice David Séverin ce jour-là ? (pp. 70 et 71). Le lendemain Paul Ricadat est blessé à la tempe : « Je prends conscience que je vais mourir » (p. 74) ; il quitte la tranchée pour un poste de secours. Là, il tombe alors sur un major fou (Guelton) qui menace d’abord de le faire fusiller pour désertion, avant de le faire effectivement évacuer devant la gravité de sa blessure dont il finit pas prendre conscience ! Sa vision de la cave d’ambulance où il passe la nuit en attendant son évacuation est « apocalyptique », même si elle est atténuée par les « gestes maternels » que se prodiguent les blesses entre eux. Toutefois, devant la désorganisation du service de santé, et devant la, finalement, faible gravité de sa blessure, il finit par s’évacuer lui-même et prendre un train sanitaire qui mettra 19 heures pour faire Sainte-Menehould/Dijon (pp. 78-79). Il passe 4 mois à l’hôpital de cette ville puis rejoint le dépôt du 147ème RI à Saint-Nazaire. Il y apprend alors avec stupéfaction qu’il a été cité à l’ordre de la Division « qui me donnait le droit au port de l’étoile d’argent sur ma croix de guerre » (p. 84). Dans le chapitre Le baiser, il indique que « ce n’est pas le récit d’un combat, mais celui d’une émotion, associée à la souffrance et provoqué par la bonté ». Il décrit l’état des soldats après la retraite de La Marne ; « nous n’étions plus des hommes, mais des loques » (p. 89). Retapé, son changement de régiment lui donne le cafard et lui rappelle ses copains déjà morts, dont Eugène Pasquet qui avait le pressentiment funeste qu’il « ne sortirai pas vivant de ce métier », l’invitant, lui, très pieux, à se pencher sur ce sentiment. Le 18 mars 1916, il quitte la cité portuaire pour revenir dans la Meuse, à Longeville. Il est donc versé à la 8ème escouade de la 2ème section de la 4ème compagnie du 33ème RI. Sur la route pour rejoindre le Chemin des Dames, au cours d’une étape, sa compagnie est rassemblée par son capitaine qui déclare : « Je vous ai rassemblé afin de prendre contact avec les nouveaux venus. Je tiens à ce qu’ils sachent à qui ils ont affaire et ce qui les attend. Nous sommes ici pour faire la guerre, c’est dire qu’il ne faut pas que vous conserviez le moindre espoir de rentrer un jour dans vos foyers ! Rompez les rangs et rentrez dans vos cantonnements » (p. 110). Le lendemain, il est au Village nègre de Bourg-et-Comin et, prenant la ligne de feu sur le plateau, il relève : « Les gradés se passent les consignes, les hommes chuchotent à voix basse. Nous apprenons qu’il y a une entente tacite existe depuis des mois avec l’ennemi. Aucune dépense de munitions, pas de pertes d’un côté comme de l’autre, c’est le secteur idéal. Oui, mais ce n’est pas la guerre, et, à ce train, elle pourrait durer cent ans. L’état-major du corps d’Armée est, parai-il, scandalisé par un tel abandon de responsabilités et projette d’y mettre fin » (p. 11). Le 2 mai, ayant appris que son père est mourant, il obtient in extremis une permission pour assister à ses derniers instants, à Fismes. Il quitte le Chemin le 17 juillet 1916 pour la Somme où, jusqu’au 7 août, « nous connûmes cette vie de camp pour laquelle nous n’avions plus beaucoup d’affinités » (p. 126). Celle-ci lui donne toutefois le temps de voir griller des Saucisses et leur observateur par un orage ou tirer un 380 de marine sur voie ferrée. « Le 1er septembre marque notre entrée dans la bataille de La Somme », sur un autre plateau, celui de Maricourt (p. 128). Il y subit de terribles épreuves : « Nous restons ainsi quatre jours sans nourriture, souffrant encore plus de la soif que de la faim. Avec notre couteau nous arrachons des fibres de bois aux matériaux que nous trouvons et nous les mâchons pendant des heures pour tromper la faim » (pp. 135 et 136). Très pieux, il est aux anges quand, sorti un temps de l’enfer, « l’abbé Vitel décide une journée complète de spiritualité. Nous en avions besoin après ces trois semaines de vie purement bestiale » (p. 137). Après la Somme, on le retrouve en Champagne, sur la butte du Mesnil ; il y connaît l’angoisse d’entendre sous ses pieds des bruits de creusement, qu’il nous fait vivre heure par heure. La mine explose en même temps qu’il est attaqué et il s’en sort miraculeusement. Il conclut ce chapitre, Agonie, en revenant sur sa blessure à la tempe en septembre 1914, « la mort subite », et sur son expérience de la guerre souterraine, « la mort lente » : « Ah ! qu’il est donc facile de mourir à vingt ans ». Le 12ème chapitre, Espions vrais et faux, revient ce qu’il qualifie de « véritable épidémie » : « l’espionnite ». Il en fait une analyse correcte en alléguant : « Ce fut le début d’une suite d’aventures et d’erreurs qui, parfois, tournèrent au comique, mais, trop souvent aussi, hélas, eurent une conclusion tragique » (p. 152). Toutefois, il rapporte cette anecdote d’un vacher dénonçant aux allemands l’arrivée du 33ème RI en faisant bouger ses bêtes dans le secteur de Vendresse-et-Troyon en avril 1916. Il dit également avoir rencontré un artilleur-espion dans la tranchée le 22 mars suivant non loin de la ferme du Temple puis un autre encore plus tard, faux cette fois-ci. Et de conclure : « … je dois avouer que j’ai joué de malchance dans mes démêlés avec des espions. J’ai laissé filer le vrai et j’ai arrêté le faux » ! (p. 159). Son 14ème chapitre est consacré aux mutineries. Sur ce point, il dit : « J’eus la chance d’appartenir à un corps d’armée, le 1er Corps, qui ne se laissa pas gagner par la contagion » (p. 171). Il est désigné pour tenter, à plusieurs reprises, de contenir les mouvements des hommes, isolés manquant de pinard ou de permissionnaires excités, tâches dont il s’acquitte brillamment évidement. Il gardera de cette époque une haute estime à Pétain qu’il qualifie de magicien.
Est-il un témoin fiable ? L’épisode qu’il rapporte, le 27 juillet 1917 semble le confirmer. Ce jour-là, il assiste effectivement à la mort « accidentelle non imputable au service » dans le canal des Glaises à Wahrem (Nord) du soldat Camille Xavier Derrouch (cf. DERROUCH Camille Xavier, 02-02-1896 – Visionneuse – Mémoire des Hommes (defense.gouv.fr)). Il en décrit ensuite l’inhumation (pp. 188-189). On pense donc pouvoir le croire quand quelques jours tard, il atteste qu’un soldat a abattu un avion à coup de fusil (p. 195). La guerre avançant renforce sa religiosité… ou sa superstition. Pris dans un bombardement en octobre 1917, il dit : « La main dans la poche de ma capote, je récite mon chapelet, arme suprême quand les autres sont impuissantes » ou sur ce qu’il qualifie de miracle du fait de la prière d’un de ses soldats, pourtant athée (pp. 201 et 202). Mais rien n’atténue l’horreur croissante de ses conditions en première ligne sur l’Yser. Il dit, « Depuis notre arrivée ici, nous urinons sur place, sans bouger, augmentant ainsi la puanteur de ce cloaque » (p. 210). En novembre, après quatre jours d’enfer au fond d’une tranchée, il est relevé mais, comme les deux tiers du bataillon en ligne, il a les pieds gelés. Hospitalisé à l’hôpital d’Abbeville, sa guerre est terminée.
20 octobre 1918, on retrouve Paul Ricadat à Champigny-sur-Yonne (Yonne), à la veille d’être inscrit à suivre à Issoudun un cours d’élève-aspirant. C’est dans cette ville qu’il vit le 11 novembre en une longue minute de silence avant qu’« alors, c’est une clameur, une ruée, un déchaînement comme je n’en ai jamais connu ». Réflexion faite, il dit : « J’ai toujours regretté de n’avoir pas assisté au « Cessez-le-feu », au front, en première ligne, minute inoubliable pour ceux qui l’ont vécue ». Et de conclure : « Qu’étions-nous, en fait, à cette heure ? Des condamnés à mort qui, depuis quatre ans, attendaient chaque jours leur exécution et à qui on venait dire : « Vous êtes graciés, partez, vous êtes libres » (p. 224). « L’armistice n’est pas la paix ». En mars 1919, son stage se termine, complété par quinze jours à l’école d’artillerie de Poitiers à l’issue desquels il devient instructeur à Tours. Il est enfin démobilisé le 1er septembre 1919, achevant sa vie militaire commencée le 27 novembre 1913.

Bibliographie complémentaire à consulter : Boutefeu, Roger, Les camarades. Soldats français et allemands au combat. 1914-1918. Paris, Fayard, 1966, 457 pages.

Yann Prouillet, février 2021

Share

Hannecart, Paul (1883-1916)

1. Le témoin
Paul Hannecart est né à Anor (Nord), il a six frères et deux sœurs. Marié, deux enfants, il est comptable à Fourmies (Nord) au moment de la mobilisation. Il intègre le 147e RI (Sedan). Blessé légèrement le 5 décembre au Bois de la Gruerie (Argonne), il participe ensuite à l’offensive de Champagne. Il est de nouveau blessé le 1er mars 1915. Soigné à La Bourboule, il intègre ensuite le 51e RI et participe à l’offensive de septembre 1915 en Champagne (Tahure). Il est promu ensuite sergent et est, semble-t-il, détaché en liaison à Verdun avec l’artillerie (avril-mai 1916). Transféré dans la Somme avec le 51e, il est tué à Belloy en Santerre le 8 septembre 1916.
Outre Paul, deux des six frères mobilisés sont tués : Auguste (1885-1914, 43e RI) et Robert (1887-1916, 3e R. d’Art. coloniale). L’aîné Edouard (1881-1934, 147e RI) est blessé et fait prisonnier, il est rapatrié en décembre 1915 par la Suisse. Journaliste, Edouard est aussi, poète et dramaturge. Son œuvre, bien oubliée aujourd’hui, avait semble-t-il une assez grande importance éditoriale dans les années 20. On restera toutefois réservé sur l’indication des auteurs (p. 200) : « Les ouvrages de cet écrivain et poète de talent, dont plusieurs furent préfacés par le maréchal Foch et le maréchal Joffre, obtinrent à Paris un immense succès. De la Sorbonne à la Comédie-Française, ses écrits ont triomphé partout. ». Edouard fonde après la guerre « l’Union Nationale des familles des morts de la Grande Guerre ».
2. Le témoignage
Six frères dans la guerre, lettres du front de Paul Hannecart (Privat 2014, 206 pages) a été rédigé par Stéphane Demailly, alors maire d’Albert (Somme) et député de la Somme, et Mathieu Geagea. Le livre se présente essentiellement sous la forme de lettres de Paul Hannecart, arrière-grand-père d’un des auteurs, avec un important travail de présentation, des commentaires et des documents de complément (extraits de JMO, lettres de la famille, surtout d’Edouard). En 1993, au décès de sa grand-mère, qui avait 8 mois en 1914, Stéphane Demailly récupère une caisse dans laquelle toute la correspondance de guerre de Paul avait été conservée ; il décide une vingtaine d’années après « d’exhumer et de partager » cette correspondance. L’ouvrage donne aussi des extraits d’un petit carnet de Paul (bataille de Verdun vers Souville, avril-mai 1916), mais qui laissent perplexe, car ils évoquent un quotidien de l’artillerie lourde, et le 51e RI était à ce moment aux Eparges (carnet d’un autre combattant? détachement pour liaison ?…).
3. Analyse
Les lettres de Paul Hannecart donnent des informations sur sa vie quotidienne dans la tranchée, sur ce qu’il pense des opérations, elles traduisent aussi l’importance qu’il attache au maintien des liens familiaux.
La séparation sans nouvelles de sa femme
C’est une correspondance assez classique de nordiste mobilisé qui écrit presque journellement à sa femme Léa, sans recevoir de nouvelles, car elle est restée dans Fourmies occupée. Il écrit après trois mois de séparation (8 décembre 1914, p. 70) : « Je m’ennuie de plus en plus d’être privé continuellement de tes nouvelles. Je me contente de t’en donner des miennes en attendant. » Dans un passage de novembre 1914, après avoir évoqué leur tendre complicité d’avant-guerre, il parle de la tranchée (p. 60) : « Nous sommes à toutes les intempéries de temps et c’est surtout la pluie que nous redoutons le plus car nous n’avons pas d’effet de rechange. Enfin, il faut bien que tout le monde fasse sa part puisque c’est obligatoire pour sauver le sol de notre patrie souillée par ces barbares. Je n’ai qu’un seul regret, c’est de n’avoir pas pris ton portrait et ceux de nos enfants. Mais personne ne savait que la guerre durerait aussi longtemps. » Son frère Edouard, blessé dans les combats de l’Argonne, et capturé par les Allemands le 16 octobre 1914, est hospitalisé et on reçoit de ses nouvelles le 8 novembre, ce qui est rapide. Dans le courant mars 1915, Paul reçoit pour la première fois des nouvelles de sa femme et de ses enfants, les communications postales étant autorisées entre les prisonniers français et la France occupée : Edouard, prisonnier, recopie une lettre que lui adresse Léa et renvoie ces nouvelles sommaires à Paul. Edouard devient ainsi le pivot des relations entre Fourmies et la famille restée au pays, et ses frères mobilisés ainsi que les réfugiés en France non-occupée.
Le corps souffrant
Paul est blessé trois fois; le 1er mars 1915, il passe trois mois de convalescence dans un hôpital à La Bourboule. Remis, il demande à réintégrer le front [figure sur sa 2e citation], ainsi qu’en témoigne une lettre à des cousins « J’aspire vivement à sortir de cette vie d’hôpital pour reprendre ma place au combat (…) je dois me souvenir que maintenant j’ai trois victimes de la guerre de ma famille à venger: mon vénéré père, victime de l’invasion des barbares, mon frère Auguste, tombé au champ d’honneur, mon frère aîné, glorieux prisonnier des sauvages! » Le style épistolaire de Paul est un peu moins grandiloquent dans les lettres adressées aux proches, mais la tonalité patriotique reste toujours présente. Edouard, l’aîné, est gravement blessé à la cuisse et fait prisonnier ; opéré, plâtré, il faut ensuite le réopérer en lui rebrisant la jambe mal replacée. Cette lourde opération réalisée à Tübingen (« j’ai été opéré par un éminent docteur, professeur à l’université. », p. 93), est un échec et il faut recommencer six mois plus tard. Il souffre beaucoup, dit être le seul Français, mais être bien soigné ; il signale aussi avoir (p. 116) «demandé à l’aumônier de dire, au nom des frères et du mien, une messe à l’intention de papa et d’Auguste, dans l’église de Tübingen ». En décembre 1915, Edouard est rapatrié par la Suisse comme grand blessé, s’installe à Paris et continue d’entretenir la liaison avec la fratrie.
Le deuil récurrent
La correspondance fait état de la mort de deux frères de Paul au front. Auguste, lieutenant au 43e RI, est tué le 6 octobre 1914 à Roucy. Paul écrit aux parents de Léa, réfugiés en Bretagne: (p. 46) « On peut dire que c’est la fatalité ! La lettre ci-jointe de Jules m’annonce la triste nouvelle de la mort d’Auguste. Quel malheur ! Il ne faut cependant pas perdre courage.» Ceux-ci lui répondent (p.51) « ce qui doit te consoler, c’est qu’il est enterré en terre sainte [dans un cimetière] et que le 43e lui rendit les honneurs.» Robert, brigadier au 3e Régiment d’artillerie coloniale, est tué à sa batterie en 1916 au début de la bataille de la Somme, Paul l’apprend par Edouard : (p. 168) « Notre brave Robert est tombé glorieusement en pays reconquis le 7 juillet dernier. (…) Inutile de te demander d’être courageux à l’annonce de ce cher deuil qui nous frappe profondément tous. Je sais que tu le seras. A bientôt le retour victorieux. Avec nos plus ardentes affections. » Auparavant, Hubert, 73 ans, le père de toute la fratrie, est mort à Fourmies au début de 1915, des suites d’une bousculade et d’une chute dans sa cave, provoquée par des Allemands pressés lors d’une perquisition ; la nouvelle arrive cette fois par la Suisse : (15 avril 1915, p. 109) « Mon cher Edouard (….) je suis très peiné de t’apprendre la mort de papa, survenue à Fourmies. Cette triste nouvelle vient de m’être communiquée par une personne rapatriée de Fourmies. » Blanche, belle-sœur de Paul et femme d’Edouard, prisonnier, est réfugiée au Havre : elle meurt d’une fluxion de poitrine à 33 ans en juillet 1915, et son mari l’apprend en Allemagne. Paul, devenu sergent, est tué à son tour par un obus au bois Saint-Eloi, à Belloy-en Santerre le 8 septembre 1916.
Il s’agit d’une famille où l’on s’encourage, mais où l’on ne s’épanche pas, toutefois la peine profonde affleure parfois, ainsi qu’en témoigne Edouard à des amis : (26 février 1917) «J’ai eu ma large part de malheurs, mon père, ma femme, trois frères, ça compte. Je suis bien souvent très triste et le cœur gros. » (p. 192)
Un style patriotique
De Paul à Edouard (juillet 1916, p. 163) « Si tu as l’occasion de revoir les petits enfants de mon ancien lieutenant [tué en décembre 1914] dis-leur que leur père était très estimé (…) Les beaux régiments du 2e Corps d’Armée remplis de gloire et d’honneur seront toujours debout pour le venger ainsi que nos frères tombés au champ d’honneur. Avec leurs drapeaux déchirés par le feu et l’acier, ils se retrouveront toujours sur la brèche par-dessus les champs de baïonnettes (…). » Dans ces correspondances, il n’y a pas de place pour le doute sur la victoire, sur le sens de la guerre, ou plus simplement sur la conduite des opérations : on se donne des nouvelles, on décrit les conditions locales, puis arrivent souvent des formules patriotiques qui semblent ampoulées aujourd’hui pour des courriers familiaux et intimes, mais qui devaient paraître élégantes et nécessaires à ces hommes qui ont tous reçu une « solide instruction » (hormis Edouard le littérateur, les cinq autres frères, fils d’un marchand de vin, ont tous été au moins sous-officiers). Le style «Déroulède» de Paul résiste aux faits globaux (échec en Champagne, par exemple) ou particuliers : un soldat du 51e RI est fusillé devant le régiment réuni le 25 août 1916 (p. 175), il n’en est pas fait mention. Ce style, devenu rare dans les correspondances privées à ce moment de la guerre, est toutefois celui de la prose militaire et journalistique de l’époque; de plus on sent qu’il correspond chez les frères Hannecart à une sorte de pudeur (il ne faut pas douter), de culture virile partagée, autant qu’à une forme d’auto-encouragement. Paul, qui est tué le 8, évoque le commandement dans un courrier à Edouard du 3 septembre 1916: «Il ne faut jamais écouter certains racontars, par exemple : le soldat, qui parfois se trompe de chemin sur le champ de bataille et qui se croit à la fois perdu et abandonné. Ici, il y a quelqu’un qui voit tout, sait tout, c’est notre général. C’est en lui que nous avons confiance. » (p. 176) Les deuils subis renforcent ici les discours patriotiques au lieu de les ébranler, et la « vengeance nécessaire » des deux frères tués peut être prise au premier degré. Une seule fois, en 1916, on sent chez Paul l’émotion poindre sous la carapace, ainsi qu’en témoigne un courrier à Edouard, son aîné, dans lequel il s’épanche presque: (p. 164) « En t’écrivant ces quelques lignes, je ne veux pas te faire sentir que mon cœur a besoin d’être retrempé, au contraire, je connais trop les obligations de la hauteur du devoir. (…) Voici plus de deux ans que je n’ai pas revu mes petits enfants et si parfois, j’en éprouve un certain ennui, j’estime, mon cher Edouard, que mon chagrin doit être excusable. »
Léa est rapatriée par la Suisse avec ses deux enfants peu avant la mort de Paul qui ne les aura pas revus.

Vincent Suard, décembre 2017

Share