Chaussis, Ernest (1884-1950)

2. Le témoin

Ernest Chaussis est né le 10 septembre 1884 à Saint-Mard-de-Réno (Orne), issu d’une famille  paysanne mais dont le père est maire de la commune. Instituteur depuis 1903 en Normandie, il vient juste d’être nommé inspecteur primaire à Loudéac, dans les Côtes-du-Nord, où il habite lorsque se déclenche la Première guerre mondiale. Il s’est marié en 1906 avec Andrée Lévesque, fille d’un imprimeur de Flers (Orne), avec laquelle il aura un fils, André, né l’année suivante. Après-guerre, il reprend son métier d’inspecteur primaire à Lannion (1919), Saint-Brieuc (1922) puis Compiègne (1926) où il termine sa carrière en 1940. Socialiste déclaré et laïque convaincu, il fonde l’amicale laïque de Saint-Brieuc (1923), les Amis de l’Ecole Publique à Compiègne (1927) et est impliqué dans l’UFOLEP de l’Oise, où il organise une fête départementale en 1937. Enfin, il écrit au moins un ouvrage pédagogique (Les Côtes du Nord, nouvelle géographie départementale (Imprimerie Moderne, en 1926. Eclectique, comme le sont les instituteurs de cette époque, il est passionné de géographie, de lecture, de musique, l’écrivant lui-même et correspondant avec le chansonnier Roger Max. Pendant la guerre, son journal est teinté également d’un patriotisme mâtiné d’antimilitarisme anti-grade, qu’il ne passera pas lui-même d’ailleurs, sentiments auxquels s’ajoutera une lassitude profonde de la guerre. Il décède en 1950.

2. Le témoignage

Chaussis, Ernest, Journal du poilu Chaussis, inspecteur primaire normand, Louviers, Ysec, 2004, 366 pages.

Classé ante bellum dans le service auxiliaire, il passe en service armé par une commission de réforme mi-novembre 1914 et est mobilisé le mois suivant au 104e RI d’Argentan. Il reste au dépôt jusqu’au 6 juillet 1915, date à laquelle il intègre le 150e RI alors en Argonne. Il y reste peu de temps et est muté au 154e stationné en Champagne. Là, il attrape une sévère typhoïde qui l’éloigne du front, entre hôpitaux militaires (Châlons-sur-Marne, Sens, Villeblevin ou Auxerre) et dépôt (Saint-Brieuc-Pontrieux), jusque à la fin de 1916. Il ne retourne en première ligne que le 2 août 1917 pour retomber malade et être hospitalisé à Contrexeville dans les Vosges. Remis sur pied, il revient en Argonne le 23 mars 1918 avec le 202e RI dans le secteur de Verdun puis à nouveau en Champagne. A la fin de l’année, il change à nouveau d’affectation et devient cartographe régimentaire. Il garde ce poste quelques semaines et, à partir du 23 mars, remonte en ligne. Là, il parcours les fronts mouvants en Argonne, en Champagne, en Picardie, dans les Vosges et finalement en Alsace libérée jusqu’à sa démobilisation le 1er février 1919.

3. Analyse

L’introduction rapporte une lettre introductive du poilu Chaussis lui-même, intitulée « A qui ouvre ce carnet… », qui rappelle que certaines de ces pages ont été réécrites après coup, dans un hôpital d’Auxerre, en 1915. Suit un décryptage d’Arlette Playout-Chaussis qui présente la découverte et la publication des manuscrits, ses enrichissements, notamment cartographiques et surtout le ressort d’écriture de son aïeul. Elle s’interroge sur le public que le scripteur visait et rend hommage à son altruisme et à sa philosophie. Enfin, elle conclut sur son interrogation d’un certain oubli familial, corrigé par « devoir de mémoire ». L’aveu est toutefois formulé de cahiers non retranscrits en totalité, ce qui interroge l’historien sur les raisons et l’étendue de ce choix. Particulièrement dense bien que lacunaire et d’un suivi chrono temporel parfois ardu – ainsi, certaines parties du parcours n’ont pas pu être recomposées par les présentateurs mêmes -, l’apport à l’historiographie testimoniale est certain. Un autre écueil est celui du choix d’une présentation codée également compliquée, mal expliquée de surcroît, et sans apport évident à l’Historien, d’autant que ce point n’est expliqué qu’à la fin de l’ouvrage. En effet, des numéros, qui se révèlent parasites, entre parenthèses renvoient, au début de l’index (page 336) aux pages du manuscrit original (sur ce point, il est d’ailleurs mentionné un 17e carnet alors que 13 ont été retrouvés). A trop vouloir en dire, on s’y perd un peu parfois. Enfin, quelques abréviations auraient pu être opportunément traduites.

Décidément ce soldat aura été aussi itinérant que polyvalent dans cette guerre qui ne fut pas uniquement et loin de là une guerre de tranchées pour cet inspecteur primaire. On peut suivre dans son récit tour à tour le parcours d’un soldat de dépôt, d’un malade, d’un cartographe de PC de régiment, d’un chef de musique et d’un caporal fourrier. Il en ressort ainsi un excellent témoignage, Ernest Chaussis produisant le journal d’un homme clairvoyant, d’esprit vif et d’un réel don d’écriture, statut d’instituteur oblige. Il nous décrit précisément et importunément son environnement comme ses états d’âme sans concession pour ceux qui le commandent. Il fustige l’officier presque à chaque page, et la plupart du temps avec juste raison, du seul fait de côtoiement avec la « caste ». Il justifie longuement d’ailleurs (pages 307-308) son absence de galon comme de récompense par des circonstances fortuites ayant toutes pour origine l’impéritie militaire. Mais il doit certainement plus cet état de fait à son absence de faveurs envers ce milieu qu’il dénonce ouvertement. Car c’est au fil des pages, dans son évolution au sein des états-majors, qu’enflent les critiques des comportements de leurs officiers, de leur fonctionnement, des inepties voire de l’inutilité dont ils font preuve avec un caractère despote et cabotin. Chaussy enfonce le clou le 4 juin 1918, décrivant une guerre vaudevillesque face à « l’organisation et la volonté sérieuse de l’ennemi » (page 207). Son esprit critique rappelle sur certains points celui d’Henri Désagneaux (in Journal de guerre. 14-18, Paris, Denoël, 1971), par exemple sur le coup de main qui doit réussir (page 228) dans une formulation parfaitement similaire.

Ouvertement socialiste, il ne cache pas ses obédiences et en profite pour faire un plaidoyer constant pour les instituteurs. Quelques critiques littéraires (de « J’accuse », Sembat, Lysis ou Rédier) prouvent son éclectisme littéraire et plusieurs tableaux ethnographiques sont très intéressants, tel le réveil des soldats dans la baraque Adrian (pages 133 à 137). Le 30 janvier 1915, il endosse l’habit militaire qu’il qualifie de « livrée » (page 19) et dénonce les « embusqueurs » : « Je n’ai pas encore découvert les veules égoïstes qui (…) se dissimulent dans l’ombre des bureaux et mettent en mouvement toute une diplomatie dont les efforts coupables permettront à ces mauvais Français de demeurer à l’abri des glorieux dangers » (page 19). Il y revient plus loin longuement en donnant force exemples nominaux « d’embusqués d’Argentan », avec leurs méthodes (page 35). Il fait aussi en contrepoint une liste des faux embusqués : mitrailleurs, brancardiers, cyclistes ou ravitailleurs (page 318). A Sens, il décrit ses sentiments à la vue de prisonniers : « quelques invectives à leur adresse et surtout un violent sentiment de curiosité » (page 99). Il voit des Américains à Verdun, « nom mystérieux qui force l’admiration des Américains, faisant debout le salut militaire quand on prononce ce nom » (page 151), se plaint des Anglais « pillards et flanchards » (page 182), constatant la même chose chez les poilus français (pages 182 et 212), se plaignant des vols ordinaires dans les maisons abandonnées (page 201). A Wacquemoulin, il voit une femme assise entre deux gendarmes ; « une espionne allemande déposée par avion » selon le planton (page 182). Il donne en vrac quelques définitions et argot personnel : Singe, pigeon, Société des Nations, paix, tranchée, boyau, culot, la vie chère, bombe, quart, obus à shrapnells, éclat, piston, etc. (page 187) et fustige la paperasserie (page 191). La mort d’un camarade renvoie le poilu à sa propre mort, révélant le « désir de ne pas souffrir » et de « traverser cette grande tourmente imbécile sans y laisser trop de plumes et de fraîcheur d’esprit » (page 197). Chaussis à en effet conscience que la guerre vieillit l’homme et les éléments (d’où le titre de ce livre) : « Car les tranchées et les boyaux sont les rides du sol ; et le plus terrible est de voir vieillir en quelque jours des contrées vertes, joyeuses, pleines de vie (…) » (page 204). Le 17 novembre 1918, il passe l’ancienne frontière entre les Vosges et l’Alsace et « ce n’est pas sans émotion que nous foulons cette terre d’Alsace, et la chanson vole » (page 288). Il y constate immédiatement la fidélité du peuple alsacien (page 291) et s’indigne de leur traitement « entre deux soldats », au retour de captivité (page 298). La guerre à peine terminée, il constate, amer, que « les civils ont tenu. Et le poilu ne les épatait plus, sur la fin. On trouvait tout naturel que des hommes fussent prédestinés à une vie infernale pendant que les autres jouissaient de la vie, amassaient des bénéfices « de guerre » (Criminelle expression ! épouvantable mentalité que celle qui admet que la guerre puisse rapporter quelque chose à des individus, la mort des uns faisant la vie des autres !) ». Il augure ce qu’on retiendra de la guerre : « Quels exploits raconteront ceux qui auront contemplé, célébré, divinisé la guerre ? Que tairont, par modestie ou par dégoût, ceux qui l’on faite, vue ; soufferte ? » et d’achever ses acrimonies par cette sentence définitive sur l’arrière : « C’est curieux comme à beaucoup le front a paru plus gai, plus accueillant que l’« intérieur » (page 318).

L’ouvrage est enrichi d’un index des noms des unités militaires citées (page 337), de titres d’ouvrages cités (page 337 à 339), d’un index des noms de lieux et de personnes (pages 340 à 357), d’une table des illustrations (pages 357 à 359), d’une cartographie (page 359) et d’une table des matières détaillée (pages 359 à 366), le tout formant un excellent outil de recherche, manquant trop souvent dans ce type de parution. Le livre est illustré de nombreux dessins (jusqu’aux feuilles de température du malade Chaussis !), croquis, cartes, plans, et images, certes de qualité moyenne, mais complétant ce remarquable travail d’enrichissement évoqué ci-dessus, non diminué par quelques rares fautes (pages 197, 209 ou 253). Il témoigne également de l’imposant travail de réappropriation de la mémoire familiale et de recherches sur le parcours d’une descendante de poilu.

Liste des communes citées (datation et pagination entre parenthèses) :

1915 : Argentan (13 novembre 1914 – 13 juillet 1915 – 17-44), Sainte Menehould, camp de Florent II (14-23 juillet – 44-51), Florent, le Claon, la Chalade, le Four de Paris, la Harazée (24 juillet – 17 août – 51-64), Matougues (18 août – 18 septembre – 65-71).

1916 : Hôpitaux militaires (Châlons, Sens, Villeblevin, Bretagne) (19 septembre 1915 – 24 décembre 1916 – 72-133).

1917 : Champagne, Suippes (25 décembre 1916 – 2 août 1917 – 134-140), Mont-Haut, Mourmelon (2 août – 4 octobre 1917 – 141-148), Verdun, camp Driant, Douaumont, Souilly (4-31 octobre – 149-154), Contrexéville, camp de la Souveraine (novembre – 154)

1918 : Givry-en-Argonne, camp Marquet (21 janvier – 1er avril – 172-180), Picardie, Château-Thierry, la Ferté-Milon, la Croix-Saint-Ouen, le Meux, Arsy, Coivrel, Maignelay, Sains-Morainvilliers, Welles-Pérennes, Harinart, Prétoy, Plainville, ferme de la Hérelle, Mesnil, Orry-la-Ville, Lignières, Dancourt, Popincourt, Tilloloy, Beuvraignes, Amy, bois du Bec, Margny-aux-Cerises, ferme de la Croix, Frétoy-le-Château, Plessis-Patte-d’Oie, Berlancourt, château de Mesny, Villeserve, Haut-des-Bois, Petit-Détroit, Remigny-Rouquenet, bois de la Haute-Tombelle, Moÿ, ferme Cappone, Hinacourt, Hamegicourt, Regny, Itancourt, Flavy-le-Martel (2 avril – 17 octobre – 180-273), Vosges, Nancy, Corcieux, Taintrux, Rougiville, Saint-Dié, Dijon (1er-15 novembre – 275-285), Alsace, Frapelle, Combrimont, Provenchères-sur-Fave, Saales, Urbeis, Fouchy, Bleinschweiler, Dambach, Herbsheim, (15-24 novembre – 286-294), Boofzheim (24 novembre 1918 – 1er février 1919 – 294-324).

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Christophe, Victor (1891- ?)

1.   Le témoin

Né en 1891 ; jeune paysan, mobilisé le 31 juillet 1914 au 150e R.I. en tant que musicien ; d’après ces carnets, Victor Christophe vécut l’essentiel de la guerre à proximité du front, c’est-à-dire suffisamment près pour subir la chute plus ou moins aléatoire d’obus ; un certain nombre de ses camarades sont d’ailleurs blessés ou tués près de lui ; mais son regard et ses commentaires sont ceux d’un soldat qui ne connut pas l’expérience directe des tranchées de premières lignes ; ses activités consistent à transporter des blessés, du matériel ; à participer aux défilés et diverses cérémonies qui à l’arrière du front (à plusieurs kilomètres) s’agrémentent de musique militaire. Chose étrange, nous ignorons même de quel instrument joue ce musicien…

Pendant toute la guerre, il ne rejoint son village de Bas-Lieu (canton d’Avesnes, Nord) alors en zone occupée, que pour une permission obtenue en janvier 1919 ; pendant l’occupation, il passe ses autres permissions à Paris (une visite au Havre et à Rouen) où se trouvent certains membres de sa famille ; il n’est démobilisé qu’en juillet 1919.

2.   Le témoignage :

Le texte des carnets de guerre de Victor Christophe a été établi par Paul Christophe, son fils, pour leur édition dans l’ouvrage : Journaux de combattants et de civils de la France du Nord, introduction et notes d’Annette Becker, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1998, p. 17-105.

Le carnet couvre irrégulièrement les années de guerre : l’année 1914 n’est renseignée que du 30 juillet au 20 septembre ; l’année 1915 du 1er janvier au 25 mai (24 dates seulement sont renseignées); l’année 1916 est en revanche beaucoup mieux nourrie (142 dates renseignées); l’année 1917 (121 dates renseignées) ; l’année 1918 (54 dates renseignées) ;

Notons qu’un certain nombre de […] laissent à penser que certains passages n’ont pas été retenus pour la publication. Mais nous ne disposons d’aucune information plus précise à ce sujet.

3.   L’analyse

L’année 1914 se caractérise par une longue marche commencée avec l’offensive de Lorraine qui tourne court : 22-23 août 1914, bientôt suivie par la retraite sous une chaleur torride. Puis, à partir du 6 septembre, Christophe suit le nouveau mouvement vers l’avant. Il parvient le 20 septembre à Verdun, cantonné à la caserne Miribel. Pour l’année 1914, les carnets recèlent une longue liste des communes traversées et retraversées.

En tant que musicien, ce soldat est affecté à ce que l’on appelle une C.H.R., compagnie hors rang. Pendant que les soldats « dans le rang » de son régiment, le 150e R.I. participent à la douloureuse et mortelle guerre de tranchées, Victor Christophe connaît la vie de l’arrière-front qui, sans être exempte de tout danger (il y a parfois des pluies d’obus meurtriers Cf. 13 avril ; 30 septembre, 13 octobre 1916) est fort supportable, de l’aveu même de l’auteur des carnets, bien conscient de ses privilèges (13 avril 1916 : « […] ma foi, nous sommes mieux là encore qu’en première ligne » ; 3 octobre 1916 : « Par ce mauvais temps, nous sommes encore des heureux à côté de nos camarades qui sont en lignes). L’ennemi le plus redoutable est souvent le rat qui avec le bruit de la canonnade ou des avions bombardiers empêche les musiciens de dormir (15 février 1916) : « […] toute la nuit on pouvait entendre din, din, din, les rats venant mordre le bout de viande et faisant tinter la clochette Et voilà comment la guerre se passe le plus agréablement qu’il est possible de la rendre, bien que ce ne soit pas toujours possible »…

Moral

On sait que V. Christophe fréquente les églises, assiste aux messes lorsque son service lui en offre le loisir (par ex. 9 avril 1916) et peut-être a-t-il été marqué par un type de discours catholique fort présent à l’arrière-front et à l’arrière ; toujours est-il que le 1er mars 1916, il reprend à son compte l’idée que la guerre et ses souffrances sont une punition : « […] la privation aura aboli ces désirs luxueux qui nous faisaient nous plaindre dans l’abondance. Trop gâtés nous étions, pauvres Français ! »… Mais comme on va le voir, cette tournure d’esprit va considérablement évoluer. Et très rapidement.

En effet, le moral du jeune homme, paysan sensible au temps qu’il fait, aux changements de saison est très fluctuant ; la longueur de la guerre lui pèse ; le 14 mars 1916,  dans le secteur de Verdun, mais toujours à bonne distance de la ligne de feu, Christophe écrit : « […] Le canon donne un peu moins en ce moment : et dire qu’en ces journées de printemps on se sent si bien vivre et qu’à quelques kilomètres la mort se sème à flots ! » ; idem, le 16 mars 1916 ; à nouveau le 2 avril 1916 : « Encore du beau temps ! C’est malheureux de s’entretuer par du temps semblable… » ; et le 9 avril 1916 : « Dimanche de la Passion aujourd’hui. Profitant d’un court répit, je vais entendre la messe. Depuis le matin, retentit un formidable bombardement sur notre ancien secteur, le Mort-Homme. Allons, voilà que je ne sais plus quoi ! On devient un peu dingot dans ce métier, il n’y a pas à douter ! L’ancienne existence reviendra-t-elle ? On se le demande souvent, surtout en ces jours où l’on peut constater et apprécier les délices de la vie civile. Enfin, espérons toujours et ne perdons pas courage. » ; les carnets de Victor Christophe témoignent de ce que les soldats de l’arrière-front s’adaptent et s’accomodent relativement bien de la guerre qui fait rage à quelques kilomètres ; ils aménagent leurs nouvelles vies, comme ils aménagent leurs logements successifs : le 23 avril 1916 : « […] Après la soupe, en allant voir quelques musiciens cantonnés un peu plus loin, je rencontre Dindin qui m’invite à boire un quart de vin avec ses camarades. On boit un quart, deux quarts, trois quarts, une gnole, deux gnoles, trois gnoles si bien que je regagne le tas de couvertures qui me sert de « plume », un peu ému ! Enfin, c’est la guerre. »

La chute du moral des défenseurs de Verdun :

La distance vis-à-vis de la ligne de front proprement dite n’empêche pas Victor Christophe de prendre conscience de la chute du moral des troupes combattantes du secteur de Verdun descendues au repos (ici celles attachées à la 40e D.I.) et de livrer un certain nombre d’indices et de commentaires intéressants ; à nouveau il se montre conscient de l’écart séparant la ligne de feu de la zone arrière : 2 juillet 1916 ; 8 juillet 1916 : « Sommes toujours au ravin de Boncourt. Les correspondances sont terriblement retardées : 60% sont ouvertes […]. Pour ma part, ceci ne m’étonne qu’à demi : des troupes arrivant d’un pareil carnage ont forcément le moral un peu atteint. Je comprends très bien que des hommes occupant depuis 20 mois un secteur tranquille, cultivant des jardins, pouvant se ravitailler aux villes voisines conservent cette haute pensée de la victoire proche et facile. […] Mais quand ces mêmes hommes sont soumis pendant 3 périodes de 23, 21 et 16 jours à un bombardement infernal comme celui de Verdun, eh bien ! ceci bouleverse la cervelle (nombreuses désertions), explique un peu la conduite de ces hommes abandonnant leur poste. Il est certain que ces soldats soumis par la pensée à cette idée fixe de se retrouver au milieu d’un semblable enfer, auraient traversé un peloton d’exécution plutôt que de rejoindre avec leurs camarades. L’esprit reposé, les nerfs calmes, ces malheureux revenaient se rendre comme des écoliers en faute. Quelles terribles crises le cerveau de ces pauvres aura-t-il traversées ! Enfin ! nous nous devons toujours tout entiers à la patrie en danger. » ; 18 août 1916 : « […] A midi un sergent du 154 amène un homme déserteur de Verdun. Tous ces malheureux regrettent leur acte en pensant à leurs « vieux » comme ils disent. Pour la plupart au front depuis le début, une minute d’égarement et de non-réflexion sous Verdun leur vaut plusieurs années de travaux publics, quand ce n’est pas la mort. Celui-ci s’en tire avec 10 ans après les 21 jours de prévôté, touchant la demi-ration : 21 haricots ! dit-il d’un air mélancolique cuisinés par un maçon ou un terrassier. Et ni tabac, ni « pinard » ! Tous veulent racheter leur faute : 3 patrouilles, disent-ils, amenant une citation, plus 3 mois de conduite exemplaire donnent droit à la feuille de réhabilitation ».

Dans la Somme, le 26 septembre 1916, il est témoin d’une punition infligée à un soldat anglais : « […] il est attaché à la roue d’un caisson »

L’ennemi :

Victor Christophe plaint régulièrement ses camarades en ligne ; le 3 octobre 1916, il plaint aussi ceux d’en face : «  Les tranchées boches conquises sont entièrement bouleversées et nos troupes s’installent dans les trous d’obus. Quoi de plus terrible que la position de ces malheureux sous la pluie et la mitraille et sans aucun abri ! Quant aux boches, ils sont au moins aussi malheureux, avec ce que nous leur balançons. Des camarades du 73e nous disent : « Ces malheureux présentent un tel aspect d’effroi quand ils crient  « Kamarades » que le plus endurci d’entre nous, bien qu’exalté par la chaleur de l’action, est dans l’impossibilité de leur tirer dessus »…» ; de telles réflexions alternent avec d’autres plus hostiles (5 août 1917, 6 novembre 1918 ).

Emotion patriotique :

21 janvier 1917, lors d’un concert offert aux troupes au repos à Maffrécourt, la Marseillaise produit un grand effet sur l’assistance : « […] tous, officiers et soldats furent littéralement subjugués, hypnotisés ! rien ne pouvait arrêter ces paroles accompagnées de gestes émouvants ; pas même la baguette de notre chef dirigeant la musique. Et bissé et applaudi de tous, Goavec dut nous chanter le troisième couplet […]. En vérité, scène patriotique ne m’avait jamais produit semblable émotion. […] Vraiment dommage que le général soit parti si tôt. Voici deux bonnes journées passées qui font un peu oublier les misères de la guerre… ». A-t-on affaire à l’expression d’un patriotisme « exalté » ? Ou à une manifestation d’explosion nerveuse d’hommes ayant été soumis à une forte et longue tension ? difficile de trancher. Néanmoins, V. Christophe observe à quel point la guerre pèse sur les corps et sur les esprits : 22 septembre 1918 : « […] à la longue, après ces quatre années, l’abrutissement nous gagne. On sent cette fatigue nerveuse en remarquant les camarades s’énerver , s’emporter pour un rien : en s’étudiant bien, on constate que l’on fait exactement la même chose. Ô guerre ! » ; à l’inverse, le 12 novembre 1918 : « Aujourd’hui, premier jour de la paix, hier était le 1561e de la guerre ! On n’y croit pas encore ! Comme la vie de misères, celle de bien-être reviendra peu à peu. Mais la physionomie de tous se déride : on s’aborde le sourire aux lèvres »…

L’offensive Nivelle : Victor Christophe n’y prend pas part en première ligne mais un certain nombre de ses camarades musiciens participent à l’assaut ; ces carnets nous renseignent sur la rapidité avec laquelle les troupes stationnées à l’arrière-front ont perçu la catastrophe, notamment au travers de l’afflux des blessés (Cf. Antoine Prost, « Le désastre sanitaire du Chemin des Dames », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 137-151.): entrées du 16 avril, 17 avril ; 18 avril : « Dès le matin, nous apprenons que le régiment est relevé. Gurat, Albert et Achille arrivent vers 8 heures, nous confirmant malheureusement les pertes terribles de notre régiment et son échec en face des positions ennemies redoutables du Mont Sapigneul, non détruites par l’artillerie. Le 114e nous relève. Et la pluie tombe toujours ! Par-dessus tout, le canon tonne, terrible » ; 19 avril : « […] A partir de 15 heures un roulement de canonnade donne, terrible, sur l’ensemble du secteur. Quel carnage effroyable ce doit être. A 15 h 30 passe un important peloton de prisonniers : 500, dit-on. Les nouvelles concernant le 150e ne sont guère encourageantes malgré l’entrain des officiers et des hommes. Après être sortis et avancés un peu, les malheureux furent hachés par un terrible feu de mitrailleuses. […] La C.H.R., le fusil en mains, se préparait à repousser les boches : quelle mêlée et quel carnage ! »… 22 avril : « […] Et dire que cette hécatombe eut lieu en 2 heures et demie ! »

Russes et Russie sont évoqués à trois occasions : tout d’abord,  V. Christophe essaye d’entrer en contact avec des soldats russes présents au Chemin des Dames (20 avril 1917) mais : « Pas facile de se comprendre sinon au moyen d’un dictionnaire que l’un d’entre eux sort aussitôt ». Cf. Rémy Cazals, « Soldats russes en France. Entre guerre et révolution », in Nicolas Offenstadt (dir.),  Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 217-225. Ensuite, comme de nombreux soldats, Christophe s’inquiète des événements révolutionnaires qui éclatent en Russie : 12 septembre 1917 : « La guerre civile éclate en Russie. Le généralissime marche contre le gouvernement : pauvre Russie ! ». Le 3 novembre 1917, l’échec italien de Caporetto est mis sur le compte de la « crise russe » ; le 18 décembre 1917, l’armistice signé par les Russes est ainsi commenté : « Que va-t-il donc sortir de tout ceci ? Un gros effort des Allemands va sûrement être donné sur notre front. J’espère que nos hauts dirigeants prévoient le fait de même qu’ils obvient pour pouvoir répondre à la formidable invasion aérienne ennemie qui aura lieu sans nul doute l’an prochain. Eux construisent, nous… jusque-là, avons causé ! » ; à nouveau, une critique à peine voilée à l’endroit des dirigeants français. Enfin, le 8 juillet 1919, Christophe s’installe au camp de Mailly. Le lendemain il évoque une dernière fois les troupes russes : (9 juillet) : « Aménagement du cantonnement. 8 000 Russes sont ici encore, prisonniers des allemands, libérés à l’armistice. Ils refusent de travailler et même de préparer leur nourriture. Une petite révolte de leur part a eu lieu ces jours derniers : quelques tanks chargèrent, paraît-il, des 75 prirent le réglage : au bilan 6 ou 7 tués ! C’est toujours la guerre ! »…

Après l’échec du Chemin des Dames, il est notable que le ton de V. Christophe devient volontiers sarcastique, ce qui peut témoigner de la baisse de son propre moral ; dès lors, il émet de plus en plus de doutes sur le degré de préparation des autorités françaises ; le 30 mai 1917, il assiste au mitraillage d’une saucisse par un avion allemand : « […] L’observateur du ballon, sans attendre une seconde, saute avec son parachute et quelques minutes après (délai que je n’arrive pas à expliquer) une flamme jaillit à l’un des bouts du « captif » qui, rapidement consumé, s’abat sur le sol. Encore quelque billets de mille volatilisés ! Heureusement que nous avons la maîtrise de l’air. Que serait-ce si nous ne l’avions pas ! Pendant ce temps, nos « as » se reposent sans doute ! » Comme s’il s’en voulait de cette remarque, il conclut par une forme d’auto-dénonciation : « (Esprit infâme !) » ; mais dès le lendemain, il récidive : (31 mai) « […] Ce soir, nos avions montent la garde autour des observateurs : ce n’est pas trop tôt ! » ; le 23 juillet (1917), le ton devient franchement acerbe pour ne pas dire subversif : (Verdun) « 22 juillet 1917. Plusieurs cimetières rappellent ici les hécatombes de l’année dernière. Que de deuils hélas ! accrus tous les jours pour satisfaire l’orgueil de quelques déséquilibrés ! ». Quelques semaines plus tard, la visite de cimetières militaires retrempe sa « haine » de l’ennemi : (5 août 1917): « […] Que de cocardes tricolores représentant hélas ! autant de morts. Et quand l’on voit ces malheureux étendus par milliers, ces ruines sur lesquelles ces barbares s’acharnèrent, la raison de l’homme le plus paisible commande de faire payer ces misérables » ; mais peu à peu, la lassitude de la guerre semble l’emporter sur toute autre considération : 1er décembre 1917 : « 40 mois de guerre ! Quand donc la fin de cette tuerie ?» ; 12 février 1918 : « […] De nouveau, voici la voix qui revient au canon. […] Que de barbarie en cette Europe civilisée !.. » ; 20 août 1918 : « Liberté, égalité, fraternité sont-ils un idéal atteint ou à atteindre… »

Mutineries : s’il a connaissance des « troubles », V. Christophe demeure fort discret dans ses considérations : « 7 juin (1917) : ce matin, les ordres sont changés et nous allons à Romigny. […] A l’arrivée, je comprends pourquoi nous ne sommes pas allés cantonner à Sarcy : tout simplement à cause de troubles de troupes cantonnées à Villers-en-Tardenois. Ces dernière ont, paraît-il, mitraillé ces jours derniers celles cantonnées à Romigny. Ça marche, la guerre ! Grève des midinettes à Paris : tout s’enchaîne à merveille ! » ; pour autant, même si ce soldat reste à distance de ces troubles, son esprit porte néanmoins la marque du « mauvais » état d’esprit ambiant au lendemain de l’échec du Chemin des Dames.

Cas de grippe espagnole (24 septembre 1918).

Enfants de l’ennemi : 12 novembre 1918 : « […] M. le médecin Marceau, de notre régiment, a hier, à Wadelincourt, accouché une jeune fille de 16 ans ½ , d’un petit allemand ! Nombreux sont les cas semblables ». Cf. Stéphane Audoin-Rouzeau, L’Enfant de l’ennemi, 1914-1918, Paris, Aubier, 1995.

Délitement de l’armée allemande : 16 décembre 1918 : « Séjour à Faulquemont. On trouve ici beaucoup de choses encore ; les magasins sont approvisionnés. Les prix varient avec ceux de la France suivant l’objet ou la marchandise sont plus ou moins rares. Une habitante nous raconte qu’à leur départ les soldats allemands malmenaient leurs officiers, les dégradant, etc. tous n’avaient qu’un but, rentrer chez eux. »

Au total, ce témoignage d’un soldat de l’arrière-front, malgré sa distance des tranchées, malgré son style discret et sans effet, s’avère utile en ce qu’il complète notre connaissance de l’expérience spécifique des soldats non combattants qui à leur place, fort différentes de celle des combattants véritables, ont également fait marcher la machine de guerre.

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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