Kern (famille : 3 témoins)

1. Les témoins

Eugène Kern (1882-1915) ; Lucien Kern (1889-1920) ; Aimé Kern (1891-1954)

Eugène Kern à Epinal le 19 janvier 1915                             Lucien et Aimé Kern à Saint-Aubin-sur-Mer le 28 novembre 1915

Eugène Kern, Alsacien né le 3 avril 1856 à Rammersmatt (Haut-Rhin), épouse le 18 juillet 1881 à Moyenmoutier Constantine Cuny, née à Anould (Vosges) le 20 juin 1862. Tous deux sont ouvriers papetiers. Ancien combattant français de la guerre de 1870, il s’installe en Lorraine avec plusieurs membres de sa famille comme « optants » pour la France après l’annexion de l’Alsace en 1871. De leur union naissent trois fils et une fille, Marguerite (le 4 février 1888). Après la mort du père à l’hôpital de Senones (Vosges), à la suite d’un accident du travail le 19 mars 1900, Constantine et ses enfants s’établissent en 1906 comme colons dans le Manitoba, au centre du Canada. Famille aux racines alsaciennes catholiques, il semble qu’ils soient très bien acceptés par la communauté canadienne, participant activement à la vie religieuse de Saint-Léon. « Engagés dans les activités de la paroisse et dans les efforts déployés pour la sauvegarde de la langue française, Eugène (sous le nom de Lorrain) et Lucien sont aussi devenus correspondants pour le journal La Liberté (…), hebdomadaire catholique de langue française fondé en 1913 par Mgr Adélard Langevin, archevêque du diocèse de Saint-Boniface » (page 11) indique Claude de Moissac, historien, présentateur des lettres des trois frères Kern.

Eugène Léon Kern naît à Moyenmoutier (Vosges) le 4 mai 1882. On ne sait rien de son enfance, manifestement élevé dans une profonde culture religieuse, le présentateur nous indique qu’à l’âge de 23 ans, il est « séduit par la publicité faisant l’éloge des terres disponibles au Manitoba » (page 9), au Canada, et qu’il traverse l’Atlantique en 1905 pour prendre la mesure de cette aventure. En 1906, il convainc toute la famille qui s’établit à Saint-Léon, petite paroisse canadienne, dans la région de la Montagne Pembina, et deviennent ainsi agriculteurs. Eugène, 2e classe au 170e régiment d’infanterie d’Epinal (Vosges), est porté disparu au nord de Mesnil-lès-Hurlus (Marne) en Champagne le 21 mars 1915.

Lucien Kern naît également à Moyenmoutier le 13 février 1889. Il est le premier des trois frères à aller au front en novembre 1914, est blessé en 1915, fait Verdun et reste au front jusqu’en mars 1917, date à laquelle il obtient une permission pour retourner au Canada. Dans des circonstances non précisées, mais très certainement dues à son état de santé très dégradé par la guerre, il ne retournera jamais en France. On sait qu’il épouse au Manitoba Corinne Pellerin le 8 janvier 1918 et qu’il succombe de la grippe espagnole à Saint-Léon le 8 mars 1920.

Aimé Kern, le cadet, nait dans la même commune le 3 octobre 1891. En 1915, il est « blessé par une balle française tirée derrière lui » (page 101) près de Soissons. Convalescent, il est finalement réformé pour un an en juillet 1917 mais en fait ne retournera jamais au feu. Aimé épouse à Lons-le-Saunier (Jura) à cette date Marie-Thérèse Boulet, nièce du curé Manitobin de Saint-Léon. Il s’établit dans cette ville et y décède le 15 août 1954 sans jamais être revenu au Canada.

2. Le témoignage :

Kern, Lucien, Eugène et Aimé, Lettres de tranchées. Correspondance de guerre de Lucien, Eugène et Aimé Kern, trois frères manitobains, soldats de l’armée française durant la Première Guerre mondiale. Montréal, éditions du Blé, 2007, 238 pages, collection Les Cahiers d’histoire de la Société historique de Saint-Boniface[1].

Ayant laissé mère et sœur au Canada, les trois frères Kern multiplient les correspondances, expédiant ainsi plus de 300 lettres et cartes postales de 1914 à 1917, leur prodiguant des conseils pour tenir la ferme en leur absence. Ils s’échangent également leurs impressions du front. Leur première lettre témoigne de leur voyage vers la France, via Montréal et New-York, et de leur traversée commune sur l’Espagne, un navire qui les débarque le 14 septembre 1914 au Havre, où ils se séparent pour rejoindre leurs dépôts respectifs. Eugène est incorporé à la 31e compagnie du 170e RI d’Epinal et ne quitte la caserne qu’à la mi-février 1915. Sa dernière lettre, adressée de Somme-Tourbe à sa mère le 11 mars 1915, lui décrit le fourmillement du front et l’état d’esprit de ce qu’« endurent ces fils de France » (page 91). Lucien est affecté quant à lui dans l’autre régiment d’Epinal, le 149e, après un entraînement de 2 mois au camp de Rolampont, près de Langres. Il rejoint le front en novembre 1914. C’est lui qui rédige le plus grand nombre de lettres, généralement didactiques, de ce qu’il vit au front. Après les combats d’Artois et la terrible affaire du Fond de Buval, il est affecté le 29 juillet 1915 à une compagnie de mitrailleuses. Il est gravement blessé par un obus en septembre 1915 dans le secteur de Souchez et se retrouve dans des formations sanitaires de Normandie, Caen et Saint-Aubin-sur-Mer, où il va retrouver Aimé, lui aussi en convalescence. Ils vont d’ailleurs se trouver à Barfleur une marraine de guerre. Aimé a en effet enfin rejoint le 44e RI de Lons-le-Saunier après une formation au Valdahon. Il est alors incorporé au 5e BCP et arrive sur le front en janvier 1915. Il est blessé aux fesses début mai par un tir ami dans l’Aisne et transporté à l’ambulance Carrel de Compiègne dans l’Oise. Il revient à son dépôt à Lons-le-Saunier pour ne plus en ressortir avant sa réforme en 1917. Lucien poursuit seul maintenant la guerre. Après une nouvelle période de formation de mitrailleur à Chaumont, il revient au front dans les Vosges, secteur du Violu et de la Tête des Faux, le 27 mai 1916, après avoir été affecté au 163e RI de Nice. Il fait une demande de permission pour rentrer au Canada au début de février 1917, qu’il obtient le mois suivant. Le 25 avril 1917, « il est reçu en héros à Saint-Léon » (page 221) et c’est vraisemblablement du fait d’une santé très altérée par la guerre qu’il ne reviendra jamais en France pour la terminer.

3. Analyse

Publié au Quebéc, le fonds Kern est particulièrement éclairant sur le parcours singulier des français mobilisés hors du territoire et rappelés par la Patrie. Les trois frères Kern, Alsaciens d’origine, nés dans une commune frontalière avec la province perdue, et farouchement catholiques, entrent en guerre bellicistes et volontaires. Lucien surtout est le plus virulent dans ce sentiment. Il est heureux de son affectation dans une compagnie de mitrailleuses : « à mon grand plaisir, car depuis longtemps, j’aimais, si on peut appeler ce beau mot à cette arme, j’aimais, dis-je cet engin de destruction, pour les services qu’elle est appelée à fournir, pour la terreur qu’elle inspire à l’assaillant, et la confiance illimité qu’elle donne au soldat, se sachant protégé par son feu meurtrier » (page 129). Il y revient plus loin (page 184), allant jusqu’à l’équivoque : « Souvent je lui rends visite ma mitrailleuse et je la caresse et je l’essaie pour voir si elle fonctionne comme il faut » (page 205). Alliant didactisme et introspection permanente, Lucien ne tait pas grand chose de l’horreur de son expérience, malgré la censure qui le frappe parfois (voir le caviardage des toponymes sur une reproduction d’une de ses lettres page 192) ; nombreuses sont les pages où la violence de la pulvérisation des corps (pages 104, 107 ou 212) le dispute à la folie (pages 99, 125 ou 217). Lucien prodigue aussi quelques belles descriptions, telle celle de la vie souterraine de la réserve de 1ère ligne (page 209) ou de la cagna (page 214). Il ne cache pas non plus sa lassitude de la guerre, dès février 1916 : « Plus de discipline chez les blessés, des paroles de révolte et de dégoût montent de ces cœurs meurtris. Des inscriptions séditieuses s’écrivent partout. C’est la paix qu’ils veulent. Et puis l’autorité veut aussi se montrer trop dure, pas assez d’égards et de reconnaissance envers les pauvres qui ont tant souffert, versé leur sang pour le pays. On les laisse croupir dans les dépôts de longs mois, des mutilés, des béquillards ; c’est honteux. Soumis à la dure discipline de l’armée, astreints à obéir à des pleutres officiers trop lâches pour aller au feu. Je m’arrête ; j’en ai même trop dit déjà » (p. 167-168). Car il constate que la guerre est aussi sociale ; alors qu’il apprend qu’il retourne au front malgré ses blessures, Lucien fustige ceux qui « ont des influences sur lesquelles ils peuvent s’appuyer ou ce sont des capitalistes ou des pleutres. Ce sont toujours les mêmes qui vont au front, le cultivateur, l’ouvrier, l’artisan, le petit commerçant. Voici les castes qui en France comme partout portent le plus gros poids de la guerre » (page 175). C’est en fait la caserne qui le
déprime : « La vie de dépôt n’a rien de ressortissant, plutôt monotone, embêtante. Vous êtes traités comme des gosses ou comme des êtres privés de volonté ou de raison ; c’est révoltant. Tous sont unanimes à le proclamer et légion sont les préventions en conseil de guerre, où la prison est toujours pleine et c’est identique dans toutes les garnisons » (page 175). Apprenant son retour au front, il en vient comme nombre de poilus, à espérer la fine blessure : « Je tâcherai de me comporter vaillamment sans toutefois faire d’imprudence mais je ne serai pas lâche non plus. Ce n’est pas en se cachant ni en tirant au flanc que l’on évite d’être touché par les projectiles, mais s’il m’était accordé une bonne petite blessure oh ! c’est cela qui serait du bonheur tout plein » (page 186, mais il y revient également pages 213 et 217). Découragé, l’ancien belliciste veut être évacué : « Nous ne sommes pas construits en fer. L’enthousiasme des premiers jours a depuis longtemps disparu déjà » (page 211). En août 1916, il place une nouvelle charge contre les officiers : « Plus nous allons dans la guerre, pire c’est ; plus de service, plus d’ennuis. Des seigneurs ne seraient pas plus autoritaires et méprisants pour leurs serfs qu’un nombre respectable de ceux qui ont charge de nous commander. Jamais à ce que je puis voir ici, ils ne prêchent l’exemple ; au contraire ils sont très loin en arrière à l’abri des obus et au meilleur confortable. Naturellement il y a exception et il y en a de vraiment bons et dignes de ce nom d’officiers. Voilà déjà plus de deux ans que ça dure ; deux années de souffrances ininterrompues » (page 202). En fait, la guerre a détruit sa personnalité ; il s’en confie à sa sœur Marguerite le 5 mars 1917 : « Je ne suis plus comme avant ; il me semble que je deviens fou, comme tous les soldats du front d’ailleurs. Je rêve toujours ; je ne vis que de rêves et de pensées. Je suis neurasthénique. La guerre m’aura brisé et transformé. J’ai trop souffert et ce n’est pas fini. Il me semble que la vie est finie pour moi ; mon avenir est compromis ; l’ambition est morte en moi » (page 217). L’ouvrage s’achève sur la reproduction d’un article de presse « La Liberté » du 25 avril 1917, sur le retour en héros au Manitoba de Lucien, qui démontre la réalité francophile du Canada (page 226).

Yann Prouillet – février 2013


[1] L’ensemble de la correspondance et des archives de la famille Kern a été déposé au centre du patrimoine de la Société historique de Saint-Boniface, consultable sur http://shsb.mb.ca/en/node/1912.

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Wannenmacher, Sylvain (1896-1986)

Cette nouvelle notice remplace l’ancienne qui était incomplète et entachée d’une erreur sur le lieu de naissance.

Né à Digoin (Saône-et-Loire) le 7 février 1896. Études musicales à Paris. Après la guerre, il devient professeur de violoncelle à Saint-Étienne. Marié, sans enfant. Mort à Firminy à 90 ans. Il a mis au propre ses notes de guerre d’avril 1915 à avril 1919 (semble-t-il en les lissant) en 1968 pour le cinquantenaire de l’armistice, illustrées de quelques photos. La source est la propriété de Mme Antoinette Mazeau. La première moitié du manuscrit a été publiée dans Lettres comtoises, n° 10, septembre 2005, p. 121-158, présentation de Marie-Thérèse Dupuis ; la deuxième partie reste inédite.

Mobilisé en avril 1915 au 109e RI de Chaumont. Dans le Pas-de-Calais en décembre. Il fait partie d’un contingent qui vient renforcer le 170e RI à Verdun en mai 1916. Il décrit l’arrivée parmi les hommes de son escouade : « Je suis très impressionné par la gravité de leurs regards et de leur comportement. » Au
lieu de monter en ligne, le régiment quitte le secteur en camions, ce que les poilus arrosent au pinard. En juin, comme musicien, il est affecté à la CHR. Il
est brancardier devant le fort de la Pompelle. En juillet, dans la Somme, il admire l’équipement et l’organisation des Anglais. Il nous livre les descriptions classiques des bombardements, des corvées, de l’arrivée difficile du ravitaillement, du plaisir quand enfin on peut se laver et changer de linge…
Après la prise d’une tranchée, « les prisonniers filent au pas de course vers l’arrière ». Le travail du brancardier : « Nous continuons toute la nuit à transporter nos blessés, ensuite les blessés allemands, puis les morts. » En septembre, devant le talus de la route de Bouchavesnes, toute une vague de camarades de la classe 16 a été fauchée par les mitrailleuses, marquant le terrain de ses capotes bleues. Fin septembre, lors d’une permission, en passant à Paris, il rage devant l’indifférence des civils « qui prennent paisiblement leur apéritif », devant les « embusqués fringants, bien astiqués ». Quelques jours en famille, mais il faut sans cesse répondre à l’instituteur qui demande dans quelles circonstances est mort son fils : « Il a sans doute été tué devant la route de Bouchavesnes, et dans la nuit où nous relevions nos blessés, je suis sans doute passé près de cette capote bleue, étendue parmi tant d’autres. »

Avant l’offensive du 16 avril 1917, stationnant près d’un terrain d’aviation, il peut recevoir le baptême de l’air. L’offensive Nivelle est bien perçue comme un échec, une boucherie inutile. Il assiste à la fuite d’une division de l’Est, dite d’élite, à la mutinerie d’un régiment, à la décision de chasseurs de partir de leur propre initiative « en permission ». Commandés pour s’opposer au passage de mutins, les hommes de son régiment refusent. Sylvain décrit encore les creutes humides dans lesquelles tout moisit, un secteur calme dans les Vosges, l’attaque allemande de 1918 sur le Chemin des Dames, les Américains au Bois Belleau. Il est blessé en juillet 1918 et évacué vers Albi (Tarn).

RC, 2013

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