Leymonnerie, Jean (1895-1963) et sa mère, Marie

1. Le témoin
Jean François Marc Leymonnerie est né à Ribérac (Dordogne) le 19 août 1895, dans une famille d’enseignants. Il obtient le baccalauréat au lycée de Périgueux puis, après une année de Droit à Bordeaux, il passe avec succès le concours d’employé de l’enregistrement. Sportif, il pratique le rugby, l’athlétisme, la natation. Il joue du piano.
Il est appelé sous les drapeaux le 17 décembre 1914 avec la classe 15, au 34e RI de Mont de Marsan. Il suit le peloton d’élèves officiers ; il demande du piston ; il échoue, estimant que beaucoup de places sont réservées à des « fils d’archevêque » (p. 56). Il est soucieux de gagner du galon pour le public de Ribérac (p. 62) ; il sera finalement nommé sergent en septembre 1916.
Il se porte volontaire pour l’armée d’Orient. Formule ambiguë qui peut être interprétée comme acte d’héroïsme dans le discours du président d’association d’anciens combattants qui lui remet la croix d’officier de la Légion d’honneur en 1957 ; ou comme élément d’une stratégie d’évitement dont il sera question ci-dessous. Il débarque à Moudros, île de Lemnos, le 23 mai 1915. Avec le 175e RI (voir notice Pomiro), il combat sur la péninsule de Gallipoli du 15 juin au 8 août. Malade (dysenterie), il est heureux de quitter le front étant « encore de ce monde » (p. 155) et il se promet de tout faire pour ne pas y revenir (p. 157). Il fait durer sa convalescence et son séjour au dépôt jusqu’en septembre 1916, date d’un nouveau départ vers l’Orient. Après un passage obligé à Salonique et au camp de Zeitenlick, il combat dans la montagne de Vodena, Ostrovo, Florina, et il est grièvement blessé au genou gauche le 14 novembre. On doit l’amputer, et il termine sa guerre à l’hôpital américain de Nice.
Il fera ensuite une carrière dans l’administration. Chevalier de la Légion d’honneur en 1937, officier en 1957.

2. Le témoignage
Dans sa présentation pénétrante, Yves Pourcher explique son travail à partir d’un texte très bien structuré et séduisant, produit par un petit-fils de Jean Leymonnerie. Il a ensuite retrouvé le manuscrit préparé par le soldat lui-même dans les années 1930 dans un désir de laisser une trace de sa guerre ; il a eu enfin accès aux originaux (carnets, lettres adressées à la famille) utilisés pour la réalisation du livre : Jean Leymonnerie, Journal d’un Poilu sur le front d’Orient, présenté par Yves Pourcher, Paris, Flammarion-Pygmalion, 2003, 362 p. Le livre contient un croquis de la péninsule de Gallipoli (p. 102-103), huit pages de photos, et une série de lettres de la mère du soldat (p. 317-350). Yves Pourcher a tenu à les transcrire car, dit-il, l’écriture maternelle est rare en 14-18. On retiendra ces conseils : ne pas se couper la moustache pour conserver son autorité sur les hommes (p. 328) ; penser à aller à la messe et à dire le soir une petite prière (p. 330) ; freiner sur les dépenses festives, pour des raisons de budget familial, mais aussi de morale (p. 342). Notation originale : le 22 avril 1915, Jean demande à son père d’acheter deux flacons d’encre sympathique à la manufacture d’armes et cycles de Saint Etienne et de les lui envoyer (p. 59), mais on ne sait rien de plus.

3. Analyse
Très lucide, Jean Leymonnerie se présente comme un héros malgré lui ; il ne cache aucun des aspects de sa stratégie d’évitement : tentative d’entrer dans la cavalerie, puis dans l’aviation ; rester le plus longtemps possible à l’arrière, tant en 1915 avant Gallipoli qu’en 1916 avant Salonique ; se porter volontaire pour l’Orient dans l’espoir qu’il serait moins dur que le front franco-allemand ; et même faire valoir sa qualité de membre de la Société savante du Périgord pour essayer de s’embusquer (en vain) dans des fouilles archéologiques en Grèce (p. 117).
Réflexe bien connu, il cherche des « Périgords comme moi ». Il aime parler du pays en son patois, mais ne comprend rien à ce que disent Basques, Béarnais et Landais (p. 86). Pourtant, les poilus des Landes valent bien mieux que les Auvergnats, Cantaloups, types de l’Hérault et du Gard qui ne sont que des poltrons (p. 149). Dans les Balkans, il éprouve un total mépris pour les Grecs (p. 192). Il apprécie la convivialité des Australiens, ainsi que le monde cosmopolite qui s’est donné rendez-vous à Moudros où ont cours « toutes les pièces françaises, suisses, espagnoles, anglaises, grecques, italiennes, tunisiennes » (p. 96).
Le front de Gallipoli se révèle plus dangereux que ce qu’il croyait. Comme en Champagne ou en Artois, si l’on sort à la baïonnette, on est fauché par les mitrailleuses. « Nous avons eu peur d’être attaqués, écrit-il le 20 juin 1915, mais je l’avoue, nous avons encore plus peur d’attaquer nous-mêmes. La fourchette ne nous dit rien qui vaille, sous le feu des mitrailleuses turques. » Gallipoli n’est pas une promenade militaire. Certains disent que c’est « bien plus terrible qu’en France ». Tout le monde en a marre et souhaite la fine blessure pour être évacué (p. 109). En outre, il faut subir les chaleurs de l’été et les mouches (p. 118).
Un autre épisode longuement raconté est celui de sa blessure. Il faut d’abord en avertir la famille : il demande à un ami de faire passer une lettre à son père à l’insu de sa mère ; puis c’est un retour en arrière jusqu’au moment où sa section est décimée lors de l’attaque de Kenali ; la sensation lorsque la balle lui démolit le genou ; le temps passé à terre, menacé par les Bulgares qui le dépouillent complètement mais ne l’achèvent pas ; le sauvetage par des Sénégalais ; les souffrances lorsqu’il est transporté dans une couverture ; la gangrène qui nécessite l’amputation. A l’ambulance, il éprouve de la compassion pour un blessé bulgare (même s’il est peut-être un de ceux qui l’ont dépouillé) qui meurt sur un lit voisin. Finalement, sa blessure fait de lui un héros, décoré, qui a le droit de clouer au pilori des notables embusqués pendant toute la guerre à l’hôpital de Ribérac « avec une constance digne d’admiration » (p. 311). Précisons ici que détrousser les cadavres turcs était une pratique courante à Gallipoli (p. 115, 150).

Rémy Cazals, juin 2011

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Pomiro, Arnaud (1880-1955)

1. Le témoin

Né le 5 juin 1880 à Bardos (Pyrénées Atlantiques) d’un couple d’agriculteurs. Brevet élémentaire en 1897. Entre à l’école normale de Dax cette même année. Devient instituteur en 1900. épouse Jeanne Lalanne en 1909. Deux filles. Décédé le 12 mars 1955 à Capbreton (Landes).

2. Le témoignage

Arnaud Pomiro, Les carnets de guerre d’Arnaud Pomiro, Des Dardanelles au Chemin des Dames, Toulouse, Privat, 2006, 392 pages.

La source est constituée de cinq cahiers manuscrits de petit format, dont le texte original n’a jamais été repris ou modifié par l’auteur.

Le texte s’accompagne de plusieurs croquis de certains lieux marquants observés par le témoin : abords du Vittoria College (Alexandrie) le 29 mars 1915, p. 66 ; secteur d’Harbonnière au 13 janvier 1917, p.204 ; secteur de Berny-en-Santerre au 27 janvier 1917, p. 223 et 224 ; secteur de Namur-Craonnelle au 25 avril 1917, p. 293 ; secteur de Craonnelle au 10 juin 1917, p. 344.

Le récit est continu et journalier, à l’exception des périodes de permission et de convalescence de l’auteur, ainsi que de la période couverte par le cinquième et dernier carnet (juillet 1917 – janvier 1919).

3. Analyse

Arnaud Pomiro est mobilisé le 23 février 1915, au 144e RI, en tant que sergent. Il sera ultérieurement nommé sous-lieutenant (juin 1915) puis lieutenant (mars 1918).

Le 25 février 1915, il est affecté au 175e RI (3e bataillon, 2e compagnie), nouvellement constitué en vue de l’offensive franco-britannique dans la région des Dardanelles.

L’unité d’Arnaud Pomiro est débarquée sur la côte des Dardanelles le 27 avril 1915, deux jours après le déclenchement de l’offensive.

L’auteur est présent sur ce front jusqu’au 12 juillet 1915, date à laquelle, victime d’un malaise, il est évacué vers un hôpital militaire avant d’être rapatrié en France.

Convalescent jusqu’au 22 décembre 1915, il est affecté au 49e RI le 3 janvier 1916. Il devient officier instructeur (base de Vorges, Aisne) jusqu’en septembre 1916 puis rejoint le dépôt divisionnaire du 49e RI le 1er octobre 1916.

Intégré à une unité combattante le 13 janvier 1917, il participe à l’offensive du Chemin des Dames (avril 1917).

Le 12 juillet 1917, le 49e RI est dirigé vers l’Alsace, où il demeure, occupant différents secteurs, jusqu’en mars 1918, avant d’être successivement déplacé vers l’Oise et la Meuse. Le régiment se trouve à nouveau dans l’Oise lorsque intervient l’annonce de l’armistice.

Arnaud Pomiro est rendu à la vie civile en janvier 1919.

Du fait de ses affectations à compter de son arrivée sur le front occidental (janvier 1916), Arnaud Pomiro n’est que peu exposé aux dangers du combat de façon directe. Il est d’ailleurs conscient de l’effet négatif produit sur ses camarades par ses affectations « protégées » (p.235). Il ne recherche cependant pas volontairement ces dernières, et se trouve activement engagé dans les combats des Dardanelles et du Chemin des Dames.

Comme nombre de ses compagnons d’armes, Arnaud Pomiro est un patriote. Il accueille avec fierté son intégration au régiment en partance pour le front des Dardanelles (p.47) et se montre sensible à certains aspects du cérémonial militaire (p.74). Il fait un usage régulier des qualificatifs « boche » (première occurrence p.45) et « bochie » (p.227).

La haine de l’ennemi au sens propre est cependant absente de ses écrits, et, de façon classique, le baptême du feu, reçu le 12 mai 1915, est pour lui l’occasion d’une prise de conscience et d’un rejet des horreurs de la guerre (p.118). Véritable archétype de l’instituteur de la IIIe République, il se montre sensible aux inégalités de traitement entre officiers et soldats (p.56), aux méthodes brutales employées par certains officiers (assaut lancé sous la contrainte d’une arme de poing, p.118) et condamne une influence conservatrice et cléricale qui lui semble par trop manifeste au sein du corps des officiers supérieurs (p.56, p.69, p.71, p.72). Il accueille favorablement la nouvelle de la première révolution russe (qu’il apprend le 17 mars 1917, p.254), qu’il salue comme la souhaitable substitution d’un régime parlementaire à une monarchie absolue.

Trois originalités majeures confèrent au témoignage d’Arnaud Pomiro une valeur particulière.

–          En premier lieu, l’auteur manifeste une curiosité naturelle et un sens de l’observation qui se concrétisent par des descriptions détaillées des différents lieux qu’il est appelé à traverser, en particulier au cours de l’expédition des Dardanelles : Marseille (p.43), Bizerte (p.44), la Baie de Bizerte (p.48), Malte (p.49), la Baie de Moudros (p.52), Moudros (p.59), Alexandrie (p.64), une école élémentaire égyptienne (p.71), les côtes de la Corse (p.193), le château de Mailly-Chalou (p.261). Sa curiosité s’étend également aux domaines techniques (la salle des machines d’un navire de transport, p. 45 ; le fonctionnement des « crapouillots », p.142 et p.144 ; les appareils du parc d’aviation d’Esquennoy, p.233).

–          Arnaud Pomiro se montre très attentif aux divers ragots, bruits et rumeurs qui sont colportées au sein de la troupe. Dès les premières pages de ses carnets (première occurrence 7 mars 1915, p.46), il prend en note ces informations et commente leur fiabilité. D’abord incluses dans le corps du texte, ces rumeurs font l’objet d’une rubrique spéciale au sein de ses écrits journaliers à compter du 18 avril 1915 (p.86). Cet aspect, tout à fait exceptionnel, du texte d’Arnaud Pomiro, permet de mieux cerner la nature, les modes de diffusion et le rythme de ces « informations » officieuses, souvent infondées, mais d’une grande importance pour des soldats privés de tout moyen d’appréhension globale de la situation de guerre. Les thèmes les plus fréquemment mentionnés sont l’entrée en guerre de nouvelles nations (la Grèce, par exemple, p.50, p.54 et p.154), les succès et les infortunes des opérations alliées et les prévisions quant à l’échéance du terme du conflit. Quelques jours après le déclenchement de la désastreuse offensive du Chemin des Dames, Arnaud Pomiro mentionne l’apparition de rumeurs (infondée, bien entendu) évoquant l’arrestation au titre de leur incompétence de plusieurs généraux français, dont certains auraient été exécutés (p.293 et p.295).

–          La participation d’Arnaud Pomiro aux opérations du Corps Expéditionnaire d’Orient dans les Dardanelles confère à son témoignage une valeur particulière, tant s’avèrent rares les textes décrivant cette zone de combat. À remarquer notamment sa description détaillée de la phase initiale de l’offensive (26 et 27 avril 195, p.94 et p.95), de son baptême du feu (2 mai 1915, pp.98-101) et des violents combats dans lesquels il se trouve impliqué (2 mai 1915, p.104 ; 4 mai 1915, p.106 ; 6 mai 1915, p.110 ; 8 mai 1915, p.113).

Enfin, le texte d’Arnaud Pomiro offre un éclairage supplémentaire sur l’offensive du Chemin des Dames (déclenchée le 16 avril 1917), qui vient compléter les nombreux témoignages publiés évoquant ces événements. Après avoir observé les préparatifs de l’opération – dont il tente de déduire l’ampleur en confrontant rumeurs et informations glanées dans les journaux – à compter de février 1917 (p.229 et suivantes), l’auteur décrit le premier jour de l’offensive (p.281) puis l’attaque du plateau de Californie, près de Craonne (pp.304 à 308). Les mutineries au sein de l’armée françaises, qui débutent en mai 1917, sont également mentionnées par Arnaud Pomiro, bien que son unité n’en fut jamais partie prenante. Il évoque plus particulièrement les événements qui secouent les 9e et 32e corps d’armée le 27 mai (p.318), le 18e RI le 28 mai (p.319), le 34e RI le 31 mai (p.323), le 174e RI le 18 juin 1917 (p.352). Il mentionne également le cas du mutin condamné à mort, évadé et engagé dans un long périple solitaire pour rejoindre l’Espagne Vincent Moulia, originaire comme lui du département des Landes (13 juin et 18 juin, p.347 et p.352).

Fabrice Pappola, le 25 août 2008.

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