Chatenay Victor  1886 – 1985

Mon journal de Quatorze-Dix-Huit

1. Le témoin

Victor Chatenay (1886-1985), originaire de Doué-la-Fontaine (Maine-et Loire), appartient à une famille de négociants. Si entre-deux guerres il est responsable dans une entreprise d’épiceries (Établissements Brisset), il a à l’origine une formation d’avocat. Exempté en 1906, il s’engage le 11 août 1914. Après une trajectoire atypique, il est, au début de 1915, sapeur dans une compagnie du Génie. Blessé en Artois, il devient après sa convalescence chauffeur d’automobile puis de camion. Sous-lieutenant dans le Train en 1917, il commande une section de transport puis, de janvier 1918 à la fin de la guerre, il est le responsable français d’une unité britannique féminine de transport sanitaire. Dès 1940, V. Chatenay anime un mouvement de résistance à Angers ; sa femme est déportée à Ravensbrück, et lui passe à Londres en 1943. Maire R.P.F. d’Angers (1947 – 1959), il est aussi sénateur, député puis membre du premier Conseil constitutionnel des nouvelles institutions de 1958. Il quitte la vie politique en 1962.

2. Le témoignage

« Mon journal de Quatorze-Dix-Huit » de Victor Chatenay a paru à Angers en 1968 (Imprimerie de l’Anjou, 1968, 197 pages). Sa rédaction suit celle de « Mon journal du Temps du malheur », 1967, qui raconte son engagement résistant de 1940 à 1944. Dans sa préface, l’auteur évoque des lettres d’anciens combattants « on voit bien que vous n’avez pas fait l’autre guerre (…) C’était tout de même autre chose que votre résistance. » Cela le décide à raconter à son tour ses « aventures » dans la Première Guerre. Philippe Chatenay, petit-fils de l’auteur, a proposé sur le site « Chtimiste » un texte remanié sous un nouveau titre : « Des bagnards au Gotha, mon journal de 14 – 18″. Il signale avoir mis le texte au «goût du jour », il s’agit de suppressions de détails, de résumés, et beaucoup de phrases ont été reformulées. Il est donc préférable, pour l’étude historique, de se reporter au texte d’origine.

3. Analyse

La trajectoire de l’auteur est atypique, ce qui donne parfois à son récit de guerre un ton romanesque ; en plus de ce qu’il vit, V. Chatenay raconte aussi des « histoires », des histoires de guerre, et c’est cette combinaison de la narration de son parcours original, et de ces anecdotes, qui fait l’intérêt du « Journal de Quatorze-Dix-huit ». Et les faits ? Autant que l’on puisse les vérifier, ceux-ci sont avérés, en ce qui concerne sa trajectoire personnelle, et ses histoires variées sont le plus souvent crédibles.

Réformé en 1906, et engagé volontaire en août 1914 pour l’aviation, au premier régiment de génie de Versailles, il a presque immédiatement une altercation avec un supérieur, et s’enfuit pour échapper à la prison. Il se fait oublier en réussissant à intégrer une autre compagnie de génie qui fait des travaux de fortification dans le camp retranché de Paris. Il obtient ensuite un détachement aux Invalides à Paris, où il entretient des véhicules automobiles et conduit des autorités. Il loge à l’extérieur, dîne en ville, mais sa mauvaise affaire d’août le rattrape et il se retrouve en décembre 1914 en Artois, dans une compagnie disciplinaire (compagnie 4/8). À Maroeuil ou à Camblain, il décrit ses nouveaux amis apaches ou escrocs, mais il donne aussi des éléments intéressants sur la guerre de mine. Ainsi un mineur du Nord lui explique l’écoute des sapeurs ennemis (p. 48) : « Ecoute, la brouette roule souvent, c’est qu’on transporte autre chose que de la terre, et les coups de pioche ne sont plus au même rythme, la cadence a changé. Attention. » Il raconte l’offensive du 9 mai 1915, qu’il fait à Berthonval avec des légionnaires, devant les Ouvrages blancs, jusqu’à sa blessure, d’une balle dans la mâchoire, à La Targette le 15 mai. Il est secouru après 36 heures passées sur le glacis, mais un obus tue ses brancardiers. Enfin récupéré, il est aidé par l’intervention de son frère Marcel, lieutenant dans l’organisation des services sanitaires : (p. 73)  « Marcel a découvert un sergent infirmier auquel il me recommande (…) il lui donne cent francs, ce qui est une somme énorme, pour qu’il me soigne et s’occupe de moi, et fasse en sorte que j’aille le plus loin possible. » Il décrit ensuite son hospitalisation à Lamballe, les blessés, les infirmières : (p. 76) « Quel monde mélangé que ces infirmières françaises ! Du nul, du moche et aussi du meilleur. »

Après sa convalescence, il rejoint un parc automobile, puis, versé à la S.S. 102 (section sanitaire), il fait des évacuations jusqu’à la fin de 1915 en Argonne. Il en effectue aussi beaucoup pendant la bataille de Verdun, puis il est versé au 20e escadron du Train en juin 1916. Dans le même temps, il s’occupe de son « petit commerce » (p. 88) : sapeur, il a appris à démonter les têtes d’obus, et se fait signaler par l’infanterie les obus non éclatés ; après neutralisation, il les revend à des officiers amateurs de souvenirs. Il fait ensuite une demande pour les chars, qui lui est refusée, son supérieur lui reprochant de ne pas chercher à être officier (p. 93) « Vous ne manquez pas, à coup sûr, de vous plaindre de la qualité de vos officiers. S’ils ne valent pas mieux, n’ont qu’à se taire ceux qui peuvent l’être et s’y refusent». Changeant d’avis, il passe alors par Pont-Sainte-Maxence et Meaux et devient sous-lieutenant dans les transports. (juin 1917). Il reçoit le commandement du T.M. 539 (pour transport de matériel), qui regroupe vingt camions Saurer et la responsabilité de véhicules divers non endivisionnés. Il participe souvent avec ses chauffeurs aux trajets de nuit, exposés aux bombardements et aux dangers de l’aube, lorsque les obus à livrer n’ont pas été déchargés assez vite. La description de la route à sens unique au nord de Verdun, après l’avancée des lignes françaises fin 1916, est intéressante, avec un sens unique, par Le Poivre – Louvemont – Haudremont – déchargement, puis retour par le Ravin de la Mort vers Thiaumont. De jour et au repos, la vie pour l’auteur ne manque pas d’attraits, avec les amis de passage, attirés par son « admirable popote », servie par un maître d’hôtel dans le civil. Il souligne qu’il est bien conscient d’être privilégié, par rapport aux « fantassins si malheureux », mais il dit aussi qu’il est impossible de restituer « l’atmosphère lourde et si pénible de la montée du ravin de la Mort, quand on voit, devant soi, s’abattre des rafales d’obus sur le carrefour de Thiaumont qu’il faut traverser ». Ailleurs il évoque « la nuit si noire que c’est un exploit de mener un gros véhicule, lourdement chargé, dans ces chemins boueux, encombrés… et sans lumière. » (p. 114). Se portant souvent volontaire pour des corvées parfois dangereuses, V. Chatenay conclut qu’il se considère comme privilégié, mais pas comme embusqué.

Le ton général est constamment patriotique et hostile aux Allemands. Politiquement, l’auteur n’a aucune considération pour les opposants à la poursuite du conflit à partir de 1917, et il le dit crûment dans une boutade anti-socialiste : (p. 130) « Mais ils marchent [les poilus] et marcheront jusqu’au bout, si le gouvernement ne flotte pas et sait faire fusiller sans tapage les jeunes hommes qui se réunissent avec nos ennemis à Zimmerwald, à Kienthal ou à Stockholm, sous la direction de mon vieux camarade Pierre Laval. » Ce passage du résistant Chatenay (caviardé dans la version en ligne sur « chtimiste »), évoque, évidemment par antiphrase, le Laval député S.F.I.O., hostile à Zimmerwald en 1915 mais proche ensuite de la sensibilité « Stockholm ».

En 1918, il est désigné pour encadrer « une section de femmes de la haute société anglaise », qui doit venir sur le front former un groupe de conductrices de véhicules sanitaires. Les Anglais semblent tenir à un engagement effectif de ce détachement, et l’État-major français désigne V. Chatenay comme responsable de ces conductrices. La Section Sanitaire Y 3 est formée, sous la responsabilité anglaise de Toupie Lowther, d’une trentaine de voitures qui font de l’évacuation entre les ambulances et les gares ferroviaires. Il décrit des membres de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie anglaise, parlant presque toutes le français, et quelques riches américaines arrivées dans un second temps. Il évoque les deux adjointes de T. Lowther : « une vieille et maigre, et pas belle, l’autre blonde et bien portante », ou les conductrices, (p. 135) « si certaines pouvaient être dans la réserve de la territoriale, presque toutes sont jeunes, et, à première vue, jolies. » L’auteur est bien ennuyé au début, car avec cette fonction il fait figure de « prince des embusqués » ; il souligne à plusieurs reprises qu’il n’a jamais voulu cette fonction, qu’il ignore l’anglais, et que son premier souhait est un poste de combattant en ligne (p. 137) : « Vers quelle aventure cinéma-guerrière suis-je embarqué ! ». Ce manque d’enthousiasme lui permet d’échapper à toutes les cabales plus ou moins jalouses dirigées contre lui. Est intéressante ici, dans sa narration, la mention de l’incompréhension, de l’hostilité, sans compter évidemment la moquerie, de la majorité des supérieurs à qui il a affaire pour le service. Il évoque par exemple le mépris d’un commandant – qui s’excusera plus tard – (p. 177) : « Monsieur, je n’admets pas qu’un officier français accepte de commander un bordel. ».

L’unité, qui apporte toute satisfaction lors des combats de l’été 1918, est félicitée, et V. Chatenay l’accompagne jusqu’à Wiesbaden, en 1919. Il rend, à sa manière, un hommage à la fois sincère et ironique à la responsable anglaise T. Lowther, décorée de la croix de guerre, qui en obtenant de «servir au front comme section sanitaire de division, a réalisé une performance unique, et son seul échec est de ne pas avoir réussi à faire tuer quelques-unes de ses conductrices, ce qui aurait fait briller sa section et lui aurait valu la légion d’honneur. » (p. 143). Il signale aussi qu’il ne peut éviter la sociabilité mondaine, et parfois les idylles de certaines conductrices avec des officiers attirés comme des papillons, mais il souligne sa propre réserve à cet égard. Il reste toutefois qu’il épousera en 1920 Barbara Stirling, une des conductrices de la S. S. Y 3.

Ce témoignage a été rédigé par un notable gaulliste de 82 ans : il évoque sa guerre – il a failli mourir sur le parapet en Artois – mais il aime aussi à évoquer sa jeunesse et ses frasques. Si cet itinéraire « combattant » atypique est possible, avec son dandysme assumé (mondanités, uniformes chics…), c’est aussi parce que son origine sociale et ses moyens le lui permettent, mais n’enjolive-t-il pas un peu le passé ? Ce qui frappe ici, outre ce ton détaché qui révèle un vrai talent de conteur, c’est sa liberté de mouvement, qui elle aussi, n’a rien de représentatif du vécu de la majorité des combattants. Par définition, les conducteurs sont mobiles et l’arme du Train laisse souvent un espace d’autonomie ; lui-même évoque certains de ses chauffeurs, non rattachés à des sections constituées (p. 124) : « Les conducteurs étaient tous débrouillards, trop débrouillards, et je me reconnais du mérite d’avoir pu les tenir à peu près en main (…) mais j’étais heureux d’avoir ce commandement qui m’apportait l’énorme privilège de pouvoir circuler partout. » Sa description de l’unité de femmes dont il est responsable en 1918 est également précieuse ; en effet, au contraire des nombreuses infirmières, subordonnées dans les hôpitaux, et affectées uniquement aux soins, les conductrices anglaises ont en plus une compétence technique « masculine », et disposent d’une part d’autonomie qui, si ténue soit-elle, rencontre constamment l’incrédulité des officiers français. Certes, elles sont là surtout parce que, outre leur patriotisme, elles sont riches ou nobles, et elles ne sont en rien représentatives des femmes anglaises en guerre ; toutefois, malgré ce caractère « extraordinaire », elles représentent quand-même, sur le sol français, la marque de l’avance britannique en matière d’émancipation féminine.

Vincent Suard, septembre 2021

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Bataille, Jules (1895-1954)

Né en 1895 à Cancale (Ille-et-Vilaine) où son père est cantonnier et sa mère garde-barrière. Titulaire du certificat d’études. Au grand dam de sa sœur institutrice, il décide d’entrer dans la vie active, aux chemins de fer. Toute sa vie, il se présentera comme cheminot. Embauché pour accrocher les wagons, il termine sa carrière comme inspecteur de la sécurité pour la région Bretagne puis pour la Normandie. Visiblement très marqué par les deux guerres mondiales, il n’en parlait guère, juste pour vitupérer après toute guerre et dire que la sienne, celle de 14-18, passée au front d’Orient, avait été une sale guerre. Il avait fêté ses 20 ans sur ce front et était plein de dynamisme mais aussi rempli d’angoisse face à ce qu’il vivait au jour le jour. Comme de nombreux poilus, il éprouva sans doute le besoin de mettre ce vécu par écrit, plus pour exorciser ce qu’il voyait et ce que lui et les autres soldats enduraient qu’avec l’espoir qu’on le lise plus tard. Son témoignage est assez rare sur cette guerre de Serbie et de Macédoine et en est d’autant plus précieux. D’autant plus rare et précieux qu’il s’agit d’un pionnier du Génie, confiné dans des tâches ingrates et méconnues de construction, de reconstruction, de consolidation de voies ferrées. Ces soldats du Génie pouvaient être un peu méprisés par les fantassins qui les considéraient comme des embusqués. Et pourtant, leur travail était indispensable, bien que sous-estimé. Les combattants de ce front furent souvent sujets à des maladies, à de multiples parasitoses, et les évacuations se comptaient par milliers. Le passage sur les conditions dans lesquelles opéraient les formations sanitaires du front de Salonique illustre bien cette face cachée du conflit en ces régions. J. Bataille est évacué pour dysenterie le 23 février 1917, rapatrié en France où il arrive le 6 juin. Nous ignorons ce que fut ensuite sa guerre.
René Richard
*La Campagne d’Orient de Jules Bataille au 1er Régiment du Génie (octobre 1915-juin 1917), Bretagne 14-18, 2005.

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Felser, Marcel (1893-1944)

1. Le témoin
Auguste, Marcel, Étienne Felser est né le 26 décembre 1893 à Paris où son père était employé aux magasins du Louvre. La famille est catholique. Marcel devient ingénieur en électricité à Viroflay, canton de Versailles. Il est mobilisé au 36e RI dès août 1914, mais n’est envoyé sur le front que le 8 décembre 1915, au 1er Génie, pour s’occuper de l’électrification des défenses et observer les lignes ennemies. Caporal en août 1917, sergent en novembre, il passe au 21e Génie en avril 1918. Démobilisé en septembre 1919, il épouse une jeune fille rencontrée pendant la guerre à Gérardmer, dont il aura trois enfants. Il devient chef de réseau à la Société urbaine électrique à Sens, puis à Auxerre. Dans les années 1930, il effectue une visite familiale des champs de bataille. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, résistant, il est déporté à Buchenwald où il meurt d’épuisement le 10 décembre 1944. Son fils Jean fondera un des premiers jumelages franco-allemands.

2. Le témoignage
consiste en 400 plaques de verre ou négatifs sur support souple, conservés dans des boîtes en fer dans un grenier familial, et qui forment aujourd’hui la collection de Laurent Felser. 118 de ces clichés ont été sélectionnés dans le livre : Un regard sur la Grande Guerre, Photographies inédites du soldat Marcel Felser, préface et commentaires de Stéphane Audoin-Rouzeau, Paris, Larousse, 2002. Les clichés ont été pris dans les Vosges de 1916 à 1918, mais ils ne sont ni classés, ni légendés, ce qui, nous dit le préfacier, peut donner lieu à sur-interprétation. On en trouvera en effet des exemples ci-dessous.

3. Analyse
Les photos choisies ont été réparties en dix rubriques : 1. Autoportraits ; 2. Voir, observer [les hommes, leur matériel, les observatoires, le no man’s land, les positions ennemies] ; 3. Les croix de bois ; 4. Les camarades ; 5. Les femmes, une femme [sa fiancée] ; 6. Archaïsme et modernité [des ânes aux monstres de l’artillerie lourde] ; 7. Vers le front [aspects des boyaux] ; 8. Echappées [repas, loisirs] ; 9. Provinces perdues, provinces reconquises [avec sur-interprétation : « À elle seule, la flèche de la collégiale Saint-Thiébaut, présente sur tant de photographies de Marcel Felser, promettait le retour à la France de la flèche d’une cathédrale : celle de Strasbourg. » ) ; 10. Paysages détruits [sur-interprétation : « Avec leurs « pieds », leurs « troncs », leurs « têtes », comment les arbres n’évoqueraient-ils pas des être humains ? »]

Rémy Cazals, juin 2011

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Lavy, Gaston (1875-1949)

1. Le témoin
Gaston Lavy est né le 9 août 1875 à Paris, le dernier de sept enfants d’un père plâtrier puis peintre en bâtiment. Lui-même exerce la profession de métreur en bâtiment. Marié en 1897, il a une fille unique âgée de 16 ans en 1914, lorsqu’il rejoint le dépôt du 20e RIT de Lisieux. Le 6 avril 1915, il arrive à Moranville, dans la plaine de la Woëvre. Débute une vie monotone de terrassier dans un secteur calme. Même s’il découvre la guerre comme un enfant, s’émerveillant de tout, Gaston Lavy évolue dans un monde lugubre et désincarné ; il souffre en Lorraine de la promiscuité et de l’incurie de ses chefs, monarques indifférents aux conditions de vie des hommes, des tâches ingrates à effectuer, dans une misère affective et relationnelle quasi complète. 1915 se déroule en corvées dans une vie de privations de toutes sortes, y compris d’une nourriture décente. Un poste de téléphoniste lui donne l’impression de l’indépendance et du bon filon, mais ses conditions de vie dégradent son moral déjà peu combatif. Quand l’offensive allemande sur Verdun se déclenche, il se retrouve plus fuyard que combattant, une vie rendue plus dangereuse encore par l’incompétence de ses chefs. Il est ensuite versé au 37e RIT et change de front pour échouer à Vého, dans le Lunévillois. Ayant perdu les camarades de son escouade, il se retrouve plus seul encore au milieu de « paysans de la Basse Normandie, croquants n’ayant jamais quitté leur glaise, épais, rustres, bornés, jaloux et méchants » (p. 260), et son état psychique se dégrade, lors du terrible hiver de 1916. Même ses permissions ne remontent pas son moral. Il multiplie donc les demandes pour s’extraire de cet enfer, souhaitant passer dans le repérage par les lueurs ou la section de camouflage auquel il envoie même un projet. C’est au retour d’une permission qu’il apprend sa délivrance, affecté à la section de camouflage du 1er Génie à Paris. Il quitte le front et cesse la relation de ses souvenirs, considérant que sa guerre est « virtuellement finie ».
Sa femme et sa fille périssent dans le terrible accident du tunnel des Batignolles, le 5 octobre 1921. Remarié en 1922, il est mort à Paris en 1949.

2. Le témoignage
Sa profession lui a donné l’habitude des constructions et le regard sûr du dessinateur. C’est donc par le dessin autant que par l’écrit qu’il va raconter sa guerre (notons encore la présence de quelques photos). L’ouvrage a été entrepris en novembre 1920, comme l’indique un court avant-propos : « Acteur infime de la grande tragédie, c’est sans esprit de littérature que j’ai couché sur ces pages mes modestes souvenirs. Heures cruelles, longuement vécues, vite oubliées, rarement bonnes, toujours dures, souvent tragiques. Nul s’il ne les a subies ne peut en comprendre toute l’horreur. Effort stérile pour nous qui en supportons toutes les charges. Puissent nos descendants en récolter le fruit dans la mesure de ce que nous aurons souffert. Novembre 1920 ». Sans doute l’auteur avait-il réalisé des croquis et pris des notes pendant la guerre, mais le récit manque de dates. La rédaction « enluminée » s’est poursuivie jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale : une page datée de mars 1936 est révélatrice (p. 230) ; décrivant l’atmosphère ayant précédé les mutineries de 1917 (p. 238), Gaston Lavy cite longuement un article de Joseph Jolinon dans la revue Europe du 15 juin 1926. Le résultat donne un ouvrage illustré à la manière des livres pour enfants. Sous le titre « Un de la Territoriale 1914-1918 », le document en trois volumes a été acheté chez un bouquiniste par Laure Barbizet, conservateur du Musée d’histoire contemporaine, et il est conservé à la BDIC. Les éditions Larousse l’ont publié en fac-similé sous le titre Ma Grande Guerre 1914-1918, Récits et dessins, 2004, 335 p. (repris en 2005 par France Loisirs). Très richement présenté, l’ouvrage est un bel exemplaire pour bibliophile. S’agissant d’un fac-similé, aucune correction n’y a été effectuée et les nombreuses fautes ou imperfections du scripteur n’altèrent ni la lecture, ni l’intérêt du contenu de ces pages. L’auteur et l’éditeur sont bien excusables pour la confusion géographique entre ballon d’Amance et ballon d’Alsace (p. 258). Les notes et la postface de Stéphane Audoin-Rouzeau complètent et décryptent ce « témoignage singulier » sur la psychologie du soldat territorial au front. Audoin-Rouzeau avance le sens caché d’une écriture aussi noire, l’auteur ayant perdu dans des circonstances atroces sa femme et sa fille au début de son entreprise d’écriture ; il fait aussi l’hypothèse de l’irruption du pacifisme dans le texte par l’atmosphère des années 1930. Il est plus vraisemblable que la condamnation de plus en plus forte de la guerre provienne de la durée de l’épreuve elle-même et figure dans les notes prises sur le moment. On regrette que les souvenirs de Lavy ne se prolongent pas dans la section de camouflage et la fin du conflit.

3. Analyse
L’ouvrage fournit de nombreux éléments sur les deux secteurs lorrains de la Woëvre et du sud de la Meurthe-et-Moselle, la vie quotidienne au front des régiments territoriaux et les misères ordinaires du soldat. Parmi les plus beaux dessins, on peut citer la représentation de goumiers à cheval (p. 19), les soldats dans un paysage couvert de neige (p. 184-199), le feu d’artifice des fusées rouges, vertes et blanches, et des explosions d’obus, sur le ciel nocturne (p. 309), etc. Le dessin de la structure complexe du toit d’un abri (terre, béton, rails, bois) montre une réalité bien observée (p. 289).
Les descriptions évoquent la découverte du front (conditions de vie, rites, cantonnement, loisirs…), les sentiments de curiosité (p. 32) ; le cuisinier et les repas (p. 58) ; les privilèges des officiers, « petits monarques », leur mépris des conditions de vie des hommes (p. 88, 237-238, avec l’exception d’un vieux capitaine) ; la saleté et le manque d’eau (p. 113) ; le vin gelé, transporté dans une toile de tente (p. 311) ; les rats (p. 125) ; des cadavres de 1914 retrouvés (p. 132) ; un combat aérien (p. 189) ; l’ivresse d’un bataillon tout entier, qui s’est servi dans les caves de Vatronville (p. 191, voir aussi p. 254 et 285) ; l’artisanat de tranchées (p. 78) ; la bonne blessure représentée par la face hilare du soldat étendu sur un brancard (p. 273) et, par opposition l’horreur d’une corvée de brancardiers transportant des « corps broyés empilés à la hâte » (p. 296).
Les détails concrets sur le travail sont nombreux. Un chapitre est intitulé « Travaux forcés », mais « non jamais aucun forçat, aucun bagnard n’aura été soumis à un tel régime et dans de telles conditions » (p. 286). On trouve (p. 46) une « trêve de fusillade » entre ennemis pour laisser chacun effectuer les travaux de défense.
Les territoriaux n’auraient pas dû participer directement aux combats, mais les circonstances en décident autrement. Gaston Lavy a peut-être tué un Allemand. Comme beaucoup d’autres qui ont fait le coup de feu, il n’en a pas la certitude, mais il note son plaisir fiévreux de tirer, de participer à une chasse humaine. Un Allemand tombe : « Est-ce réellement ma balle qui l’a atteint je ne sais mais j’en éprouve une grande satisfaction. Quelle épouvantable chose que la guerre qui crée de telles mentalités. Je suis heureux d’avoir abattu un être humain. Un pauvre diable qui comme moi a souffert toutes nos misères, à qui depuis toujours on a inculqué la haine du voisin et qui se trouve né d’un côté de ce qu’on nomme la frontière et moi de l’autre et de ce fait nous sommes mis dans cette terrible alternative « tuer pour ne pas l’être ». »
Ses vœux du 1er janvier 1916 sont simples : « Vivement la fin oui voilà ce qu’il faut souhaiter. » En avril, il ajoute : « Nous en avons marre, c’est le refrain de tous. » Il y a déjà des bruits de mutinerie, courant 1916 (p. 238) : « Nous avons été pressentis par une unité voisine qui elle aussi est à bout… Une mutinerie… Pourquoi pas ? Nous sommes mûrs pour la révolte. Le découragement gagne chaque jour du terrain. Des groupes se forment, des conciliabules ont lieu en catimini. Des mots s’échangent à voix basse. On s’amuse là-bas à Paris, on se fout de nous, nous sommes bien les sacrifiés, les pauvres P.C.D.F. » C’est que, en effet, les séjours en permission sont démoralisants. La guerre enrichit les profiteurs ; à l’arrière on fait la nouba, ce sont les plaisirs, la débauche… « Dans cette capitale qui fut nôtre, comme on se sent étrangers, gênés, déplacés. » Et il faut encore subir le bourrage de crâne intensif de la presse, et les « boniments à la graisse de radis » tels que : Vous avez bonne mine, ou Dans les tranchées vous n’êtes privés de rien, ici c’est la pénurie, ou encore Qu’attendez-vous pour les sortir de France ?
Beaucoup désertent, soit en filant vers chez eux (p. 256), soit en passant à l’ennemi (« tous les jours il y en a qui se débinent », décembre 1916, p. 298). Atteint de bronchite, Gaston Lavy ne se soigne pas et cherche une aggravation qui ne se produit pas (p. 284), et même souhaite la mort (p. 287) : « Crever, crever une bonne fois et que ça soit fini […] »
Stéphane Audoin-Rouzeau a bien raison de conclure (p. IX de la postface) : « la guerre de l’homme de rang a ceci de particulier qu’elle est intégralement subie ». En remarquant deux choses : d’abord que l’homme de rang représentait la majorité de la population combattante ; ensuite que nous sommes loin, ici, de la théorie du consentement.

Yann Prouillet, Rémy Cazals, juin 2011

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