Laval Edouard (1871-1965)

1. Le témoin

Né en 1871, Edouard Laval est à la déclaration de guerre un médecin connu, auteur de plusieurs livres sur des sujets aussi divers que l’étude des projectiles (1899), le traitement des blessures de guerre (1901), le diabète (1903), un guide du médecin de réserve (1906) ou les champignons (1912). Son préfacier, le médecin-général inspecteur Toubert dit de lui qu’il « fut un brillant médecin de l’armée d’active, avant de devenir un distingué praticien civil » (page 10).

2. Le témoignage

Laval, Edouard, Souvenirs d’un médecin-major. 1914-1917, Paris, Payot, Collection de mémoires, études et documents pour servir à l’histoire de la guerre mondiale, 1932, 238 pages.

Médecin parisien, il reçoit aux Invalides, le 5 août 1914, son Journal de mobilisation qui l’affecte à la tête de l’ambulance n°6 du 21e corps d’armée à Epinal dans les Vosges. « C’est la première fois que je vois une ambulance autrement que sur le papier » constate-t-il le 6 août quand il découvre toute une organisation de 66 personnels, 8 voitures et 22 chevaux auxquels il ne connaît rien. Il arrive à Darnieulles, dans les Vosges, le 10 août et, après avoir avoué n’avoir aucune idée de la façon dont on se bat, se met en quête d’ordres précis et de travail. Il rencontre l’effervescence des troupes qui avancent en territoire ennemi, dans la vallée de la Bruche puis celle de la Sarre Blanche où il prend enfin en compte quelques blessés. Mais bientôt sonne la retraite jusqu’aux portes de Bruyères. Là, en pleine bataille des frontières et à l’amorce du grand affrontement sur la Marne, l’ambulance n°6 se distingue, le 31 août 1914, par sa « totale inaction » (page 26).

Le 6 septembre, elle est enlevée du front des Vosges pour se rendre derrière le front de Champagne. Là, même absence d’ordres et d’activité et le médecin de se contenter de suivre la guerre par ses traces, ses bruits et ses impressions lointaines, trop loin du front combattant, en réserve. Le 15, elle entre en action avec le traitement de 300 blessés. Début octobre, l’ambulance monte dans le Nord et s’installe à Aubigny où l’activité s’exacerbe. Elle gère les évacuations de milliers de blessés tout en déplorant encore le manque d’organisation et de moyens dans un afflux de circulaires surréalistes au pays du dénuement. 1914 s’achève sur une nouvelle affectation, au 33e corps.

Le 25 janvier 1915, Laval en a « assez de cette vie de « farniente » (page 129) car il est toujours en réserve. Cette vie va le pousser à chercher une affectation plus active qu’il parvient à obtenir en étant, le 11 mars, détaché à la 1re armée. Il est intégré comme chef de service à l’hospice mixte de Neufchâteau, à nouveau dans les Vosges, et en septembre à une commission de réforme, corollaire de la loi Dalbiez, qui va débusquer les « planqués ». En décembre 1915, nouveau tournant dans ses états de services car le docteur rencontre son patient d’avant-guerre, le général Gallieni, qui souhaite le reprendre à son service. Il entre donc au cabinet du ministre de la Guerre et partage dès lors l’intimité et la vie du général, d’esprit vif mais de santé très chancelante. Il mourra d’un cancer de la prostate le 26 mai 1916 à minuit.

Le docteur Laval retourne alors au front et débarque à Amiens le 17 juin pour prendre la direction d’un hôpital que l’on monte de toute pièce. Il multiplie les visites commentées aux formations médicales dont il dépeint les aspects, les techniques et les matériels avant l’ouverture de sa propre formation, le 21 août, pouvant recevoir 1 000 hommes. Dès lors, il n’a plus le temps de prendre des notes, opérant et soignant les blessés du front avec un personnel restreint.

Fin novembre, le poste de médecin-chef du Commandement d’Etapes de la gare régulatrice de Creil s’offre à lui. Là encore, son esprit d’observation nous dépeint son entourage et ses fonctions ainsi que les personnages qu’il côtoie. Mais c’est une situation passagère ; il quitte rapidement ce nouvel emploi et intègre, le 4 mars 1917, le poste d’adjoint au chef supérieur du Service de Santé de la 6e armée à Fismes et surveille à la création de trois hôpitaux d’évacuation (HOE), préalables à la grande offensive d’avril.

Le 31 mai 1917, Edouard Laval apprend sa nomination au Bureau technique du Service de Santé du GQG, poste qui va lui faire quitter le front et donc l’intérêt qu’il a d’apporter son témoignage. Ces récits s’arrêtent à cette date.

3. Résumé et analyse

Edouard Laval nous livre un témoignage opportun dont le contenu dispute le varié à l’intérêt. Vivant et presque naïf, l’ouvrage, sans s’ériger en pamphlet polémiste, démontre par un lancinant ressassement critique, l’inorganisation criante et répétée des services de santé français pendant la quasi-totalité de la durée de la guerre. En août 1914, alors que la bataille des frontières va coûter la vie à des centaines de milliers de combattants sur le front occidental, l’ambulance numéro 6 s’illustre, aidée par une organisation rapidement obsolète, par une inaction inexcusable à l’immédiat arrière front. Le 3 septembre, il rapporte : « Un des médecins de l’Ambulance m’a confessé que la veille, le médecin-chef avait exprimé au Directeur du Service de Santé son ennui de ne pas avoir de travail. La réponse n’a pas tardé » (page 28). Il lutte toutefois contre les ragots, notamment quand on constate, le 10 septembre 1914 dans les Vosges, que « bien des régiments on subi des [troubles digestifs]. C’est au point que l’on a accusé les Allemands d’avoir, pendant leur passage, empoisonné les sources. Rien, de leur part, ne paraît impossible a priori. Néanmoins nous savons qu’il n’est pas besoin d’invoquer ce geste criminel pour expliquer les embarras gastriques qui se produisent dans une armée en campagne. Hier, par exemple, n’avons-nous pas été obligés d’enfouir tout notre lot de viande fraîche et de recourir aux boîtes de « singe » ? » (page 32). Il constate et s’interroge aussi : « Parmi les blessés, relevé une vingtaine de plaies de l’index ou du creux de la main gauche (mutilation volontaire ?) pour lesquelles une enquête est ouverte » (page 38). Il revient sur ces cas d’auto-mutilés « excessivement rares » (page 62).

La situation est identique sur les arrières de la Marne et la cristallisation du front n’apportera pas le changement radical d’une impéritie coupable du GQG qui semble ignorer que la guerre occasionne autre chose que des morts. Le 1er décembre 1914, il déclare déjà : « En face de la réalité, les meilleures instructions ne valent même pas le papier qui les porte » (page 107). Il les critique mais propose aussi des solutions pour que s’améliorent les évacuations (page 126).

La zone des armées va certes s’enrichir petit à petit de formations sanitaires diverses (ambulances de front, HOE et hôpitaux), mais ce sont alors les moyens médicaux qui font défaut de manière inversement proportionnelle aux circulaires qui affluent sur la méthode de traitement des blessés. Il relève ces dysfonctionnements, notamment à Suippes dans la Marne (page 40).

Il éclaire sa pratique d’écriture en décembre 1914 : « Tout en écrivain, j’analyse mon geste. Curieuse, cette manie à peu près générale de recueillir ses impressions. A l’ambulance officiers et infirmiers ont presque tous un carnet qu’ils couvrent d’inscriptions chaque jour. L’observation ou le récit d’un fait nouveau sortant de la banalité provoque aux mêmes moments – moment de trêve – une levée de stylos » (pages 110-111).

Les tableaux dépeints par le médecin forment une succession d’anecdotes, médicales ou non, de rencontres avec le milieu et les gens qu’il côtoie. Il fait parfois œuvre de bons mots en donnant sa définition de la différence entre repli et recul : « Notre formation est en réserve, prête à l’avance aussi bien qu’au repli (ne pas confondre avec le mot « recul« , seul l’adversaire étant capable de reculer) » (page 38). Quelques belles lignes descriptives également du poilu notamment : « Devant la maison défilent hâves, lents et dos ronds, les soldats qui ont occupé les tranchées ces deux derniers jours. Ils reviennent trempés de pluie et épuisé, jettent un regard vague sur notre habitation de tout repos, sur nos infirmiers pour la plupart gras et roses, puis, impassibles, poursuivent leur chemin vers le cantonnement où ils chercheront l’oubli de tout. Je les vois, d’avance, s’écrouler sur la paille, engloutis d’emblée, par un sommeil sans fond, tandis qu’ils mâchonneront la dernière bouchée d’un repas pris machinalement » (page 40). Il survole trois ans de guerre, entre zone des armées et arrière, entre inaction, dont il se plaint à plusieurs reprises (voir pages 127 ou 132) et activité, entre camaraderie du front et sollicitations de cabinets. En effet, son passage au cabinet de Gallieni dépeint les relations ambiguës, mêlées de coterie et d’intégrité qui ont cours à Paris (notamment des pages 150 à 170).

Le tout forme un regard lucide et instructif, un éclairage indispensable sur les formations médicales, leur état d’esprit et leur fonctionnement et un témoignage intéressant sur les opérations de 1914. Même si le témoin est parfois éloigné de ceux qu’il appelle « combattants mes frères« , d’une manière exagérée. Il est d’ailleurs peu à l’aise dans les termes purement guerriers ; n’appelle-t-il pas les balles Bon des « balles Gond » ? (page 43).

Tout l’ouvrage est ponctué de descriptions sommaires, d’anecdotes, d’allégories et de tableaux qui ponctuent d’intérêt l’ensemble de l’ouvrage. Dans cette masse, on peut citer une méthode d’identification des tombes (page 47), une vision des chiens sanitaires (page 49), le prélèvement de souvenirs sur un uhlan blessé (page 53), des infirmières, « Chipies de la Croix-Rouge » sadiques ! (page 56), le cassage du grade d’un officier déserteur (page 58), son allégorie de la fusillade « on pense à une poêle gigantesque remplie d’huile bouillante où tomberait de l’eau » (page 60), le stoïcisme des blessés dans la salle des « graves » (page 64), dont la vision, à plusieurs reprises, rejoint les descriptions faites par Duhamel. Il évoque le tremblement des mains des soldats, du à l’ébranlement nerveux (page 87), la supériorité du matériel anglais « supply-water » (page 94) ou celle de l’organisation de la tranchée allemande (page 229). Il note aussi la réapparition de la religion (page 106). Sur les femmes, il a cette réflexion opportune : « Je suis décidé à fermer les yeux, car du moment qu’on autorise la venue des femmes dites de mœurs légères, je ne vois pas pourquoi on verrouille la porte aux légitimes » (page 133) Sur cette question, il sous-entend (page 210) que l’hôpital est un lieu où des femmes cherchent (et trouvent) un mari et autres choses tues ! Sur les gaz, il donne le coût d’une nappe de chlore de 7 km, soit 1 million de francs (page 182) et les recherches qui sont faites sur les gaz allemands (page 183). Il décrit aussi une gare régulatrice, « sphincter de l’armée » ! (pages 202 à 206). Sur le pinard, on note sa réflexion désabusée : « Ce qui frappe le plus, ce sont les acheteurs de pinard, avec leurs huit, dix bidons autour des reins, comme autant de bouées de sauvetage – comparaison nullement déplacée si l’on songe à ce que le pinard a pu sauver d’existences défaillantes » (page 231). Il évoque l’état des troupes noires dues au froid (page 227). Il a aussi une réflexion sur le parfum : « On ne saurait croire ce qui se dépense d’argent en parfums. Etrange ce besoin de se griser l’odorat » (page 233). Il fustige aussi l’ennui des conversations (page 235). Enfin, il ne donne pas cher de la peau des livres de guerre après-guerre pour les anciens combattants : « Il est une chose que l’on est incapable de faire : lire des livres, comme celui que vient de m’offrir un officier de mes amis, mutilé de guerre, sur la bataille de Morhange. [Certainement, au 19 mai 1917, celui du capitaine René Christian-Frogé, Morhange et les marsouins en Lorraine paru chez Berger-Levrault en 1916, ndr]. J’en parcours quelques lignes, parfois quelques pages et puis j’ai une telle nausée de ces spectacles trop connus – pourtant si bien décrits – que je referme le volume. Ah ! je suis bien certain qu’après la guerre ceux qui l’auront faite ne demanderont qu’à en chasser le souvenir » (page 236). Il fournit aussi quelques visions d’intérêt sur les hôpitaux-baraques (page 174), les baraques Favaron (page 175) ou l’atelier de camouflage avec Guérand de Scevola, Forain et Landowski (pages 175 à 178).

Il évoque à plusieurs reprises l’affaire (pages 21 et 68) de l’ambulance capturée de Lettenbach en août 1914. Cette affaire a été depuis exposée « de l’intérieur » dans le témoignage du docteur François Perrin [in Un toubib sous l’uniforme. 1908-1918 publié aux éditions Anovi, en 2009. Lire également les articles de l’infirmier avocat Leleu sur l’ambulance de Laval parus dans « Lecture pour tous » d’avant mars 1915 que le médecin évoque page 138].

A noter une introduction sur la littérature de guerre (page 7), la place des souvenirs de Laval dans celle-ci et les visions d’arrière front (les Vosges, la Marne, la somme en 1916-1917). Les souvenirs de Laval font incontestablement référence sur le sujet dans un livre bien écrit, qui n’est pas iconographié ni cartographié.

Yann Prouillet, CRID 14-18, décembre 2011

Share