Rivière, Jacques (1886-1925)

1. Le témoin

Jacques Rivière, d’origine bordelaise, est en 1914 secrétaire de la Nouvelle Revue Française, publication littéraire dirigée par Jacques Copeau depuis 1912, qui possède aussi un département d’édition dirigé par Gaston Gallimard. L’auteur est un intellectuel catholique, proche de Paul Claudel mais aussi d’André Gide, et par ailleurs l’ami intime d’Henri Fournier (Alain-Fournier en littérature), dont il a épousé la sœur en 1909. Mobilisé comme sergent au 220e RI de Mirande, il est rapidement fait prisonnier dans le secteur d’Étain le 24 août 1914. Sa captivité est marquée par une tentative d’évasion à l’été 1915, et par la maladie qui le fait rapatrier en Suisse en juin 1917. Il regagne la France en juillet 1918, et à partir de sa démobilisation en 1919, devient le dynamique directeur de la revue NRF jusqu’à sa mort à 38 ans, en 1925, de la typhoïde.

2. Le témoignage

Les Carnets (1914-1917) de Jacques Rivière sont une publication de 1974, qui a été rééditée en 2001 (Fayard, 493 pages) ; l’ensemble présente un caractère composite : si la majorité du recueil est de la main de l’auteur, l’organisation du volume et le récit de son évasion sont une reconstitution faite par sa femme Isabelle Rivière, et des extraits « spirituels » des carnets avaient déjà été publiés par elle après la mort de Jacques avec le pieux « À la trace de Dieu » (1925). De l’auteur-même, on a donc un carnet de campagne et quatorze carnets de captivité, qu’il a lui-même relus et parfois légèrement modifiés. Son fils Alain Rivière prévient dans un avertissement (p. IX) : « Est-t-il besoin de le dire ? Ces carnets n’étaient pas destinés à la publication. Lorsqu’un homme formule silencieusement ses méditations dans la solitude, il ne parle pas pour être entendu des autres. »

3. Analyse

Les carnets de Jacques Rivière, constitués de mentions courtes, hachées, de lecture souvent ardue, ne décrivent pas ce qu’il voit mais ce qu’il éprouve, pendant sa captivité ; en cela, il s’agit surtout de pensées, de notes sur sa vie intérieure, avec souvent des considérations mystiques dans lesquelles Dieu est très présent. Le poète Pierre Emmanuel précise en introduction que ces mentions ne peuvent nous être qu’en partie intelligibles. On pourra aussi citer ce joli propos d’Antoine Bourdelle, signalé dans la biographie de qualité que Jean Lacouture à consacré à J. Rivière (Une adolescence du siècle, Seuil, 1994): le sculpteur lui écrivait en 1910 : « vous écrivez comme on frissonne ». Ainsi l’auteur n’est représentatif ni de témoins diaristes classiques, qui décriraient méthodiquement ce qui les entoure, ni, à travers sa sensibilité d’intellectuel mystique et tourmenté, des représentants de son groupe social, la petite et moyenne bourgeoisie mobilisée. Ce corpus est donc surtout utilisable en histoire de la littérature, mais, malgré son aspect à la fois discontinu et touffu, constitué de bribes éparses souvent cryptiques, on peut aussi y trouver un intérêt en histoire, ici celle de la captivité.

L’humiliation

C’est un thème obsédant qui le ronge, omniprésent en 1914, et qui revient régulièrement le hanter jusqu’à 1916. Il a honte d’avoir été fait prisonnier, et si tôt (24 août 1914). Il est « submergé par le malheur » (p. 37). Il ne produit pas de description compréhensible de la capture de sa section, ce n’est pas ce qui l’intéresse, mais il intellectualise de manière intérieure sa situation; on peut à cet égard reproduire ici une remarque caractéristique du style « Rivière-témoin » : (21 septembre 1914) « Évidemment, c’est une humiliation que j’avais demandé à Dieu, comme par la force, comme poussé par une inspiration plus forte que mon propre désir. Mais non pas d’une façon aussi nette, ni comme une réponse aussi précise à ma prière. » (p. 52). Par la suite, le moral est fluctuant, et aux phases de désespoir succèdent de brefs moments d’exaltation. L’humiliation revient lorsqu’il voit arriver au camp, au printemps 1916, des Français faits prisonniers à Verdun. Il est suspendu au récit des combats, et mentionne par exemple: « Et cet autre de Constant : son camarade, touché à côté de lui, se rendant très bien compte qu’il allait mourir. Comme Constant lui demandait s’il voulait qu’il écrive chez lui, qu’il remette quelque chose : – « Oh! non, ça ne vaut pas la peine. Chez moi, on s’en fout. » (26 mai 1916, p. 311). Si la culpabilité s’apaise avec la durée, et surtout avec l’espoir d’un transfert en Suisse, une mention tardive nous éclaire sur l’importance de sa capture dans son évolution psychologique globale « j’ai été recréé par la honte. Tout ce que je peux trouver de bien dans l’homme nouveau que je suis devenu, a sa source dans ce souvenir intolérable. » (27 février 1917, p. 401).

La vie au camp

J. Rivière planifie et réalise une courageuse tentative d’évasion à l’été 1915. Utile pour ses geôliers parce qu’il parle l’allemand, il avait auparavant obtenu de se faire transférer dans un camp moins éloigné de la frontière néerlandaise (de Koenigsbrück, près de Dresde, à Hülseberg, près de Brême). Le récit est ici refait par Isabelle Rivière. Son mari, repris au bout de quatre jours, est sanctionné par un régime de cachot sévère, puis réincarcéré en Saxe dans son ancien camp. Dans le quotidien de la détention, l’auteur est à la fois écrivain public, interprète pour ses camarades, et référent moral ; son biographe Jean Lacouture (Une adolescence…) a retrouvé des témoignages montrant qu’il exerçait un ascendant moral positif sur ses camarades. Il est aussi très attiré par les détenus russes (« comme je les aimais ! » p. 118). En eux, il semble projeter un essentialisme mystique, fruit de ses lectures faites à partir de traduction : il se met alors à apprendre le russe. Responsable de la bibliothèque, il prononce quelques conférences, mais comme on l’a dit, ses notes donnent surtout des sensations très personnelles, y compris pour sa vie sentimentale compliquée. En 1916, les notations évoquent « l’Imitation », Saint-Augustin (en latin), les « Évangiles », mais des allusions au « Mémorial» ou à « Illusions perdues » viennent s’intercaler entre ces mentions de lectures. La tenue de ses carnets a donc une importance vitale pour lui: « C’est lui [son carnet] qui m’entretient l’esprit, qui le recrée, qui le ravive. (…) le continuer, le peupler de tous mes biens aimés afin que leur image ne s’obscurcisse pas ni ne s’engourdisse. » (9 mars 1915, p.195).

La libération

L’auteur est d’abord inscrit sur une liste de prisonniers échangeables, car il a passé pendant son service militaire son brevet de brancardier-infirmier. Une convention de rapatriement existe pour certains personnels sanitaires prisonniers, mais ce n’est pas de droit et il faut être en bonne position sur la liste : contrairement, par exemple, au chanteur de café-concert Maurice Chevalier, qui a bénéficié de cette mesure, ce sera un échec pour J. Rivière. Sa femme continue de remuer ciel et terre en France, surtout dans le monde littéraire, et si le transfert en Suisse est motivé par sa santé déclinante, il semble bien que le succès final tienne beaucoup à l’entregent de Paul Claudel, via Philippe Berthelot au Quai d’Orsay, associés dans cette démarche à des intellectuels suisses. J. Rivière arrive à Zürich en juin 1917 comme prisonnier de guerre interné, il revoit sa femme, et donne des conférences littéraires publiques à Genève, puis il peut rentrer en France en juillet 1918. Sa santé est altérée, mais il se remet rapidement, et on peut observer que des milliers de prisonniers français, bien plus gravement touchés que lui, n’ont pu accéder à ce type de transfert : ici, au plus profond de la guerre, le réseau relationnel compte encore, et «selon que vous serez puissants ou misérables… » …

L’Allemand

L’auteur publie à Paris en décembre 1918, aux éditions de la NRF, L’Allemand, souvenirs et réflexions d’un prisonnier de guerre, un livre qui a été en partie élaboré à partir de remarques issues des Carnets. Cet ouvrage n’est pas à proprement parler un livre de témoignage ou de souvenirs, mais c’est une démonstration, issue de son expérience, du caractère inférieur de l’Allemand : c’est une description psychologique globalisante du caractère borné de l’ennemi, qu’il soit gardien de camp ou intellectuel écrivain. Si cette optique essentialiste, très répandue à l’époque, n’a rien d’original, des remarques de J. Lacouture et surtout un très intéressant article de Yaël Dagan (« La « démobilisation » de Jacques Rivière, 1917-1925 », 2003), mettent en lumière un passionnant paradoxe. On peut considérer trois temps ; d’abord, à la fin de 1917, en Suisse, l’auteur réfléchit dans ses notes et ses lettres, à un rapprochement avec l’ennemi. Influencé par le « wilsonisme », il souhaite tourner la page et aller vers l’autre, dans une perspective nouvelle, celle de la S.D.N. Puis, avec les offensives à l’Ouest au printemps 1918, changement radical, les Allemands sont décidément des fourbes et « des cochons », (…), et « ce que je m’interdis désormais violemment, c’est de contribuer, pour si peu que ce soit, à l’illusion qu’il y a encore quelque chose à faire avec les Boches.» (Y. Dagan, art. cit., note 26). Rentré en France en 1918, l’auteur rédige donc son livre, qui est une description des tares « objectives » de la race intellectuelle teutonne. Il regrette toutefois la parution de son ouvrage dès avant celle-ci, et c’est le troisième temps. En effet à l’automne 1918, il est revenu à des projets de concertation internationale et pacifique, il faut « faire cesser la contrainte que la guerre exerce encore sur nos intelligences» ; contre la majorité des intellectuels français de l’époque, et aussi contre l’avis d’une partie des proches de la NRF, il souhaite réorienter la revue, l’ouvrir à une perspective européenne généreuse et faire un pas vers les Allemands. Pourtant il ne peut alors désavouer publiquement son livre haineux, et s’il le critique en privé, l’ouvrage aura plusieurs tirages de son vivant et ce sera son seul succès de librairie. Alors duplicité ? Double langage? Ou plutôt sincérités successives, mais opposées ? Ce qui est intéressant ici, c’est en fait la complexité du témoignage, sa dépendance au conjoncturel et à l’environnement immédiat. Dans une préface à la réédition du livre en 1924, il critiquera sa propre production, mais les intellectuels allemands des années vingt ne la lui pardonneront pas. Un extrait d’une lettre à sa femme, datant d’avant l’armistice, peut témoigner pour finir du caractère poignant de ce « dilemme du témoignage » chez cet intellectuel humaniste (Y. Dagan, art. cit., note 38, dans Bulletin de l’AJRAF, n°52/53, 1989, p.63) : «C’est mon pauvre livre (…) Je le déteste, je l’exècre, si j’avais seulement un tout petit peu de courage, j’en arrêterais l’impression, car je sais que sitôt qu’il aura paru, je le regretterai et qu’il sera un remord pour toute ma vie. Les scrupules que j’avoue dans ma préface étaient légitimes, j’aurais dû les écouter. »

Vincent Suard, mars 2021

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Pasquié (ou Pasquier), Louis (1886-1932)

Né à Rignac, près de Gramat (Lot), le 11 mars 1886, d’un père forgeron, dans une région marquée par une grande hostilité entre groupes politiques et religieux. Ses années à l’école catholique le font devenir anticlérical, et il sera connu comme « Pasquié le mécréant ». Ses deux années de service militaire au 10e Dragons de Montauban le font devenir antimilitariste. L’intervention de l’armée dans les grèves le rapproche du socialisme. Marié à Paris en 1912, il s’y installe comme serrurier et électricien. Après la guerre, il revient dans le Lot, à Alvignac comme artisan en travaux hydrauliques. Très dynamique, il monte une auberge sur la route touristique de Rocamadour et de Padirac. Il meurt à 46 ans en 1932.

Ses deux carnets de guerre sont dédiés à sa femme et veulent être les substituts d’une conversation. Ils ont été retrouvés par son petit-fils Michel Georges dans le cadre d’une recherche généalogique, retranscrits, et un exemplaire du texte a été déposé en 2021 aux Archives départementales du Lot. La présentation par M. Georges occupe 37 pages sur les 76 de l’ensemble.

Le récit se divise en deux parties distinctes. Louis Pasquié est d’abord mobilisé au 220e RI où ses talents de cuisinier et sa débrouillardise sont très appréciés des officiers. Il décrit leurs exigences, les pillages, le gaspillage généralisé. Un moment attaché au service téléphonique, il est frappé par la stupidité des demandes que les chefs font passer par cette voie. Il s’en prend aussi aux aumôniers. Il signale les ravages causés sur l’infanterie par des « tirs amis » (par le canon de 75), le bourrage de crâne des journaux, l’artisanat des tranchées, les permissionnaires remontant en pleurant. Autant de situations déjà bien connues. Mais, plus original, il est un des rares témoins à évoquer clairement l’homosexualité.

Le 16 août 1915, son savoir-faire professionnel reconnu, il est envoyé comme affecté spécial aux établissements Dulac à Lyon, usine métallurgique. Il y retrouve un même niveau de gaspillage, l’arrogance des petits chefs, sous la menace permanente du retour au front en cas de contestation. Il décrit le travail des enfants, les mauvaises conditions de la vie ouvrière (logement, cherté, restrictions alimentaires), le syndicalisme et les grèves. Lui-même reconnait que ses notes ne peuvent être que superficielles. Un passage concerne les fêtes de la victoire à Lyon ; un autre les ravages de la grippe espagnole.

Rémy Cazals, février 2021

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Balique, Gabriel (1891-1980)

1. Le témoin
Gabriel Balique, né en 1891 à Solre-le-Château (Nord), est étudiant en droit à Paris au moment de la mobilisation. Incorporé à Avesnes au 84e RI, il fait ses classes en Dordogne et au camp de la Courtine (Creuse), puis assure l’instruction de la classe 15 ; promu aspirant en janvier 1915, il gagne le front avec le 417e RI. Passé sous-lieutenant en août 1915, il fréquente des secteurs de l’Oise et de l’Aisne, et est versé au 220e RI en avril 1916. Il combat à Verdun et, à la dissolution du 220e, il passe au 330e RI en décembre 1917 ; après une nouvelle dissolution en septembre 1918, il finit la guerre au 164e RI, avec le grade de lieutenant. Il décède en 1980 après une carrière de notaire à Martigues.
2. Le témoignage
Saisons de guerre, notes d’un combattant de la Grande Guerre, par Gabriel Balique, a paru aux éditions L’Harmattan en 2012 (197 pages). Les documents ont été réunis et présentés par son petit-fils Nicolas Balique. Il s’agissait à l’origine de huit petits carnets écrits au jour le jour, dont heureusement l’auteur avait rédigé une copie, car les originaux ont disparu dans les pillages de mai 1940. C’est un journal intime dans lequel l’auteur exprime ses sentiments, ses doutes et ses espoirs (décembre 1914, p. 22) : « ce carnet me suivra partout où je passerai, comme un ami fidèle (…) Pourrais-je plus tard en lire des extraits à mes enfants, au coin du feu, près d’une femme chérie ? » N. Balique estime que la reprise des notes d’origine a donné lieu à des filtrages, à quelques éléments d’autocensure (conversation téléphonique 02/2018).
3. Analyse
a. Le combat. G. Balique arrive sur le front seulement à la fin avril 1915, et il décrit d’abord son rôle de chef de section, dans un secteur relativement calme, si ce n’étaient les bombardements d’artillerie de tranchée (19 juillet 1915, p. 49) : « C’est lugubre d’entendre, du fond d’un abri, l’avertissement des sentinelles, répété de créneau en créneau dans la nuit, « attention, minen à droite » ou « minen à gauche ! », puis l’éclatement, formidable. Et ce cri « Rien, pas d’accident » transmis tout aussi régulièrement, quand ce n’est pas un autre. ». L’auteur combat à Verdun en septembre 1916, et l’entrée en matière, lorsque le bataillon est alerté, témoigne de la dureté de l’expérience (5 septembre 1916 Verdun p. 97): « Le capitaine Lagriffe revient, la face blême. Son discours est bref, et sa voix chargée d’émotion : « Mes amis, on nous envoie à une mort stupide et inutile. Nous attaquons sur un terrain inconnu, dans une direction vague, avec un objectif indéterminé. » Après s’être dit adieu, on fait contre mauvaise fortune bon cœur car les hommes sont là, qu’il ne faut pas décourager. » G. Balique, après avoir raconté les combats auxquels il participe, évoque les appels des mourants, le spectacle des cadavres (p. 100) : «Des masses informes gonflées, des bras, des jambes, des têtes et beaucoup de troncs sans tête, surtout chez les Boches car les nègres avaient attaqué la veille. » Pour lui, le plus dur de sa guerre réside dans l’expérience à Verdun des carrières du Bois Fumin, où s’entassent les combattants, cherchant un abri précaire au milieu des morts et des blessés (p. 98) : «Imaginez une carrière de petite dimension. Au milieu, une colline de macchabées avec en bas une centaine de blessés et d’agonisants. En voulant nous mettre à l’abri, nous sommes forcés de marcher sur les corps raidis. Des sentiers ont dû être tracés à travers cette colline humaine, cette Babel de cadavres arrosés de chaux et en décomposition d’où s’exhale une odeur épouvantable. » Avant et après Verdun, il occupe des secteurs plus calmes. Il participe aussi à un coup de main et en couche les préparatifs sur ses carnets, dans une forme testamentaire: il essaie ainsi de consoler ses parents par anticipation (p. 90 – 91) : « Je vous jure, et ainsi j’éviterai le plus petit reproche, que je n’ai pas été volontaire pour ce coup de main. J’ai tenu ma promesse fidèlement mais, aussitôt désigné, j’ai obéi comme un soldat doit le faire. » La fin de la guerre le voit engagé dans des combats violents (la Malmaison, 27 au 30 septembre 1918), et il n’est nullement enchanté de dépendre du général Mangin (p. 177) : « Je pus heureusement éviter pas mal de dégâts à la compagnie en sollicitant sa mise en réserve et en faisant des comptes rendus « un peu là » sur la situation. De la sorte, mes pertes furent beaucoup plus limitées que celles de la 6 et de la 7 qui se firent massacrer sans résultat et, à mon avis, un peu inconsidérément. Je suis, et resterai fier de ces pertes évitées, d’autant que je suis convaincu que cela a beaucoup tenu à moi. »
b. Le quotidien. En dehors de ces moments intenses, le quotidien reprend ses droits, interrompu par les permissions, à l’occasion desquelles G. Balique fait la découverte du cafard (p. 88) : « J’en étais à me croire malade. (….) Mais à présent cela va beaucoup mieux, le moral se retrempe, le cafard disparaît et bientôt « Y’aura bon bézef » ». Il reproche aux officiers de faire trop de politique, ce qui dans son sens signifie marchandage, favoritisme et recherche d’embuscage ; il s’indigne aussi de devoir rester deux ans dans son grade de sous-lieutenant (p. 138) : « J’espère qu’il y a encore des unités où l’attitude et l’aptitude au feu comptent plus que les salamalec, les courbettes, et la cour faite au colonel. »
L’auteur sert dans des régiments composés surtout de gens du Nord (84, 417 ou 330), ou de méridionaux (220) ; il apprécie ses compatriotes, souvent des mineurs, qu’il trouve très bons garçons et travailleurs, et il regrette qu’on les lui enlève pour les transférer dans le Génie. L’amalgame se fait aussi avec les Méridionaux et peut produire une ambiance fort joyeuse, qu’il décrit dans une lettre (p. 57), avec des « quolibets et apostrophes entre gens du Nord – Lille, Roubairio, Tourquennio – au parler gras, un peu lourd et chantant, si sympathiques à mes oreilles qui retrouvent un peu du pays perdu, et [des] gens du Midi, à la voix plus chantonnante encore, à l’accent si original, aux jurons si expressifs, « Milledious ! » et d’une saveur toute méridionale. » A la dissolution du 220, il retrouve au 330 beaucoup d’hommes des régions envahies et s’en réjouit (p. 157) : «Entendre le patois de chez nous m’a fait une belle émotion. Denain, Saint-Michel, Orchies, Maroilles: tous ces noms m’ont donné l’impression de revenir d’un long exil. Bref, je suis chez moi et non plus à Agen ou Toulouse comme au 220 où j’étais pourtant si bien avec mes hommes. »
c. Aviation. L’auteur est l’un de ces nombreux volontaires à avoir tenté de passer dans l’aviation, à avoir eu une formation au pilotage, et finalement à avoir été recalé pour insuffisance. Si les récits ne manquent pas pour les pilotes accomplis, les recalés ont été plus nombreux que les élus, et leurs témoignages sont plus rares. Détaché en formation de pilote d’avril à août 1918, il décrit au début les aviateurs de manière extrêmement laudative, de bons garçons, «les yeux droits et francs, des yeux qui n’ont jamais peur, sauf du mensonge. (…) Au fond, ce sont les meilleurs gars du monde, qui ne connaissent ni la méchanceté ni la rancune » (p. 165). Il ne parvient pas à apprendre à piloter convenablement, et finalement un supérieur le prend à part, lui conseillant de « laisser ça là » : il fait aussitôt une demande officielle de radiation. A la fois humilié et serein après cet échec, son jugement sur les aviateurs a radicalement changé, il décrit (p. 171) : «le milieu peu sympathique et surtout égoïste des aviateurs. Je m’étais bien trompé sur leur compte en en faisant un peu vite des chevaliers des temps modernes. »
d. Débats avec soi-même. G. Balique couche dans ses écrits des considérations intimes, des interrogations sur sa conduite morale et sur l’évolution de son caractère. Jeune bourgeois catholique, les questions religieuses reviennent souvent, comme par exemple l’éloignement de la pratique qu’il constate chez lui, et en même temps regrette. Il rate souvent l’office (p. 40, p. 69, p 73…) : «Quel païen je suis devenu avec la guerre » ; le jour de Noël 1915, il ne va pas à la messe de Minuit, dont il entend les cloches, et ce son joyeux lui fait honte (p. 73) : « Oh pardon petit Jésus de Noël, pardon Dieu de la crèche, ô vous que je semble oublier et que j’entends pourtant au fond de mon cœur. Je vous en prie, imposez-moi un peu de dévotion. Réchauffez cette foi qui s’endort, ranimez la flamme qui vacille mais qui ne veut pourtant pas s’éteindre. » En juin 1916, il note que la religion a déserté son âme, et il en est arrivé à penser que c’est «une chose à voir après la guerre. » C’est aussi un fait qu’il constate chez les autres (p.87) : « dans la troupe, l’idée religieuse est endormie, non pas morte, mais comme chloroformée. » Après deux ans de guerre, il se dit gai, mais dévergondé, et il s’inquiète d’une forme de régression intellectuelle. Il a le cœur dur comme de la pierre (p. 102) : «Beaucoup l’ont comme moi, et il faut les excuser, car tout aura été fait pour le leur endurcir. Seul l’amour et l’affection repétriront ces cœurs d’homme et en referont l’éducation. Plus tard. A présent : tout à la Patrie ! » Il évoque aussi, lors de permissions à Paris, la tentation sexuelle incarnée par la rencontre de prostituées. Il évoque sa victoire morale (p. 91) : «Je résiste aux tentations « Timor microbi » », mais ces notations sont ambigües car il dit ailleurs clairement que ses carnets sont destinés à sa famille: s’il avait succombé, l’aurait il inscrit dans ses notes ? Il reste aussi en contact épistolaire avec le père Plazenet, de la pension mariste du «104», le foyer de la rue de Vaugirard qui l’hébergeait avant-guerre. Celui-ci lui écrit pendant toute la guerre, et l’auteur attache de l’importance à cette correspondance (p. 158) : « Dans sa dernière lettre, le père Plazenet m’adressait un unique souhait, qui vaut aussi conseil : « Répondez chaque jour à la Grâce de chaque jour, en vous efforçant de donner à chacune de vos journées son maximum de valeur. Agir autrement, c’est gâcher son temps et voler Dieu. » C’est beau. »
e. La fin de la guerre. Son frère Francis est tué le 25 juillet 1918 dans l’Aisne, et la tristesse et la mélancolie envahissent dès lors les carnets. Il consigne les récits des habitants des régions libérées, raconte les dures conditions d’occupation, et un témoignage revient souvent (p. 182) : « le cri unanime, c’est que les boches crevaient de faim. ». Il évoque sa visite dans sa maison pillée à Solre, l’ambiance à Lille, sous administration anglaise, et la fin des carnets, après avoir décrit, à Béthune, le spectacle pitoyable de prisonniers allemands affamés lapant des restes, se termine par une note très sombre (p. 193) : « Quel triste spectacle, et faut-il être au 20ème siècle pour voir cela ! Mais au fond, n’est-ce pas eux, ces sales Boches, qui l’ont voulu ? N’est-ce pas eux qui m’ont tué Francis ? Si j’avais encore un peu de pitié pour eux avant, maintenant c’est fini (…) Et pourtant, ce sont des hommes comme nous, des pauvres types qui, pour la plupart, ont fait leur devoir sans avoir voulu la guerre. L’Evangile dit de rendre le bien pour le mal… Oui, mais pas aux Boches ! ».

Vincent Suard, mars 2018

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