Saint-Pierre (famille : 6 témoins)

Les six frères Saint-Pierre qui ont fait la guerre sont nés à Nantua (Ain) dans une famille bourgeoise propriétaire de vignes. Marin (1875-1949), médecin dans cette ville, épouse en 1908 la fille d’un général ; deux filles du couple deviendront religieuses. Clément (1877-1936), avoué à Belley, épouse une fille de médecin en 1905. Amand (1879-1932), notaire à Yenne en Savoie, se marie en mai 1914. Jean (1883-1963) est ordonné prêtre en 1908 ; incorporé en 1915 et très marqué par la Grande Guerre, il écrit jusqu’à la fin de ses jours sur des cartes postales représentant le maréchal Foch. Joseph (1885-1965) devient médecin, et la guerre lui impose de terribles travaux pratiques. La famille compte un dernier frère, Antoine (1895-1972), bachelier en juillet 14, envisageant des études de médecine qu’il achève après-guerre pour s’installer à Oyonnax. Le témoignage familial est : La Grande Guerre entre les lignes, Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre, Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916, Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918, Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 p. Le corpus est formé de 3 journaux et 2 491 lettres et cartes postales. Le journal d’Amand va du 2 août 1914 au 18 octobre 1918, tenu au jour le jour et non réécrit. Celui de Joseph se compose de notes quotidiennes du 31 juillet 1914 au 12 avril 1915 et d’un texte réécrit en 1940, alors qu’il est à nouveau mobilisé à Chambéry ; ce dernier couvre la période du 12 avril 1915 à sa démobilisation en 1919 et comporte des dates décalées et des confusions de situations corrigées par le présentateur. Antoine a écrit trois tomes d’une autobiographie intitulée « Journal de ma vie », dont seules 22 pages concernent la Grande Guerre. Amand écrivait chaque jour à Marguerite, son épouse, une lettre qu’il appelle (6-1-18) « la lettre de notre promesse », lien vital avec la civilisation pour le bonheur et le plaisir qu’elle procure, ainsi qu’à la famille dans le Bugey, soit 1 277 lettres. Marin a laissé 397 courriers et Jean 673 lettres et cartes postales. Enfin 144 courriers ont été échangés entre les frères. Joseph et Amand sont les deux personnages les plus représentés dans l’ouvrage.
La guerre des frères Saint-Pierre
Le parcours militaire de chacun des frères, non exposé dans l’ouvrage, est difficile à suivre et doit être recomposé avec les éléments fournis par les témoins eux-mêmes. Le 1er août 1914, Joseph est affecté au 2e bataillon du 23e RI à Bourg-en-Bresse comme médecin aide-major de 1ère classe. Le jour de l’attaque allemande qui occasionne la prise de la colline de La Fontenelle, dans les Vosges, il se dit « déprimé et à bout de forces » et se retrouve le lendemain à l’hôpital de Saint-Dié, souffrant de fièvre. Alors qu’il demande à revenir immédiatement au front, il apprend qu’il est remplacé et envoyé à l’arrière. Au Thillot, il est reçu par un officier qui lui déclare : « Ah, vous arrivez du front. Eh bien, dites-moi, c’est donc vrai que tous les officiers sont des lâches ? » Cet incident interrompt son journal jusqu’au 15 décembre 1915. Sa « faiblesse » sous le feu ne lui permettra jamais de revenir au 23e. Il sera toutefois cité 6 fois et recevra la Légion d’honneur avec palme le 5 février 1919 alors qu’il a terminé sa guerre dans le 116e BCA.
Amand, âgé de 36 ans à la déclaration de guerre, est affecté au 56e RIT de Belley. Après avoir un temps tenu le camp retranché de Belfort, son régiment, le front stabilisé, est en ligne dans le Sundgau. En octobre 1914, Amand occupe le poste de secrétaire du général commandant le secteur de Bessoncourt et nous renseigne sur ce service d’état-major en relation avec les pouvoirs civils et la population alsacienne. Le 11 octobre 1915, brigadier, il passe au 7e escadron du Train. En janvier 1918, il est sergent, secrétaire d’état-major de la 133e division et passe à la section colombophile. Il se trouve à proximité de ses frères Jean et Joseph mais, en février 1918, Amand passe maréchal des logis au 9e régiment d’artillerie à pied. Marin est médecin aide-major de 1ère classe à l’infirmerie militaire de Bosmont, Territoire de Belfort. Jean termine la guerre au 265e RAC. Antoine est nommé en juillet 1918 sous-lieutenant au 73e RI et se trouve dans le secteur de Montbéliard.
La composition du témoignage
Le présentateur des écrits des frères Saint-Pierre nous renseigne dans son préambule sur le travail réalisé pour la publication des deux volumes, qui ont représenté 15 années d’un véritable « travail de bénédictin : transcrire les textes manuscrits, retrouver leur orthographe, émonder les lettres des passages trop intimes et inintéressants, repérer les lieux de combat et tranchées sur les cartes d’état-major et les plans directeurs au 1/50 000 ; identifier les individus et les événements, rédiger des notes. Les journaux ont été conservés dans leur intégralité, les lettres ont été réduites de moitié environ. Le choix a été fait de ne pas se limiter aux faits de guerre et de conserver ce qui a trait à la vie familiale et à la société de cette époque, afin que le document garde son caractère sociologique. » Les correspondances et journaux multiples sont particulièrement riches d’enseignements (voir les notices Papillon et Verly). Dans le cas des frères Saint-Pierre, il s’agit de transmettre l’expérience de la Grande Guerre en consacrant la cohésion familiale. Tous ont conscience de vivre une expérience extraordinaire et de participer à l’écriture d’une guerre aussi complexe et foisonnante.
Connectés aux mondes littéraire (Julien Arène, Frantz Adam, les dessinateurs Hansi ou Zislin), ecclésiastique, militaire ou médical, ils sont des témoins précieux, lettrés et sensibles au monde qui les entoure. Amand surtout, introspectif, s’autocensure peu. L’analyse de ses propos dans ses lettres et dans son journal permet une opportune comparaison. À Marguerite, son épouse, il dit (4-5-17) : « Ne parle pas de tout cela à Nantua, car à toi seule je dis tout ce qu’il en est. » Dès lors, il ne cache rien de ses états d’âme, parsemés de secrets militaires qu’il jure de garder mais divulgue finalement à sa femme, de sournoiseries d’état-major et de lassitude d’une guerre interminable. Certes, il est refusé comme candidat officier, ce qui pourrait expliquer une éventuelle frustration, mais il rapporte un sentiment général si l’on en croit une lettre reçue par Amand : « J’ai été encore une fois cité à l’ordre du jour, jusqu’à ce que je sois décoré de la croix – de bois. »
Joseph aussi est réaliste, donc pessimiste. Le 1er août 1914, il déclare : « Qu’est-ce que la guerre moderne ? Je connais les récits des guerres anciennes. Je ne doute pas qu’une guerre actuelle soit exactement une boucherie. J’ai la ferme conviction que je n’en reviendrai pas et pour ne pas exagérer, j’émets l’avis que j’ai au maximum 50 % de chance d’en revenir. » Passionné de photo, Joseph utilise son appareil très tôt (septembre 14). Il est ainsi l’un des premiers à photographier la guerre dans les Vosges, aussi ses clichés sont connus en dehors du cercle familial ; il vend des images à L’Illustration et l’on en retrouve dans l’historique régimentaire du 23e. Il use pour cela des techniques particulières telle une photo « aérienne » prise de la tranchée, l’appareil placé au bout d’une perche. Joseph contribue ainsi, avec Frantz Adam et Loys Roux (voir ces noms), au fait que le 23e RI soit surnommé « le régiment des photographes ».
Une encyclopédie de la guerre
L’ouvrage nous plonge dans la guerre avec une multiplicité d’impressions ressenties et décrites. Des impressions sonores : sifflement d’une balle perdue ; son différent d’éclatement des obus selon le sol ; bruit infernal qui endort puis réveille ; éclats imitant des cris d’animaux ; « souffle immensément puissant d’un monstre endormi » quand il s’agit d’un bombardement lent et régulier ; rafales comme des « lancées de mal de dent » ; écho lointain de la bataille de Verdun à 60 km de distance et même jusqu’à Montbéliard. Dans l’air qui « mugit », les raids d’avions produisent une impression éprouvante, qu’Amand décrit à Marguerite : « Je t’assure qu’il n’y a rien d’agréable à se trouver là-dessous : les avions volant très bas, leurs moteurs font entendre un ronflement menaçant d’un lancinant sans nom ; vous sentez les appareils qui vous survolent en vous cherchant, les bombes éclatent épouvantablement, les obus explosent autour des avions, les mitrailleuses crépitent, les débris retombent de partout. » Dans cette guerre, le tonnerre naturel « perd ses droits et devient tout simplement ridicule ».
Des impressions olfactives comme l’odeur du front des Vosges : « La puanteur atroce mêlée à l’odeur résineuse des sapins hachés par les bombardements. » Des impressions physiques, comme l’accoutumance physiologique aux tranchées et aux conditions de vie. Ainsi Joseph : « Un soir, ne sachant où coucher, j’avise un tas de cailloux : lui au moins est relativement sec… Il me servira de lit. C’est un nouveau genre. J’ai déjà goûté du pré, du bois, du plancher, du sillon de labour et, ma foi, on n’y est pas trop mal : les cailloux se moulant un peu sous le poids du corps. » Il revient à plusieurs reprises sur cette « déshabitude du lit ».
C’est surtout la souffrance du soldat qui transpire de ces analyses ; les punitions imbéciles sont notées ; les affirmations cyniques, ainsi cette phrase d’un officier supérieur en août 1916 considérant que fournir des vêtements n’est pas nécessaire puisque les trois quarts des hommes vont y rester. Cette ambiance d’oppression est permanente. Elle découle du fossé qui sépare soldats et officiers. Amand se plaint également de l’ambiance morale : « Par exemple, quelles mœurs, quelle débauche, c’est effrayant, dégoûtant, écœurant… Je ne puis rien en écrire, ça dépasse l’imagination. » La condition ouvrière non plus n’est pas épargnée par Amand, surtout après les grèves du Rhône de 1917 : « Qu’on demande à ceux du front s’ils consentiraient à prendre à l’intérieur la place de ceux qui se plaignent et l’on verra le résultat ! » Même les Parisiens sont décriés (Amand, 4-2-18) : « Oui, j’ai lu le raid des aéros sur Paris et les croix de guerre que cela a fait distribuer dans la capitale. Je regrette qu’il y ait eu des victimes, mais le fait en lui-même rappellera un peu aux Parisiens que la guerre existe […]. C’est malheureux à dire, mais on est obligé de constater dans la masse des poilus, avec un sentiment sincère pour les victimes, une sorte de presque satisfaction de ce fait-là ! » Bref, le fossé entre l’avant et l’arrière est profond et universel à la lecture des frères Saint-Pierre. Et pourtant, les soldats ont conscience de devoir aller jusqu’au bout : « Le temps ne changera rien au résultat final, l’écrasement des Boches, tant pis si on paye des impôts », déclare Marin à sa mère. L’emploi de nouveaux gaz par les Allemands déchaine la volonté de vengeance d’Amand, en juillet 17 : « Il faudrait étripailler tous les Boches, mâles et femelles, petits et grands ! »
Les fraternisations sont le plus souvent représentées par les échanges les plus divers (sifflets, boules de neige, insultes au porte-voix, cigarettes), par l’entente tacite ou simplement par des attitudes d’humanité (ainsi le 24 décembre 1914 au col d’Hermanpaire, dans les Vosges, où un ténor entonne un Minuit chrétien religieusement écouté par les soldats allemands qui applaudissent.
Le bourrage de crâne n’est pas absent : pieds coupés par les Allemands pour éviter les évasions ; blessés achevés ; Boches dépeceurs ; mais aussi Allemands tuant leurs officiers pour se rendre ; officiers autrichiens qui, « pour exciter les hommes, déclarent que le pillage et le viol seront autorisés » en Italie conquise. Autres thèmes récurrents, les charges violentes contre les soldats du midi, le 15e corps, les gendarmes imbéciles, l’espionnite. Et les poncifs comme « La France aura toujours le dernier sou, l’Angleterre le dernier vaisseau, la Russie le dernier homme » ou la motivation alimentaire des désertions allemandes.
Le tout est ponctué de belles descriptions : une remise de décoration ; les bleus « nerveux du fusil » ; une attaque de nuit ; le terrible travail des brancardiers sur le Linge. La boue « comme de la crème », qui empeste le gaz et dans laquelle on peut mourir noyé ; la vue panoramique d’une attaque à Verdun. Verdun, « cette fois, c’est la vraie guerre » et le témoignage justifie sa place particulière dans l’expérience combattante avec la vision traumatique d’une mort individuelle dans la mort de masse.
La victoire
Les six frères Saint-Pierre, tous survivants, non blessés, vivent la victoire avec des sentiments nuancés. Joseph, le 11 novembre à 11 heures, déclare : « Messieurs, vous êtes joyeux, moi non ! Nous devions aller en Allemagne pour confirmer notre victoire. L’affaire n’est pas terminée, dans vingt ans il faudra recommencer. » Antoine est en permission à Nantua à cette date et revient au front, s’étonnant qu’il ne soit plus létal : « Par un clair de lune splendide, je pouvais marcher à découvert sur ce qui avait été le champ de bataille. Je ne pouvais croire au total silence qui régnait sur ces lieux dévastés. » Amand quant à lui « est tout désorienté à l’idée de la démobilisation » et « tout troublé à l’idée du retour ». Après que Joseph ait échappé au minage des caves et des routes lors de la poursuite d’octobre 18, c’est Amand qui manque encore de mourir à cause d’un « fil gros comme un crayon, solidement attaché à deux arbres et traversant la route juste à hauteur de la gorge », tendu de nuit le 14 décembre 1918 à Heimersdorf, dans le Sundgau. Il revient plus loin sur cette insécurité en Alsace. Par contre : « Réveillé par le sifflement très proche d’un obus de gros calibre, j’ai dressé l’oreille pour écouter l’éclatement et juger de la distance de la chute, mais rien. J’avais dû rêver et je m’en suis aperçu de suite, comme tu penses. » C’était le 30 novembre 1918 ! La guerre restera pour tous un traumatisme au-delà du cauchemar.
Yann Prouillet

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Roux, Jean-Louis (1882-1970)

Jean-Louis Roux, dit Loys, est né à Buxy (Saône-et-Loire) le 12 novembre 1882, fils du receveur des postes, quatrième d’une famille de cinq enfants : Marie-Louise (1877), Jean Désiré (1879), Joseph (1881), puis André (1898). Après des études au petit et au grand séminaire de Lyon, Joseph et Loys, accèdent à la prêtrise quand la guerre se déclenche. Vicaires à Lyon, ils se portent volontaires pour monter au front dès la mobilisation. Ils sont affectés à Lure à l’ambulance 13/7, qui arrive dans les Vosges dès août 1914. Fixée dans le secteur de Saint-Dié à partir de la cristallisation du front, les deux frères vont rester dans cette formation, occupant les fonctions de brancardiers et participant à l’exhumation des soldats morts lors de la bataille des frontières, pour les regrouper dans des cimetières. Mais cette position de relative inaction leur pèse et ils aspirent à exercer leur ministère dans une formation combattante. Ayant appris que les officiers du 23e RI « tiendraient » à avoir un prêtre, ils demandent à être versés dans cette unité, qu’ils intègrent le 1er mai 1915 dans le secteur de La Fontenelle. Ils ne quitteront plus ce régiment. Joseph meurt le 22 décembre suivant sur les pentes du Hartmannswillerkopf et le caporal brancardier Loys fait toute la campagne, occupant tous les secteurs (Vosges, Alsace, Somme, Argonne, Champagne, Verdun, Lorraine, Flandres, Chemin des Dames et Belgique), avant d’être démobilisé en mars 1919. Il meurt le 17 juillet 1970 à Vermaison (Rhône).
Un prêtre-brancardier dans le « régiment des photographes »
Loys pratique la photographie bien avant le déclenchement de la Grande Guerre. C’est donc tout naturellement qu’il se munit de son appareil. Pendant toute la guerre il réalise plus de 1500 clichés qu’il légende précisément et répartit dans deux albums couvrant la période 1914-1922. Il nous renseigne lui-même en frontispice de son monumental travail, qu’il intitule « Ma collection de photos de guerre », sur son parcours militaire et sur l’origine des photos : « Quand au bas de la photo il n’y a pas de nom d’auteur, c’est qu’elle est de mon frère l’abbé Joseph ou de moi. De l’abbé Joseph, 372, de moi 1547. Il y a deux albums, ceci est le premier. Soit un total de 1919 qui est le chiffre de l’année de la démobilisation. » Outre ce volumineux corpus, le docteur Frantz Adam réalise quant à lui environ 600 clichés et Joseph Saint-Pierre (voir ces noms) à peu près autant. C’est le volume photographique global le plus important d’une unité, le 23e RI, que l’on peut surnommer aujourd’hui « le régiment des photographes ». En fait, les deux albums de Loys Roux forment un véritable journal photographique de guerre, un témoignage considérable sur le soldat du front-arrière à la tranchée. Car Loys, dès son arrivée au 23e RI, intègre la première ligne auprès des combattants, suivant même les combats au plus près pour exercer ses « ministères », le sanitaire et le religieux. Accompagné en permanence par son appareil, il couche sur la pellicule tout ce qui, à ses yeux, a une importante testimoniale, et surtout il légende ses images de manière très précise, commentant les sujets, l’intérêt des détails mais aussi les dates, heures et conditions météorologiques, en véritable professionnel, voire même dans certaines circonstances (attaques ou bombardements) en véritable reporter. Il fait des essais de pellicules pour améliorer encore sa technique et pratique la photo au magnésium, plus délicate. Ainsi trouve-t-on quelques rares clichés de nuit, devant Reims bombardée. Parfois, il y ajoute des commentaires ironiques qui confirment une démarche de recomposition chronologique du témoignage pratiquée après-guerre. À plusieurs reprises, il photographie dans des conditions qui mettent sa vie en péril ; le souffle de la guerre se ressent dans ses images, et leur qualité témoigne quelquefois de ces circonstances (clichés floutés par les vibrations du canon de 400 ou la trépidation des convois sur une route, épreuves dégradées par les conditions de vie au front). Comme Marius Vasse (voir ce nom), il dit avoir vendu certains clichés à L’Illustration. On trouve ainsi une messe à La Fontenelle en double page du numéro du 11 décembre 1915, un cliché de l’attaque du 16 avril 1917 paru dans le numéro du 9 mai – et « payé 50 frs » –, un du 13 octobre suivant dans un camp à Suippes – et « payé 150 frs ». Enfin le nombre de clichés montrant des sujets jusqu’alors peu représentés voire inédits est impressionnant. Nous citons parmi les plus représentatifs : un soldat haranguant les hommes du 23e, présenté comme « un sergent prétendu retour d’Allemagne. Il nous engage à tuer les prisonniers. Pas de succès », le 13 juillet 1916 à Quiry-le-Sec (Somme) ; des soldats allemands se rendant en courant ; la capture d’un soldat allemand noir, un « nègre boche », le 16 avril 1917 près du Moulin de Loivre, devant Reims.
Par contre, les mutineries sont les grandes absentes de ses clichés alors que le 23e et toute la 41e division sont très touchés par ce phénomène. Loys n’évoquant pas ce manque, la raison de cette énigme semble éclairée par les paroles de Frantz Adam, dans son ouvrage, Sentinelles… Prenez Garde à Vous… : « Ces photos prises par un infirmier furent saisies et servirent de pièces à conviction devant le Conseil de Guerre. » Cet infirmier-photographe est très vraisemblablement Loys Roux.
Yann Prouillet
*Jean-Louis Roux, Un prêtre-brancardier dans le régiment des photographes, Carnet photographique de guerre de Loys Roux, 1914-1919, Moyenmoutier, Edhisto, 2013, 400 p.

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Bussillet, Henri (Bussi-Taillefer, Henri) (1882-1968)

1. Le témoin

Le docteur Henri Bussillet, alias Henri Bussi-Taillefer n’est pas un inconnu dès avant la guerre. Grand amateur de photographie, qu’il pratique autant en artiste qu’en ethnographe, il est ami de Louis Lumière et va exercer son art entre 1900 et 1910 dans les Alpes, où il est l’un des premiers à faire des autochromes ce, dès 1910. Universellement curieux, y compris en zoologie, il laisse ainsi nombre de collections, de notes et de témoignages de ses découvertes alpines au début du siècle, ainsi que plusieurs ouvrages sur la médecine et la montagne. Le 31 juillet 1914, alors qu’il exerce dans un hôpital de Lyon, il reçoit un télégramme lui intimant de rejoindre la caserne Aubry de Bourg-en-Bresse afin de prendre en compte une ambulance du 23e RI, le « régiment des photographes ». Le 2 août, le terminus ferroviaire échoue dans les Vosges, à Cornimont, pour le regroupement, et il pénètre en vainqueur en Alsace où il participe à la libération de Mulhouse. S’il voit quelques combats, il a fort peu d’activité et se trouve étonné de devoir abandonner la ville quelques jours plus tard. Il y revient pour une seconde libération tout aussi éphémère avant de passer les cols vosgiens dans une retraite plus qu’une déroute. Là commence un nouveau chapitre, celui de la défense des derniers contreforts des Vosges. Il installe pour sa part son ambulance à Saint-Léonard et vit les rudes journées dans ce secteur jusqu’à ce que la décision appartienne finalement aux Français le 12 septembre. Après un séjour à Mandray, il apprend la retraite allemande à l’hôpital de Fraize, participe à la liesse populaire et entre dans Saint-Dié libérée sous les honneurs. La guerre changeant de visage, il abandonne, le 14, ses souvenirs sur les pentes de l’Ormont, à la veille de la cristallisation qui verra le 23ème souffrir d’autres affres sur le sommet de la Fontenelle. Henri Bussillet décède en 1968.

2. Le témoignage

Les campagnes de Mulhouse et les combats dans les Vosges. 7 août – 14 septembre 1914. Notes recueillies par un aide Major du 23e d’infanterie, Dr Bussi-Taillefer, Niort, Imprimerie Nicolas (Niort), 1965, 122 pages

Hélas trop courts et trop lointains (Bussi-Taillefer met en forme ses notes à une date inconnue après la deuxième guerre mondiale), les souvenirs de ce médecin aide major du 23e RI forment toutefois un intéressant complétif des ouvrages sur ce régiment (voir Jean de Langenhager, André Maillet, Joseph Saint-Pierre, Claude-Marie Boucaud (propos recueillis par Jean-Yves Dana), Charles Aguetant, Louis de Corcelles ou le colonel Delorme) mais surtout des souvenirs de Frantz Adam à qui il est à associer intimement. L’ouvrage est constitué d’une succession de tableaux, parfois surréalistes tels ceux de la vision des deux séjours mulhousiens ou impressionnants comme la longue colonne hippomobile de « toutes les armes » abandonnant l’Alsace (page 49). Revenant comme une litanie est la description filigranée de l’incurie des services de santé dans les batailles des frontières où l’auteur confesse à demi-mot s’ennuyer, le 30 août, en pleine bataille des frontières : « Tout le groupe, ainsi que les deux autres médecins du 23e, demeurent en cet endroit sans avoir rien à faire et nous commençons à nous ennuyer (…) » (page 69). Plus loin, Bussi-Taillefer y revient : « Nous sommes trois médecins, sans compter le Médecin-Chef ; nous ne demandons qu’à travailler et à être utiles » (page 71) et enfonce le clou le 5 septembre : « Pour nous, nous attendons, nous n’avons rien de mieux à faire » (page 104). Bussy-Taillefer nous révèle également que les mythifiés « Taxis de la Marne » ont été précédés des « Taxis des Vosges » : « Sur le soir, [du 31 août 1914] a lieu une autre attaque par une section importante de chasseurs à pied venue de Chambéry en taxis. La même erreur ayant été commise, la même charge à la baïonnette, le même résultat imparfait en découle et nos si braves Diables Bleus sont rembarqués, quelques heures après, dans les mêmes voitures, écharpés en première » (page 78). Est-il un bon témoin ? Il est trop peu descriptif et son témoignage est trop ténu pour l’affirmer. En effet, il dit avoir « vu près de la rivière, deux hommes unis entre eux, appliquées l’un contre l’autre, s’étant tués mutuellement à coups de baïonnettes » (page 85) et rapporte les évocations des hommes de l’usage de balles dum-dum, ou, pour le moins, « quelqu’un du groupe, qui présente un cerveau plus calme, dit en toute simplicité qu’il ne s’agit vraisemblablement que de balles retournées » (page 103). Dernière antienne quand, « enfiévrés par la vinasse, par le questch (sic) ou le kirch, les militaires ont fait merveille et repris le col » (page 117). Enfin, la vue de l’ennemi, certes par procuration – celle d’un occupé – est rapportée d’une manière pour le moins « imagée » : « …Monsieur le Major, poursuit-il avec une fureur concentrée…, je les ai vus, ils sont venus ici… Eh bien ! Monsieur le Major, je n’ai jamais rencontré de goinfres pareils et pas davantage, s’il vous plaît, de gens qui sortent des merdes aussi phénoménales, plus grosses que mon bras, je vous en réponds ! …Je ne saurais trop vous le redire, ce sont des têtes de cochons ! » (page 96). Au final, ce court opuscule de souvenirs, non iconographié et couvrant la petite période du 31 juillet au 14 septembre 1914 reste référentiel pour l’étude des combats d’Alsace et des Vosges.

Liste des communes citées (date – page) :

1914 : Bourg-en-Bresse (31 juillet – 7-14), Cornimont (2-6 août – 15-16), Kruth, Thann (7-8 août – 17-20), Mulhouse (8-9 août – 21-34), Lutterbach, couvent d’Olenberg (9-10 août – 34-42), Einsbrücke, Roppe (10-11 août – 43-55), Schweigenhausen, Burschweiler, Pfastatt (16-28 août – 56-63), La Schlucht, Gérardmer, Saint-Léonard (auberge du Saumon) (30 août – 1er septembre – 65-82), Mandray (1er-2 septembre – 82-108), Clefcy, Fraize (2-12 septembre – 108-113), col des Journaux, le Chipal (12 septembre – 114-116), Laveline (13 septembre – 117-118), Saint-Dié, Ormont (14 septembre – 118-119).

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Adam, Frantz (1886-1968)

1. Le témoin

Né le 1er janvier 1886 à Bourg-en-Bresse (Ain) dans une famille catholique aisée, Frantz Adam est un psychiatre confirmé lors de l’entrée en guerre (il est médecin adjoint des asiles et présente les thèses estudiantines dans la revue critique médicale de la faculté de Lyon 1912-1913). Son frère André (Bourg, 7 janvier 1894 – Pont d’Ain, 15 mars 1978), également combattant, fait prisonnier le 22 juin 1915, deviendra après guerre curé puis aumônier à Bourg. Médecin aide-major au 23ème R.I. de Bourg à la mobilisation, Frantz Adam passe médecin-major en novembre 1917. « Type extrêmement brave et modeste » (voir infra, Saint-Pierre, page 1083), il est manifestement apprécié de ses hommes qui le surnomment « Papa Adam » (voir infra, Dana, page 20). Après-guerre, il entre à l’hôpital psychiatrique de Rouffach en Alsace, dans lequel il fait toute sa carrière, et devient un aliéniste réputé jusqu’à sa mort en 1968, ayant institué la doctrine « soigne et traite chaque malade comme si il était ton père, ton frère ou ton fils ». Après avoir édité ses souvenirs (1931), il continue de publier tant sur l’âme alsacienne (1932) que sur la médecine psychiatrique (1937, 1941) jusqu’à sa retraite prise le 1er janvier 1956. Retiré en région parisienne, il décède en 1968 à Villejuif (Val-de-Marne) et est enterré au cimetière de Vanves (92).

2. Le témoignage

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Adam, Frantz (dr), « Sentinelles… prenez garde à vous… ». Souvenirs et enseignements de quatre ans de guerre avec le 23ème R.I. Paris, Amédée Legrand, 1931, 193 pages. Deuxième édition (même éditeur, 206 pages) la même année augmentée d’une carte de son parcours de guerre et d’une lettre à Norton Cru (12 pages). Il a lu Norton Cru et avoue que ce dernier l’a obligé à l’exactitude du témoignage, ce qui semble indiquer que son ouvrage a été écrit entre 1929 et 1931. Aux datations ponctuelles mais à la toponymie respectée, ses souvenirs permettent de suivre le témoin dans une narration par tableaux enrichis d’analyses. L’ouvrage n’est pas illustré.

3. Analyse

Le docteur Frantz Adam, qui vit la mobilisation à Châlons-sur-Marne, intègre le 23e R.I. qui s’est stabilisé dans les Vosges au début de novembre 1914. Il est médecin aide-major de 2e classe de réserve du 1er bataillon (cdt Rosset). Il participe à l’organisation d’un secteur qui va devenir terrible, celui de la Fontenelle au Ban-de-Sapt. D’autres lieux vont suivre ; la Somme, Verdun, le Kemmel ou les Flandres dans lesquels l’officier fait son travail avant d’être promu médecin-major, en 1917. Ses souvenirs sont alors le prétexte à dissection de son environnement, afin d’en tirer des enseignements. Sa préface rappelle sa longue « carrière » de combattant au 23e R.I., qu’il intègre le 11 novembre 1914. Responsable d’ambulance dans la commune de Saint-Jean-d’Ormont, il assiste à la formidable organisation défensive de ce contrefort des Vosges, jusqu’au col d’Hermanpère. Quand, le 22 juin, les Allemands déclenchent sur la cote 627 de la Fontenelle une attaque qui décime 452 hommes du régiment en quelques heures, il est du nombre. Lui-même, alors qu’il soigne sous l’obus, est gravement blessé aux jambes par un 210. De son lit d’hôpital, à Bourg, il apprend que la Fontenelle a été reprise. De retour en secteur à l’entrée de l’hiver, il reprend sa tâche sur une cote 627 pacifiée mais toujours mortifère, quotidiennement. Le 20 décembre 1915, il participe avec son régiment au tragique Noël sur le Vieil Armand, qui coûtera encore 24 officiers et 907 hommes. Début juin, le 23ème quitte les Vosges pour entrer dans l’enfer de la Somme, en avant de Curlu : « pour la troisième fois en treize mois » le régiment est à terre, perdant 519 hommes. Viennent ensuite l’Argonne, secteur de la Harazée, la Champagne, devant Reims, puis Fère-en-Tardenois où il assiste aux pénibles « manifestations d’indiscipline ». C’est après Verdun, secteur Tahure, côte du Poivre, à partir de juin 1917 et le terrible Kemmel, secteur des Monts de Belgique, jusqu’à l’été 1918. Entre temps, il a été nommé, à sa grande surprise, médecin-major en novembre 1917 : « officier depuis un peu plus de trois ans seulement, n’ayant que dix-huit mois d’ancienneté dans le grade précédent, je crus à une erreur, voire à une plaisanterie… » (page 146). Le 17 juillet 1918, il est dans la forêt de Villers-Cotterêts où le régiment continue de souffrir. Les derniers mois de guerre sont mouvants et c’est non loin de l’Escaut, à Maereke-Kerkhem, aux côtés du 15-2, qu’il apprend l’armistice. La guerre n’est pas finie, il pénètre en Allemagne, à Aix-la-Chapelle en vainqueur, le 7 décembre, devant une « population (…) dans les rues (…) correcte, presque sympathique à notre entrée triomphale » (page 189). Frantz Adam entre, le 21 décembre 1918, comme médecin à l’asile de Rouffach en Alsace. Sa guerre est terminée.

Outre le témoignage d’un médecin du front, ce livre fournit à l’Historien le regard d’un témoin honnête et observateur dont la volonté est de tirer des enseignements du conflit qu’il a traversé. La large évocation du front vosgien, – où le régiment a passé deux années – moins évoqué dans la littérature de guerre, vient renforcer l’intérêt de ces souvenirs de guerre. Car Frantz Adam s’avère être un fin analyste et un narrateur attachant de son expérience de guerre. Il critique les situations générales comme particulières ainsi que les visions littéraires du front, n’hésitant pas à fustiger les mauvais témoins, allemands notamment (pages 82 et 83). Il a des avis, notamment sur les mutineries, longuement évoquées (page 123 à 127), est sincère et honnête dans sa démarche. Aussi, peu d’erreurs (sauf pages 87 et 101 sur la mort de l’abbé Roux et « ressuscité » sur la Somme) mais surtout de nombreux enrichissements bibliographiques et comparatifs, tant Adam veut étayer ses dires de sources et de chiffres, ponctuent cet excellent témoignage. Au final, cet ouvrage, trop court, est une pièce essentielle du témoignage combattant, tant pour le point de vue d’un médecin du front, que pour celui d’un poilu lucide et doué d’esprit critique et d’analyse. Il est de qualité nettement supérieure à son homologue Bussi-Taillefer (in Les campagnes de Mulhouse et les combats dans les Vosges) dont il est le complétif intéressant au niveau de la chronologie de la narration mais n’a pas toutefois la puissance descriptive d’un Voivenel ou la justesse d’écriture de Duhamel.

Nombre de descriptions, dont et pour cause la plupart médicales, certes sommaires sont éclairantes ; calme de la mobilisation à Châlons-sur-Marne et vue de déserteurs alsaciens (page 15), évocation de l’état sanitaire des hommes du 75e R.I. à Ban-de-Laveline (Vosges) le 20 août 1914, aux espadrilles remplaçant les godillots (page 18) et fatigue du soldat (page 39), il évoque également le combat par intermittence : il faut « détromper les jeunes générations se figurant volontiers qu’à la guerre on passe son temps à s’entr’égorger » (page 43). Il disserte aussi sur la peur (page 44), les lettres au front (page 47), l’alcool, avec une différence entre Français et Allemands (page 82), la défécation (page 82), l’odeur du soldat (page 111), le suicide et les accidents par noyade (page 116) ou grenades (page 118), les infections nosocomiales (page 162) illustrant les autres façons de mourir en guerre avant de s’étonner que « …ce 11 novembre 1918 ne différa pas sensiblement, au Front, d’un autre jour de guerre » (page 178).

Dans la seconde édition, sa lettre à Norton Cru, empreinte d’adhésion et de contestation, lui reproche ses analyses sur le pacifisme d’après-guerre, précisant que les enfants des poilus « ne savent pas grand-chose de la guerre » (page 200) et que le désarmement n’empêchera pas la prochaine guerre.

4. Autres informations

Bibliographie de l’auteur

Adam, Frantz (dr), « Voyons…, de quoi s’agit-il ? » (Foch). La question d’Alsace-Lorraine exposée aux anciens combattants ». Paris, Amédée Legrand, 1932, 145 pages où l’on retrouve la verve de l’auteur, dans une vivante analyse, de même présentation, sur la question d’Alsace.

Rapprochements bibliographiques

Saint-Pierre, Dominique, La Grande Guerre entre les lignes. Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre. Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916. Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918. Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 pages. Adam y est cité pages 434, 629, 1083 et 1084.

DANA, Jean-Yves, J’ai vécu la première guerre mondiale 1914-1918. Paris, Bayard Jeunesse, 2004, 96 pages. « Papa Adam » y est cité page 20 par Claude-Marie Boucaud, l’un des derniers anciens combattants, qui s’en souvenait encore en 2003.

Il est cité pages 83, 85, 87, 89, 91, 93, 95 et 97 dans l’organigramme d’unité de l’historique du 23ème régiment d’infanterie au cours de la guerre 1914-1918. Paris, Fournier, 1920, 140 pages.

A noter deux de ses citations in Les médecins aliénistes et la guerre, cité par http://.bium.univ-paris5.fr/

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Frantz Adam, Ce que j’ai vu de la Grande Guerre, photographies présentées par André Loez, postface d’Alain Navarro, Paris, AFP & La Découverte, 2013.

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