Hannart, Théodore (1885-1952)

1. Le témoin

Né à Roubaix (Nord) en 1885, mariage en 1909. Père de deux filles en 1914. Fils de Georges Hannart, qui avait fondé une grande teinturerie industrielle à Wasquehal en 1895. L’apprêt Hannart était une référence mondiale en matière de teinturerie avant 1914. Théodore Hannart est un membre de la bourgeoisie catholique flamande du nord de la France ; très croyant et pratiquant ; en 1914 il dirige à 29 ans la teinturerie de Wasquehal qui a compté jusqu’à 2000 ouvriers. Il rejoint comme réserviste le 243e RI (Lille – caserne Souham) et son unité est rattachée à la 51e DR tout le temps de son engagement au front. Il a le grade de sergent, dans le rang ou assurant un temps la liaison avec le bataillon. Il est grièvement blessé par un éclat et évacué en juin 1915 (clôture de son récit).

2. Le témoignage

Le récit de Théodore Hannart a été rédigé en 1916 dans le sud de la France, après que, blessé lors des combats d’Artois le 10 juin 1915, il ait été hospitalisé tout l’été 1915 et réformé le 8 novembre de cette même année. Un exemplaire dactylographié existait à la Société Historique de Villeneuve d’Ascq et, avec l’approbation de Madame Requillart née Hannart, fille du témoin, la Société a édité les « vieux souvenirs de guerre 1914–1915 » en 1998. La publication est introduite par un texte documenté de S. Calonne, président de la Société. Le récit de 125 pages, minutieux, semble avoir été rédigé d’après des carnets de route (précision des lieux et des dates). Il s’agit d’un texte de 1916, relativement proche chronologiquement des événements narrés et qui ne connaît pas l’évolution et l’issue du conflit ; en cela, même s’il pose les problèmes classiques de la distance mémorielle, il apporte un témoignage entre le carnet immédiat et le souvenir à plusieurs décennies de distance ; reste que son titre («vieux souvenirs ») évoque une reprise tardive.

3. Analyse

Le témoignage présente plusieurs angles intéressants:

– description de la mobilisation, du sentiment des hommes et des familles, du départ

– engagement dans la bataille des frontières en Belgique, guerre de mouvement, combat d’Onhaye (23 août 1914), de Saint-Pierre (30 août 1914)

– stabilisation progressive après la Marne (poursuite/stabilisation oct. et nov. 1914, secteur de Reims, La Neuvillette, Cormontreuil, Prunay)

– l’offensive (Artois, secteur d’Hébuterne mai 1915): préparation, ambiance, tension, l’assaut, le combat, les prisonniers, l’échec…

– le vécu d’un sous-officier (ce qui n’est pas le témoignage le plus courant), et en même temps les considérations d’un grand bourgeois, mais proche du rang, sur les opérations, la hiérarchie et ses camarades

– la sensibilité aux événements d’un patron catholique, très croyant, conservateur et patriote.

Manque d’équipement, mi-septembre 1914, dans une « campagne contre l’Allemagne » prévue pour être courte

p. 66 « Ces premières nuits dans les tranchées, sans abri, sans couverture, sans toile de tente, presque tous les hommes dépourvus de veste et de lainage, ont été très dures. C’était la fin de septembre, et le début d’octobre ; nuits de brouillard glacé. Les hommes grelottaient sur place, engourdis, transpercés par l’humidité, abattus par le sommeil (…) Nos vêtements, capotes, pantalons surtout, étaient en lambeaux. Parfois, au cantonnement de repos, arrivaient une dizaine de pantalons à distribuer ; le Capitaine faisait alors rassembler les hommes dont le pantalon était le plus endommagé. Il en passait la revue, et c’était une scène plutôt comique de voir la collection ; chacun faisant valoir l’état plus minable des genoux ou des fonds, montrant sans vergogne les pans de chemise, par des ouvertures peu réglementaires. »

Fusillés – guerre de mouvement

6 septembre1914, bataille de la Marne en soutien d’artillerie : « A 7/800 mètres derrière nous se passe un drame pénible ; nous voyons défiler des compagnies baïonnette au canon. C’est la parade d’exécution de huit soldats du 327e, qui, pris hier dans une panique de troupes se repliant de la première ligne, poursuivis par des obus, sont tombés sur le Général Boutgourde, qui, sans pitié, les a fait juger immédiatement et condamner à mort. Ils sont fusillés derrière nous, au début du combat. Impression mauvaise sur les hommes, qui, de ce jour, détesteront rageusement leur Général de Division. »

Un exemple intéressant qui illustre l’interrogation centrale sur « l’interdiction » du no man’s land par le feu des deux protagonistes, avec le problème de l’impossibilité du relèvement des blessés ou de l’enlèvement des morts ; il ne s’agit pas d’un recul de civilisation mais de considérations tactiques liées à la guerre de tranchée, on ne peut simplement pas se permettre de ne pas interdire le glacis. devant Reims septembre 1914

« C’est d’un calme absolu pour l’instant. Le Capitaine juge utile d’envoyer une patrouille : caporal Bubar, 3 hommes. A 5/600 mètres, ils rencontrent une tranchée avec des morts français et des blessés, qui traînent là, sans secours, depuis 48 heures. Nous les signalons au Major de notre bataillon, qui va bravement les chercher avec ses brancardiers. Toujours aucun signe de l’ennemi. Le Capitaine s’enhardit, commande une corvée pour chercher dans la tranchée les sacs, équipements des morts, pour les distribuer à des hommes de la compagnie qui en sont dépourvus. Mais alors, cela se gâte. Les boches, qui avaient laissé enlever les blessés, changent d’attitude lorsqu’ils voient nos hommes venir placidement ramasser les équipements. Sur cette malheureuse corvée de 5/6 hommes , ils ouvrent le feu avec leurs 77, et chacun des nôtres est gratifié de son gros noir. »

Sergent assurant un temps la liaison entre sa compagnie et le bataillon, Hannart est un observateur privilégié du commandement à l’échelon tactique. Il a l’habitude dans le civil de diriger une usine et il porte un regard désabusé sur les qualités humaines de beaucoup de ses supérieurs, ainsi que sur les relations entre les officiers et l’exercice du commandement à l’échelon du régiment.

p. 11 Général Boutgourde commandant la 51e DR

« Attitude quelque peu défiante vis-à-vis de nous, la réputation d’antimilitarisme (peut-être) de notre région du Nord. En tout cas, les manifestations de sympathie pour ses hommes étaient rarissimes, quant aux reproches et aux marques de défiance ils étaient continuels. Le Français n’admet ce genre de chefs que lorsqu’il le reconnaît d’une intelligence supérieure. Etait-ce le cas ? Je suis loin d’en être persuadé. Et pourtant nos hommes sont d’une bonne volonté évidente, et d’un esprit de sacrifice réel, qui leur fait tout endurer avec gaîté. C’est, la plupart du temps, les sous-officiers qui encaissent, philosophiquement. Pour un rien, ils sont menacés d’être cassés. La terreur, c’est de prendre « le jour », car c’est alors qu’il faut faire le gros dos pour laisser passer la mauvaise humeur constante du Capitaine Baquet, contre-coup, certainement, de paroles désagréables échangées en haut lieu. »

Brutalité avec les hommes

p. 104 «La vie d’agent de liaison auprès d’un chef plein de courage et de fermeté, d’esprit clair et décidé, est un perpétuel réconfort, mais si ce chef est pusillanime, décontenancé par ses chefs, ou les occasions périlleuses, et qu’il passe son humeur et ses déconvenues sur son entourage immédiat, c’est une pitoyable existence. »

Fatigue des hommes au moment des suites de la Marne 14 septembre 1914

p. 54 « Vive altercation derrière nous : le Capitaine fait encore des siennes. Perron, du 5e Bataillon, a découvert des hommes restés endormis dans leurs abris, il les signale à Baquet, qui ne parle rien moins que de passer à la baïonnette les dormeurs : il réussit à blesser Lorthoir, qui était du nombre avec un malade. Les deux Capitaines ont tenu à s’injurier copieusement pendant tout ce temps-là. »

Petite affaire, le 26 septembre 1914

p. 64 « Le Commandant Rodier ne se tenait plus dans ces moments-là. Une fois, l’agent de liaison de la 24e étant venu lui rendre compte de la situation, il s’emporta au point de le menacer de son revolver. Le pauvre n’y pouvait rien cependant, et fut plutôt impressionné.

Mauvaises relations entre les officiers

octobre 1914 « Dans ces conditions, l’humeur maussade du Capitaine Baquet, et son génie de la contrariété passaient encore par une crise aiguë. Je me rappelle avoir fait la navette entre Rodier et lui à propos d’ordres reçus, auxquels il trouvait toujours à redire : il s’agissait de queues de poires. J’arrivais au Capitaine, lui lisait l’ordre, interrompu fréquemment par des épithètes peu courtoises à l’égard de son chef ; il annotait ensuite rageusement mon carnet, et me renvoyait au Commandant Rodier. Celui-ci précisait, excipait d’ordres supérieurs. Nouvelle mission, avec aussi peu de succès que la première fois. Nouvelles allées et venues encore. Je mis tout le monde d’accord en mettant l’ordre dans ma poche, après l’avoir communiqué au sergent-major, pour faire le nécessaire. Ce pauvre sergent-major était le bouc émissaire du Capitaine ; il essuya plus d’une injure et appréciation malveillante, voire même un coup de bâton sur l’oreille, c’était beaucoup ! Le Colonel dût y mettre ordre, sur réclamation de l’intéressé. »

p.75 début novembre 1914 « Entre le Capitaine Baquet et le Commandant Tupinier, les incidents se multiplient ; je transmets de nombreux rappels à l’ordre ; cela finit par un éclat à la première relève, à Cormontreuil, faut-il le dire, à la grande satisfaction de tous les officiers du Bataillon.»

et plus tard p. 76 « Comme de coutume, discussion aigre entre Baquet et le Commandant Tupinier ; elle eut, cette fois, son épilogue devant le Général. Nous vîmes un jour partir le Capitaine Baquet en grande tenue, gants blancs, pour Reims ; ce fut pour tous une joyeuse après-midi ! Depuis lors, Baquet s’assagit réellement, et devint plus abordable, mais quelles rancunes il avait amassées contre lui ! »

Le 243e RI doit être repris en main (« bonne tenue au feu mais indiscipliné au cantonnement »), un nouveau Colonel arrive et l’ambiance « de caserne » à l’arrière est mise ici en relation avec la composition essentiellement faite de gens du Nord de l’unité (janvier 1915)

p. 102 « Dès lors, pour nous tous, ce fut le régime de la terreur : des 15 jours de prison, conseils de guerre pour les hommes, cassations pour les sous-officiers, véritables brimades pour les officiers ; défense de se déséquiper au cantonnement, les corvées en armes et au pas, même les isolés ; une persécution mesquine de tous les instants, des revues perpétuelles. (…)  Il ne tarda pas à être exécré, et il fallut tout l’esprit patriotique pour réfréner, parmi les hommes, l’indignation croissant de jour en jour ; nos gens ne méritaient certes pas ces traitements, ils avaient fait leur devoir, toujours. (…) Un Chef intelligent et paternel, aimant ses hommes, eût obtenu d’eux, pauvres gens du Nord, abandonnés de tout au monde, sachant leur famille et leur pauvre foyer dans la désolation, aux mains de l’ennemi, sans nouvelles, sans secours quelconques envoyés de l’arrière, minés surtout par l’angoisse au sujet des leurs. Il fallut, pour comble, qu’on les persécutât indignement ! Au cantonnement, les chants même, doux souvenirs du pays, étaient interdits. Ce fut la terreur. Que le nom de ce malheureux Gueilhers soit voué à tout jamais au mépris de nos populations du Nord ! »

Perception des socialistes, des instituteurs

début août 1914 « Le maire (Wasquehal), vieux socialiste, révolutionnaire notoire, est atterré ; Il n’y a guère d’espoir. Peut-être sent-il aussi la responsabilité de tout le passé antimilitariste de son parti, qui nous a valu de n’être qu’à moitié prêts. N’est-ce pas notre impréparation qui a tenté nos lâches agresseurs ? Que de sang et de larmes ces Français indignes auront toujours sur la conscience ! »

p. 10 « Quelles barrières pourtant entre nous auparavant : Séveno est professeur libre, ultra- catholique ; Luissiez, instituteur de tendance nettement socialiste (l’homme de ces jours néfastes). Autant Séveno se montrait charitable et réservé, croyant et apôtre, tout empreint de l’idéal chrétien, autant l’autre dissimulait mal ses sentiments de haine pour la religion, « les bourgeois », et tout ordre établi, et déparait surtout par sa morale plutôt libre (pauvres écoliers !). Pourtant les deux vivaient côte à côte, s’entendaient, se voulaient certes du bien – et tous les deux sont morts, l’un à côté de l’autre, sur la même ligne de combat ; l’un disant son chapelet, comme toujours dans les heures critiques, vrai modèle de bravoure et de piété ; l’autre, racheté, j’en suis sûr, par les prières et les souffrances sanctifiées de son camarade ; lui-même n’avait-il pas, du reste, accepté de moi un chapelet, l’avant-veille du jour où il fut tué ! L’un et l’autre sont toujours pour moi unis dans ma prière. »

Evocation de camarade

p.105 « Mes collègues sous-officiers de la section : Ghevart, instituteur, jeune sergent d’active, élevé dans le mépris « professionnel » de toute autorité et de toute religion, bon camarade au reste, et d’esprit ouvert qui se rapprochait des idées saines… »

Religion

octobre 1914 « Hostile à la religion, Baquet voulait aussi nous empêcher d’aller à la messe le Dimanche, sous prétexte que le cantonnement était consigné. Le Général Petit, consulté directement, prescrivit formellement de nous faciliter, quant c’était possible, cette consolation. »

janvier 1915 « J’y ai maintes fois pu faire la sainte communion, même sans être à jeun, étant donné la permission spéciale donnée par le Souverain Pontife. »

Perception de civils proches du front

début novembre 1914 « Taissy. Il ne reste que quelques habitants, qui n’inspirent d’ailleurs qu’une confiance très limitée. »

p. 76 « Saint-Léonard. Chose curieuse, une grande maison à l’entrée du village, en bordure du pont, était absolument intacte, faisant contraste avec le reste ; tout y semblait paisible : rideaux aux fenêtres, aspect propret. On prétendait que les habitants s’y tenaient toujours ; cela semblait louche ! »

Considération sur des Juifs parisiens de la Légion étrangère, côtoyés dans une unité voisine de première ligne; la perception critique évoque l’arrière-fond antidreyfusard de la droite catholique

p. 82 « Le poste de commandement du Commandant Drouin est établi dans un grenier ; quel milieu étrange, noms à consonances bizarres : la plupart ont cependant l’accent parisien, soldats guère entraînés du reste, se plaignant de fatigue, pieds écorchés, soignés avec des linges sordides. Ce n’est pas là la vraie Légion que je m’attendais à trouver : soldats endurcis, et de belle mine, oh non ! j’ai bientôt le mot de l’énigme par l’Adjudant Jacoutet, vieux sous-officier de carrière qui les commande. « Que dites-vous de mes compagnons ? Quelle salade ! quelle harka ! ». Il m’explique que presque tous sont fils de commerçants de nationalité ennemie, établis à Paris : fourreurs, bijoutiers, etc. qui, pour éviter à leurs parents le séquestre et le camp de concentration, ont pris un engagement pour la durée de la guerre. Il les a en médiocre estime, du reste. Ils ne sont au front, eux, les vieux légionnaires, que depuis peu. » (…) « Jacoutet ne les ménage pas : ordres vivement donnés ; aussitôt fini de dicter, il commande « exécution », et il faut voir toute la bande se précipiter et disparaître. Cependant, ce sont des intellectuels, des gens cultivés, à l’écriture soignée et rapide, à la conversation cauteleuse et entreprenante. »

Avant l’assaut, Artois 9 juin 1915

p. 111 « Ordre est donné à chacun de brûler ses lettres, et de ne porter sur soi aucune indication qui puisse être utile à l’ennemi. Mort, ou capturé vivant, chacun se doit de ne laisser entre les mains des boches qui le dépouilleraient aucun écrit. Quelle funèbre et triste besogne, ces bonnes chères lettres, notre seul lien avec les nôtres, il faut les détruire. Avidement, on les relit, on essaie de retrancher les passages suspects, surtout celles qui ont réussi à franchir les lignes ennemies, venant des nôtres en pays envahis. On doit se décider à sacrifier l’une après l’autre, jusqu’aux plus chères. Ah ! triste, triste besogne, il semble que ces lettres, réduites en cendres, consument l’abandon total de nos êtres les plus chers, et à quel moment ! »

« Ah ! Ces préparatifs d’assaut ne sont pas gais ; les plus braves dissimulent mal la gêne et l’angoisse qui les étreignent. A leur tour, de façon plus ou moins théâtrale, les Commandants de compagnie font leurs recommandations à leur monde. Baquet n’a rien à dire, ce n’est pas son genre. Conscient de la gravité de l’heure, je peux me confesser, communier et passer la journée dans le recueillement. L’Abbé Lestienne se multiplie au milieu de nous, distribuant amples provisions de petits étendards et drapeaux du Sacré-Cœur. J’en distribue à toute ma section. Bien peu en refusent, et beaucoup en réclament. »

L’assaut, Artois 10 juin 1915 Hébuterne, évocation intéressante du sort de certains prisonniers allemands lors du paroxysme de l’action

p.114 « Cependant les vagues se succèdent, et le succès se dessine. Déjà, de tous côtés, refluent les prisonniers, misérables, implorant « Kamerad », les blessés montrant leurs blessures. Quelques-uns arrivent en troupe, on ne sait si ce sont des assaillants. On en descend quelques-uns ; c’est involontaire, on fait grâce aux autres. Ils défilent à nos côtés, se rangeant contre les parois, se faisant petits.

L’hôpital, juillet 1915

p. 123 « J’ai conservé un horrible souvenir de cette salle d’hôpital empesté d’éther et d’odeurs malsaines. Quel cauchemar. Toute la nuit, c’était des gémissements, des cris de souffrance et d’agonie, car beaucoup mouraient à nos côtés. Cette détresse des hôpitaux, après celle des champs de bataille, c’est toute l’horreur de la guerre. »

Vincent Suard  4/11/2011

 

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Harel, Ambroise (1895-1936)

1. Le témoin
La présentation de l’ouvrage d’Ambroise Harel, réédité en 2009, ne nous renseigne guère sur l’auteur : un Breton, un « homme simple », de la classe 1914. La lecture du témoignage permet de rectifier : il est de la classe 1915. Grâce à l’amabilité de Claude Jeay, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine, je peux préciser ici qu’Ambroise Harel est né le 5 février 1895 à Langon. Son père était laboureur, et sa mère ménagère. Ambroise nous dit qu’il a quitté la charrue en 1914 « pour prendre le fusil et défendre [sa] terre menacée ». On ne sait rien de son niveau d’études, mais on peut dire qu’il écrit un très bon français. Curieux, il visite à Domrémy la maison de Jeanne d’Arc (p. 84) et, à Brie, il remarque la maison de Daguerre (p. 112).
Il est incorporé le 18 décembre 1914 au 117e RI comprenant des Bretons, d’autres hommes de l’ouest et du nord-ouest, ainsi que des Parisiens qui se font remarquer au milieu des « naïfs campagnards ». Il passe ensuite au 243e RI et il connaît successivement la guerre en Artois, dans la Somme, en Champagne après l’offensive du 25 septembre 1915, aux Éparges. Il est évacué le 5 février 1916 pour entorse et, lorsqu’il revient, il assiste au retour de Verdun de son régiment décimé. Celui-ci étant dissous, il passe au 233e. Lors de l’offensive de la Somme, il est blessé à la main (5 septembre). En novembre 1916, il est en Champagne ; en mars 1917 dans l’Aisne où il est nommé sergent ; en été en Flandres. Il est gazé et à nouveau évacué. En 1918, lors de l’attaque allemande sur le Chemin des Dames, il est fait prisonnier avec un camarade, le 29 mai, alors que les Allemands auraient pu les tuer (p. 213). Il ne fait que passer au camp de Giessen ; il est interné au camp de Langensalza en Thuringe, qu’il décrit (p. 229-236) ; il expose également trois situations différentes en kommando de travail (p. 238, 245, 247). Après l’armistice, les soldats allemands de retour au pays sont acclamés (p. 250), alors que les prisonniers français sont mal accueillis à Dunkerque (p. 254).
Ambroise Harel est mort à Redon, le 26 janvier 1936. Tout renseignement complémentaire apporté par nos lecteurs sera le bienvenu.

2. Le témoignage
Ambroise Harel a publié son témoignage à compte d’auteur en 1921. Avait-il pris des notes au jour le jour ? Le texte contient peu de dates, mais on a l’impression qu’il résulte du « lissage » d’un carnet personnel. Il contient aussi peu de prises de position, bien qu’il ait annoncé en introduction vouloir faire connaître les vrais sentiments intimes des simples, que les ouvrages des « gens cultivés qui ont écrit des livres sur la Grande Guerre » ne peuvent restituer. Il est étonnant qu’un témoignage de fantassin ne fasse pas de critique du haut commandement ou du bourrage de crânes. Il est étonnant de lire, après avoir été soigné à l’arrière pour une blessure à la main : « joyeux tout de même, je repris le chemin du front ». L’ensemble du texte laisse l’impression de quelque chose de lissé, comme si l’auteur avait choisi ce qu’il convenait de conserver pour une publication. Le présentateur de 2009, François Bertin, dit qu’il a eu la chance de trouver une édition originale sur laquelle l’auteur avait ajouté quelques notations manuscrites. Peu nombreuses, elles sont reprises dans le livre : Mémoires d’un poilu breton, Rennes, Ouest-France, 2009, 255 p., sans illustrations. Les références aux pages données ici sont d’après ce livre.

3. Analyse
Les descriptions étant peu détaillées, et les sentiments peu exprimés, on ne trouvera pas ici les meilleures pages sur le pinard (p. 18), les totos (p. 20), la marche et les marmites (p. 23), les cantonnements dégoûtants et pleins de rats (p. 27), sur la fabrication de bagues (p. 31), la mort, les corps déchiquetés (p. 48), la supériorité des abris allemands (p. 103), les douches tenues par des soldats russes (p. 121), le pain et le vin gelés (p. 127), les corvées de transport de tôles pour camouflage (p. 141), la boue qui rend les fusils inutilisables (p. 172), etc.
On découvre un peu plus d’originalité dans quelques passages : au dépôt, les gradés qui cherchent à se rendre indispensables à l’instruction des bleus pour ne pas partir au front, et le blessé désolé au moment d’y revenir, disant « Je sais ce que c’est, le front » (p. 14) ; comment Ambroise devint l’ami inséparable d’un type du Nord de la classe 1895 qui l’appelle « Min fiston » (p. 35) ; le coup au but d’une marmite sur un abri (p. 70) ; le spectacle affreux de l’exécution de trois soldats condamnés à mort, et la honte d’une jeune veuve de fusillé, mère de trois petits enfants (p. 85) ; de « maudits gaziers » victimes, avec les fantassins des alentours, d’un changement de direction du vent (p. 96-97) ; l’attaque du 16 avril 1917 (p. 146) et un combat à la grenade (p. 155) ; un officier allemand qui fait enterrer « tous les cadavres avec le même respect, et de la façon suivante : un Allemand, un Français, un Allemand, un Français, et ainsi de suite tant qu’il y en eut » (p. 218). En octobre 1915, après une attaque, il écrit (p. 57) : « Les débris d’un bataillon étaient rassemblés là. Il ne faisait pas encore jour mais assez froid, nous fîmes du feu autour duquel furent servis la soupe et le rata, ensuite la gniole. Tout le monde fumait, riait, se sentait riche d’avoir sauvé sa peau ! »
S’il ne dit rien des mutineries de 1917, il signale cependant des épisodes d’indiscipline collective : à une date imprécise (février 1915 ?), la révolte d’un groupe de permissionnaires oubliés et non nourris à la gare de Langres, surveillés ensuite par un bataillon de chasseurs à pied (p. 78-79) ; les vitres systématiquement brisées d’un train de permissionnaires, fin 1916 (p. 124). Enfin, une remarque faite à Pâques de 1916 à Montreux, village alsacien proche de Dannemarie, dans le bout de territoire du Reichsland occupé par les Français (p. 86) : « Je regardais dans ce village une bande de jeunes gens des classes 1914-15-16 et au-dessous qui jouaient au palet. Tous ces jeunes gens qui n’étaient point mobilisés du fait de notre occupation, nous regardaient l’air goguenard. » Une enquête serrée sur la mortalité de ces classes dans la petite portion d’Alsace occupée par les Français et dans le plus vaste territoire français occupé par les Allemands livrerait des chiffres tout à fait intéressants, à comparer avec la mortalité des mêmes classes des autres régions, touchées par les mobilisations.
Rémy Cazals, 25 mai 2011

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