Baudin, Georges (1891-1962)

1. Le témoin
Georges Baudin est cultivateur à Laines-aux-Bois (Aube) au moment de son incorporation au 26e RI en 1912. Joueur de bugle, il fait partie de la musique de ce régiment de Nancy, et il ne changera pas d’affectation de toute la guerre, faisant fonction de brancardier lorsque le régiment est en ligne, et jouant dans la musique lorsque celui-ci est en arrière ou au repos. Démobilisé en août 1919, il reprend le travail de la terre à Souligny (Aube) après avoir passé presque sept ans sous l’uniforme.
2. Le témoignage
Brancardier sur le front, carnets de guerre 1914-1919, a paru en 2015 aux éditions La Maison du Moulin (568 pages). Les six carnets manuscrits de G. Baudin furent récupérés par sa petite-fille Marie-Claude Pintiau-Patrois, et elle a mené un travail de retranscription qui dura plusieurs années. Elle précise en introduction avoir respecté le texte original, corrigeant l’orthographe et la grammaire, mais sans toucher à la syntaxe ni aux informations données. Avant la parution papier, les carnets avaient été rendus publics sous la forme d’un blog, élaboré par Frédéric Pintiau, arrière-petit-fils de l’auteur.
3. Analyse
L’appartenance de Georges Baudin à la « Division de fer » (ici au 26e RI pour la 11e DI – 20e CA) le fait participer à la quasi-totalité des batailles menées par l’armée française, front d’Orient exclu. Ses notations sont quasi-journalières, et courent sur la totalité de la durée du conflit: nous avons ici un témoignage exhaustif sur le vécu de la Grande Guerre d’un paysan de l’infanterie engagé dans une unité très exposée. Il survit au conflit, et n’y est pas non plus blessé grièvement : musicien-brancardier, il est moins exposé lors des attaques pendant lesquelles il suit les vagues d’assaut pour ramasser les blessés. L’auteur écrit de manière concise, avec un bon niveau de langue, et si pour la première partie du témoignage, jusque 1916, on reste surtout dans une mention des faits et des lieux, la suite des carnets apporte plus de remarques, de jugements et de critiques.

Brancardier

L’auteur décrit la recherche des blessés, d’abord en rase campagne fin août 1914, avec le danger lié à des lignes mouvantes (26 août, p. 33) : «Nous allons très loin et certaines équipes craignant de rentrer dans les lignes ennemies font demi-tour sans avoir de blessés. Pourtant il y en a, cela est triste à constater. ». Il évoque ses tâches lors du nombre impressionnant d’offensives auxquelles il participe (Champagne, Artois, Somme, Aisne, été 1918…) ou de batailles défensives (Somme 1914, Ypres 1914, Verdun…), et le service d’évacuation peut-être relativement aisé, bien organisé ou au contraire très compliqué « le service d’évacuation marche très mal » (16 avril 1917, p. 344). Son jugement sur l’offensive de 1917 est tellement négatif qu’il finit par se demander si « nos généraux, eux aussi, ne sont pas boches » (p. 351). C’est l’évocation du harassement, de l’épuisement physique qui domine dans la description du brancardage, lors de ces périodes où les blessés sont nombreux, ainsi en mai 1915, près de Neuville-Saint-Vaast (p. 112) « Nous continuons toujours notre évacuation mais c’est à peine si nous avons la force de transporter les blessés. On rassemble toute notre volonté et la tension de tous nos nerfs pour y arriver et encore nous sommes obligés de faire de nombreuses pauses. » C’est le même épuisement en Champagne en septembre 1915 (p. 165): « Ça m’étonne même que l’on tienne encore debout ». Une autre tâche consiste à récupérer les cadavres, et ceux du 31 août 1914 sont déjà dans un tel état de décomposition qu’il est difficile de les empoigner (p. 37) : « Nous en avons assez car c’est une corvée très rude et nous préférons aller avec danger faire la relève des blessés plutôt que celle des morts. » Il décrit aussi, à la fin de la guerre, cette « corvée des morts » dans les champs, lors de la progression de juillet 1918, il signale pour une journée quarante morts récupérés, tous Français. Le lendemain, ce sont des Allemands (p. 479) : « Ce matin encore nous allons aux morts mais cette fois aux Boches. Nous partons comme hier de bon matin et au lieu de les ramener tous au même point pour les enterrer ensuite afin de faire un petit cimetière, nous décidons d’abréger un peu notre tâche et de les enterrer sur place, soit dans la tranchée où ils se trouvent ou bien dans un trou d’obus assez profond. Nous en enterrons ainsi une cinquantaine. »

Musicien

Georges Baudin, qui pratique la musique dans sa fanfare locale, décrit les prises d’armes, défilés, concerts pour les civils dans les kiosques, soirées récréatives… Les exécutants sont bien reçus et il mentionne souvent les cigares et gâteaux que ne manquent pas de leur offrir les autorités après chaque exécution. Le 26e RI passe trois mois au repos à Dieppe après son engagement sur la Somme en août 1916, et la musique du régiment est très courue par les habitants, locaux, réfugiés et estivants: (17 septembre 1916, p. 290) « Nous sommes heureux partout où nous allons. Nous sommes reçus sincèrement et admirablement. Dans toutes les cérémonies et fêtes nous sommes surtout les bienvenus. » Pour ce régiment souvent engagé dans les coups durs, les périodes de retrait et repos sont aussi plus longues, et avec les concerts et leur ambiance festive, le contraste est d’autant plus violent quand l’auteur retourne sur le front (novembre 1916, p. 304) « De grosses pièces en batterie tout près de nous, nous font tressaillir car il y a bien longtemps que nous n’avons pas entendu le canon de près. » La musique représente aussi « le filon », car le travail des répétitions permet d’échapper à des corvées multiples, au point que les camarades de G. Baudin hésitent à se faire évacuer pour des maladies ou blessures légères, de peur d’être changés d’affectation à leur retour de convalescence.

Santé

L’auteur mentionne ses maladies, consultations, mises au repos, et cette méticulosité donne une vision intéressante de l’état de santé au jour le jour d’un poilu pendant le conflit (refroidissement, bronchite, traumatismes dus aux chutes en brancardant, blessure légère par éclats). Il fait ainsi la description détaillée d’une typhoïde grave qui manque de le tuer en décembre 1914, avec la description quotidienne des décès autour de lui, de sa fiche de température, de son régime alimentaire et des soins qui lui sont donnés à l’hôpital: la qualité de ce récit intéressera aussi les historiens de la médecine.
État d’esprit

Les notes insistent sur ses bonnes relations avec ses camarades musiciens, sur l’importance de la convivialité au sein des « groupes primaires », amitié qui fait supporter la vie au front. Les Allemands sont peu évoqués, sauf pour les condamner moralement pour leur manière de faire la guerre, et ce jugement peut justifier l’emploi des mêmes procédés déloyaux que ces ennemis (Flirey, attaque aux gaz française, 14 septembre 1917, p. 381) : « Mais bah ! Pas de pitié pour ces gens-là. Ce sont eux les premiers qui ont fait usage de ces ingrédients chimiques. »
À partir de 1917, on voit apparaître des préoccupations liées à la volonté de s’épargner des fatigues et des dangers. En décembre 1917, il obtient pour un temps une fonction de conducteur de voiture régimentaire (p. 398) : « Je ne suis pas à plaindre, j’ai le filon ! ». En janvier 1918, après un long séjour à l’arrière en Lorraine, il ne s’émeut pas trop de la perspective de repartir à Verdun (p. 409) : « En un mot depuis l’attaque de l’Aisne (avril 1917) où nous avons souffert pendant un mois, nous avons été depuis très avantagés. Ma foi c’est toujours autant de bon temps de passé puisqu’on ne voit pas la fin de cette maudite guerre. Pas vrai ?». Convalescent après une blessure légère, il est chargé en septembre 1918 d’aller aider le cuisinier du colonel à Blérancourt (p. 499) : « Ma foi, je crois que ce ne sera pas le mauvais fricot. » Il devient aussi critique avec sa hiérarchie, c’est après Verdun (Malancourt) que ce changement de ton intervient (juin 1916 p. 253) : « Pauvre France, ta devise est souillée : Liberté : ils nous tiennent bien. Egalité : Que d’injustices surtout au régiment. Fraternité : chacun pense à soi et on a bien vite fait d’envoyer « balader » un homme qui vous est gênant. » Devant un déferlement de corvées, l’auteur préconise une résistance modérée, passive et silencieuse (p. 260) : « « Ils ne nous auront pas ! », on en fera à notre tête !… ». Une colère ponctuelle peut exploser dans ses écrits (offensive de la Somme, 27 juillet 1916, corvée jugée inutile) : « J’en conclus que quand on n’est pas capable d’assurer un service sur le front, on reste planqué à l’arrière. J’aurais voulu le voir ce De Lagouanère le 9 mai 1915 avec près de quatre cents blessés en quinze minutes de temps…  Son principal cauchemar, ce sont les gaz alors je ne lui souhaite pas de mal mais qu’il en crève asphyxié le plus tôt possible car question service sanitaire, c’est une nullité ». Bien noté, G. Baudin semble ici utiliser l’écrit comme exutoire à sa colère. A l’été 1918, la lassitude augmente, et le moral est atteint par les durs combats de juillet; le ton n’a rien de triomphal, malgré l’échec de l’attaque allemande du 15 juillet. Ainsi à l’annonce d’une pause dans l’engagement, (p. 496) « nous nous réjouissons déjà de sortir des griffes de Mangin ». En septembre 1918, il décrit le mauvais moral dans les compagnies du 26e RI, épuisées par les combats de poursuite, (p. 501) : « tout le monde en a marre », et le 11, il signale que dans les compagnies, les hommes, malgré les harangues des officiers, « ne veulent plus du tout remonter ». En même temps l’auteur n’est pas un révolté, il se réjouit sincèrement de l’attribution de la fourragère aux couleurs de la médaille militaire conférée au 26e RI (août 1918) (p. 497) « je pense que nous serons fiers de la porter», c’est surtout une grande lassitude qui le rend désabusé, ainsi à la nouvelle de l’annonce officielle de sa deuxième citation (p. 504) : « J’en suis heureux. Ce sera toujours deux jours de plus à ma prochaine permission. Il n’y a que cela d’intéressant. »
Classe 1911, il fait un long séjour au camp de Mailly au début de 1919, et si le rythme de travail est très modéré – « il ne faut rien casser ! » [pour : « il ne faut pas se fatiguer! »] -, l’impatience le gagne, il jalouse les classes déjà libérées (p. 545) : « Enfin nous ne sommes pas malheureux mais il nous tarde quand même de partir et de quitter les répugnants effets bleu-horizon car pour ma part voilà bien assez longtemps que je les porte. » À Metz en mai 1919, il fait mouvement le 16 juin vers l’Allemagne, ce déplacement ayant pour but « de décider les Boches à signer.» L’auteur arrête son journal à la date du 29 juin 1919 à Sarrebrück, aussitôt après la signature du Traité de Versailles, avec cette conclusion amère (p. 557) qui clôt ce témoignage de qualité: « Ce jour donc, j’arrête mon carnet de campagne. Vraiment j’étais loin de penser qu’il aurait duré si longtemps. Enfin après ce que j’ai vu et enduré pendant cette terrible guerre je suis heureux d’en être sorti indemne. Ce que je regrette le plus ce sont les années de jeunesse qu’il m’a fallu passer au régiment et en campagne. Maintenant que tout est terminé, seul ce mauvais souvenir reste encore et sera pour moi ineffaçable. Heureux ceux qui ne l’ont pas connu ! »
Vincent Suard, mars 2020

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Deloule, Firmin (1892-1979)

Né le 31 août 1892 à Roynac (Drôme) dans une famille d’agriculteurs. Titulaire du certificat d’études primaires. Il est au service militaire au 159e RI à Briançon lorsque la guerre éclate. Il est démobilisé en août 1919 et il revient à Roynac sur l’exploitation familiale.
Il a tenu un journal. Après la guerre, il a recopié au propre sur un cahier les pages concernant l’année 1914. Pour la suite (1915-1918), il annonce qu’il a perdu ses notes et ne dispose que de sa mémoire, et il traduit ses souvenirs en vers « après plusieurs années ». Toutefois, s’ajoutent certains poèmes qui sont datés et localisés : « La Somme 1916 » ou « Au Chemin des Dames août 1917 ». Il est vraisemblable qu’ils aient été écrits au moment et que l’auteur les ait sauvegardés, à la différence des notes quotidiennes.
La plaquette 1914-1918 Mémoires de guerre, Firmin Deloule, 76 p., a été préparée par la Commission départementale d’information historique pour la paix de la Drôme, imprimée par IDS Valence en 2000, et destinée aux élèves du département et aux professeurs. Le lecteur est averti que la transcription respecte l’orthographe, mais est-on certain qu’on n’a pas rajouté des fautes de frappe ? Quelques pages reproduites en fac-similé montrent que l’écriture de l’auteur est parfaitement lisible ; tout le témoignage aurait vraisemblablement pu être donné en fac-similé. Des chronologies et des croquis accompagnent le texte.
Début août 1914, le 159e est envoyé surveiller la frontière des Alpes jusqu’à ce que l’on apprenne la neutralité de l’Italie. Il faut alors partir pour combattre les « barbares » en Alsace. Firmin Deloule a vu lui aussi le poteau frontière arraché et il signale l’accueil chaleureux d’un vieil Alsacien, ravi de voir revenir l’armée française. Le 19 août, il reçoit le baptême du feu, d’abord sans voir un seul ennemi, puis, envoyé en patrouille, il tue d’un coup de fusil son « premier Allemand ». Le 22 août, son bataillon se trouve dans un train tamponné par un autre, accident qui fait 94 morts et plus d’une centaine de blessés.
Le 25 août, le régiment arrive dans les Vosges et combat pour le contrôle du col de la Chipotte. Deloule signale plusieurs assauts à la baïonnette mais un seul corps à corps. Il souffre des bombardements, de la pluie, du manque de ravitaillement, compensé par la cueillette de pommes et de prunes. À deux reprises (p. 25 et 26), il emploie à propos des Allemands l’expression « ces s….. », mais on ignore si elle figure dans le texte original sous cette forme expurgée. Le village de Moyenmoutier a été pillé par les Allemands, mais leur retraite précipitée les a empêchés de se livrer « à d’autres projets infâmes ». Le pays est plein d’espions, « passés par les armes sans autre forme de procès ». Du 18 au 28 septembre, ce sont des combats difficiles autour de Senones.
« Après trente six heures de chemin de fer nous arrivions à Arras (Pas de Calais) le 30 septembre. » Le 2 octobre, il assiste à un combat de cavalerie entre Uhlans et Goumiers. Lui-même s’est creusé un trou ; deux blessés tombent sur lui et leurs corps le protègent des balles. Le creusement des trous se fait avec les outils adéquats, mais aussi avec la baïonnette, la cuillère, la fourchette. Le 27 octobre, « je dégringolais encore un Boche ». Le 16 novembre, arrivent les renforts de la classe 14. Pas de trêve à Noël, la fusillade est permanente. En janvier, c’est la pluie et la boue (p. 39). Il est évacué pour une légère blessure et une bronchite.
Commence alors la deuxième période, entièrement rédigée en vers, mais qui mêle souvenirs écrits après coup et poèmes datés qui rendent sensible l’évolution des sentiments. Après une deuxième évacuation, le voici à nouveau au dépôt du régiment, à Briançon, prêt à repartir. Son poème « Après un an de guerre » s’apitoie sur les « vides » dans les familles et souhaite la fin de ce « maudit fléau », que la paix vienne délivrer « l’Europe, le monde tout entier ». C’est la première mention de tels sentiments. Sur la Somme en 1916, il oppose les combattants qui souffrent et ceux qui, « à l’intérieur », continuent à danser.
En 1917 (mai ?), face au fort de la Malmaison, le régiment (172e RI) fait six attaques, refuse de faire la septième et part au repos « le fusil sur l’épaule avec la crosse en haut ». C’est dans l’Aisne en 1917 (sans autre précision, mais, là, elle n’est pas indispensable) qu’il écrit un poème sur les poux, « le fléau de cette guerre ». Plus tard, dans les Vosges (Le Violu), le régiment connait un secteur tranquille (« pas un coup de fusil, pas de bombardement ») où, d’une tranchée à l’autre, on échange des cigarettes contre des boules de pain car « chez eux cela ne tournait pas rond, ils avaient tous faim ».
Le poème intitulé « Pourquoi ? », daté de septembre 1917 (p. 63), s’en prend à la République, à Liberté, Égalité, Fraternité, des mots qui n’ont plus de sens quand les hommes politiques, « vulgaires coquins », ne savent que crier « jusqu’au bout ». Qu’ils sortent de leur bureau, qu’ils viennent risquer leur peau ! Il est vraisemblable que Firmin Deloule connaissait la Chanson de Craonne. Son poème est de la même inspiration et certains mots reviennent : « leur peau », « infâmes », « sommes nous condamnés », Messieurs « les grands ». Il se termine par : « À la Chambre que l’on s’occupe vivement / D’abolir cette affreuse guerre / Assez de crimes ! Assez de sang ! » D’autres poèmes de 1917 s’en prennent aux embusqués (p. 64), aux « ignobles bourreaux qui cachent tous leurs crimes sous les plis du drapeau » (p. 65).
L’expression « monter sur le parapet » est présente à deux reprises. Une première fois dans les souvenirs lorsqu’il dit que c’était la chose la plus terrible dans la guerre des tranchées : « Vague par vague nous montions, beaucoup étaient fauchés. » Et une autre fois dans le poème intitulé « 11 Novembre 1918 » (p. 72) lorsque la nouvelle de l’armistice permet enfin de « sortir sur le parapet » sans risquer la mort.
Les deux derniers poèmes, de 1918, illustrent une sorte de contradiction, ou une ambivalence, que Jean Norton Cru avait déjà bien remarquée dans certains témoignages. Un poème poursuit la critique des « gros » qui « nous font à tous crever la peau », et il les menace : « Dans le tombeau vous les sacrifiez / Il en restera bien assez / Prenez garde / Le destin vous regarde. » Mais l’autre poème, à peu près contemporain, célèbre de la façon la plus traditionnelle la gloire et l’honneur du 26e régiment d’infanterie, unité dans laquelle Firmin Deloule a terminé la guerre. « Dualisme déconcertant de la pensée », écrivait Jean Norton Cru (Témoins, p. 194).
Rémy Cazals, avril 2016

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Roumiguières, Alfred (1887-1973)

1. Le témoin
Il est né à Saint-Martin-Laguépie (Tarn), le 15 avril 1887 dans une famille de cultivateurs. Après le certificat d’études primaires, de 12 à 16 ans, il travaille la terre avec son père tout en préparant avec son ancien instituteur le concours d’entrée à l’école normale d’Albi. Du service militaire d’un an, il sort avec le grade de sergent. Il est nommé instituteur à Sorèze en 1907. Il se marie avec une institutrice en 1910. En 1914, le couple a deux enfants. Alfred milite à la SFIO et dans le syndicalisme enseignant en gestation.
En août 1914, il part comme sergent au 343e RI en Alsace, puis dans les Vosges. Lorsque les soldats sont autorisés à aider les civils à faire les foins près du front, il y participe avec plaisir, écrivant (5 juin 1915) : « J’ai constaté que je n’avais pas oublié mon premier métier. » Son frère Irénée est tué le 9 juillet 1915 (« Comment prévenir ma mère ? »). Adjudant le 14 octobre 1915, Alfred est blessé quelques jours après par l’éclatement accidentel d’une grenade française. En janvier 1916, le voici instructeur à Carcassonne. Il se rapproche du front en octobre, tout en restant instructeur au 15e RI. Il apporte une confirmation à la thèse d’Alexandre Lafon sur la camaraderie : « Depuis que j’ai quitté le 343e, j’ai trouvé beaucoup de camarades, mais je n’ai pas trouvé d’amis. » Il revient en ligne au 26e RI en mars 1918 et il est à nouveau blessé par des éclats de grenade en juillet. Il est libéré le 19 février 1919.
Dès la rentrée suivante, le couple Roumiguières est nommé à Castres ; il y reste jusqu’à la retraite en 1942. Alfred continue à militer à la SFIO et au syndicat des instituteurs. Il est élu au conseil municipal sur la liste socialiste en 1947. Il meurt le 3 juillet 1973.

2. Le témoignage
Alfred Roumiguières dit qu’il écrit au moins deux lettres par jour, dont une à sa femme Rosa. 1600 lettres à son épouse ont été retrouvées, et autant venant d’elle, qu’il lui renvoyait en exigeant qu’elles soient conservées pour les relire plus tard. Le présentateur, François Pioche, a effectué deux choix : ne pas retenir les lettres de Rosa ; reproduire seulement les passages les plus marquants de celles d’Alfred. D’autant qu’il fallait aussi prendre en compte 4 carnets, tenus d’août 1914 à juin 1915. F. Pioche ne sait pas si Alfred a cessé de les remplir à ce moment-là ou s’ils ont été perdus. La deuxième hypothèse paraît la bonne quand on sait que les auteurs de La Plume au Fusil (Toulouse, Privat, 1985) ont donné des extraits de carnets de Roumiguières postérieurs à juin 1915.
Le livre d’Alfred Roumiguières, Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2013, 211 p., contient quelques photos, des cartes et des reproductions de lettres et de pages de carnets (notamment, p. 148, une lettre très maladroitement écrite de la main gauche après sa première blessure). Comme tant d’autres, Alfred a remarqué très vite (11 septembre 1914) l’importance du courrier familial : « Songe que ce n’est que par les lettres que je peux encore vivre un peu votre vie. » On retrouve chez lui l’expression des sentiments d’affection exprimés par tant de poilus, par exemple le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »

3 Analyse
Le départ
Le 3 août 1914 à Carcassonne, c’est l’enthousiasme. On crie « À Berlin ». On menace Guillaume et son fils de divers sévices. Les différences politiques sont oubliées entre Français. Le sergent Roumiguières fera tout son devoir, en espérant que la guerre soit finie avant le départ de son régiment de réservistes. Il pense que cette guerre sera la dernière et que l’écrasement de l’Allemagne permettra de vivre en paix pendant de longues années : « Je crois qu’en ce moment je travaille pour mes enfants, parce qu’après cette guerre va s’ouvrir une longue période de paix et de tranquillité. » Il n’apprécie pas que la foule injurie une femme allemande tenant son enfant dans les bras et il remet à sa place un lieutenant qui ricane.
L’instituteur reparaît
Le 13 octobre 1914, il écrit : « Sous le soldat, l’instituteur réapparaît très souvent. Le moindre sujet de conversation m’entraîne à faire une leçon. Je me mets à fournir des explications si bien que, par moment, je me trouve tout étonné de parler à des hommes à barbe. Je croyais être au milieu de mes élèves. Tantôt c’est une leçon de choses, tantôt une leçon d’histoire, mais le plus souvent c’est de la morale ou de la géographie. Lorsque j’étais à la 3e section, je prenais souvent la carte de l’adjudant Pomarède et j’expliquais là où nous étions pour le moment, d’où nous venions, ce que nous avions à droite, à gauche, etc. J’avais toujours un grand nombre d’auditeurs attentifs. » Certes, il reconnaît les lacunes dans ses études, et pour les combler il achète un exemplaire de L’Iliade pour 12 sous (14 août 1917). Un peu auparavant, retour de permission, il peut enfin voir Paris, « Paris où se sont déroulés la plupart des événements historiques qu’on étudie, où ont eu lieu la plupart des intrigues qu’on lit dans les romans ! » La révolution russe de mars 1917 lui rappelle les délibérations des États Généraux et la nuit du 4 août, « telles que nous les présentent Aulard et Jaurès ».
Cet instituteur est socialiste
Il ne cache pas ses idées ; il reste abonné à L’Humanité ; à Paris, il tient à voir le mur des Fédérés. Les socialistes ont fait tout leur possible pour empêcher la guerre, mais « ils font leur devoir de Français comme les autres et souvent mieux que les autres » (6 juillet 1915). « Jaurès avait raison », précise-t-il le 6 août 1915. Il avait raison de penser que la décision ne serait pas obtenue dès le premier choc. « Il parlait des réserves sur lesquelles il fallait compter. N’est-ce pas les réserves qui composent aujourd’hui presque exclusivement l’armée française ? » Le 4 novembre 1918, l’instit socialiste se réjouit : « Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. […] Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe. Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. »
Embusqués et réactionnaires
Le 18 février 1916, il constate : « Un instituteur ne peut pas se faufiler dans les hôpitaux comme les prêtres ; il ne peut pas se faire embaucher dans les usines comme les ouvriers et il n’a pas le droit aux permissions agricoles comme les paysans et assimilés (cette dernière catégorie est nombreuse). Il n’a d’autre bénéfice que de se faire casser la gu… » Il critique vertement les embusqués, curés et bourgeois, les « professionnels du patriotisme » bien installés à l’arrière. À un patriote resté à Durfort (près de Sorèze), qui s’énerve parce que la victoire ne vient pas vite, il fait dire par sa femme « que dans tous les bureaux de recrutement on accepte volontiers des engagements pour la durée de la guerre ». Les réactionnaires profitent de la guerre pour s’implanter dans les œuvres comme la Croix Rouge ; les cléricaux exploitent la peur du danger pour gagner des soldats à leurs dévotions. Et après la guerre ce sont ceux qui seront restés à l’abri « qui auront sauvé la France. Evidemment, ils pourront parler ; les vrais sauveurs de la patrie ne seront pas là pour les contredire puisqu’ils seront morts. »
L’ennemi
Alfred Roumiguières verse son or pour la Défense nationale (à la différence de l’instituteur Mauny, voir ce nom). Du début à la fin, l’ennemi reste l’Allemand. Malgré la grande proximité des tranchées (« on les entend tousser »), il refuse de fraterniser. Il rapporte des échanges d’insultes d’une tranchée à l’autre (24 mai 1915), mais aussi (3 septembre) l’envoi d’une carte par les Allemands qui demandent : « Que pensez-vous de la paix ? » Lors des combats de Lesseux, le 25 septembre 1914, dans l’abordage d’une tranchée allemande, il a vraisemblablement tué un Allemand, ce qu’il note dans son carnet le jour même, qu’il redit dans une lettre du 11 novembre, et encore le 8 août 1915 en élargissant le propos : à la guerre, il faut parfois tuer pour ne pas être tué. En juin 1918, il décrit les prisonniers allemands, jeunes et loqueteux : « Tu ne te fais pas une idée de la joie qu’ils éprouvent à être prisonniers. […] Ils s’interpellent entre eux avec des cris de triomphe. Ils disent plaisamment qu’ils ont pris le meilleur chemin pour aller à Paris. […] Ils n’ont pas trop à se plaindre de nous. On leur a donné à boire, on les a fait manger et leurs blessés ont été soignés par nos majors comme les nôtres propres. »
Quelques remarques ponctuelles
– 18 octobre 1914. « La guerre que nous faisons est une guerre de taupes. » Detaille ne pourrait pas peindre ses tableaux magnifiques.
– 21 octobre. Un déserteur allemand venu à la tranchée française s’adresse à la sentinelle du 343e en occitan pour l’empêcher de lui tirer dessus.
– 16 novembre. « La frousse ? Je voudrais bien savoir qui ne l’a pas. »
– 22 novembre. « C’est très beau une charge à la baïonnette, mais avant d’arriver sur l’ennemi, les ¾ de l’effectif sont par terre ! C’est ce qui est arrivé trop fréquemment au début de la guerre. »
– 30 mars 1915. « En ce moment, beaucoup d’hommes réclament la paix. »
– 3 novembre 1916. « Le fusil devient arme de second plan ; il est remplacé par la grenade à main, la grenade à fusil et le fusil mitrailleur. »
– 19 octobre 1918. « L’Allemagne est vaincue, cela ne fait de doute pour personne. Elle est vaincue parce que ses alliés l’abandonnent, elle est vaincue parce que ses armées sont refoulées et elle est enfin vaincue parce que son peuple n’en veut plus. »
– 27 novembre. « J’ai été frappé par le duel entre l’homme protégé par le fer et l’homme protégé par le ciment : le tank contre le blockhaus. La victoire est restée à celui qui a pu bouger, prendre l’offensive et exploiter un premier succès. »
Deux regrets
– Une note (p. 184) présentant Bolo Pacha comme un « ancien khédive d’Egypte ».
– Le fait que le présentateur n’ait pas mentionné d’autres combattants du 343e comme le sergent Giboulet et le soldat Tailhades (voir ces noms), alors qu’on les trouve dans les extraits donnés par les auteurs de La Plume au Fusil. Blayac (voir ce nom) parle aussi du 343e.

Rémy Cazals, juillet 2014

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