Hippolyte, Georges (1880-1953)

1. Le témoin
Georges Hippolyte, ingénieur de formation, travaille avant 1914 à la Compagnie des mines de Douchy (Nord). Lieutenant de réserve dans l’artillerie, marié avec Marie-Thérèse, un enfant, il habite Lourches (Nord). A la mobilisation il sert au groupe territorial du 15e RA puis à partir de novembre 1914 au 38e RA. Trop myope pour prendre le commandement d’une batterie, il est officier d’approvisionnement de son unité jusqu’en septembre 1917, date à laquelle, sur sa demande, il est détaché comme adjoint au délégué des charbons à Boulogne-sur-Mer. Il est nommé capitaine en 1918.
2. Le témoignage
Les mémoires de guerre de Georges Hippolyte et sa correspondance pendant le conflit ont été découvertes en 1992. Le corpus « Ma chère Marie-Thérèse » regroupe les pages dactylographiées des carnets et 617 lettres conservées. La publication associe journal et correspondance, en suivant un ordre chronologique. La rédaction a été assurée par Sylvie Hippolyte, épouse d’un petit-fils de Georges, et le livre a été publié en auto-édition en 2018 (« Autres-talents », 437 p.).
3. Analyse
La femme et l’enfant de Georges Hippolyte étant restés en zone occupée, les années 1914 et 1915 sont surtout représentées par des annotations liées aux faits de campagne, tirs de batteries, déplacements. A partir de novembre 1914 l’auteur est en Artois, et il y passe l’année 1915, participant à l’offensive du 9 mai. Il en fait un bilan d’artilleur, et décrit les opérations et le champ de bataille. Dans une des premières lettres qu’il envoie à son épouse qui vient d’être rapatriée par la Suisse (janvier 1916), il lui indique qu’il a refusé le commandement d’une batterie et avec lui, les galons de capitaine, « pour t’obéir selon ma promesse de ne pas m’exposer exagérément et parce que ce poste est assez dangereux. Mais je fais et ferai mon devoir en bon Français dans ma petite sphère. » En fait, en 1916 et 1917, comme officier d’approvisionnement de son groupe, il est surtout occupé à l’arrière, depuis les gares jusqu’aux échelons, et assure de nombreux déplacements.
Le contenu des lettres nous plonge dans l’intimité d’un couple, et conjugue marques d’affection, nouvelles des progrès scolaires de Loulou, le fils, et préoccupations quotidiennes, matérielles ou liées au sort des proches restés en zone envahie. Les contenus allient considérations tendres, conseils ou mesures pratiques (p. 130) : « Je t’ai envoyé par le vaguemestre 3 paires de chaussettes à raccommoder. » Le ton de l’auteur avec sa femme est affectueux mais directif, et il lui arrive parfois de s’irriter ; il reproche ainsi à Marie-Thérèse sa nervosité (février 1916, p. 102) : « Je suis navré de constater qu’à ton âge, après 18 mois de guerre, après avoir vécu seule en Bochie, tu ne parviens pas à dompter tes nerfs lorsqu’une lettre traîne quand tu l’escomptes. Ce comportement se nomme de l’enfantillage. »
Le thème des évacuations de civils par la Suisse traverse le corpus, et celles-ci réunissent à deux reprises la famille, en 1916 et 1917. On a d’abord des nouvelles de Lourches par les premiers arrivants en 1915, ainsi une femme déclare (avril 1915) : « Nos ennemis sont assez convenables avec les habitants, sauf quelques exceptions. Ils n’ont pas manqué de respect aux femmes. » Lorsque Marie-Thérèse et Loulou arrivent en France non-occupée en janvier 1916, ils sont à leur tour assaillis de demandes d’informations par des voisins ou des connaissances. Un cas poignant est par exemple (p. 92) celui d’un père mobilisé, qui sait seulement qu’un de ses enfants est mort de maladie de l’autre côté, mais qui n’a aucune autre information, et dont la lettre traduit la souffrance aggravée par l’incertitude sur le sort du reste de sa famille. Si les parents de Marie-Thérèse vivent dans la région occupée de Saint-Quentin (février 1917), Germaine, belle-sœur de Georges, rapatriée à son tour avec ses deux enfants (janvier 1917), rapporte à leur sujet : « Quant à quitter leur maison, il n’y a pas eu moyen de les décider. Ils veulent tenir jusqu’au bout, sauver leur mobilier et leurs objets précieux. » Avec le recul allemand opéré en mars 1917, ce couple âgé est retrouvé hospitalisé à Noyon libérée, puis ils rejoignent le reste de la famille, qui serait donc reconstituée bien avant l’armistice, si Fernand, frère de Georges et mari de Germaine, n’avait été tué en 1916.
On peut glaner dans les lettres des allusions à Verdun, au front de la Somme ou au thème des embusqués. Ainsi Fernand décrit dans une lettre du 2 mars 1916 l’état de la région fortifiée de Verdun, où il vient avec le 273e RI de réaliser en janvier des travaux de consolidation du secteur: «j’ai réussi à sortir de la fournaise. Il ne m’est pas permis de te raconter ce que j’ai vu… trop de choses lamentables. C’est triste à dire mais la progression des Boches ne m’étonne pas. Il y a des… mettons des individus qui ont une terrible responsabilité et méritent qu’on les flanque contre un mur sans autre forme de procès.» Georges évoque plus loin les bruits selon lesquels des Français abattent des Allemands qui veulent se rendre pendant la bataille de la Somme (p. 225) « Lequette, hier, m’a relaté à ce sujet des choses effroyables. Je n’excuse pas nos fantassins qui se livrent à des excès, mais je les comprends et je ne leur reprocherai pas d’avoir mal agi, car en fin de compte, les Boches sont pires que nous. » Le thème des embusqués, mêlé ici à des imprécations contre les socialistes, est évoqué en mars 1917 (p. 355): « Mardi, j’ai discuté avec un de mes anciens camarades de promo mobilisé à Puteaux. Il est estomaqué de recevoir une solde réduite de lieutenant, loin d’équivaloir ses capacités, alors que de jeunes vauriens pratiquent la semaine anglaise et gagnent facilement 600 francs par mois ! Après la guerre, il y aura une crise sociale et socialiste redoutable, grâce aux inepties des Sembat, Thomas, Brizon et consorts. »
Le plus grand intérêt du recueil réside probablement dans l’expérience de la mort de Fernand. Grâce à un riche échange de lettres, on peut cerner l’apprentissage du deuil, vécu depuis l’arrière, avec la brutalité de son annonce, très souvent atténuée, quand c’est possible, par le mensonge pieux progressif « inquiet – blessé – mort ». Fernand Hippolyte, le frère cadet de Georges, caporal au 273e RI, est tué dans la Somme le 20 juillet 1916 à Soyécourt au Bois-Etoilé.
Il a envoyé de ses nouvelles à son frère la veille, décrivant un front très actif (19 juillet, p. 222) « depuis 24 heures, nous avons été pas mal éprouvés : notre lieutenant, mon collègue chef de pièce, deux pourvoyeurs (deux frères tués par le même obus). (…) Je te pris de croire que les Boches en face ont reçu quelque chose sur le coin de la figure. » Dans une lettre ultérieure, Georges se reprochera de n’avoir pas réalisé sur le moment quel était l’univers dangereux décrit par son frère. Pas ici de maire d’une commune rurale qui vient annoncer la mauvaise nouvelle, l’originalité de la situation est que Marie-Thérèse habite à Mers-sur-Mer (Somme), et qu’elle y rencontre par hasard des blessés de l’unité de Fernand (25 juillet) : « Je t’assure que je suis tourmentée. Dimanche, à 3 heures du soir, j’ai croisé des blessés du 273ème, de la compagnie de Fernand, qui m’ont dit qu’il était disparu le 20, et le 22 quand ces soldats ont été blessés, il n’était pas encore retrouvé. Tu devines dans quel état d’angoisse je suis depuis. » On suit les courriers de Marie-Thérèse, très inquiète alors que son mari ne sait rien encore (27 juillet) «Mon cher Georges, voici le deuxième anniversaire de Loulou passé sans toi, assombri par l’inquiétude au sujet de Fernand et le pressentiment d’un danger imminent. Nous ne savons rien de plus. Loulou guette la sortie du facteur à la poste. » C’est le 28 juillet que Léon (à Amiens), le père de Georges et Fernand, reçoit une lettre d’Eugène Defurne du 273e RI « mon meilleur camarade, mon cher Fernand, n’est plus. Il a été tué le 20 juillet en montant à l’adversaire. » Léon Hippolyte recopie immédiatement cette lettre et l’envoie à Georges le 29. Ce même jour, c’est la femme du même E. Defurne, qui est aussi dans la région d’Amiens, qui revient voir le père : « Samedi, 8 heures soir Mon cher Georges Hier, la femme du camarade de Fernand est venue nous dire que l’on ne savait pas ce que Fernand était devenu à la bataille de Soyécourt le 20 juillet, mais elle n’osait pas nous révéler la vérité. Aujourd’hui, elle est revenue et la vérité a éclaté, impitoyable : il a été tué et enterré dans le cimetière de Foucaucourt.»
C’est le 30 juillet que Georges prend connaissance de la nouvelle, et sa femme lui écrit le 31 : « notre Fernand est tué. Quel grand malheur, je ne peux me l’imaginer. Que vont devenir Germaine et ses enfants. Notre devoir est de ne pas les abandonner. Mon chéri, je t’en supplie, prends des précautions pour nous soulager tous les cinq. » Elle lui réécrit le 1er août : « Comment vas-tu, mon chéri, quel dommage que je ne sois pas à côté de toi pour adoucir ton chagrin. (…). Ce matin, la modiste m’a apporté mon deuil et j’ai donné mes robes à teindre. »
Les courriers évoquent presque tous des versions différentes pour les causes de la mort, et la tombe est localisée à trois endroits différents; après plusieurs échecs, c’est finalement un camarade de Georges qui identifie précisément le lieu en mai 1917 : comme Louis, le père de Georges et Fernand, habite à proximité et semble disposer de relations et d’un certain poids social, il réussit à faire procéder à une exhumation clandestine de son fils dès juillet 1917, sans les autorisations nécessaires. Il décrit l’état du corps, la confection artisanale d’un cercueil, et la réinhumation à la même place ; (lettre de Louis, datée par erreur 16 janvier 1917 p. 324, en réalité 16 juillet 1917) : «Il me suffit de vous dire que j’ai pu accomplir ce travail uniquement grâce aux prisonniers boches. (…) Je tremble encore d’émotion d’avoir sous les yeux mon fils que j’en conserverai l’image toute ma vie. » C’est en général une triste tâche que certaines familles concernées ne vivent pas avant 1919.
Fernand avait spécifié qu’il ne voulait pas que l’on prévienne Germaine, en territoire occupé, s’il lui arrivait quelque chose mais les siens annoncent – très progressivement – la mauvaise nouvelle par deux cartes interzone:
Août 1916 « Tous trois excellente santé. Envoyons baisers. Ayez courage, confiance. Fernand grièvement blessé. »
Octobre 1916 « Sommes toujours excellente santé. Fernand grièvement blessé inspire grosses inquiétudes. Heureux savoir que vous avez notre photo. Courage, espoir, santé. »
Lors de son évacuation par la Suisse, une lettre de Germaine, envoyée de Thonon en février 1917 montre sa prise de conscience progressive: «monsieur et madame Debeugny ont été prévenu que Fernand était malade, je conservais un espoir de sa guérison. A Evian, j’ai été péniblement impressionnée qu’il ne me réclame pas. J’ai envoyé un télégramme à Amiens pour demander des nouvelles en annonçant notre arrivée. La réponse de papa Hippolyte gardant le silence sur le nom de Fernand, il était évident que mes enfants n’avaient plus de papa.»
Voilà donc un corpus familial dont l’intérêt, outre d’insister sur l’importance des évacuations dans le vécu familial de certaines familles septentrionales, relativisant ainsi fortement le concept de « guerre totale », est surtout de restituer de manière très détaillée, à l’échelle de la cellule familiale, l’expérience la plus commune, celle du deuil d’un proche mobilisé.

Vincent Suard octobre 2019

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Fauconnier Henri (1879-1973)

1. Le témoin

Né le 26 février 1879 à Musset, Barbezieux (Charente), dans un milieu cultivé, artistique et catholique. Son père, Charles, était un petit négociant en cognac. Des six enfants, Henri est l’aîné.

Il est licencié en droit.

A partir de 1905, il dirige une plantation de caoutchouc en Malaisie anglaise, à Rantau Panjang. En 1910, le doublement du prix du caoutchouc lui permet de faire fortune. Il devient alors Directeur général des plantations du groupe Hallet en Extrême-Orient (Sumatra, Java, Indochine et Malaisie). Il se fiance avec Madeleine Meslier, sœur d’un planteur et ami de Barbezieux, peu avant le basculement de l’Europe dans la guerre. Lorsque la guerre éclate, il rejoint la France. Il est incorporé le 22 septembre au 93è Territorial à Périgueux. Le 26 novembre, il part en renfort du 310e R.I. ; en mars 1915, il intègre une compagnie de mitrailleurs comme agent de liaison puis devient, en octobre 1915, secrétaire au ravitaillement ; en mai 1916, il est nommé caporal fourrier. Sa compagnie est versée au 273e RI en juin. En décembre, il entreprend une formation, à Mourmelon, pour devenir chef de section. Le 21 janvier 1917, il obtient ainsi le grade de sergent. A l’issue d’une longue permission, en mars, pendant laquelle il épouse Madeleine Meslier, il est affecté en Malaisie puis en Indochine où on réclame son expérience de planteur pour développer les productions de sucre et de ricin. Jugé trop jeune pour servir ainsi en Indochine, il est rappelé en France, en novembre 1917 et laisse Madeleine, enceinte et trop malade pour voyager, à Saigon. Il arrive en France en décembre 1917, au moment de la naissance de sa fille, Hélène, et il parvient à être versé au dépôt des interprètes pour servir auprès des Anglais. C’est à l’arrière qu’il passera la fin de la guerre. Il est démobilisé en mai 1919 et regagne ses plantations en Malaisie. A partir de 1925, il s’installe en Tunisie, où il écrit Malaisie en 1930, grâce auquel il obtient le prix Goncourt. Il est alors en relation avec d’autres écrivains comme Jacques Boutelleau, Georges Bernanos, Colette, Jean Cocteau, Jean Paulhan ou Roger Martin du Gard. Sa sœur, Geneviève obtient le prix Femina en 1933. Il publie ensuite Visions, nouvelles (1938) et poursuis son œuvre littéraire avec Noël malais suivi de Barbara (Stock, 1941) et La Dame (Stock, 1943). Il meurt à Paris le 14 Avril 1973, et est enterré à Barbezieux. [source : Bernard Fauconnier, La fascinante existence d’Henri Fauconnier : Prix Goncourt 1930, préface de Jean-Loup Avril, Editions G.D., Saint Malo, 2004.]

2. Le témoignage

FAUCONNIER Henri, Lettres à Madeleine. 1914-1919, Paris, Stock, 1998, 374p.

De 1914 à 1919, il écrit de nombreuses lettres, le plus souvent à Madeleine, sa fiancée (puis sa femme à partir de mars 1917). Il envoie également des « notes » brèves, accumulées avant dêtre glissées dans une enveloppe. Il a vraisemblablement pris des photographies (signalées pp. 65- 85- 122- 187 mais non publiées).

3. Analyse

Les lettres d’Henri Fauconnier laissent apparaître un homme cultivé : amateur de musique classique (pp. 66, 253 et 271), il multiplie les références à Goethe (p. 202), La Bruyère (p. 231) ou Dante : « dans l’enfer de Dante, le plus affreux, c’est le cercle de la pluie (réservé aux gourmands… qu’est-ce que je vais prendre !) et celui où l’on ne peut même pas pleurer, parce que les larmes se congèlent en sortant des yeux, et les scellent. Je suis un peu dans cet enfer là, aggravé d’une autre torture dégradante que j’ignorais encore. Je suis dévoré vivant par la vermine ! […] Alors je suis vraiment un damné de Dante » (p. 128). Grand lecteur, il demande souvent à « Mady » de lui faire parvenir des ouvrages (exemple p. 206). Il maîtrise plusieurs langues en plus de sa langue maternelle : le latin (p. 107), le malais et le tamil (p. 129), et surtout l’anglais qu’il emploie régulièrement dans ses lettres. Directeur d’une affaire lucrative en Malaisie avant la guerre, il tente, depuis le front, de gérer ses affaires (p. 60).

Jeunes fiancés au moment du basculement dans la guerre, Henri et Madeleine apprennent à se découvrir au fil des lettres. Ainsi sent-on naître leur relation dans les tensions (pp. 41-42) et les déclarations enflammées (pp. 133 ou 157) qu’ils s’échangent. Les moments difficiles, comme celui où Madeleine perd son frère d’une maladie contractée dans les tranchées (p. 82), resserrent les liens entre les futurs époux. C’est d’ailleurs à l’organisation de leur mariage qu’ils vont se consacrer pendant plusieurs mois, fin 1916 – début 1917. L’arrivée de la petite Hélène, à la fin de l’année 1917, au moment où Henri rentre en France laissant sa famille à Saigon, occupe également une grande partie des discussions en 1918.

L’écriture est d’abord, dans le contexte de la guerre, un besoin (p. 28). H. Fauconnier est pris entre, d’une part, le désir de protéger ses proches de ses idées noires et de ne pas alimenter leur angoisse de le savoir exposé (certaines notes ne sont envoyées que plusieurs semaines après : p. 68) et, d’autre part, le besoin de se décharger de son expérience : ainsi, à propos du cafard qui le saisit, en mars 1915 : « il m’était impossible d’écrire. J’attendais que la bonne humeur revienne, et elle revient vite dès qu’on se met à penser. Pourtant, j’ai conscience d’avoir copieusement grogné dans mes notes ou mes lettres, assez pour me soulager. » (p. 71. C’est moi qui souligne.) Conscient de la censure (p. 75), il s’amuse quelque fois à la contourner (p. 39). L’écriture est également une expérience marquante dans sa vie : s’il projette depuis des années de s’y consacrer (voir la préface), la guerre le pousse à se confronter à la difficulté d’enserrer son expérience dans des mots (pp. 170-171). En novembre 1917, il tente d’écrire un roman à bord du bateau qui le ramène en France : « j’essaye d’écrire quelque chose. Ce serait le moment de voir si j’en suis capable. Mais je me perds dans une abondance d’idées qui manquent de lien entre elles. Si je tenais mon sujet, je crois que ce ne serait pas difficile d’écrire. J’en avais un jadis, mais je le garde pour plus tard. En ce moment, c’est de guerre et d’amour qu’il faudrait parler. » (pp. 246-247). Ce sujet qu’il garde « pour plus tard » est vraisemblablement celui qui, en 1930, lui permettra d’obtenir le prix Goncourt, Malaisie.

Parti à la guerre dans la fièvre et l’émotion, il ne cache pas son enthousiasme : « si je n’aimais pas, je me réjouirai de cette guerre qui manquait à ma vie, et qui la complète si bien. » (p. 18) Cet empressement à rejoindre le combat, qu’il peine à se représenter mais qu’il pressent « plein d’horreur » (p. 20) se heurte pourtant à l’administration militaire qui l’affecte dans un premier temps avec des hommes mûrs (des territoriaux). Se jugeant plus « belliqueux » (p. 21), il est frustré et se porte volontaire pour rejoindre le front. Mais il doit se résigner à une attente désespérante et à l’ennui d’une vie de caserne (p. 26). Lorsqu’il est enfin appelé à rejoindre le front dans un groupe de mitrailleurs, il découvre très vite les dangers et les souffrances matérielles et morales des combattants. Ses descriptions sur son environnement matériel sont précises durant les premiers mois. Puis s’habituant à la guerre, il note : « il y a tous les jours des bombardements, fusillades, incidents, qui pourraient faire le sujet d’une lettre. Je ne pense même plus à en parler. Quant à les noter sèchement, avec le jour et l’heure, cela ne serait qu’une nomenclature. J’aime mieux essayer de vous faire voir, de temps en temps, quelques épisodes au hasard. » (p. 76) Les attaques sont toutefois relatées avec finesse, de même que les souffrances des soldats. L’enthousiasme du début de la guerre s’émousse au contact des réalités de la guerre, faite de tracasseries de la « servitude » militaire contre lesquelles il s’emporte fréquemment (p. 153), de coups durs et d’attentes sans fin, écrasantes d’ennui.

Cette désillusion le pousse à tenter de se soustraire aux dangers et aux souffrances de la vie quotidienne des combattants : « alors je pensais à décembre. Décembrrrre… ! On a beau avoir fait le sacrifice de soi-même, la bête est toujours là, qui cherche son petit bien-être du moment, et l’esprit se révolte aussi, parce qu’il veut que ce sacrifice soit utile. » H. Fauconnier est partagé : d’un côté, il multiplie les demandes pour « s’embusquer », comme interprète, par exemple (« tous les Anglais que j’ai interrogés se plaignent de ceux qu’ils ont. […] Pour moi ce ne serait pas m’embusquer que de devenir interprète. J’accepterai même sans scrupule un congé d’hiver en Malaisie s’il m’était offert » (p. 105) Face aux « vulgaires gueules devant le créneau », p. 105), et d’un autre, il culpabilise au moment où sa fonction de caporal fourrier le soustrait au feu : en effet, l’attaque se prépare et il reçoit l’ordre de regagner l’arrière-front et de laisser ses camarades : « j’étais horriblement partagé entre la joie de partir et l’envie de rester. C’est curieux : un soulagement de l’instinct et une révolte de la volonté. […] Je suis revenu ici avec l’impression d’être presque un déserteur. » (p. 173) Il parvient à force de démarches à s’extraire du danger, en suivant une formation d’officier, puis en obtenant d’être envoyé en mission en Indochine, et enfin, de retour d’orient, en obtenant une place dans un bureau à l’arrière, d’où il commente la fin de la guerre et la démobilisation.

Un regard sur ses sentiments en 1916 est éloquent sur l’évolution de son état d’esprit, belliqueux en 1914 : « Quelle dose d’enthousiasme il a fallu que j’ai au début pour résister si longtemps à ce qui m’est le plus pénible, le froid, la saleté, la contrainte et la promiscuité des imbéciles ! […] Si la guerre dure encore un an, elle me rendra à vous morose et pessimiste. » (p. 145) Quelques mois plus tard : « si, je peux dire que je hais la guerre. C’est une façon, et la vraie, d’aimer sa patrie. » (p. 176) Ou encore : « il ne faut attendre ici nulle pitié. Il importe peu qu’on souffre, pourvu qu’on puisse encore marcher. La chair à canon n’a pas le droit de se plaindre. Et c’est bien embêtant qu’on ne puisse l’empêcher de penser. […] J’aurais assez volontiers donné ma vie, maintenant je préfère la garder. Pourquoi ? Je crois que ce sont les journaux qui ont tué mon idéal. Ils ne sont pleins que de mensonges, de louanges hypocrites pour nous, d’articles navrants de bêtise et de mauvais goût. Et ils parlent au nom de la France… (ils finiraient par vous faire haïr la France !) Et si parfois une lueur de vérité ou de bon sens apparaît chez eux, vite la Censure efface. Les grands quotidiens nous ont dégoûtés de la guerre, qui est déjà assez dégoûtante par elle-même. Il ne reste plus qu’à la subir comme une affreuse maladie. Mais qu’on ne dise pas que nous la trouvons belle ! Ce qui est beau, c’est la vie, dans la paix, l’amour, et la liberté. » (pp. 193-194).

A ces observations, il conviendrait d’en ajouter d’autres, sur la durée de la guerre, au cœur de beaucoup de conversations (p. 104), sur les combattants moins cultivés et le malaise qu’il ressent dans la promiscuité imposée avec eux (p. 201), sur son sentiment à l’égard de l’ennemi, qu’il ne veut pas voir caricaturé (p. 197), sur la nécessité de l’oubli pour tenir (p. 197) et sur de nombreux autres sujets qui font d’Henri Fauconnier un témoin au parcours atypique et un observateur fin des hommes en guerre.

Cédric Marty – 30.04.08

 

 

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Clerfeuille, Paul (1885-1983)

1. Le témoin.

Né le 13 décembre 1885 à Gençay (Vienne), Paul Clerfeuille a 34 ans lorsque la guerre est déclarée. Marié, père d’un enfant et dans l’attente d’une deuxième naissance, il exerce le métier de roulier à Civray. Classe 1905, il a effectué son service militaire et était rappelé à plusieurs reprises pour des périodes d’exercices (1911 et 1912 notamment au 107e RI d’Angoulême et au 325e RI de Poitiers). Il fait donc partie, à l’instar de Louis Barthas de ces « simples soldats d’origine populaire », installés dans la vie civile et précipités dans la guerre. Témoins précieux qui viennent contrebalancer les récits de soldats plus jeunes, et plus lettrés.

2. Le témoignage.

Il est constitué d’un manuscrit épais de plusieurs dizaines de pages, lui-même dactylographié. Son « livre », composé à partir des carnets originaux abîmés, transportés pendant la guerre dans les poches ou la musette et conservés par la famille, est conçu comme un témoignage pour la jeunesse, il s’adresse d’ailleurs à plusieurs reprises au lecteur dans le corps du texte. Ecrit au présent, le récit est très bien daté : on y suit presque jour pour jour les quatre ans et demi de campagne du soldat Clerfeuille, conducteur, ravitailleur ou combattant en première ligne. En effet, mobilisé du 5 août 1914 au 11 mars 1919, il est d’abord affecté au 325e RI. Malade pendant presque toute l’année 1915, il part pour Salonique en janvier 1916. Evacué en juillet, il est en Champagne en novembre avec le 273e RI puis participe à l’offensive du 16 avril 1917. Il tient ensuite un secteur près de la frontière belge pour revenir dans l’Aisne. En mai 1918, il participe à la défense de Chézy entre Villers-Cotterêts et Château-Thierry, et tient les lignes en Alsace d’août à octobre 1918, puis vers la frontière belge où il se trouve le 11 novembre 1918.

Plusieurs parties du texte ont été publiées. Dans Journal de guerre d’un poilu civraisien, présenté par Gérard Dauxerre, Civray, Les Amis du pays civraisien, 1994, 118 p., l’auteur cite largement le récit de Clerfeuille mais dans une approche thématique. Alors que Rémy Cazals, tout en présentant le profil et le parcours du combattant Paul Clerfeuille, publie des extraits couvrant la période de février à mai 1917 : « Un simple soldat sur le Chemin des Dames : Paul Clerfeuille », dans OFFENSTADT Nicolas (dir.) Le Chemin des Dames. De l’événement à la mémoire, Paris, Stock, 2004, p. 152-175.

3. Analyse

Pour Paul Clerfeuille, la guerre apparaît comme un « fléau » (p. 214 exemplaire dactylographié), et ce dès la première épreuve du feu où le soldat découvre le mortel champ de bataille (essentiellement du fait des balles de mitrailleuses) : « Quel désolation ! ». Son récit est surtout descriptif : les lieux, les noms des protagonistes, les faits militaires bruts. Il évoque les rumeurs (filles violées, civils exécutés), relève les anecdotes, s’intéresse aux conditions météo. Il décrit les paysages rencontrés (à la fois vers la ligne de front, mais lorsqu’il traverse la France – passage par Toulouse, Bordeaux, Agen (p. 69)), notamment lorsqu’il débarque à Salonique (visites touristiques, découverte des coutumes locales). Mais parfois pointe çà et la des réflexions sur les chefs : ainsi, en évoquant un capitaine « célibataire de 42 ans, officiers de réserve, châtelain ruiné (…) », « encore un qui par plaisir a fait souffrir des hommes, (…). » (p. 72). Son témoignage sur l’offensive du 16 avril 1917 montre en amont les préparatifs, l’intense activité des secteurs devant le Chemin des Dames et les nombreuses victimes de l’offensive perçue rapidement comme un échec. En aval, il est frappant de lire une sorte de retour au calme après que le régiment ait été changé de secteur, et de voir augmenter de façon significative le nombre de permissions accordées pour la fin de l’année 1917.

Dans son récit, le « je » s’éclipse pour laisser la place au « nous », un « nous » générique qui englobe les soldats de son régiment et de sa compagnie. Quelques termes comme « camarades » ou « copains » émergent parfois. Les personnes nommées sont essentiellement les officiers. Au-delà de thèmes comme la vie au front, les déplacements continus, les patrouilles, coups de mains, il note les effectifs réduits des compagnies en 1918 (p. 151) et s’intéresse beaucoup à l’activité de l’aviation, raconte en détails le jour de la signature de l’armistice et la manière dont il fut vécu sur le terrain (p. 213), puis évoque la fin de l’année 1918 et début de l’année 1919 (Marne, Lorraine, Alsace, Allemagne – beaucoup de visites et de descriptions des régions occupées).

Alexandre Lafon, février 2008.

Photo de deux pages du carnet de Paul Clerfeuille dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 137.

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