Krémer, Louis (1883-1918)

1.   Le témoin

Louis Krémer est né en 1883 à Étampes ; d’origine fort modeste, il effectue des études classiques dans sa ville natale, puis son droit à Paris avant d’entrer dans une étude de notaire ; toutefois, le jeune homme « se rêvait homme de lettres, érudit, critique littéraire… », fréquente les salons artistiques et les musées, lit les poètes et s’essaie lui-même à l’écriture et à la poésie. « À l’été 1914, écrit Laurence Campa, Krémer n’avait pas encore atteint sa maturité littéraire »…

Mobilisé après quelques semaines de dépôt, il rejoint le 231e RI au nord de Soissons, le 7 décembre 1914. Le 9 décembre, il est aux avant-postes à Cuffies ; après avoir été blessé par obus, à Crouy, en janvier 1915, il se rétablit rapidement et intègre en février 1915 la compagnie Hors rang de son régiment où il assure successivement les fonctions de téléphoniste puis de secrétaire (lettre du 22 juillet 1915). Cela le place dès lors à une certaine distance du danger ; cependant, ses nouvelles fonctions ne le mettent pas totalement et définitivement hors de danger (Cf. lettre du 3 juin 1915); de la mi-mai au début décembre 1915, il est dans le secteur de Souchez ; en août 1915, il y partage la popote avec notamment plusieurs personnalités du monde artistique : Robert Marvini, ténor de l’Opéra-Comique, Le Feuve, violoniste, l’illustrateur Auguste Vallée et Henri Barbusse (Lettre du 22 août 1915)…

Fin mars 1916, Krémer stationne dans le bois de Beaumarais (Chemin des Dames) ; après la dissolution de son régiment, Krémer est versé au 276e RI qui, entre juillet 1916 et mai 1917, alterne entre la cote 304 en Argonne et la région de Verdun.

En septembre 1917, le 276e RI est dissous et refondu. Krémer est alors versé dans un corps d’instruction divisionnaire à Essey-les-Nancy ; il connaît alors la vie de l’arrière-front mais ce filon ne dure qu’un temps ; en effet, à la mi-avril 1918, au plus fort de la grande offensive allemande sur le front ouest, Krémer est remis dans le rang au sein du 12e RI ; blessé à nouveau dans le secteur de Montdidier en juin 1918 à la bataille du Matz. Il meurt de ses blessures à l’hôpital de l’École de Polytechnique, annexe du Val-de-Grâce, le 18 juillet 1918.

2.   Le témoignage

Le témoignage du poète nous est livré grâce à la correspondance adressée à son ami d’enfance Henry Charpentier, de six ans son cadet, poète lui aussi, mais réformé. Au fil des échanges épistolaires, Charpentier devint ainsi le dépositaire d’un « volumineux dossier de guerre » composé de lettres, de cartes, de textes divers, d’esquisses, de dessins, etc. À l’instar d’un Barbusse, d’un Dorgelès (par ex., Roland Dorgelès, Je t’écris de la tranchée. Correspondance de guerre, 1914-1916, préface de Micheline Dupray, introduction par Frédéric Rousseau, Paris, Albin Michel, 2003), Krémer rassemblait ainsi les matériaux censés nourrir sa littérature une fois la paix revenue (Cf. Lettres du 1er avril 1915, 18 décembre 1915 ; d’ailleurs, ses projets d’écriture se précisent dans la lettre du 21 janvier 1918).

Cette correspondance est aujourd’hui publiée sous le titre : Louis Krémer. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918). D’encre, de fer et de feu, présentation et notes de Laurence Campa, Paris, La Table ronde, 2008. Les indications d’ordre biographique sont empruntées à l’excellente et savante présentation de Laurence Campa. L’ouvrage, d’une facture très soignée est assortie de reproductions de lettres, de cartes, de dessins, de photographies.

Un grand nombre de lettres se caractérisent par un humour et une ironie mordante non exempts d’un certain cynisme (Voir la lettre à son ami « embusqué » du 12 avril 1915 ; ou encore le post-scriptum de celle du 8 juillet 1916).

La correspondance proprement dite est ponctuée d’un certain nombre « d’impressions » d’une grande profondeur et surtout d’une très grande force d’évocation, mélange de textes descriptifs du champ de bataille (« Le soir tombe sur la forêt des croix », 27 mai 1917), et de réflexions sur la guerre, sur l’humanité ; le poète, comme tant d’autres artistes mobilisés sait voir et faire voir. Ses « charniers » sont d’une précision chirurgicale sans concession. S’il avait vécu, nul doute que Barbusse aurait eu avec Krémer un sérieux concurrent. Et Jean Norton Cru, un bon témoin.

3.   Analyse

Encore un témoignage d’artiste, de bourgeois ? Oui, et alors ? Précisément, nous ne sommes pas de ceux qui rejettent les témoignages ; nous n’opposons pas non plus témoignages des élites et témoignages populaires ; nous pensons au contraire que les historiens ont encore beaucoup à apprendre de tous les témoins, qu’ils soient « d’en haut » ou « d’en bas ». Peu à peu, à mesure que les témoignages livrent, page après page, leurs multiples traces, l’extraordinaire complexité de la guerre et des hommes qui l’ont vécue se dévoile. L’enquête continue…

Une mobilisation à reculons :

Première surprise : contrairement à nombre de ses confrères qui abordent l’entrée en guerre avec une vraie curiosité pour le grand événement qu’est la guerre, Krémer accueille sa mobilisation avec une profonde angoisse : « Mon cher ami, Tu t’es réjoui pour moi beaucoup trop tôt. Je ne suis en effet ni à Corbeil, ni à Melun, mais cantonné à Voisenon, petit village des environs de Melun et désigné pour partir incessamment sur les lignes du feu. Je vis les derniers jours d’un condamné à mort… » (lettre du 29 août 1914) ; rappelons que son ami Charpentier est réformé.

On retrouve la même teneur dans une lettre du 7 octobre : « Je me reprends à espérer. Le bataillon est bien parti hier, sur les premières lignes du feu – mais je suis resté ! Il n’y a plus à Melun que 80 hommes environ – je suis du nombre. Évidemment, je puis encore partir – dans une heure, dans 15 jours, dans 2 mois, qui sait ? – mais c’est une chance de plus et dans la très bizarre vie que je mène, une chance de plus, un jour de plus, une heure de plus, c’est quelque chose ! […] À Melun, casernes vides. […] Puissé-je y couler des jours paisibles, jusqu’à l’avènement de la Paix. » Cette lettre s’achève sur cette information : « Un des réservistes du bataillon s’est tué lundi, en apprenant le départ pour le combat. Il est mort de suite. »

Et le 3 novembre 1914 : « Hélas, c’en est fait ! Je suis officiellement avisé que nous quittons Melun… » ; le 19 septembre 1917, Krémer annonce à son ami sa prochaine affectation dans un nouveau régiment : « Le Régt où je vais passer est un régiment actif et d’assaut. C’est te dire l’avenir qui m’attend… » Dès lors, il entame, et son ami fait de même de son côté, des démarches pour tenter de s’extraire de la guerre (Lettre du 26 septembre 1917) ; « Mon cher ami Candide, Je vois toujours en toi l’indécrottable optimiste qui annonce, imperturbable, la fin du marasme pour le trimestre suivant. Cependant, cette fois, j’en accepte l’heureux augure et j’incline également à penser (contrairement à mes prévisions d’il y a six mois) que cette année sera la dernière. Il me semble discerner un certain nombre d’indices. Mais je pense aussi qu’il y aura encore beaucoup de casse d’ici là au Printemps et en Eté. Il s’agit donc de ne pas être compris dans les dernières fournées… » (Lettre du 12 janvier 1918) ; ainsi, après plus de 4 ans de guerre, Krémer se montre toujours aussi indifférents aux enjeux nationaux, politiques de la guerre.

Une lettre du 15 avril 1918 nous apprend que Krémer a perdu son « filon » : « Je suis en ce moment complètement dans le rang […]. Je n’ai aucune possibilité immédiate d’échapper au sort qui m’attend (mon envoi dans une compagnie de l’avant)…. » D’ultimes tentatives d’embusquage sont tentées auprès de Barrès… (8 mai 1918) ; « jamais ma situation ne fut plus critique qu’à l’heure actuelle (sauf peut-être à Crouy) » écrit-il le 29 mai 1918. Le 2 juin : Mauvais pressentiment : « Tournant dangereux ! Je suis arrivé à une période éminemment critique de mon existence… » Krémer est blessé le 13 juin devant Compiègne… et meurt des suites de ses blessures trois jours plus tard.

Le poète éprouve le plus profond mépris pour ses confrères patriotards (lettre du 27 avril 1915) ; trouve les chansons patriotiques de Botrel « ineptes » (Lettre du 13 décembre 1915)

L’ennemi : « Les sentinelles sont debout, cibles vivantes, à la merci du moindre coup de feu et généralement à 50 ou 100 mètres de l’ennemi, dans certains endroits même à dix mètres. Les tranchées adverses se touchent presque : on se voit, on s’entend parler et même depuis quelques jours on se parle, entre Français et Allemands : c’est incroyable, mais c’est vrai » (Lettre du 13 décembre 1914).

Krémer n’éprouve aucune haine pour l’ennemi ; il décrit la souffrance commune des capotes bleues et des capotes grises.

Critiques de l’arrière : comme de nombreux poilus, Krémer n’a pas de mots assez forts pour dénoncer l’insouciance de Paris et des Parisiens qui paraissent si bien s’accommoder de la guerre : « […] Paris qui dort, chante, se promène, circule, s’amuse, avec la rassurante sensation d’une centaine de kilomètres et de centaines de milliers de poitrines humaines interposées. Tout cela derrière moi, la France entière, si égoïste, où des humanités intactes continuent à vivre, à aimer, à dormir – et devant moi la fragile ceinture des porteurs d’armes, en lutte avec le feu ! Navrante disproportion… » (p. 41)

Krémer éprouve de la rancœur vis-à-vis de ses collègues, mieux embusqués que lui (Lettre du 8 mai 1915) ; « […] Pergaud n’est peut-être que prisonnier. J’ai lu le récit très détaillé de sa disparition dans le Bulletin des écrivains que reçoit Henri Barbusse et qui, avec quelques autres publications analogues, donne les adresses de tous les artistes – en majorité embusqués ; les exceptions sont infimes » (Lettre du 20 septembre 1915) ; critique acerbe des « embusqués » des Sections de Transport de Matériels et de Transport de Personnels (20 juillet 1916) ; voir sur ce sujet le livre de Charles Ridel, Les Embusqués, Paris, Armand Colin, 2007.

Comme souvent, c’est à l’arrière-front que se crée un « journal de tranchée » ; ainsi naît Le Tuyau de la Roulante, auquel Krémer collabore en tant que secrétaire de rédaction (un fac-similé figure page 105 suivi par un certain nombre d’articles de Krémer). Voir sur ce thème le livre de Marcelle Cinq-Mars, L’Echo du front. Journaux de tranchées (1915-1919), Outremont (Québec), Athéna Editions, 2008. Le 29 mai 1918, Krémer a encore ces mots acerbes pour un faux témoin de la guerre des fantassins : « Dans un livre héroïque, Binet-Valmer narre ses campagnes magnifiques d’officier auto-mitrailleur, de chevalier de l’escorte divisionnaire, etc. Quelle dérision ! » Jean Norton Cru partage son jugement : Cf. Témoins, Presses universitaires de Nancy, [1929] 2006, p. 275 : « Binet-Valmer a été un véritable mousquetaire, il a voulu courir toutes les aventures de la guerre, et il y a réussi, sans vouloir s’astreindre cependant à l’aventure la plus commune, la plus essentielle : celle du fantassin. S’il faut avouer qu’il s’exposa plus que Barrès, il faut se rendre compte qu’il y a loin entre le sort d’un porte-fanion divisionnaire et celui d’un capitaine ou un soldat de compagnie. Je dirai maintenant, qu’en somme, Binet-Valmer s’est assez bien tiré de sa tâche d’approvisionneur de la presse, que ses récits sont infiniment plus vrais que ceux que l’on écrivait à Paris… »

La pression sociale pesant sur les jeunes hommes ne portant pas l’uniforme apparaît au détour d’un extrait d’une lettre adressée par Charpentier à Kremer : « Hier, en me rendant chez Me Legay, je passai sur le boulevard de la Madeleine, rasant les murs, et poursuivi par les quolibets des vaillants permissionnaires, par le mépris des femmes odorantes et par l’hostilité des bourgeois héroïques… » (Lettre du 19 mars 1916) ; un certain nombre de femmes suspectent la virilité de ces hommes réduits par leur non-participation à la « Grande tuerie ». (Cf. Nicoletta F. Gullace, « The Blood of Our Sons ». Men, Women, and the Renegotiation of British Citizenship During The Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002)

Le premier mort : « Vision sans égale ! Une pauvre charogne boueuse, infecte, souillée de terre et d’ordures, sans tête (un tas de chiffons pleins de sang, une boule à la place de la tête, les mains couleur de cire, recroquevillées. J’ai assisté à la mise en terre de ce misérable, devant un prêtre soldat et une centaine d’hommes. Les maisons démolies, les usines incendiées, les arbres fracassés, les ponts rompus ne se comptent plus. Et tout cela dans la boue, dans la pluie, dans l’ordure, les détritus, la pourriture, les excréments, les vieux linges, les vieux meubles, l’infection » (Lettre du 13 décembre 1914) ; Le pourrissement des cadavres (lettre du 3 juin 1915) ; celle du 27 mai 1917 ;

C.H.R.

Krémer voit son versement dans la Compagnie Hors Rang comme une véritable « amélioration » de son sort : « Milieu beaucoup plus intelligent, mieux traité, mieux soigné. Rapports constants avec les officiers, le colonel, les secrétaires. Plus de corvées fastidieuses, ni de gardes, et même, pour le moment, plus de tranchées. Séjour dans une ville toujours bombardée, où les dégâts vont croissant. Dans une seule journée, il tombe des centaines d’obus qui font un bruit affreux. On y fait à peine attention… » (Lettre du 28 février 1915) ; on peut renvoyer ici au journal d’Octave Bouyssou (Cf.  sa notice dans ce dictionnaire)

Cependant, Krémer retrouve les tranchées à plusieurs reprises en juin 1915 (deuxième bataille d’Artois). Quand le régiment participe à la bataille, le métier de téléphoniste s’avère même des plus dangereux : « […] J’ai passé ces 4 jours sous terre, dans un trou aussi petit qu’une niche à chiens, sous le fossé d’une grande route transformée en volcan. De la poussière, des mouches par grappes, par monceaux, des cadavres ! ! du sang. Et il faut souvent sortir, courir réparer les fils par les boyaux et les tranchées, risquer la mort cent fois. Ni sommeil, ni appétit, ni calme. C’est l’ensevelissement avant le tombeau. Quelle guerre ! Je viens d’être cité à l’ordre du régiment et de la brigade (plus rare) pour m’être spontanément proposé il y a 3 semaines, pour porter un pli au colonel et avoir réparé les lignes sous un pareil bombardement. Cela me donne droit à la Croix de la Guerre » (Lettre du 14 juillet 1915). On notera à ce propos que l’on peut haïr la guerre, ne pas cesser de craindre d’y laisser sa peau et faire, malgré tout, acte de bravoure et d’esprit de sacrifice. Complexité de l’homme…

Krémer a pleine conscience des différences de situation existant entre l’avant et l’arrière-front : « […] suis actuellement dans une cabane confortable, sous terre, garnie d’une litière de paille, d’une table, de 2 bancs rustiques, pourvue d’une lampe, de livres, de journaux, d’encre, de papier – tout le confort moderne ! C’est analogue aux photos publiées par Le Matin ou autres journaux ejusdem farinae, et représentant des abris soit-disant situés sur le front, en réalité à 5 ou 7 km en arrière et réservés au commandement, aux officiers d’artillerie, à l’administration, etc. Jamais, je n’avais connu un tel luxe. Évidemment, il y a encore des ombres au tableau : beaucoup de rats (furieuses batailles, toutes les nuits, entre ces rongeurs qui se livrent, par bandes, des assauts effrayants !), beaucoup de parasites, dont je n’arrive pas à me débarrasser ; quand il y a de l’orage, quelques petits filets d’eau sur « mon lit ». Tout cela n’est rien en comparaison des souffrances endurées dans les tranchées… » (Lettre du 30 août 1915)

Pas d’euphémisation chez ce témoin : « Un obus tombe en pleine route sur une des sections de mon régiment, 8 hommes sont tués du coup ; on n’a jamais pu retrouver leurs cadavres Rien que des viandes déchiquetées, carbonisées, éparses, certaines collées au talus de la route, d’autres fichées sur des poteaux de télégraphe, à 200 m de là – les hommes avaient été, littéralement, volatilisés » (Lettre du 22 juin 1915) ; « […] Au-delà de cette route [de Béthune], c’est l’affreuse horreur de la Mort, la vision de tous les carnages et de toutes les épouvantes, ce sont, parmi les râles et les hoquets, les blessés geignants, aux visages décomposés, mouillés de sueur, aux voix suppliantes, avec leurs loques boueuses ou poussiéreuses, leurs capotes ouvertes, que l’on transporte, tendus sur les brancards ou qui se traînent, tâtonnant par les boyaux, soutenus par les brancardiers ou des camarades. Et ce sont les cadavres raidis, les cadavres aux mains crispées, aux yeux vitreux, aux joues blêmes mangées par des barbes sales, couverts de linges sanglants, de torchons infects, empesés par un caillis de sang noirâtre, les cadavres à moitié ensevelis, couverts d’insectes voraces, assiégés par un remous de vers et de mouches. […] C’est l’épouvante des bipèdes frissonnants, suant la peur, en proie à toutes les révoltes des instincts affolés, sursautant aux vacarmes et aux chocs, terrés au plus profond de leurs abris ou s’efforçant au courage sous la grêle des averses… » (Impressions adressées à Charpentier le 9 septembre 1915). Jean Norton Cru eut apprécié ce témoignage sur la peur qui règne sur le peuple de l’avant.

Charnier : « […] Il y a dans tous les replis de ce chemin creux une collection de membres putréfiés, des jambes coupées dont les tibias effilochés sortent de bottes intactes, des pieds dans des chaussures, des casques de guetteurs (casques énormes en blindages d’acier) complètement criblés de trous, autant de choses abjectes qui évoquent l’intensité de la bataille passée et la rage, et la puissance formidable des explosifs […]. Il y a, à dix mètres environ de l’entrée de ma sape, deux cadavres allemands à demi enterrés, sur lesquels on marche toute la journée… » (lettre du 6 avril 1917)

Krémer a côtoyé Barbusse : « […] Il n’a, au demeurant, bien que vice-président de la Société des Gens de Lettres, rien d’un artiste et les seules pellicules qu’il porte sur lui sont des pellicules photographiques, car il manie volontiers le Kodak. C’est un grand, grand homme maigre, jaune, malade, ridé – l’air d’un long Don Quichotte souffreteux, très taciturne, très flegmatique, terne – est-ce volontairement ? Il remplit les fonctions de brancardier et a été l’objet d’une citation à l’ordre de la brigade pour avoir été relever des blessés au péril de sa vie, car il fait, je crois, très noblement son devoir » (Lettre du 22 août 1915) ; il lit avec une particulière attention les premières pages du Feu publiées dans l’Œuvre ; voir les lettres du 20 septembre 1915 ; du 4 août 1916 : « Henri Barbusse commence dans l’Œuvre la publication de son roman sur le 231e, Le Feu. » ; du 21 août 1916 : « Oui, le roman de Barbusse est bien plat et déplorablement populaire par moments. Cela me confirme dans l’opinion que je m’étais faite de l’auteur » ; à mesure que la guerre dure, l’appréciation se fait de plus en plus positive : « Au cas où vous auriez été tentés de croire à quelque exagération de ma part sur les Champs de Bataille de l’Artois, en 1915, voici la vision de Barbusse, contemporaine de la mienne… » (lettre du 16 avril 1917) ; « Et je me glisse à nouveau sous les blocs effondrés du béton, dans l’ombre sordide de la casemate – et je relis Le Feu de Barbusse (je l’apprécie mieux en volume. L’épisode du poste de secours, le sergent infirmier, le tir de barrage sont beaux)… » (Lettre du 27 mai 1917) ; un peu plus tard, Krémer compare Le Feu à La Guerre, Madame de Paul Géraldy : « Quelle différence, et quel contraste avec Le Feu, dont ce livre est exactement à l’antipode – et comme il est curieux de comparer, sur un même sujet, les visions de deux professionnels de la Littérature, justes sur bien des points, l’une dans son optimisme, l’autre dans son pessimisme… » (Lettre du 19 octobre 1917)

La censure du courrier : Cf. Lettre du 7 août 1915 ; Barbusse évoque lui aussi les nouvelles dispositions dans une lettre à sa femme en date du 8 août 1915 (Cf. Barbusse, Lettres à sa femme, Paris, Buchet-Chastel, 2006).

Sexualité : « la chasteté des combattants » (Lettre du 28 décembre 1915) ; « […] Le héros [lui-même] n’a pas délacé sa cuirasse d’airain ni abdiqué sa chasteté. Mais il y a des jours où il souffre bien cruellement parmi toutes ces femmes… » (Lettre du 2 janvier 1916) ; « il a fallu la guerre pour que le chaste Héros vînt échouer dans cet antre, sorti d’on ne sait quelle Claudine à l’école. J’ai quitté la jeune Germaine et les juments de la Grande Ferme, après quelques inoffensifs jeux de mains » (lettre du 10 janvier 1916) ; les marraines de guerre (Lettres du 29 janvier et 7 février 1916.) ; fantasmes sexuels (lettre du 27 février 1916) ; la prostitution dans les villages de l’arrière-front (7 juillet, 4 août 1916) ; encore page 142 ;

La situation en Russie n’est commentée qu’en ce qu’elle peut hâter ou non la fin de la guerre : « Les événements actuels (Russie, Briand, etc.) nous permettent peut-être d’entrevoir une fin – lointaine il est vrai – mais tout de même perceptible » (lettre du 19 mars 1917) ; « […] La Révolution russe – mérite-t-elle bien ce nom ? N’est-ce pas le remplacement d’un parti par un autre parti ? Et la Russie est-elle vraiment capable d’avoir une influence sensible sur notre sort ? J’en doute. » (lettre du 24 mars 1917) ; à nouveau, on ne peut que constater une totale indifférence aux enjeux nationaux de la guerre.

Permissions : « il est formellement interdit à l’homme de troupe permissionnaire, et sous les peines les plus sévères, de passer par Paris » (Lettre du 13 juin 1917) ; cela est à mettre en relation avec les mesures prises par le Haut commandement pour réduire le mouvement des mutineries. Sur cette question se reporter à l’ouvrage suivant : André Loez, Nicolas Mariot (dir.), Obéir-Désobéir, Les Mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, Coll° Recherche, 2008. En revanche, dans la correspondance de Krémer on ne trouve aucun mot concernant les mutineries de 1917 sauf une brève allusion, peut-être, dans une lettre du 12 juillet 1917 lorsque sont passés en revue les événements susceptibles d’amener la paix : « Offres de paix par l’Allemagne (bien improbables, et puis nous les repousserions pour jouer au plus malin) ; écrasement des Empires centraux par les armes… hum, hum !… Ecrasement des Alliés par les armes (tout aussi improbable). Défection d’un des Alliés (par ex. la Russie). Les événements actuels sont contraires. Et même, cela n’imposerait pas du tout la paix. Défection de plusieurs alliés simultanément (impossible). Evénements intérieurs graves en Allemagne (très possible, mais j’y compte peu étant donné la mentalité de ce peuple). Idem en France. La situation s’éclaircit sérieusement sous ce rapport. Eventualité à rejeter. Famine et usure générales (ne se produiront pas d’une façon impérieuse et critique avant quelques années)… » Krémer a été impressionné par ce qu’il a vu durant sa permission à Quiberon : nombreux aménagements portuaires et ferroviaires en cours, nombreux transports transatlantiques, et arrivée des premiers américains… A noter que cette énumération reste effectuée avec un ton très distancié, froidement ; les mots victoire, défaite, sont absents du raisonnement et de l’expression ; seul intéresse la fin de la guerre… quel que soit la manière d’aboutir à ce résultat attendu depuis le premier jour.

« Si rien de nouveau se produit d’ici-là, je ne prendrai vraisemblablement pas encore ma prochaine permission à Paris. Cette ville-bazar, repaire de goualeuses et de marlous, me répugne… » (Lettre du 27 août 1917)

Gaz : « […] Ce sont des produits à base de bichlorure de méthyle, très volatiles et qui irritent et brûlent toutes les muqueuses : bouche, gorge, nez, intérieur des cuisses, surtout les parties génitales ( !). Des cloques énormes surgissent sur la peau aux endroits atteints, les vêtements s’en imprègnent et jouent le rôle de la tunique de Nessus. Toutes les nuits, vers minuit, le cri fatal retentit : « Alerte aux gaz, préparez les masques »… » (Lettre du 27 août 1917)

Frédéric Rousseau, 6 janvier 2009

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Rouvière, Camille (1880-1969)

1. Le témoin

Camille Arthur Augustin Rouvière est né à Montpellier le 21 janvier 1880. Son père était maître d’hôtel, sa mère femme de chambre. Ses parents montent à Paris alors qu’il a à peine 3 ans, mais son enfance sera bercée d’évocations de la belle ville méridionale. A Paris, la famille, toujours dans les mêmes professions, vit dans le 11e arrondissement. Camille va à l’école primaire et décroche le certificat d’études. Il trouve un emploi de maraîcher à Montlhéry, mais, après les trois ans de service militaire, il entre comme employé de bureau dans une compagnie d’assurances de la capitale.

Il est mobilisé au 31e RI et reste tout le temps de la guerre dans l’infanterie, principalement comme mitrailleur. Caporal en décembre 1916, sergent en juin 1918. Démobilisé le 27 février 1919.

Il reprend alors son métier, et épouse une veuve de guerre dont il a un fils. Musicien, ayant acquis une culture d’autodidacte, il constitue une riche bibliothèque. Il prend sa retraite en 1937, et le couple s’installe à Romans (Drôme) où Camille meurt le 29 juin 1969.

2. Le témoignage

– ROUVIÈRE (Camille Arthur Augustin), Journal de guerre d’un combattant pacifiste, préface de Michel Garcin, Biarritz, Atlantica, 2007, 333 p., illustrations.

A la différence de Louis Barthas, il ne semble pas que ses camarades aient encouragé Camille Rouvière à écrire. Ils le voyaient cependant prendre ses notes quasi-quotidiennes et l’écoutaient expliquer qu’il écrivait « par représailles », « par indignation » contre ce qu’on pouvait lire dans les journaux. Si les vrais combattants ne témoignaient pas, d’autres viendraient piétiner la vérité et gagner de l’argent en édifiant « la légende du Poilu magnifique » (p. 147-148). Une même idée est mise en valeur dans Témoins de Jean Norton Cru. A une date indéterminée, Camille Rouvière a repris son texte pour le mettre au propre sur trois épais carnets. Le préfacier du livre estime qu’il a pu peaufiner l’écriture. C’est vraisemblable en ce qui concerne le style, mais les dates, les descriptions et les sentiments paraissent bien être ceux du temps de guerre.

Ayant appartenu au même régiment que Barbusse, le 231e RI, Rouvière aurait pu s’appuyer sur lui dès le début de son texte recopié. Il n’en a rien fait. Barbusse n’apparaît que lors de la publication du Feu, et Rouvière note qu’il se souvient de l’avoir vu : « Un bonhomme sec et sombre, vieux, ou vieilli, un engagé » (p. 183). Confirmant la communication d’Olaf Müller au colloque de 2004 à Craonne (« Le Feu de Barbusse : la ‘vraie bible’ des poilus. Histoire de sa réception avant et après 1918 », dans La Grande Guerre. Pratiques et expériences, sous la direction de Rémy Cazals, Emmanuelle Picard et Denis Rolland, Toulouse, Privat, 2005, p. 131-140), Rouvière estime que Le Feu est le livre des soldats, « soufflet de nous tous aux patriotes d’hier et de demain » : « Vive Le Feu qui incinère l’officiel mensonge ! » Aux officiers qui se plaignent que le livre les ignore, Rouvière répond : « A vous, messieurs les officiers : tous les académiciens, tous les évêques du bon Dieu, et tous les historiens ! »

3. Analyse

– Août 14, au 31e RI, Rouvière est pris dans la grande retraite, sur « le gril de la route » (description p. 30). Il est blessé à la jambe le 6 septembre. L’évacuation dure 65 heures en chemin de fer, en compagnie de camarades dont les blessures s’infectent. Dans les gares, il note le regard sur les blessés des « pauvres bougres qui s’acheminent là-haut ». Soins à Nice. En route pour le dépôt du 31e, transféré de Melun à Albi, il passe quelques heures à Montpellier, sa ville natale dont ses parents lui avaient beaucoup parlé : c’est un éblouissement (p. 51). A Albi, sa description des pratiques pour ne pas « remonter » rejoint celle de Galtier-Boissière (Loin de la rifflette) ; dans les deux témoignages figure la mention de départs forcés marqués par le chant protestataire de l’Internationale (Rouvière, p. 58 ; Galtier-Boissière, p. 32).

– En mai 15, le voici au 231e dont le colonel est un maniaque de l’ordonnancement de la cravate : « Telle cravate, tel moral » (autres cas chez Louis Barthas, Léopold Noé, etc.). L’Artois, c’est le pays de la boue : « Un monstre gluant happe nos pieds, aspire nos forces, inhume les volontés. » Ecrasés par le poids de l’arme et des caisses de munitions, les mitrailleurs y sont particulièrement sensibles. Le contraste est insupportable avec le bourrage de crâne dont se rendent coupables les « journalistes héroïques ». Qu’ils doivent souffrir, ces Barrès, Cherfils, Hervé, d’être si loin du front et de ne pouvoir venir y connaître « le sort le plus digne d’envie ». Victime de plusieurs abcès, il est à nouveau évacué. A l’hôpital, la rencontre de nombreux « dérangés » lui fait évoquer la « guerre régénératrice » chère à Paul Bourget. Conclusion : « L’arrière, notre ennemi mortel, l’arrière, qui monnaye notre misère. N’est-ce pas Fritz ? »

– Il rejoint en novembre 15 le régiment toujours en Artois, mais jusqu’au 24 seulement. Les inondations de tranchées, suivies de fraternisations, que Louis Barthas et d’autres témoins décrivent surtout en décembre, ont commencé dès le mois précédent. Rouvière note que les Allemands déambulent à découvert, que personne ne tire, que les Français sortent à leur tour, qu’ont lieu des échanges de cigares, jus et gnôle. Il écrit : « Ça va mal, pour la revanche ! Ça va mal pour la guerre ! Les ‘ennemis’, tellement semblables ! se flairent, se frôlent, se scrutent, se révèlent les uns aux autres. Des fantassins, des clochards, des bonshommes, des pauvres types : voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon. Ah ! le canon qui tape partout ! Le canon ! ce fouet génial des maîtres pour parquer ou pousser les troupeaux ! » Le régiment part pour le secteur de Pontavert. En mai 16, on y fera provision de muguet : « Du muguet, partout. Pas un bonhomme qui n’envoie aux siens le muguet de Beaumarais ; pas une guitoune qui n’en soit pavoisée, parfumée, éclairée. » Les cagnas sont mieux aménagées, mais c’est le paradis des rats « énormes, dont le ventre blanc, gonflé à bloc, pèse sur vos pieds, vos mains, et, de là, rebondit sur votre face ensommeillée ». Des soldats les chassent et gagnent un sou par queue de rat (p. 131).

– En mai 16, le 231e disparaît. Rouvière se retrouve au 276e, et à Verdun, entre Avocourt et la cote 304, en juillet, pour une nouvelle dure période. Les critiques de la guerre, des chefs et des jusqu’au-boutistes se font de plus en plus fréquentes. En écrivant que la guerre purifiera la France, Mgr Baudrillart a livré une « ordure » (p. 163) : « Mon Dieu, punissez-les ! car ils savent ce qu’ils font. C’est ça, mon Dieu, vos vicaires ? » Barrès est qualifié de « salaud ». Rouvière approuve la réunion de Zimmerwald et les interventions de Brizon à la Chambre (mais il ne semble pas avoir appartenu au parti socialiste). En décembre 16 à Avocourt, Français et Allemands des premières lignes communiquent et se préviennent quand il y a « séance de torpilles » (p. 189).

– Le régiment n’est pas partie prenante de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, qui n’est donc connue qu’indirectement. Le 18 avril 1917, les nouvelles reçues paraissent très favorables, mais le 23, en lisant les journaux, qui pourtant ne l’avouent pas, Rouvière comprend que l’offensive a échoué. En mai, on entend parler des grèves de femmes à Paris et des troubles causés dans les gares par les permissionnaires. Les confidences sur les mutineries dans les régiments sont échangées en marchant sur la route plutôt que dans les trains où peuvent se trouver des mouchards (p. 238). On punit les meneurs, mais Nivelle et Mangin sont, d’après Camille Rouvière, les « meneurs à la boucherie ».

– En septembre 17, passage au 411e RI. Séjour en Lorraine : « Nous sommes dans un coin vraiment pépère… les Fritz et nous » (p. 252). Mais il faut y subir un quatrième hiver, et attaquer en février 18 (p. 264-270). Début juin, les Allemands menacent une nouvelle fois Paris qui « se vide. Les trains pour le sud aspirent par milliers les andouilles corrompues, les jusqu’au-boutistes, les clemencistes, les poincaristes » (p. 274). On croit revivre 1914 avec la pagaïe, les réfugiés, l’ambiance de déroute. Les Boches sont équipés de mitrailleuses légères, les mitraillettes (p. 284). Ils finissent par reculer. Un épisode rarement raconté : la capture d’un groupe d’Allemands après des pourparlers et un simulacre d’attaque « pour sauver l’honneur » (p. 283). Le régiment est à Saint-Quentin le 8 octobre, à Etreux (pays d’Albert Denisse) le 26. On tire encore et on meurt le 11 novembre. Dans les régions libérées, les mercantis changent de clients ; les occupants ont laissé d’assez nombreux « chiards franco-boches » (p. 318) ; on chante la Madelon, « chère aux embusqués » (p. 323 : intéressante notation) ; on défile avec clairons et tambours, sans rien retrancher « de l’épaisse couillonnade militaire » (p. 319).

Une conclusion collective : « Pas de traité de Paix au recto avec Revanche au verso » (14 octobre 1918) ; et une conclusion individuelle : « Revenir chez soi, plus ridé, plus rouillé, plus stupide, mais complet pourtant ! » (11 nov. 1918). Les sentiments de Camille Rouvière sont sans équivoque, bien qu’il ait « fait son devoir », avec les camarades, comme tant d’autres.

Dans ce témoignage très riche, figurent encore bien des informations. Sans prétendre à l’exhaustivité, il faut cependant ajouter la place de Gustave Hervé parmi les bourreurs de crâne (p. 233) ; plusieurs mentions d’exécutions (p. 86, 149, 235) ; le « nettoyage » des abris à la grenade et au lance-flammes, mais après avoir fait de nombreux prisonniers (p. 267-268). Et à côté de cela un profond sentiment de la nature, de la vie, des comportements du temps de paix : le muguet de Beaumarais (p. 145), les coquelicots d’Avocourt (p. 242). « Des morts ont maintenant leurs bouquets… »

Rémy Cazals, avril 2008

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