Pescay, Camille (1885-1951)

Ouvrier typographe de formation né à Verdun-sur-Garonne (Tarn-et-Garonne), il devient avant la guerre ouvrier dans une des nombreuses usines textiles de Labastide-Rouairoux (Tarn). Mobilisé au 296e de Béziers, il part comme des milliers d’hommes « musique en tête » le 4 août 1914 et traverse toute la guerre, sans aucune blessure, pour n’être libéré qu’en mars 1919. Son témoignage se présente, à l’image de celui du tonnelier audois Louis Barthas, qui fut dans le même régiment, sous la forme d’un récit au jour le jour, retranscrit sur 12 cahiers d’écolier reliés entre eux et numérotés, sans doute mis au propre très rapidement au lendemain de la guerre à partir de notes prises sur le vif. L’auteur relève le nombre de jours passés sous l’uniforme et achève son récit à l’unisson du tonnelier socialiste : « Avant de terminer, je pourrais dire ce qu’au cours de cette campagne j’ai pu voir comme injustices et abus de toute sorte mais je préfère m’abstenir. Je constate simplement que nous n’aurons la Paix dans le monde que le jour où le militarisme sera renversé dans toutes les puissances, chose qui n’est pas près d’arriver ! » Il souligne un peu plus loin : « Je me suis tiré de cet enfer (…) et je m’incline devant ceux qui moins heureux que moi n’ont pas vu la fin de ce cataclysme et ont payé de leur vie. » On trouve dans ce témoignage inédit une relation méticuleuse de ses faits et gestes et ceux de son unité, et moins d’allusions directes sur son moral. Mais plusieurs éléments intéressants donnent à comprendre à la fois le quotidien combattant, fractionné et encadré, et les pratiques de guerre du fantassin.
Camille Pescay vit la guerre comme une contrainte et avec résignation. Il note le banal quotidien dans les tranchées, auquel les hommes s’adaptent comme ils peuvent. La prise de notes régulière fait partie de cet arsenal d’éléments stabilisateurs dans un univers instable. Dans ce cadre, la camaraderie entre « pays » offre un important support de sociabilité. « C’est avec peine qu’on se sépare des camarades avec lesquels on vivait depuis si longtemps, mais à la guerre il faut se faire à tout », note-t-il en juillet 1916 au moment où est dissoute la 24e compagnie à laquelle il appartient depuis le début du conflit. Même sentiment de résignation lors de la dissolution du régiment en novembre 1917. Camille passe alors au 248e RI comme une grande partie de ses connaissances. Il observe plus généralement le théâtre de la guerre, notant les rumeurs d’Africains égorgeant les retardataires allemands qui n’ont pas fui à temps, les blessés prisonniers que son escouade tente de rassurer, les soldats qui se portent malades à la fin de décembre 1914 afin d’éviter les exercices harassants imposés au repos par le commandement. Il relève également les échos des chants émanant en ligne des 280e, 296e et 281e RI qui répondent aux chants de Noël des Allemands en 1914. Et au fur à mesure que la guerre s’installe dans un temps long, deux éléments prégnants émaillent de manière régulière son récit à partir de sa première permission : le fossé séparant les civils et les combattants sur la façon de se représenter le conflit, et l’attente de la paix qui tarde à venir. « Lors de ma première permission en novembre dernier [1915], j’ai dit dans quel état j’avais trouvé les civils ; la situation n’a pas changé, confiance inébranlable, sauf pour quelques-uns qui raisonnent et qui constatent que cette victoire tant promise est longue à venir. En ce qui concerne la vie à Labastide, elle y est supportable, les usines vont grand train pour la fabrication du drap bleu horizon et des couvre-pieds militaires », écrit-il en juin 1916, à la suite de sa deuxième permission et de la dénonciation des « engraissés de la guerre ».
Après la découverte de la guerre de siège, c’est pour Camille Pescay deux années d’attente difficile en 1916 et 1917. Deux passages méritent d’être évoqués ici, le premier rédigé au front, (27 avril 1916), après plusieurs semaines de repos : « Après 21 mois de campagne, effectuer une marche de 18 ou 20 kilomètres, sous un soleil de plomb et avec un chargement à faire plier un mulet, doit être une simple promenade aux yeux de nos gradés puisqu’ils ont défendu d’être fatigué ! Oh ! Le militarisme ! Cette guerre te fait apparaître tel que tu as été et que tu seras toujours : ridiculement bête ! Et de ce côté-là, il n’y a rien à envier à celui de nos ennemis. » Un second résume à lui seul la pensée de Camille Pescay noyé dans « une vie de brute » : « Les vrais Français n’attendent qu’une chose, la Paix ! » (1er janvier 1917). L’année 1918, de ce point de vue et à travers ses annotations, ne milite aucunement en faveur de l’idée d’une remobilisation combattante.
Sur la forme et sur le fond, ce témoignage se rapproche décidément de celui de Louis Barthas, sans offrir la même abondance de réflexions sur la guerre et le comportement des hommes. Il n’en reste pas moins qu’il livre une parole populaire critique qui a su se développer et se démarquer, en guerre, à côté d’un discours dominant patriotique.
Alexandre Lafon

 

Share

Blayac, François (1874-1963)

1. Le témoin

Né à Corneilhan (Hérault) le 25 novembre 1874. Etudes à Sorèze (Tarn), puis Droit à Paris. Propriétaire de 150 ha de vigne à Castelnau-le-Lez ; hôtel particulier à Montpellier. Fait partie d’associations culturelles, est en correspondance avec célébrités. Mort à Montpellier en février 1963.

2. Le témoignage

François Blayac, Carnets de guerre 1914-1916, Carcassonne, Ecomarine, 2006, 423 p. + illustrations.

La source est surtout formée de deux carnets, retranscrits et présentés par un de ses petits-fils (avec quelques erreurs de lecture, mais peu), et de 450 plaques stéréo (nombreuses photos à la fin du livre).

3. Analyse

Officier gestionnaire de l’ambulance 1/66, 58e DI (la division des régiments de Barthas, 280, 296).

En Alsace d’août à octobre 1914 (p. 19-80).

En Artois d’octobre 1914 à décembre 1915 (p. 81-421).

1916, gestionnaire d’hôpital à Montpellier puis à Castres ; 1917-18, responsable, à Béziers, de l’acheminement du vin vers le front. Pas de notes de François Blayac sur ces deux dernières périodes.

Ce texte étonnant est d’une grande importance. Il montre la guerre d’un officier d’administration, vivant en permanence dans l’arrière-front (selon la définition de F. Cochet, Survivre au front, 2005). On peut classer les notes en 4 parties : les conditions dans lesquelles il vit, ce qu’il fait, ce qu’il voit lui-même directement ; comme tous les contemporains, soumis à l’information officielle, il l’avale avec une grande crédulité au début et manifeste tardivement des signes de lucidité et de critique ; il avale aussi une information locale apportée dans les conversations par les officiers d’infanterie et d’artillerie qu’il fréquente : c’est la grande originalité de ce texte de citer quantité d’exploits extraordinaires racontés par leurs « auteurs », par vantardise et pour épater le semi-embusqué ; Méridional, de la haute société, il est intéressant de lire ce qu’il écrit des troupes du Midi.

a) François Blayac à la Grande Guerre

Conditions de vie

Excellents dîners, bons vins, manille, bridge, gaie conversation ; bouteille d’Hennessy ; huîtres, poisson, figues… Le tub quotidien lui fait beaucoup de bien. En permission, il voyage en 1ère classe, il passe à Paris voir Maginot.

Il n’est pas totalement à l’abri de certains bombardements, mais il n’y a pas grand danger. Il a l’honnêteté de se considérer comme privilégié par rapport à l’infanterie (p. 332, 360, 384).

Son travail

Envoyer des actes de décès, établir les « successions », c’est-à-dire envoyer à la famille ce qu’on récupère sur le mort (p. 108 : 70 successions du 280e, déballage navrant et malodorant), faire arranger les tombes et peindre les croix (141). Il a beaucoup de temps libre. Il va en promenade pour voir le duel d’artillerie.

Il est envoyé une fois en première ligne pour 3 à 4 jours, pour repérer les sépultures (p. 354). C’est horrible et il considère cela comme une vengeance de son supérieur. On est en octobre 1915. C’est un moment important : la découverte de la réalité. C’est à partir de ce moment qu’il plaint le plus l’infanterie et qu’il émet le plus de critiques sur la conduite de la guerre.

Ce qu’il a vu directement

– p. 21, soldat se méfiant quand une Alsacienne lui donne de l’eau

– 23, arrivée massive de blessés (19 août), impossible tenir registre

– 29, blessés allemands enchantés d’être PG

– 34 (26 août), l’odeur du champ de bataille

– 65, un PG qui craignait qu’on lui coupe le nez et les oreilles

– 65 et 85, degrés divers de l’émotion et de l’indifférence devant la mort

– 66, un blessé allemand sympa

– 156 et ailleurs, le souci de garder des souvenirs photographiques de la guerre

– 160, une tentative de suicide

– 189, il vaudrait mieux ne pas faire revenir un régiment là où il y a les tombes de camarades

– 250, ordre de verser l’or contre des billets

– 292, les Anglais au rythme de la Marseillaise, plus que les Français

– 310-311, établissement puis suppression de la censure du courrier au sein des unités

– 346, les bourguignotes ont sauvé des milliers d’existences

– 396, l’odeur des Boches

– 402, un officier furieux de n’avoir pas eu une promotion.

En quête de trophées et souvenirs

Cet aspect de la « guerre » revient sans cesse. Quelques pages remarquables : 159 (badges anglais), 164 (porte-plumes fabriqués par un artilleur), 166 (le cadeau de la princesse Mary), 175 (trophées demandés à officiers infanterie), 207 (casque prussien acheté au café du Commerce), 208 (casque wurtembergeois), 210 (obus), 239 (fusil), 317 (se fait fabriquer briquets et bagues).

Embusqués

Il s’agit ici de s’embusquer ou de se faire embusquer, non de critiquer les embusqués. Des cas :

– petits pistons à connaissances pour éloigner du danger : 386 (cycliste), 418 (muletier) ;

– attitude de proches qui cherchent motifs pour se faire évacuer (125, 128), ou expriment crainte d’être renvoyés aux tranchées (232) ;

– faire passer son beau-frère dans l’aviation ; « il faut vite le tirer de là [infanterie] avant que la mort n’y mette ordre » ; opération rondement menée en un mois ; c’est un « sauvetage » ; on apprend à la fin que deux autres beaux-frères étaient embusqués ;

– son court séjour en 1ère ligne lui fait souhaiter la relève pour être envoyé « loin de ces horreurs » ; il écrit à Maginot et à Simon pour accélérer le processus ; son impatience est « fébrile ». Il obtient satisfaction.

b) Les informations générales sur le déroulement de la guerre

Tous les combattants en ont reçu, par des canaux divers. Blayac les indique parfois. Lorsqu’il ne les indique pas, il s’agit généralement de la presse. Il lit L’Echo de Paris. Le cas de Vermelles aurait dû le faire réfléchir : pris (84), peut-être pas pris (88), pas pris (89), bombardé par nous (91), pris après évacuation par les Allemands (129, voir Barthas, Hudelle). Blayac est crédule. Les signes de doute sont tardifs.

Victoires et renforcement des Alliés

– 70, victoire certaine après mauvais départ à cause d’impréparation (28 septembre 1914)

– 100, 171, 204, 210, énormes pertes allemandes

– 123-125, grande victoire russe confirmée par un officier qui le tient d’un cycliste d’état-major

– 149, prochaine entrée en danse de la Roumanie, info donnée par son père au caporal Clémentel

– 163, prochaine offensive annoncée par un cousin, un ami…

– 165, intervention japonaise annoncée par un pasteur qui le tient d’un directeur de ministère

– 191, la retraite des Russes est une manœuvre

– 196, un artilleur tient d’un cycliste qui l’a entendu d’officiers… que l’armée allemande est coupée

– 388, de source bien informée la guerre va finir en décembre 1915.

Signes de doute, critiques

Le premier doute, léger, est du 17 décembre 1914 : on a avancé, mais peu, sans proportion avec les pertes. Il faut ensuite attendre le 16 avril 1915 : on a fait 1200 prisonniers, ce sont les 120 d’hier augmentés d’un zéro. Il se met à mentionner les propos découragés que tiennent tous les blessés. Il en vient à critiquer la stupidité des généraux qui ne tiennent pas compte de l’opinion des officiers de tranchées. Il rapporte une conférence rasoir du général Niessel (voir Barthas, 194).

c) Récits d’exploits sur le terrain

La grande originalité de ce carnet de guerre, c’est de rapporter les conversations tenues dans l’arrière-front, en particulier entre officiers de différentes armes.

Cruauté, lâcheté et autres faiblesses des Allemands

– atrocités : 53 (seins coupés), 60 (cruautés), 61 (viol collectif), 123 (bouclier humain)

– lâcheté : 54 (peur de la baïonnette), 60 (peur du canon)

– mal nourris : 55 ; mauvaises tranchées et mauvais projectiles : 137

– dopés à l’éther : 181

– stupides : 201.

Les récits d’exploits de combattants français (principalement officiers subalternes)

Récits lors de conversations. Fidèlement rapportés le jour même. On note une forte tendance à la vantardise. Et à la cruauté avec l’exécution sans merci des Allemands qui veulent se rendre. En même temps, on signale quantité de prisonniers, donc non exécutés.

– exploits de fantassins : 77 (tue des Allemands avec son sabre, sensation agréable), 68 (Boches exécutés), 114 (fils de fer posés pour prendre Boches au collet), 127 (un goumier tue 7 officiers qui voulaient se rendre), 150 (le 280, régiment de Barthas, ne fait pas de prisonniers), 165 (6 Français blessent 45 Allemands à l’arme blanche et font 80 prisonniers), 170 (on les tire comme des lapins), 172 (un lieutenant, très adroit, tue 50 Boches), 269 (encore massacre de PG sans défense), 350 (un capitaine tue 8 Boches de sa main) ; la part de vantardise devant de semi-embusqués est visible dans les récits de son beau-frère p. 264.

– exploits d’artilleurs : 169 (foudroyants succès), 181 (le 75 détruit des batteries à 6200 m), 240 (colonel dit avoir détruit 2 batteries boches dans l’après-midi), 242 (depuis 4 jours, destruction de 8 objectifs par jour).

Informations diverses non vérifiées

Elles concernent souvent des fusillés : on a fusillé un commandant, un lieutenant, quelques mutilés volontaires ; un espion ; 3 déserteurs d’un BCP ; un PG boche pour vol ; trois soldats (mais avec des ?)

Comportements déviants : refus d’attaquer, relations avec l’ennemi

– 134 : refus de monter à l’assaut (13 déc. 1914) ; 361 : refus du 280, le 7 octobre 1915 (Barthas, p. 186, parle du bataillon De Fageolles) ;

– 274 : capitaine français tué par ses soldats après avoir lui-même tué un soldat

– 63 : deux patrouilles ne s’attaquent pas à cause du froid

– 117 : invitation lancée par officiers français à officiers boches, qui ne répondent pas

– 136 : un officier dit qu’il a souvent causé avec les Boches

– 153 et 159 : la nuit de Noël 1914, chants des deux côtés, faux et maladroits du côté boche

– 414 et suivantes : décembre 1915, la boue, soldats enlisés (Barthas 210-212), Niessel sauvé par hommes du 280 (Barthas 211) ; on passe à travers champs, on ne tire pas ; il y aurait eu des déserteurs des deux côtés (voir Barthas, Noé).

d) Le Midi et ses régiments

– 55 : les régiments du Midi ont mal tenu au feu (14 septembre 1914)

– 70 : héroïsme prodigieux du 281 et du 343, merveilleux soldats

– 168 : un officier insulte le Midi, je relève très vertement

– 255 : noble conduite du 281, fin de la légende tenace des régiments du Midi qui ne marchent pas.

Rémy Cazals, 02/2008

Share