Hénin, Onézime (1863-1944)

1. Le témoin

Né en 1863 à Ambleny dans l’Aisne, village situé à une dizaine de kilomètres à l’ouest de Soissons dans lequel Onézime Hénin résidera jusqu’à sa mort, en avril 1944.

Cadet d’une famille assez aisée de six enfants dont le père était maçon. Fréquente l’école primaire jusqu’à 14 ans puis entre en apprentissage dans l’entreprise paternelle. Ce n’est pas un intellectuel mais un curieux : il observe et note ce qu’il considère comme les événements de la vie de son village durant la guerre.

Sculpteur amateur, il consacre son talent à la réalisation d’autels d’église, de calvaires ou de tombes. Culture religieuse fortement teintée de superstition. Il pratique régulièrement et fréquente assidûment l’église de son village.

Se marie en 1884 avec Stéphanie Hécart, également fille de maçon. Le couple eut deux enfants dont un seul survécut. Il parvient à s’enrichir du fruit de son travail et semble très attaché aux valeurs traditionnelles : le travail, la religion et l’attachement à la vie locale. Dès avant la guerre, les Hénin peuvent être considérés comme une famille aisée d’Ambleny où ils possèdent plusieurs maisons et de nombreuses terres. Bien qu’étant maçon de métier, son horizon culturel demeure avant tout celui d’un homme de la terre.

2. Le témoignage

Ambleny, le temps d’une guerre. Journal d’Onézime Hénin (1914-1918), Société archéologique, historique et scientifique de Soissons, 1993, 224 p. (avant-propos et introduction de Robert Attal et Denis Rolland).

Le journal – du fait du caractère redondant des notes au jour le jour – n’a pas été publié en entier.

Des annexes sont consacrées aux combats de mai à juillet 1918 dans la région d’Ambleny (pp 211-222)

L’ouvrage est illustré de cartes, photographies et documents d’archives évoquant le secteur.

Le journal est commencé dès le début de la guerre (25 juillet 1914). Son auteur semble être rapidement conscient qu’il va être témoin d’événements importants. Il s’arrête peu après la fin du conflit, le 31 décembre 1918. Seuls deux rajouts non publiés mentionnent très brièvement des événements évoquant le mois de janvier 1919.

A noter que l’auteur ajoutera à la fin (non publiée) de son journal un répertoire de 613 noms de soldats, tombés pour l’essentiel en juin et juillet 1918 et dont les corps ont été enterrés sommairement à Ambleny ou dans ses environs.

3. Analyse

Le témoin demeure à Ambleny durant toute la durée du conflit, à l’exception de la période du 30 mai au 25 août 1918 durant laquelle les habitants du village sont évacués par ordre de l’autorité militaire.

Il s’agit d’un témoignage de première main, écrit par un homme simple mais bon observateur du quotidien des civils et des militaires résidant ou venus au repos dans ce village de l’immédiat arrière front. Ses notations, souvent répétitives, ne sont jamais pour autant abandonnées ou réduites à leur plus simple expression. L’aspect local de la guerre est toujours privilégié.

O. Hénin ne s’interroge jamais sur les causes de l’irruption du conflit ni même sur sa portée dans le temps. Que cette guerre devienne mondiale et totale semble complètement lui échapper. A l’instar de l’agriculteur confronté à une catastrophe naturelle inévitable, il décrit presque au jour le jour les événements d’un quotidien qui devient au fil des mois empreint d’une banalité sinistre mais inéluctable. La guerre est là, il faut donc faire avec… Il s’agit avant tout de faire face, tout en s’efforçant de poursuivre au mieux ses activités du temps de paix. Deux bémols dans cette attitude de résignation face à la guerre : le sort du fils unique parti sur le front et, avec le temps, l’apparition de frictions et de tensions entre civils et militaires (chapardages et ivrognerie des troupes, conflits avec les autorités militaires lorsque des pratiques commerciales se mettent en place entre les civils du cru et les militaires).

Son témoignage repose pour l’essentiel sur des événements qu’il a vus ou qui lui ont été rapportés directement par des soldats qu’il a croisés dans son village natal lors des relèves de régiments. Il fait souvent preuve de discernement lorsque les déclarations des uns et des autres s’apparentent à des rumeurs sans fondement.

Ambleny, situé à moins de 3 km du front, subit jusqu’en mars 1917 des bombardements sporadiques. Ce village se retrouvera en première ligne au moment des combats de  juin et juillet 1918. A cette époque le village est complètement évacué. O. Hénin n’y fait un retour définitif qu’à partir du 25 août pour y constater l’ampleur des destructions.

P 22 : 25 juillet 1914, le témoin entend parler pour la première fois par son fils Gaston de l’éventualité d’une guerre. Il demeure assez incrédule et poursuit ses travaux aux champs. Son indifférence choque son fils, permissionnaire : « (…) Gaston n’était pas content de moi car je ne prenais pas fait et cause de sa situation et qu’il se rappellerait longtemps de mon insouciance.»

On notera ici que la perception de l’éventualité de la guerre diffère en fonction des générations. Cet aspect « générationnel » dans la perception du conflit se poursuivra durant toute la guerre (voir par exemple chez Gabriel Chevalier dans La peur).

P 23 : 1er août, « L’après-midi à 5 heures on sonne la grosse cloche à Ambleny, c’est un triste moment à passer, tout le monde quitte le travail pour rentrer à la maison, les gens font des provisions à l’épicerie (…) »

P 23 : 2 août, départ précipité du fils Gaston pour le front. Crise de nerfs du père qui n’a pu revoir son fils.

La famille reçoit rapidement une assez importante correspondance de ce fils unique, du moins dans un premier temps.

P 24 : 6 août, premières rumeurs sur les atrocité allemandes en Belgique. Arrivée de réfugiés en provenance de la région de Verdun.

P 25 : 8 août, rumeurs qualifiées de « fantaisistes » par l’auteur : Français à Mulhouse, pertes effroyables dans les unités françaises et allemandes. « (…) cela me fait frémir. »

P 27 : 16 août, nombreuse assistance à la messe où « on prie pour les soldats ».

P 29 : 24 août, passage de 3 trains de blessés à Ambleny, « nous sommes de plus en plus inquiets. »

P 30 : 29 août, les Allemands sont dans l’Aisne. Passage d’émigrés venant de Guise. Passage d’avions, « on sent que la guerre approche. »

P 31 : 30 et 31 août, arrivée des Anglais à Ambleny. « (…) nous cachons ce que nous voulons préserver du pillage, ou des flammes. » Départ de certains habitants.

P 36 : 1er et 2 septembre, occupation temporaire du village par les Allemands. Achat des troupes allemandes qui paient en marks. Les habitants « se racontent les orgies que les Allemands ont faites dans les maisons où il n’y avait personne. »

P 37 : 3 septembre, retour du maire et réquisitions allemandes : « ils ont pris beaucoup de literie, du linge et un peu de tout. »

P 38 : 5 septembre, retour de certains habitants. Le village se repeuple après une période de « calme épouvantable ».

P 38 : 6 septembre, reflux des Allemands. Une habitante est mal traitée par les Allemands qu’elle a voulu exclure de chez elle.

P 39 : 7 septembre, reflux de troupes du génie allemand mêlé de réfugiés « qui ont bien souffert et qui ont la terreur. »

P 40 : 10 septembre, « jour terrible », reflux massif de troupes allemandes.

P 40 : 12 septembre, arrivée des Français. Bombardement du village. Pillages importants accomplis par les troupes allemandes en repli.

P 43-44 : 20 septembre, « grande bataille de Fontenoy » : offensive des troupes françaises pour prendre pied sur le plateau de Nouvron où les Allemands se sont retranchés. Espionite : arrestation d’un électricien, exécution de deux habitants de Fontenoy, l’un d’eux hébergeaient des Allemands, un autre aurait fourni les plans des carrières de Tartiers aux Allemands.

P 60 : 8 octobre, évocation par un soldat de 1500 cadavres d’Allemands à enterrer et qui seraient morts lors des combats autour de la ferme de Confrécourt le 20 septembre.

Pp 60-61 : 10 octobre, « C’est d’abord Monsieur le Curé qui me dit allez-vous-en, ne venez pas par ici, car on va fusiller deux déserteurs. En effet aux Marronniers, quatre compagnies d’infanterie sont sur les rangs, les gendarmes vont conduire les deux malheureux dans Béron où aura lieu l’exécution, les fosses sont faites d’avance, ils y seront enterrés. Je ne suis pas allé, c’est trop triste. »

P 61 : 15 octobre, interdiction faite à des civils de se rendre dans leurs champs : espionite.

P 66 : 21 octobre, dégradation d’un militaire pour vol.

P 69 : 23 octobre, un habitant de la commune doit passer en conseil de guerre pour vol.

P 77 : 13 novembre, « On nous dit qu’hier nous n’avons pas eu de succès parce que le 305e de ligne n’a pas voulu marcher, c’est la troisième fois qu’ils refusent. »

P 79 : 18 novembre, « Parmi les soldats qui ont refusé de marcher à la dernière attaque de Fontenoy il y en a quinze en prison qui vont passer en Conseil de Guerre. Ils se sont blessés à la main gauche pour ne pas marcher. »

P 80 : 24 novembre, « Maintenant les Français bombardent simplement les tranchées allemandes sans faire d’attaque à la baïonnette car cela faisait mourir trop de monde. »

P 92 : 8 et 9 janvier 1915, « J’écoute causer les soldats qui parlent d’une attaque mais pas un ne voudra marcher. On peut supposer d’avance que ce sera un raté, enfin attendons et espérons. » ; « Chez nous à Ambleny, les soldats se montent toujours la tête au sujet de l’attaque qui doit avoir lieu. Ils ne veulent plus marcher du tout. Ces soldats n’ont pas de patriotisme, ils ne sont pas courageux, sales dans les cantonnements et n’aiment que boire du vin et de la gnôle. »

P 94 : 21 janvier, « Un nouvel engin de guerre Allemands (sic) jette la terreur dans les tranchées, c’est la minenwerfer (sic) qui fait des dégâts effrayants et rend fous les soldats qui ne sont pas touchés. »

P 104 : 26 avril, venue de Poincaré et de Joffre à Ambleny pour assister à une attaque sur le plateau de Nouvron.

P 155 : 7 décembre 1916, « A 9 heures du soir un petit ballon vient atterrir aux Fosses. Il est éclairé, la batterie contre avions qui est là l’arrête. Il contient une trentaine de kilos de journaux écrits en français, principalement « la Gazette des Ardennes », des vieux journaux invendus. On y trouve le nom de 70 prisonniers soldats français et ces journaux reprochent à la France d’avoir voulu la guerre. »

P 156 : 9 décembre, « Le 72e RIT s’en va, il est remplacé par le 25e territorial. Les habitants d’Ambleny regrettent les hommes mais pas les officiers surtout le colonel que l’on appelle « Déguisant ». Il avait la haine après les commerçants, il était plus sauvage que les Boches, il n’aimait que les femmes. »

P 166 : 18 mars 1917, les Allemands ont quitté le plateau de Nouvron. Repli sur la ligne Hindenburg. « Dans la matinée, on nous dit que les Boches sont partis, qu’ils ont abandonné Nouvron, Osly, Cuisy. On n’en croit rien. L’artillerie lourde du Soulier [hameau d’Ambleny] s’en va, beaucoup d’artillerie s’en va toute l’après-midi dans la direction de Fontenoy. On sait que nos troupes sont dans Nouvron et Osly. On entend encore quelques coups de canon mais au loin et un peu dans la direction de Soissons. Je vais bêcher derrière la Tour car il fait beau, je vois le soleil luire sur la côte de Tartiers et de Cuisy, cela émotionne en pensant qu’ils sont redevenus français, et l’on espère qu’Ambleny ne sera plus bombardé. »

P 169 : 20 avril, « Ici à Ambleny une compagnie de forçats de la Guyane est logée dans un baraquement derrière la ferme des Fosses, on dit que c’est pour travailler. »

P 169 : 1er mai, « Beau temps sec, le canon tonne sur Laffaux, il arrive à Ambleny beaucoup de malades. Des Sénégalais. »

P 169 : 2 mai, « Toujours du beau temps et du canon du côté de Laffaux. Les soldats qui étaient à St Bandry et Pernant [villages proches d’Ambleny] s’en vont, c’est un bon débarras pour nous car c’étaient de mauvais sujets, insolents et voleurs. Ils ont pris des poules, des lapins, paons et tout ce qu’ils trouvaient. Ils tiraient du revolver, des grenades et même de la mitrailleuse. C’était la panique dans St Bandry. »

P 170 : 25 mai, « Ici il y a un grand mécontentement parmi les soldats, le 228e qui est à St Bandry et ceux du Soulier [un hameau d’Ambleny] sont obligés de remonter en ligne au bout de 9 jours de repos, pourtant ils étaient ici pour 20 jours, ils veulent se révolutionner, malgré cela ils partent quand même à 7 heures du soir. »

P 187 : 30 mai 1918, « On reçoit l’ordre d’évacuer le pays. C’est pitié de voir les gens quitter leur maison avec une brouette ou un autre véhicule. Nous, nous partons avec le camion par Maubrun. Que c’est dur de dire au revoir à tout ce qu’on ne peut emmener de nos maisons. Tous les habitants sont partis aujourd’hui, nous, nous lâchons 48 lapins dans la cour et les chats, cela fait pitié de les laisser là. »Dans la suite du journal, les lieux d’évacuation où réside la famille sont qualifiés de « stations » comparables à celles d’un chemin de croix…

P 198 : 5 août, retour à Ambleny. Le village a subi de très importantes destructions. La famille Hénin s’installe dans l’une des ses maisons qui n’a pas trop souffert. La principale tâche sera désormais de sauvegarder et remettre en valeur le patrimoine endommagé.

P 204 : 11 novembre, « Signature de l’armistice, le soir les soldats tirent un feu d’artifices, en signe de joie. »

P 207 : 31 décembre, « Dernier jour de mon journal, car je ne vois plus rien d’intéressant à dire. »

4. Autres informations

D’autres témoignages évoquant le même secteur :

Bertier de Sauvigny Albert, Pages d’histoire locale. Notes journalières et souvenirs, réédition Soissonnais 14-18, 1994, 523 p.

Clermont Emile, Le passage de l’Aisne, Grasset, 1921, 128 p.

Etévé Marcel, Lettres d’un combattant (août 1914-juillet 1916), Hachette, 1917, 252 p.

Maurin Emile, Lieutenant Morin. Combattant de la guerre 1914-1918, Cêtre, 2002, 336 p.

Péchenard P.L. (Mgr), Le Martyr de Soissons. Août 1914-juillet 1918, Gabriel Beauchesnes, 1918, 432 p.

J.F. Jagielski, octobre 2008

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Vandrand, Élie (1893-1916)

1. Le témoin

Né le 30 septembre 1893 à Antoingt (Puy-de-Dôme) dans une famille de cultivateurs bientôt installés comme fermiers à Vodable près d’Issoire. Certificat d’études primaires. Il est en train d’effectuer le service militaire au 105e RI lors de la mobilisation.

2. Le témoignage

« Il fait trop beau pour faire la guerre », Correspondance de guerre d’Élie Vandrand, paysan auvergnat (août 1914 – octobre 1916), réunie et présentée par Marie-Joëlle Ghouati-Vandrand, Vertaizon, La Galipote, 2000, 335 p., illustrations. Les 288 lettres écrites à ses parents constituent un de ces témoignages longtemps restés dans les armoires des familles paysannes et qui sortent enfin pour nous donner leur vision de la guerre.

3. Analyse

Elie Vandrand ne part qu’avec le régiment de réserve, le 305e. Sergent en mai 1915. Dans l’Aisne de septembre 14 à février 16 ; en Champagne de février à mai 1915 ; à Verdun en juin ; dans les Vosges de juillet à septembre ; à nouveau à Verdun où il est tué le 26 octobre 1916 au nord-ouest du fort de Vaux.

Comme Louis Barthas, Élie Vandrand décrit les brimades et les exercices stupides, le gaspillage de vies humaines, les trêves tacites, les stratégies d’évitement et le patriotisme des embusqués, les mensonges des journaux, la précoce démoralisation, le grand désir de paix. La patrie, c’est « le pays », c’est-à-dire Vodable, la famille, les amis, le ferme et le travail des champs : « Je m’intéresse davantage à ce que vous faites au pays qu’à veiller le boche. »

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