Laby, Lucien (1892-1982)

1. Le témoin
Lucien Laby avait 22 ans en 1914, et 90 ans quand il est mort en 1982. Les présentateurs de son livre n’en disent pas plus. Son père était pharmacien à Reims et très nationaliste : il lui écrit en souhaitant l’extermination du peuple infect que sont les Allemands (p. 45). Lucien appartient à la même mouvance. Il est en train de faire ses études de médecine lorsque la guerre éclate. Belliqueux et patriote, il est « content de partir » et écrit qu’il serait « vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien au moins ». Affecté au groupe de brancardiers divisionnaires de la 56e DR avec le grade d’aspirant, il est fait prisonnier le 26 août 1914 et reconduit aux avant-postes français deux ou trois jours après. Il témoigne d’une crédulité certaine lorsqu’il note, en septembre 14 que l’espionnage boche avait stocké des projectiles dans les carrières de l’Aisne avant la guerre. Tout en critiquant les décisions hiérarchiques, il souhaite être reconnu et décoré, ce qui ne l’empêche pas de rabioter très fortement sur son temps de permission et de prendre des permissions illicites pour aller à Paris aux Folies Bergère. Il est réaffecté à sa demande en juillet 1915 comme médecin auxiliaire de bataillon au 294e régiment d’infanterie, fonction décrite par lui comme celle de « brancardier de première classe (métier qui consiste à savoir ramper sous les balles et à coller des pansements sales dans l’obscurité avec des doigts pleins de boue) ». En mai de l’année suivante, il est à Verdun, dans la fournaise et le sang, qu’il quitte fin juin pour la Champagne, secteur de la Pompelle. Il décrit à plusieurs reprises la sanglante boucherie. En février 1916, il souhaite la bonne blessure ; en mai, il passe un marché avec Dieu : la messe tous les dimanches contre la vie sauve. L’année suivante, après avoir encore fait preuve de crédulité en pensant que la retraite allemande de mars 17 signifie la victoire, il craque devant la perspective de nouvelles horreurs sur le Chemin des Dames (3 mai 1917) : « Quelle boucherie encore on va voir !! C’est bien fait pour moi et je n’ai pas le droit de me plaindre : je suis l’un des nombreux imbéciles qui ont poussé le chauvinisme jusqu’à souhaiter la guerre. Eh bien, je suis servi ! Je dois boire le calice jusqu’à la lie, sans me plaindre. »
En octobre 17, il saisit la chance d’une affectation dans une ambulance chirurgicale automobile : « C’est l’embusquage de première classe, évidemment, mais j’ai la conscience tranquille et, puisque j’ai fait mon Devoir, c’est bien un peu mon tour de me reposer. » Il a même l’impression d’être « gracié », d’avoir « la vie assurée ». Et il le redit en janvier 1919, conscient de bénéficier d’un « véritable rabiot de vie inespéré ». Il a accueilli l’armistice avec enthousiasme. En Alsace, ce ne sont que cuites, fêtes avec les petites Alsaciennes, défilés, huées pour « ces cochons de députés ». Le 14 juillet 1919, il défile sous l’Arc de Triomphe et, sur ces heures mémorables, s’arrête son carnet.
Après la guerre, il termine ses études médicales à l’Ecole de santé militaire de Lyon, et s’installe en 1920 à Marle (Aisne) où il se marie. Il est officier de la Légion d’Honneur en 1952.

2. Le témoignage
Son carnet de guerre a été retrouvé par sa petite-fille et publié en 2001 : Les carnets de l’aspirant Laby, médecin dans les tranchées (28 juillet 1914 – 14 juillet 1919), Paris, Bayard, 349 p., texte préparé et annoté par Sophie Delaporte. Une longue préface de Stéphane Audoin-Rouzeau expose le caractère exceptionnel de ce témoignage (on a peut-être un peu abusé du terme). Laby a tenu un journal « rédigé dans l’instant, souvent au jour le jour », sans soin particulier, en termes familiers ; il l’a recopié et complété après guerre mais non retouché.
Il n’omet rien d’horrible, rien des gestes les plus répugnants (saigner les ennemis, piétiner les cadavres). Le préfacier commet à notre avis une erreur lorsqu’il affirme que « les médecins ont subi au cours du conflit une très profonde crise d’identité » car « il est entendu que toute identité virile ne peut alors passer que par une participation au combat ». La situation aurait paru « intolérable à beaucoup d’hommes du Service de santé, coincés entre l’éthique médicale en temps de guerre et l’obligation patriotique du combat pour tout homme en âge de porter les armes ». Le Lucien Laby du début de la guerre semble illustrer cette théorie, mais il faut se méfier de la tendance à la généralisation.
Concernant l’édition, on note le report de l’année de récit en haut de page, très pratique. Outre de nombreuses vignettes en marge tout au long de l’ouvrage, le livre est illustré d’un cahier central de 6 pages. Dessinateur, Laby a vendu ses oeuvres au Rire et à La Baïonnette. Illustrer le texte d’août 1914 par un dessin de poilus portant le casque Adrian n’est pas une bonne idée (p. 40). Il faut signaler encore quelques erreurs de commentaire (p. 110 sur les torpilles), de toponymie, et des inexactitudes (« maréchal » Joffre le 6 septembre 1914, « signaux obliques » pour optiques p. 199, « pulvérisateur Vennorel » p. 166).

3. Analyse
Lucien Laby, tout au long de l’ouvrage, côtoie la mort, omniprésente autour de lui. Son texte décrit les conditions dans lesquelles sont donnés les premiers soins, l’impuissance devant le grand nombre de blessés et la gravité des blessures, parfois causées par les tirs du 75, ce qui entraîne des bagarres avec les artilleurs (mai 1916), les accidents en manipulant les grenades (p. 111), et les cas particuliers : automutilation (p. 83), folie (p. 176), suicide (p. 140). Il assiste à deux exécutions (p. 84). Familier des premières lignes, il peut décrire les effets des bombardements (p. 119, 154, etc.), l’usage de douilles d’obus comme cloche d’alerte au gaz (p. 139), les « seaux à charbon » (p. 271), le bruit de « métro qui entre en gare » des 380 et des 420 (p. 166), mais aussi un secteur pépère (p. 184) et les loisirs, chasse, pêche à la grenade, sport, concert, sans oublier l’importance du vin et des alcools.
L’épisode de tentative de tuer  un Allemand se situe le 9 novembre 1914 (p. 78-81). L’intention de Laby est parfaitement claire : il s’agit d’aller « faire un carton ». Le déroulement est plus problématique : de la tranchée, on voit les Boches ? on les voit disparaître sous les coups de fusil ? Comme sur un stand de tir à la foire ? C’est bien curieux. Le résultat est incertain : Laby espère avoir tué un ou plusieurs Boches, et boit le champagne dans la cagna du capitaine.
Allemands et Français, de tranchées situées à trente mètres l’une de l’autre, s’envoient « des betteraves et des boîtes de conserve sur la figure. La grande distraction consiste à s’engueuler avec eux » (p. 79). Les Allemands envoient des tracts (p. 166). ; ils narguent les Français (p. 187). Le 23 juin 1916, lors d’une marche entre Epernay et Reims : « Le colonel commandant la brigade passe en auto. Les poilus qui en bavent des rondelles l’engueulent un peu au passage. Gros malaise. » Le 18 mai 1917 : « Billy. On parle déjà de nous envoyer aux tranchées. Quel drôle de repos alors qu’on nous avait promis 45 jours à l’arrière !! » Aussi, le lendemain : « Le 49e bataillon de chasseurs manifeste très bruyamment devant le colonel Garçon : ils sont un peu pleins et rouspètent parce qu’on les fait remonter en ligne. » Le 29 mai, Laby mentionne un « salaud  » qui fait de la « propagande pour la révolte qui sévit dans des régiments voisins », et le 13 juin, les mitrailleuses installées pour interdire Vauxcastille à des troupes qui se seraient révoltées.
Enfin, pour nos amis méridionaux : un type du Midi qui se pend (p. 140) ; un agent de liaison courageux, « du Midi pourtant » (p. 162).

Yann Prouillet et Rémy Cazals, juin 2011

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