Marchand, Octave (1881-après le 1er février 1963)

Octave Marchand est né à Saint-Péravy-la-Colombe, dans le Loiret. En août 1914, il est clerc de notaire à Montlhéry (Seine-et-Oise), marié, père de trois enfants. Il apprendra la naissance de son quatrième enfant en octobre 1914.
Le 3 août, il rejoint le 131e RI à Orléans, où il est affecté comme sergent fourrier à la 25e Cie de dépôt. Il assiste à l’arrivée des réservistes, des « déserteurs », des engagés volontaires (Alsaciens-Lorrains, Russes, Polonais, Italiens) et des premiers blessés à partir du 21 août.
Le 26 août, Octave part au front. Il rejoint le 131e RI en Argonne et devient sergent fourrier au 1er bataillon. Le régiment se déplace dans la région comprise entre Bar-le-Duc et Dun-sur-Meuse, en subissant de nombreuses pertes. Vient ensuite la vie des tranchées : en forêt d’Argonne, à Vauquois, à Boureuilles, à la cote 263.
Le 23 novembre, il assiste à l’exécution de deux soldats, l’un du 131e, l’autre du 113e, et note que « beaucoup de soldats murmurent et critiquent cette exécution ».
En janvier 1915, Octave Marchand est devenu le plus ancien sous-officier de sa Cie. Cet état lui vaut d’être nommé, deux mois plus tard, au Quartier Général du 5e Corps d’armée basé à Clermont-en-Argonne, où il échappe momentanément aux dangers du front.
Le 1er juin, il reprend sa fonction de sergent fourrier au 131e RI, combattant toujours en Argonne : cotes 263 et 285, ravin des Meurissons.
Le 1er juillet, il est désigné comme fourrier adjoint au Major du cantonnement, situé au Claon, en forêt d’Argonne. Il y restera un an, jusqu’en juillet 1916, étant chargé des travaux d’aménagement et de l’inhumation des soldats décédés à l’ambulance. En juillet et août 1915, il déplore l’attitude des 300 terrassiers civils envoyés par la Bourse du Travail de Paris, qui se plaignent d’être trop près du front, mal logés, mal nourris, et préfèrent rentrer à Paris.
Le 2 août 1916, Octave est affecté à la Cie Hors Rang du 131e RI. En août, il séjourne au camp de Mailly dans l’Aube, où les 3000 soldats russes lui font une excellente impression. De mi-septembre à mi-novembre, il est dans la Somme, aux alentours de Bray-sur-Somme. Il y côtoie les soldats Anglais, dont il juge l’uniforme kaki moins visible que la tenue bleu horizon ; il rencontre des soldats malgaches employés à l’extraction de la pierre, ainsi que des soldats noirs travaillant à la réfection des routes, qui lui font peine à voir ; il croise des groupes de prisonniers allemands exténués de fatigue.
En janvier 1917, Octave Marchand rejoint sa Cie Hors Rang dans l’Aisne, aux environs de Berry-au-Bac, où il est chargé du cantonnement. L’hiver est très froid, la nourriture gèle. Il remarque les travaux de camouflage effectués sur les routes en prévision de l’attaque du 16 avril entre Reims et Soissons, et compte l’arrivée de 150 tanks. Les jours suivants, il voit passer les prisonniers allemands en piteux état. Fin mai, il apprend les actes d’indiscipline survenus, entre autres, sur le front de l’Aisne et note que des troubles ont eu lieu aux 4e, 82e, 113e et 313e RI du 5e Corps d’Armée. Le 16 juillet, il conduit six soldats appartenant à l’arrière, condamnés par les Conseils de guerre à remonter au front.
Le 19 juillet, à la suite d’une circulaire concernant les pères de quatre enfants, il quitte le 131e RI pour intégrer le 5e bataillon du 66e RIT (Régiment d’infanterie territoriale) basé au sud de Fismes. Avant son départ, il est décoré de la croix de guerre. Il devient fourrier de la 23e Cie, dont les hommes travaillent dans des carrières, sur les routes ou dans les gares.
Le 7 octobre, il visite un camp de prisonniers allemands établi à Mont-sur-Courville et constate que les Alsaciens et les Polonais y sont séparés des Prussiens, « car l’entente est loin de régner entre eux ».

Le 1er novembre, il est affecté à la TM 112 (Transport de matériel) et doit régler la circulation des voitures sur la route de Soissons à Reims. Sur cette route très fréquentée, il voit pour la première fois des autos et ambulances américaines.
Le 11 janvier 1918, il est affecté au 126e RI, près de Château-Thierry. Il y effectue des travaux de secrétariat administratif. Le 24 janvier 1919, il est démobilisé à Vincennes.

Dès la fin de la guerre, Octave Marchand commence à recopier ses carnets de guerre en y ajoutant des remarques ; il ne terminera leur copie qu’en 1952. Il recevra la médaille militaire en 1960 et la médaille de l’Argonne en 1963. La date de son décès n’est pas indiquée.
Ses cahiers ont été transmis par sa petite-fille à Geneviève Lavigne-Robin et son mari, qui en ont effectué la transcription, tandis que Nicole Fioramonti a rédigé la préface et des introductions historiques.

Octave Marchand refuse le nom de « poilus » : « Nous ne sommes pas des mousquetaires de l’ancien temps, à la recherche d’aventures et de glorification » (11-15.02.1915), et n’utilise jamais le mot « Boches ». Dès le 18 septembre 1914, il relève son insensibilité : « Ces douleurs, ces plaintes, cette horrible vision du sang qui coule à flot des blessures, n’ont plus d’effet sur moi ; mon cœur, jadis si sensible, est devenu dur comme pierre. »
Pendant les huit premiers mois de la guerre vécus sur le front, le ton de ses carnets est plus vindicatif qu’il ne le sera ensuite, à l’arrière. « Messieurs les Officiers de l’état-major auraient dû venir s’assurer de la difficulté de l’entreprise avant d’ordonner l’attaque [de Vauquois] avec de si faibles effectifs. C’est sacrifier beaucoup d’hommes inutilement, car nos pertes sont lourdes, le terrain est couvert de morts et de blessés » (09.12.1914). Et le 3 janvier 1915, il écrit : « les pauvres condamnés à mort que nous sommes ! »
Au Quartier Général de Clermont-en-Argonne, il est surpris de l’attitude des officiers : « Chaque jour, nos avions font des reconnaissances au-dessus des lignes ennemies, je remarque que les officiers de l’état-major n’ont pas l’air d’attacher grande importance aux rapports des aviateurs, qu’ils lisent, le sourire aux lèvres, en faisant parfois des réflexions désobligeantes pour les aviateurs » (11.04.1915).
En mai 1917, il attribue les mutineries à cinq causes : retard dans les tours de départ en permission, exercices et corvées inutiles pendant les périodes de repos, maintien des mêmes troupes d’attaque dans des secteurs devenus mortifères, influence des grèves, événements de Russie. Il s’indigne : « A Orléans, des femmes grévistes sont assez insensées pour crier : « Vive les Allemands » et jeter des fleurs à des prisonniers qui sont, peut-être, l’auteur de la mort d’un frère, d’un père, d’un mari, ou fiancé. »
En novembre 1917, il voit travailler des Sénégalais, des Malgaches et des Annamites sur la route de Soissons à Reims, et note : « Tous ces pauvres bougres paraissent transis de froid, dans notre climat brumeux et froid. Ils doivent, sans doute, eux aussi, regretter le beau soleil de l’Afrique et de l’Asie. Et que doivent-ils penser de la civilisation que nous leur avons inculquée ! »
Dans les dernières pages, Octave Marchand se livre à un vigoureux réquisitoire de 40 lignes dénonçant les souffrances des fantassins : « Il paraît que ce n’était rien d’avoir quitté foyer, famille, affaires, pour venir défendre son pays. […] Ce n’était rien que d’avoir risqué sa vie des jours et des nuits, d’être resté là, stoïque dans un fossé nauséabond, à la merci des balles de fusil et de mitrailleuses, des grenades, des obus de tous calibres, des gaz, des lance-flammes et de tous les engins de mort, inventés par les hommes […] », et termine en dénonçant l’injuste distribution des médailles.

L’Enfer au quotidien. Carnets de route du Sergent fourrier Marchand, Paris, Editions Osmondes, 1999, 487 pages.

Isabelle Jeger, juin 2016

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Boudard, Marcel (1892-1917)

Tué le 16 avril 1917, premier jour de la calamiteuse offensive Nivelle, Marcel Boudard est né à Clamecy (Nièvre) le 28 décembre 1892 dans une famille modeste dont le père meurt en 1910. Le fils aîné, Alexandre, manœuvre, est aussi mobilisé en 1914 et capturé par l’ennemi en juillet 1915. Marcel est maçon. Il n’a pas fait de longues études et son « Carnet de Mémoires » contient quelques fautes, mais il se souvient que c’est à Varennes que Louis XVI « fut arrêté alors qu’il essayait de passer en Allemagne » (2-9-14) et son style n’est pas dénué d’humour. Ainsi, le même jour : « Les obus commencent à pleuvoir ; moi, je suis entré dans un jardin et suis derrière le mur mais pas un obus ne tombe sur nous, il est vrai que nous n’en réclamions pas. » Le carnet retrouvé par son arrière-petit-neveu (qui a corrigé les fautes d’orthographe) est très dense pour août et septembre 1914, puis plus décousu par la suite, avec quelques passages illisibles. Il se termine le 20 août 1915 à l’occasion d’une permission (le carnet a été volontairement laissé à la famille). On ne sait pas s’il a poursuivi sur un autre support.
Le départ de Marcel avec le 4e RI se fait au milieu des ovations et des distributions de « toutes sortes de boissons et de friandises », mais aussi de médailles apportées par certaines dames. Le régiment arrive en Argonne. Le 20 août, il fait un exercice que Marcel résume avec un humour laconique : « Exercice le soir de tout le régiment ; nous chargeons à la baïonnette sur Gremilly ; en réalité, nous aurions été tous morts avant d’arriver au but. » Ce qui se vérifie deux jours après. Le 22 août, en effet, la journée commence par un défilé de blessés du 113e : « C’est horrible à voir et dire que nous-mêmes dans un instant nous reviendrons peut-être pareil ou ne pas revenir du tout. » Plus tard, le brouillard s’étant levé, l’artillerie et les mitrailleuses allemandes entrent dans la danse : « Criblés de balles, impossible de tirer un seul coup de fusil, le nez en terre et le sac sur la tête, voici notre position pendant trois heures. Puis, impossible de tenir plus longtemps, canardés de partout, nous sommes obligés à la retraite et j’en suis encore à me demander comment je suis sorti indemne dedans cette mitraille. Joli début. Véritable boucherie. » Les bombardements continuent les jours suivants. Le 1er septembre, les Allemands ayant fortement reculé, c’est « la première journée où tous les blessés français ont pu être ramassés ». Blessés qui sont peut-être victimes d’un tir trop court de l’artillerie française (31 août), tandis que, quelques jours plus tard, le 4e doit se replier pour échapper au 76e qui lui « tire dans les fesses ».
En avril 1915, il faut attaquer pendant trois jours pour prendre une « tranchée boche mais autant qu’il en sortait, autant de bousillés ». Le 13 mai, par contre, « les Boches se montrent aux postes d’écoute, alors un poilu de ma compagnie causant l’allemand discute avec eux pendant trois heures et finalement le Boche sort avec une bouteille de gnole et notre poilu sort aussi : ils trinquent ensemble. De toute la journée, nous ne tirons pas un coup de fusil et pas un crapouillot n’est envoyé d’un côté et d’autre ». Mais ce ne fut qu’une courte trêve.
RC
*« Marcel Boudard (1892-1917), un Clamecynois durant la Grande Guerre », document présenté et annoté par Michaël Boudard, dans Bulletin de la Société scientifique et artistique de Clamecy, 2009, p. 113-128.

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Houard, Etienne (1888-1950)

Fils de tailleur de limes, né le 19 juin 1888 à Varennes-lès-Narcy (Nièvre), Étienne Houard a repris à son tour le même métier. Durant son service militaire effectué de 1909 à 1911, il a été nommé caporal. Marié, ayant un fils de six mois en août 1914, il habitait alors à Sourdes et travaillait à Saint-Hilaire, près de La Charité-sur-Loire. Pendant la guerre, il a tenu un calepin dont il a recopié au propre le contenu sur trois cahiers que son arrière-petite-fille a montrés à son professeur d’histoire de 3e. Celui-ci, J.-C. Gilquin, les a publiés en 1982. Une brève mention (p. 127) indique que l’ouvrier Houard était un homme « de gauche », sans plus de précision. Le contenu des carnets de guerre du fantassin du 4e RI d’Auxerre (104 pages pour une année) et de captivité (70 pages pour trois ans et demi) n’est pas particulièrement original, mais il rend compte des principaux aspects de l’expérience vécue.
Après avoir appris à faire la carapace avec les sacs pour se protéger des bombardements, exercice considéré à juste titre comme absurde, le 4e RI monte vers la Belgique, se heurte au feu des mitrailleuses qui provoque de lourdes pertes, et commence la retraite de Charleroi. Étienne Houard décrit des spectacles macabres, et n’approuve pas l’assassinat d’un Allemand prêt à se rendre par une sorte de « bandit » portant en permanence un long coutelas. Le 4e RI, qui n’est pourtant pas un de ces régiments du Midi, alors stigmatisés, a connu deux phases de « Sauve qui peut ! ». Début septembre, Condé-en-Barrois est le point extrême de la retraite ; désormais ce sont les Allemands qui reculent et qui laissent sur le terrain toutes sortes de trophées. Mais Étienne Houard ne conserve pas le casque qu’il a ramassé car « il est troué d’une balle, la cervelle est encore à l’intérieur ».
Il refuse le grade de sergent qui lui a été proposé comme récompense de sa débrouillardise, dont il nous donne des exemples, que ce soit pour se procurer de la nourriture (p. 54), pour placer et surveiller les sentinelles (p. 74), pour approuver la fabrication d’un fourneau à l’aide de baïonnettes et de calottes d’acier (p. 95). À Vauquois, notamment au ravin des Meurissons, le 4e RI combat avec la brigade Garibaldi. Les attaques françaises sont clouées au sol par les mitrailleuses allemandes ; les contre-attaques allemandes subissent le même sort. Au repos, les fantassins ne sont « pas copains avec ces artilleurs bien nourris, bien cirés, bien rasés » et souhaitent qu’on les envoie aux tranchées. Une période de calme, jusqu’à Pâques 1915, est suivie des préparatifs d’attaque. Alors, la voix du lieutenant tremble, le capitaine se dit malade, un frisson parcourt le corps des soldats. « Les sections parties à l’attaque sont arrêtées net par les fils de fer barbelés et couchées par les mitrailleuses ennemies » ; les survivants se cachent dans des trous qu’ils approfondissent ; on creuse un boyau, de nuit, pour les rejoindre. Le caporal Louis Barthas a décrit des scènes identiques. À Vauquois, la guerre de taupes se développe alors : « mines, grenades, crapouillots, fusées ne cesseront pas, ce sera l’enfer continuel ». Lorsqu’une mine saute, on croirait voir l’éruption d’un volcan.
Arrive l’été de 1915 ; Étienne a l’espoir de partir en permission pour revoir son fils qu’il connaît à peine, mais une attaque allemande, le 13 juillet, déborde toutes les défenses. De nombreux Français sont capturés ; d’autres leur tirent dessus ; Étienne est capturé à son tour : « Un Boche me met en joue. On me fait signe de me rendre. Comme mes camarades, je suis fait prisonnier. » Le mot « Kamarades » est également employé par les Allemands pour envoyer leurs prisonniers vers l’arrière ; il faut alors échapper au tir des 75, mais cela n’empêche pas Houard de constater la supériorité du système de tranchées de l’ennemi. Plus loin, le Kronprinz lui-même vient dire en français que les prisonniers seront bien traités. Plus loin encore, un gamin allemand qui veut jeter une pierre contre les prisonniers français en est empêché par sa mère.
Voici les prisonniers au camp de Schneidemühl, encore en construction. Les premières semaines sont terribles à cause d’une nourriture « claire et infecte ». Mais bientôt arrivent lettres et colis et les choses s’améliorent. Il faut alors aller travailler hors du camp. Cela commence par un séjour dans la grande propriété d’un junker où notre Nivernais récolte les pommes de terre et les betteraves, et apprend à faire la choucroute. Les relations sont plutôt bonnes avec les gardiens, de « bons amis » qui se demandent pourquoi il faut aller « s’entretuer sans savoir pourquoi ». C’est ensuite dans une sucrerie où Étienne est fasciné par les différentes opérations qu’il décrit ; puis dans l’exploitation forestière où les plaintes des prisonniers sont immédiatement examinées par la hiérarchie qui leur donne raison. Houard note ensuite que les échanges de prisonniers via la Suisse favorisent systématiquement les nobles et les classes dirigeantes. À la fin, il travaille seul dans une petite ferme où il partage les fruits de son braconnage avec ses patrons qui lui annoncent, le 11 novembre 1918 que la guerre est finie et que l’Allemagne est kaput. Atteint d’une maladie pulmonaire qui lui vaudra ensuite 10 % d’invalidité, Étienne est rapatrié par bateau de Stettin à Cherbourg.
Rémy Cazals
*Étienne Houard, Ma campagne de guerre 14-18, Paris, La Pensée universelle, 1982, 183 p.
*Merci à M. Thomas Roche, directeur des Archives départementales de la Nièvre pour m’avoir communiqué, avec une grande efficacité, les documents d’état-civil et de matricule militaire concernant l’auteur de ce témoignage.

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Charpin, André (1880-1960)

1. Les témoins
André Charpin est né en 1880 à Yèvre-la-Ville (Loiret). Ses parents, Flavien Charpin et Léocadie Poirier, sont de petits cultivateurs. Sa formation intellectuelle s’arrête à l’école du village mais est entretenue par les groupes de réflexion animés par le curé. Il épouse Céleste Chassinat (voir ce nom) en 1905 et leur exploitation s’accroît peu à peu. Lors de la mobilisation, André Charpin a trois enfants, bientôt quatre. Il est incorporé au 369e Régiment d’Infanterie, en garnison à Montargis. Nommé caporal contre son gré en septembre 1914, il rentre dans le rang, à sa demande, en novembre suivant. En janvier 1915, il est envoyé sur le front de l’Argonne avec le 4e Régiment d’Infanterie. Il est capturé lors de la grande offensive allemande du 13 juillet 1915, dans les bois de la Haute Chevauchée, au lieudit « Le Réduit ». Acheminé jusqu’au « camp mixte » de Königsbrück, en Saxe, qui restera son camp de rattachement, il travaille quelques mois dans différentes usines avant d’être envoyé en avril 1916 dans une exploitation agricole entre Leipzig et Dresde. Il y restera jusqu’au 31 décembre 1918.
De retour à Yèvre-la-Ville en janvier 1919, il reprend sa place dans l’exploitation que sa femme a maintenue à flot pendant le conflit. Sa famille s’agrandit mais Céleste meurt en octobre 1922. Il se remarie, est veuf à nouveau. Il est resté toute sa vie cultivateur à Yèvre-la-Ville où il meurt en 1960.
2. Le témoignage
Dès le premier jour de sa captivité, conscient de vivre des événements exceptionnels, André Charpin rédige au jour le jour, sur cinq petits carnets, les « Faits et impressions de [s]a captivité en Allemagne ». L’ensemble est très dense, d’une écriture fine, tantôt au crayon, tantôt à l’encre, dans un style aisé et une bonne orthographe, avec quelques rares expressions de parler local.
Pendant les loisirs forcés du camp, il a aussi rédigé un Carnet de prières dans lequel il a recopié les prières qu’il disait le plus souvent, notamment un « acte d’acceptation volontaire de la mort que je disais chaque jour dans les tranchées », précise-t-il. Il y a ajouté le croquis du monument aux prisonniers français morts au camp de Königsbrück, ainsi que le discours d’inauguration de ce monument en 1915.
Avec les Carnets ont été conservés une autorisation allemande de se rendre à la messe, deux lettres reçues de la famille allemande en 1920 et 1921 et un courrier du Ministère de la Guerre, daté de 1920 et relatif au remboursement de l’argent rapporté d’Allemagne.
André Charpin a aussi envoyé plus de 400 lettres à sa famille. Ces missives, presque quotidiennes pendant la garnison à Montargis et autant que possible sur le front, sont très contingentées dès qu’il est prisonnier mais elles couvrent tout le conflit d’août 1914 à janvier 1919.
Une partie des lettres de Céleste Chassinat, sa femme, a été conservée, d’août 1914 à janvier 1915.
Ces témoignages ont été intégralement transcrits par sa petite-fille, Françoise Moyen, en trois volumes. Dans chacun (lettres de l’un et de l’autre, Carnets), le texte intégral, éclairé par des notes, est suivi d’une lecture thématique qui à partir des mots mêmes de Céleste et d’André, classe et concentre tous les aspects de la guerre vécue par cette famille de paysans.
3. Analyse
Les Carnets de captivité consacrent beaucoup de place aux échanges avec le « pays », lettres reçues et envoyées, colis pleins des saveurs du village. Mais ils racontent aussi tout ce qui est différent, la nourriture, les mœurs, tous les petits tracas du prisonnier, la sentinelle, les mesquineries de l’administration, la réglementation tatillonne du courrier, la révolte à l’usine où il a passé quelques mois avant d’être envoyé en « kommando » dans une exploitation agricole. On le voit prendre sa place dans la famille allemande, ayant sa chambre à lui, « nourri comme les patrons », recevant un sapin décoré à Noël, fraternel avec la servante, la « petite Agnès » qui porte le même prénom que l’enfant née en son absence et qui lui manque tant. Catholique fervent mais déraciné André Charpin lutte pour ne rien céder dans ce milieu protestant, pour trouver quelques offices, pour chômer les jours de fêtes catholiques en bravant le règlement. Paysan parmi des paysans, il pourrait oublier qu’il est en position d’infériorité grâce à la petite société française reconstituée : il n’y a pas moins de vingt-quatre prisonniers français dans les exploitations environnantes, on se rencontre dans la journée, on lit les journaux français et allemands, on suit avec angoisse, puis avec scepticisme, le projet toujours renouvelé de l’échange de prisonniers entre les belligérants. On fête le 14 juillet par un festin bien français … mais tout de même tenu à l’écart, en plein champ. À l’automne 1918 il voit la société allemande se déliter autour de lui, la grippe espagnole faire des ravages alors qu’il la surmonte aisément grâce aux trop nombreux colis que Céleste lui envoie presque malgré lui.
André Charpin avoue « qu’il n’est pas à plaindre », au moins sur le plan matériel. C’est sans doute ce que pensaient les milliers de prisonniers-paysans dont les témoignages ne nous sont pas parvenus. C’est la séparation qui lui est insupportable, penser à sa femme qui travaille comme un forçat sur leurs terres, aux enfants qui grandissent sans lui, à celle qu’il ne connaîtra qu’à l’âge de quatre ans, à son « cher pays de Yèvre-la-Ville ». S’il tient bon, c’est qu’il est convaincu d’être à la place que la Providence lui a assignée et que la soumission à son sort aura sa récompense.
Les Lettres d’André Charpin reflètent trois périodes différentes :
• D’août 1914 à janvier 1915, André Charpin est en garnison à Montargis. Toutes ses lettres sont traversées par l’espérance que son âge et la naissance prochaine de son quatrième enfant lui éviteront d’être envoyé sur le front. De jour en jour il voit la garnison se restreindre, les médecins militaires devenir de plus en plus sévères. Il est mal à l’aise, à la fois loin du village où les travaux agricoles pressent tant mais loin du front où les morts s’accumulent. Les visites de sa femme et les rares permissions sont attendues impatiemment.
• C’est presque avec soulagement qu’il part vers l’Argonne en janvier 1915. Les lettres du front racontent la vie harassante des tranchées, corvées de barbelés, corvée de mines, déplacements nocturnes, manque de sommeil, manque de nourriture, manque d’hygiène. Les gradés, même sous-officiers, sont totalement absents de ces récits, la politique, la stratégie aussi : c’est une vie vécue au ras du sol. Une fois de plus la religion est son refuge et la pensée de la famille son soutien. André Charpin a subi quatre grandes attaques mais semble n’avoir jamais fait partie d’une vague d’assaut. Il passe un mois à l’hôpital de Chaumont pour une dysenterie : là, il revit, s’intéresse à nouveau aux travaux agricoles qui se font sans lui. Peu après son retour au front il est capturé le 13 juillet 1915, dès la première heure de la violente attaque sur la Haute Chevauchée. Sur le coup, c’est un soulagement : « Après la guerre, vous me reverrez ».
• Durant la captivité, les lettres, plus rares de sa part, mal acheminées dans les deux sens, vont devenir l’essentiel de la vie du prisonnier. Par comparaison avec les Carnets tenus durant la même période, on voit qu’il raconte peu l’Allemagne mais questionne beaucoup sur la famille et le village, cherche à gommer l’absence.
Les Lettres de Céleste Chassinat. Celle qui raconte bien sa vie, c’est son épouse. Seules 72 lettres ont été conservées, d’août 1914 à janvier 1915, plus quelques-unes à l’automne 1918. Dans un style vif et intimiste, elle dit les travaux harassants des champs, les difficultés d’assurer la relève au plus fort de la moisson alors que toutes les solidarités villageoises sont désorganisées par le départ des hommes. Comment trouver assez de monde pour la batterie, assez de main d’œuvre pour arracher les betteraves et les pommes de terre ? On partage son découragement à l’annonce de la réquisition des chevaux par l’armée, sa joie lorsque le sien lui est rendu. On voit les Anciens, les femmes, les enfants, se mettre à la tâche, chacun faisant « plus qu’il n’en peut ». Elle dit l’angoisse quotidienne pour les soldats, le désespoir de sa maman dont le fils n’écrit plus. Joseph Chassinat, le petit frère bien-aimé, a disparu définitivement en septembre 1914, Céleste décrit toutes les démarches entreprises pour le retrouver, officielles ou non, tout en soutenant le moral de sa maman au-delà du raisonnable. Dans les lettres sauvegardées de 1918, on voit la grippe espagnole frapper une population épuisée. Pourtant elle est fière d’avoir mené la tâche à bon terme : lorsqu’il rentrera, André « ne trouvera pas la cave et le grenier vides. »

Françoise Moyen

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Bonnamy Georges (? – ?)

1) Le témoin

Nous n’avons, à ce jour, pu recueillir aucun élément biographique sur ce témoin hormis ceux qui transparaissent dans sa narration. Il s’agit probablement d’un officier subalterne (ou d’un sous-officier ?) appartenant au 131e RI qui occupe un poste de chef de section comme le laissent clairement entendre deux passages du texte (pp 75 et 80). Le témoignage de Bonnamy ne permet pas d’établir clairement son appartenance à l’armée de métier ou à celle de conscription.

2) Le témoignage

La Saignée, E. Chiron, 1920, 157 p.

Un dessin signé de l’auteur en première de couverture.

Une dédicace : « A mes camarades du 131e R.I. »

Une courte préface, localisée et datée : « Juvincourt-Berry-au-Bac 1917 ».

3) Analyse

Le témoignage de Georges Bonnamy s’apparente à la catégorie des souvenirs de guerre non recensés par J.N. Cru, ni dans Témoins (1929) ni dans Du Témoignage (1930). Les premiers mots de la préface situent tout à fait cet écrit dans un genre testimonial particulier parce que critique : « En écrivant ces pages j’ai voulu surtout rendre hommage au soldat français de la guerre, qui, malgré les fautes de ses dirigeants entraînant pour lui tant de misères évitables, est demeuré contre l’adversité et a su lutter âprement jusqu’à son triomphe. » Souvenirs d’autant plus critiques que Bonnamy met en cause non seulement la conduite de cette offensive par le haut commandement militaire mais épingle également la responsabilité des politiques en évoquant notamment les polémiques « littéraires » qui se déclenchèrent autour de cette offensive avant même la fin du conflit.

Trois moments très différents caractérisent ce témoignage dont la construction est parfois assez déconcertante, alternant des  chapitres de narration événementielle aux chapitres d’analyse ou de remémoration.

La portée de ce témoignage est donc une combinaison complexe alternant à la fois une relation objective de faits guerriers (probablement écrite à partir de carnets) et un discours d’analyse construit a posteriori, déjà fortement empreint d’une forme de pensée représentative de celle de l’ancien combattant.

Les six premiers chapitres brossent un tableau général de la guerre. Les neuf chapitres suivants sont centrés exclusivement sur l’offensive du Chemin des Dames de 1917 mais mêlent deux approches différentes. La première offre un tableau précis de l’offensive du Chemin des Dames du 16 au 29 avril 1917 dans sa partie orientale. Elle fournit une chronologie et une topographie particulièrement précises de la période d’engagement de l’unité à laquelle appartient l’auteur. La seconde partie, originale, offre une analyse rétrospective des insuffisances militaires et politiques qui furent à l’origine de l’échec. L’auteur entend y exposer un point de vue critique sur ce qui a été écrit sur cette offensive au regard de sa propre expérience vécue. Cette partie est suivie d’un retour au narratif événementiel portant sur la période de l’après combat (fin avril et début mai), mêlée de passages plus analytiques évoquant les mutineries ou la justice militaire. Enfin, un dernier chapitre évoque un pèlerinage d’après guerre sur ce même lieu.

Chapitres 1 à 6 : la guerre au quotidien

Les six premiers chapitres de ces souvenirs, intitulés « Dans la Tranchée », « Les Travaux », « Les Corvées », « Les Gaz », « les Sapes » et « Un Enterrement », offrent un tableau somme toute classique de la littérature de témoignage, centrés sur la vie matérielle du soldat. Aucune indications temporelles n’y figurent mais quelques indications spatiales assez précises permettent de pallier cette lacune par la consultation des JMO ou de l’historique du 131e RI : Berry-au-Bac (boyau de Hazebrouck) au chapitre 2 et Argonne (boyaux de Bolante et de la Fille morte) aux chapitres 3 et 4. Aucune localisation fiable n’est envisageable pour les chapitres 5 et 6.

Ces six premiers chapitres offrent des considérations générales sur la guerre. Quelques thématiques particulières y sont évoquées :

– perception du temps de guerre et évocation de la camaraderie au front (chapitre 1).

– importance des travaux et corvées dans l’économie de la guerre au quotidien (chapitres 2 et 3).

– importantes pertes occasionnées par la guerre des mines en Argonne (chapitre 3).

– guerre des gaz (chapitre 4).

– qualité des fortifications allemandes et répugnance des troupes françaises aux travaux de fortification ; accidents dus à la manipulation des grenades ennemies (chapitre 5).

– enterrement d’un camarade (chapitre 6).

Chapitres 7 à 16 : le Chemin des Dames d’avril à mai 1917

L’engagement du 131e du 16 au 29 avril

L’intérêt majeur du témoignage de Bonnamy réside à n’en pas douter dans la description précise et complète de son implication dans l’offensive du 16 avril 1917 au sein de la Xe armée prévue initialement pour assurer l’exploitation de la percée qu’auraient dû produire les deux armées de rupture, les Ve et VIe armées. L’auteur évoque d’entrée les espoirs suscités par cette attaque qui devait mettre un terme au conflit : « Cette offensive ? Elle doit être le terme de nos souffrances, notre dernier effort ; elle doit être victorieuse impétueusement et conduire l’ennemi à la déroute. On en parle partout et partout on a confiance. » (p 55) La préparation sur le papier ne peut que renforcer cette confiance initiale : « Tout est scrupuleusement étudié et solutionné et même le commandement a poussé la prévoyance jusqu’à nous indiquer le lieu, l’heure et la durée des pauses que nous devons faire au cours de notre marche en avant ! C’est de la prévoyance qui va peut-être un peu trop loin… » (p 56)

Le 15 avril, le 131e quitte son cantonnement de Ventelay et se dirige vers Roucy. Les espoirs semblent confirmés par le spectacle de la préparation d’artillerie en cours : « Plus nous avançons et plus le grondement des canons devient assourdissant ; je suis littéralement ahuri. » (p 57) L’Aisne est franchie et le régiment s’installe dans des sapes du bois de Beaumarais, en attente d’ordres. L’auteur occupe une position de chef de section : il se met à la recherche d’abris capables de protéger ses hommes et se cherche une sape individuelle, déjà occupée par un cadavre… Cette présence inattendue l’oblige à rejoindre ses hommes.  L’arrivée d’un agent de liaison lui permet de connaître les derniers ordres : « (…) l’heure H est à 6 heures, notre régiment doit intervenir à H+4, c’est-à-dire 10 heures. » (p 60) Ce temps d’attente d’avant l’attaque est long et particulièrement difficile à gérer. On le meuble par des pratiques superstitieuses qui semblent vouloir conjurer le sort : « Pour nous divertir, quelqu’un propose de jouer à pile ou face nos existence précaires ! Je lance à mon tour le sou en l’air et le sort me donne pile… je dois être tué ; l’impression que je tire de ce jeu n’est évidemment pas bonne. » (p 60) Vers 6 heures, l’artillerie française ralentit ses cadences de tir, signe de l’imminence de l’attaque. Déjà les premiers blessés des armées de rupture refluent : « Un très jeune officier passe près de nous, très roide, avec une terrible plaie à la mâchoire que ne recouvre aucune compresse ; nous lui demandons si l’affaire se passe bien ; il nous fait signe que oui. Mais nous recueillons en peu d’instants tellement de renseignements contradictoires que nous ne savons que penser. » (pp 61-62). La déception des espoirs initiaux ne tarde pas à venir : « A 10 heures, l’ordre de nous mettre en route ne nous est pas donné, alors nous commençons à douter du succès de l’offensive. La journée entière s’écoule ainsi à regarder passer les blessés, refluer en désordre des convois de toutes sortes, des tanks, de la cavalerie. » (p 62)

La nuit venue, un ordre enjoint l’unité du témoin à se porter latéralement jusqu’au bois Clausade où elle passe la deuxième journée de l’offensive : « Nous sommes complètement isolés dans ce bois et peut-être même ignorés ! Aucune nouvelle du combat qui se livre devant nous n’arrive jusqu’ici ; seule la canonnade nous renseigne vaguement sur la marche des opérations et nous sommes bien forcés de reconnaître que le mouvement de rempli des Allemands ne ressemble guère à une déroute… Je regarde les plans d’attaque surannés avec amertume : aujourd’hui, nous devrions être à Sissonne ! » (p 63) L’officier est désorienté, aux sens propre et figuré du terme, par cette nouvelle mission d’où suinte l’improvisation consécutive à l’échec des armées de rupture : « (…) nous ne faisons plus face à nos objectifs primitifs et nous ne possédons aucun plan ni renseignement  du terrain qui s’étend devant nous. » (pp 63-64) S’ensuit une marche de nuit confuse qui amène le bataillon sur les rives de la Miette, « adorable ruisseau jadis, affreux bourbier de sang et de cadavres ce soir-là. » (p 64) Personne ne sait où aller. On pense être dans les lignes ennemies. On reflue pour savoir par la suite que les éléments de tête du bataillon ont simplement croisé une poignée de prisonniers allemands qui se repliaient vers les lignes françaises. Dans cette confusion qui règne jusqu’au petit jour, compagnies et sections se sont mêlées, les hommes se sont égarés et n’ont eu aucun ravitaillement depuis leur départ. Il faut attendre le milieu de la matinée pour qu’un guide envoyé par le commandement emmène le bataillon sur les anciennes positions du 4e RI, jonchées de cadavres. Il est maintenant acquis que l’armée d’exploitation va donc simplement servir à combler les pertes des armées de ruptures durement éprouvés : « Nous sommes tous affreusement pâles et ce qui nous fait le plus mal c’est de voir autant de Français étendus et si peu d’Allemands. » (p 70) Le 131e RI occupe la tranchée de la route 44 et s’y enterre, coincé entre les hauteurs de Craonne et Berry-au-Bac-cote 108, toujours tenues pas les Allemands.

Le troisième jour d’engagement est celui de tous les découragements : « Je sens que le moral de la troupe va constamment en s’affaiblissant. Pourtant il était solide, il y a trois jours, jamais je ne l’avais vu aussi beau. Ces hommes et leurs chefs étaient partis à l’attaque plein[s] d’enthousiasme, sûrs de leur force et de la défaite de l’ennemi. » (p 73) La lassitude s’installe d’autant mieux qu’ « après trois jours de marches désordonnées, en tous sens, pénibles et meurtrières, nous n’avons pas vu l’ennemi, nous ne savons pas même où il se trouve et nos pertes sont lourdes ! » (p 74) La liaison entre les unités voisines n’est même pas assurée : il existe des « trous » dans le dispositif français. Le chef de bataillon décide de partir en reconnaissance en avant avec ses officiers vers le boyau Belt où les Français n’ont jamais mis les pieds mais qui est jonché de cadavres allemands. De retour vers ses hommes, Bonnamy est chargé d’établir la liaison avec les unités voisines qu’il cherche durant une heure dans une parfaite obscurité. La liaison est enfin accomplie au niveau du boyau de la Somme occupé par des troupes du 76e RI. Les travaux de terrassement défensifs peuvent alors  commencer.

Le jour suivant, vers 8 heures, un feldwebel vient se rendre. Selon ses dires, la situation n’est guère meilleure dans les lignes allemandes où règnent également confusion et fatigue. La journée est calme car les Allemands qui occupent les hauteurs du Bois des Boches n’ont pas encore découvert les nouvelles positions françaises. Mais dès le 20 avril, l’efficacité des tirs allemands ne cesse de croître pour atteindre un parfait rendement. Les hommes du 131e RI sont désormais définitivement établis dans une nouvelle guerre d’usure où remuer la terre est un gage de vie. Bonnamy évoque rétrospectivement l’échec du 4e RI devant Juvincourt, position que son régiment occupe actuellement (Courtine de l’Ancien Moulin). Le 4e, sérieusement éprouvé par ses pertes le 16 avril et peu soutenu par son artillerie, n’a pu ni résister aux contre-attaques allemandes ni se maintenir dans cette localité. Les ordres actuels paraissent tout aussi incohérents : « Je m’étonne, en le parcourant, que ce système de tranchées ne soit la propriété de personne ; cette position dominante est incontestablement préférable à celle que nous occupons. Pourquoi ne nous en emparons-nous pas, il n’y a qu’à avancer ? » (p 83) Le commandement, absent des première ligne, semble parfaitement ignorer la position des troupes : « (…) mon opinion et celle des autres petits chefs d’infanterie qui m’environnaient était négligeable eu égard à nos grades ne pouvaient avoir d’écho. » (p 85) Le 131e est donc condamné à subir les bombardement allemands jusqu’à sa relève opérée le 29 avril par le 313e RI.

L’analyse de l’échec : « L’ère du témoin »

« Je me propose ici de faire connaître quelques vérités sur l’offensive menée par les troupes françaises au mois d’avril 1917. Je ne parlerai que du secteur que j’ai vu, mais j’en parlerai sûrement (…) » (p 89) On l’aura facilement compris, la position de témoin visuel, revendiquée avec force par l’auteur, l’autorise à entrer dans l’analyse des polémiques « littéraires » qui éclatèrent au sujet de cette offensive bien avant la fin de la guerre, pour y apporter sa propre contribution : « On dirait qu’une frénésie s’est emparée de tous ces gens qui répandent à profusion sans s’en rendre compte, des erreurs et des légendes. Ils veulent tous dire leur mot sur cette affaire et ils exposent les faits sous vingt jours différents (…) » (p 89) Le premier visé n’est autre que le ministre de la Guerre, Paul Painlevé, qui a fait paraître dès novembre 1919, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917 (cf. partie 4). « Non, Monsieur Painlevé, vous ne publierez pas toute la vérité : c’est impossible ! » (p 90), lui répond l’auteur de La Saignée. Selon lui, très péremptoire sur ce point, seul celui qui a de ses yeux vu a droit à la parole pour évoquer ce qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui une forme de micro-histoire : «  Et vous, les historiens de la Grande Guerre, les critiques militaires ineffables, qui avez vu l’offensive d’avril 1917 de fort loin, dans votre bureau et dans vos chaussons, gardez-vous de porter des jugements téméraires basés sur des documents plus ou moins authentiques et, en tous cas, seulement sur des documents ; l’histoire en souffrirait. » (p 89) Craignant que les historiens ne pratiquent comme il le faudrait l’analyse critique des documents d’état-major, le témoin entend leur fournir ici sa version des faits à partir de ce qu’il a pu observer directement.

Constatant que « nulle part, nous n’avions avancé selon les prévisions du commandement », Bonnamy s’en prend d’abord à la défense de Nivelle qui a prétendu, dès sa comparution devant la commission Brugère, que si le pouvoir politique l’avait laissé mener son offensive jusqu’au terme, celle-ci ne se serait pas forcément soldée par un échec. Là où Nivelle avait toujours cherché à minimiser les pertes, Bonnamy entend lui répondre, là encore avec l’autorité de celui qui était : « Les pertes que nous avons subies pendant cette seconde phase de l’offensive, c’est-à-dire pendant la durée de l’organisation du terrain conquis, furent très sévères et quoi qu’il n’en soit fait mention dans les statistiques officielles relatives à l’offensive, je prétends qu’elles doivent s’y rattacher, elles en sont la conséquence. » (p 92) Poursuivant l’analyse des pertes, Bonnamy en soldat aguerri et expérimenté conclut : « Mais ce qui est anormal, c’est que nos gains furent hors de proportions avec nos pertes. » (p 94)

Revenant sur l’engagement de son unité, le témoin analyse la conduite de cette opération où « rien ne se passa selon [les] prévisions » : préparation d’artillerie irrégulière, non conquête des hauteurs tenues par les Allemands (Craonne, Bois des Buttes et des Boches, cote 108), défense obstinée de l’ennemi, présence de blockhaus garnis de mitrailleuses, tanks qui n’ont remplir leur mission, soutien insuffisant de l’artillerie. Quant aux secteurs où une progression a pu être accomplie, l’absence de directives coordonnées émanant du haut commandement, n’a pas permis de les conquérir facilement, comme il aurait été possible de le faire pour la trouée de Juvincourt. Les troupes durent s’enterrer sur place, quitte à subir l’écrasement par l’artillerie ennemie. Les modifications des plans initiaux n’ont pas été absentes mais elles ont été trop lentes, « entraînant avec elles la confusion inévitable. » (p 104) A la question de savoir pourquoi l’offensive fut mal montée, l’auteur répond en pointant les conditions météorologiques déplorables, la fatigue des combattants avant même leur engagement, le désordre ambiant, les mauvaises liaisons entre l’état-major et la troupe, l’insuffisance en nombre et l’impréparation des tanks. Mais Bonnamy ne se contente pas de remettre en cause les bévues du  haut commandement, il évoque également les défaillances des échelons inférieurs : au cours de l’affaire de Sapigneul, un commandant avait emmené les plans d’engagement d’une partie de la Ve armée qui fut pris par les Allemands. Le plan d’attaque général n’en fut pas pour autant modifié. Bonnamy ne donne toutefois pas raison au gouvernement de reprocher à l’ancien commandant en chef de lui avoir caché ce fait : « Or, je dis que le général en chef était seul juge de cette affaire et qu’il a bien fait de prendre une décision sous sa responsabilité, le Gouvernement étant incapable d’avoir une opinion personnelle à ce sujet. » (p. 108) Il semble ignorer ou, du moins, négliger, puisqu’il a lu les écrits de Painlevé, l’existence de la conférence de Compiègne du 6 avril où l’existence de ce fait aurait dû être porté à la connaissance des autorités gouvernementales, l’affaire de Sapigneul ayant eu lieu deux jours avant ladite conférence. Parfois défenseur de valeurs purement militaires, il ne peut que déplorer l’absence de décisions tranchées qui ont caractérisé du début à la fin cette offensive du côté des politiques : « Mon avis est que : ou bien le général Nivelle était reconnu incapable, et il fallait le remplacer ; ou bien on lui faisait confiance, et, dans tout ce cas, il fallait le laisser agir seul jusqu’au bout. Ces atermoiements et ces colloques n’ont pu que le gêner. » (p 114) Le témoin a-t-il lu les thèses défendues par les proches de Nivelle, dont celles du commandant De Civrieux ? Ce n’est pas impossible (cf. partie 4).

Evoquant sans jamais le citer explicitement la polémique née autour de la parution dans le Collier’s national Weekly – un hebdomadaire américain à fort tirage qui défendit les thèses de Nivelle contre celles de Painlevé – Bonnamy n’en  poursuit pas moins sa démonstration à charge, démonstration où chacun d’ailleurs en prend pour son grade… Dans cet article, Wythe Williams avait prétendu que la présence de parlementaires à l’observatoire de Roucy (et non Roncy, comme l’indique le texte) avait provoqué une intervention directe du ministre de la Guerre pour mettre fin à l’offensive. Nuançant les thèses des uns et des autres, Bonnamy n’en tranche pas moins la question en déclarant qu’ « il est prouvé que la présence de ces douze parlementaires au front [dont Clemenceau, Ferry, Doumer, Favre et Renaudel] n’a pas eu pour effet de provoquer une intervention politique. » (pp 117-118) Il n’en déplore pas moins « la présence de ces chefs de l’Etat constituaient une gêne pour les généraux dirigeant les opérations, et les attitudes qu’ils ont eues ont pu influer sur les décisions prises. » (p 117) Se mettant, parfois un peu naïvement, à la place du commandant du GAR, il poursuit en déclarant : « Mon avis est que ces parlementaires ont follement commis une grande faute en se rendant sur le front de l’attaque. Je ne sais si le général Micheler eut beaucoup de plaisir à les avoir auprès de lui, ou s’il les a subis par respect, mais ce que je sais bien, c’est que je n’aurais pas toléré leur présence une minute, que je les aurais renvoyé purement et simplement à leurs propres affaires, à leurs « chiffons de papier ». J’aurais évité d’être ainsi gêné par les mouches du coche ! » (p 117) Il semble toutefois ignorer combien le commandant du GAR cultivait à souhait les soutiens politiques dont le principal n’était autre qu’Antonin Dubost, le président du Sénat. Reprenant le flambeau de « celui qui y était », Bonnamy a alors beau jeu de dénoncer ce qu’il juge être la semi-couardise des parlementaires présents à Roucy : « Voulaient-ils plus simplement encourager les soldats de leur présence ? Oh ! la belle pensée ! Mon régiment, allant à l’attaque, est passé dans Roncy la veille du 16 avril ; il était nuit, et je n’ai pas aperçu les parlementaires, et, les aurais-je vus, que je n’en n’aurais pas eu plus de courage. » (pp 118-119) Nous sommes là au cœur d’un discours ancien combattant, construit après la guerre et empreint d’un anti-parlementarisme de circonstance…

L’après combat

Reprenant la narration événementielle, Bonnamy s’attache alors à décrire la période qui suit immédiatement l’engagement du 131e. Les hommes sont exténués de fatigue mais ne s’en chargent pas moins d’un précieux butin de guerre pris aux Allemands (p 121). Dans un passage qui ne va pas sans rappeler les souvenirs de Tézenas du Montcel pour un secteur voisin (L’Heure H. Etapes d’infanterie, Valmont, 1960), il décrit le soulagement de l’après combat et ce bonheur « de sortir vivant de la bagarre » (p 121). L’unité se rend nuitamment au Bois des Boches, récemment reconquis, s’y perd pour retrouver enfin la route de Pontavert.

Le repos se fera à Vantelay où le régiment doit entrer musique en tête sous l’œil du colonel qui « tient beaucoup à ce retour en fanfare. » (p 127) La fatigue des hommes provoque plutôt « un triste défilé. » Les lieux de cantonnement sont « des baraquements vermoulus et branlants, sans fenêtres souvent, et qui s’érigent au milieu d’un lac de boue. » (p 129) Les hommes sont « pour la majorité, peu enclins à bavarder ». On cherche avant tout le sommeil. Les troupes sont mécontentes de leurs chefs. Elles « doutent de la victoire », apprennent que les permissions sont suspendues et déplorent les piètres conditions matérielles qui leur sont réservées au repos. Elles sont également « mécontentes du gouvernement » car des rumeurs de paix avec l’Allemagne et de mauvais traitements à l’égard de leurs femmes et leurs enfants se répandent (probablement la rumeur des Annamites). Puisque les permissions sont suspendues et que les journaux n’arrivent plus, « les soldats les tiennent pour exactes. » (p 133) Reprenant à son compte « l’intrusion d’agents secrets, provocateurs de troubles » chère au commandement, l’auteur nuance son propos en disant « que leur action a été postérieure à la démoralisation de l’armée » (pp 133-134) Son récit est là encore contaminé par des résurgences mémorielles de l’après guerre, avec un éloge du commandement et de la méthode Pétain (p 134). Son témoignage direct sur les mutineries est plutôt concis voire réservé sur ce point particulier : « Au milieu de cette ambiance, mon régiment, malgré son désordre apparent, conserva son sang froid et se contenta de protester par des paroles. » (p 135) Le 131e, bien que n’ayant pas terminé sa période de repos, va être appelé à remonter en ligne. Ce qui provoque  « un surexcitation insolite » : des clameurs s’élèvent au moment où la musique régimentaire joue, l’arrivée du colonel est l’occasion de réclamer des permissions. Le lendemain, montant en ligne, les hommes entonnent la chanson de Craonne mais une fois arrivés aux tranchées « tout rentre dans l’ordre, les retardataires rejoignent peu à peu leur unité, bientôt la bonne volonté et la discipline renaît partout. » (p 136)

Dans un chapitre intitulé « Les conseils de guerre aux armées », Bonnamy renoue avec un récit analytique et généraliste. Selon le témoin à qui « il (…) a été donné d’assister plusieurs fois à de pareils jugements » (p 138), « cette justice (…) a été rendue souvent dans de mauvaises conditions de labeur, avec une précipitation outrageante et sans une conception de la grandeur de la tâche entreprise et de la responsabilité encourue. On a produit des jugements le plus souvent avec un minimum de temps, d’efforts et d’arguments ; on a jugé des faits, on n’a pas jugé l’homme. » (p 137) Bonnamy reproche à ces tribunaux militaires la piètre qualification des juges, une méconnaissance des dossiers, des manquements élémentaires au code de justice, des vices de formes et la présence  d’avocats commis d’office à qui on n’a pas laissé le temps de préparer une véritable défense. Illustrant son propos par deux exemples qu’il connut directement, Bonnamy en conclut que « les grands griefs que l’on peut retenir contre cette justice sont qu’elle ne s’entourait pas de toutes les compétences désirables et qu’elle était hâtivement rendue – au contraire de la justice civile ! » (p 142)

Evoquant ensuite la constitution des corps francs en réponse aux Stosstruppen allemands, le témoin constate qu’ « après avoir été très en vogue dans l’armée française, [ils] tombèrent dans le marasme et à peu près dans l’oubli. » Ce sont « en général d’assez mauvais sujets au caractère intraitable que la guerre n’avait pas contribué à rendre meilleur. » (p 143) La création des compagnies franches posa rapidement des problèmes au commandement : « En ligne ils accomplissaient avec entrain toute mission donnée, mais au repos ils estimaient avoir droit à la plus complète tranquillité. » (p 144) Souvent ivres, ils sont peu disciplinés et peu respectueux des hiérarchies en place. Leur rapide disparition correspondit à un réel soulagement pour le commandement.

Le chapitre « Une attaque » décrit un engagement qui s’est très probablement déroulé également sur le Chemin des Dames. Aucune indication temporelle ni topographique ne figurent dans ce récit de combat. Il pourrait s’agir de l’attaque du 21 novembre 1917 visant à la reconquête du saillant de Juvincourt, brièvement évoquée dans l’historique du 131e. Bonnamy qualifie cette attaque d’ « opération de détail comportant la réduction d’un saillant ennemi ». Elle est précédée d’une forte préparation d’artillerie. Il justifie son succès par le fait que « toutes les opérations de faible envergure ainsi conçues et exécutées ne peuvent que réussir, car la lutte est trop inégale pour qu’il en soit autrement. » (p 151)

Chapitre XVI : Pèlerinage

Le dernier chapitre du témoignage de Bonnamy laisse entièrement  la parole à l’ancien combattant. Les souvenirs qu’il est revenu quérir sur le Chemin des Dames sont tous empreints d’une amertume teintée d’une certaine forme de nostalgie. De retour sur les lieux où il combattit et où nombre de ses camarades reposent encore, il y dénonce le retour à la vie dans ce qui restera pour lui à jamais un ancien champ de bataille devenu un sanctuaire sacré : « Des étrangers y sont venus, profanateurs de nos misères et de nos souvenirs terribles ; ils y sont encore, ils grouillent en tout sens en s’appelant et en riant… et j’ai envie de leur crier de respecter ces lieux meurtris (…) Je les fui[s] et je cours dans le dédale des tranchées me réfugier au cœur de ce champ de bataille. Là, personne n’est venu, personne ne viendra, car c’est loin, inconnu et désert, car cela n’est rien pour « eux »… pour moi c’est tout un lambeau de ma vie, lambeau atroce ! » (p 154)

4) Autres informations

– Anonyme, Historique succinct du 131e RI (s.d., s.l., s.e.)

– De Civrieux (commandant), L’offensive de 1917 et le commandement du général Nivelle, Van Oest, 1919, 269 p.

– J.F. Jagielski et D. Rolland, « En terminer avec l’affaire du Chemin des Dames ? La commission Brugère (1917-1927) », Bulletin de la Fédération des Sociétés historiques et archéologiques de l’Aisne, à paraître (sur l’affaire des parlementaires présents à Roucy et sur les polémiques déclanchées par l’article du Collier’s national Weekly).

– P. Painlevé, La vérité sur l’offensive du 16 avril 1917, La Renaissance politique, littéraire, économique, novembre 1919, 107 p. et Comment j’ai nommé Foch et Pétain, Félix Alcan, 1923, 424 p.

 

J.F. Jagielski, 17/02/10

 

 

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