Cotte, Eugène (1889-1976)

1 – Le témoin
Eugène Cotte est né le 25 mars 1889 dans une famille de petits cultivateurs pauvres habitant la commune de Pannes (Loiret). Il est le deuxième de quatre enfants.
Après avoir obtenu le certificat d’études primaires, Eugène quitte l’école et travaille dans la ferme de ses parents. La lecture des journaux républicains et anticléricaux de son père éveille son sens critique. En 1905, il part travailler comme domestique dans une ferme voisine. Sa sœur aînée, placée dans une ferme depuis l’âge de ses treize ans, devient « fille-mère ». La honte s’abat sur la famille, et Eugène ressent l’hypocrisie des convenances sociales. Dans un village voisin, il se lie d’amitié avec trois anarchistes issus comme lui du monde rural. Il travaille dans différentes fermes de l’Yonne et lit les publications anarchistes.
En 1910, refusant d’accomplir le service militaire, il émigre en Suisse et travaille dans le canton de Vaud en étant terrassier, puis charretier.
Rentré en France en décembre 1912, il se fait arrêter deux mois plus tard à Lyon, où il est condamné à trois mois de prison pour insoumission. À sa libération, il est conduit au 17e régiment de ligne à Gap (régiment de Béziers jusqu’aux événements de 1907 ; célébré alors par la fameuse chanson de Montéhus) afin d’y effectuer le service militaire. Décidé à se faire réformer, il essaie l’incontinence, sans succès, puis cesse discrètement de s’alimenter ; maigrissant jusqu’à peser moins de cinquante kilos, il est réformé en octobre 1913.
En décembre 1914, les réformés sont convoqués. Déclaré apte, Eugène Cotte est affecté au 23e RIC (régiment d’infanterie coloniale) et effectue quatre mois d’instruction militaire à Paris. En juin 1915, il est volontaire pour être muletier aux Dardanelles. Il arrive à Moudros (île de Lemnos) en juillet, devient mitrailleur au 58e RIC et débarque à Sedd-ul-Bahr (presqu’île de Gallipoli), où il reste de septembre à décembre. De janvier à avril 1916, le 58e RIC est à Mytilène (île de Lesbos), puis rentre en France.
En juin 1916, le 58e RIC est dirigé dans la Somme pour participer à l’offensive de juillet. Blessé le 1er juillet, Eugène Cotte est hospitalisé à Caen et autres lieux du Calvados. (À cette date, l’anarchiste Louis Lecoin (1888-1971) est emprisonné à Caen, mais les deux hommes ne se connaissent pas).
En octobre 1916, Eugène Cotte rejoint le dépôt des isolés coloniaux de Marseille, puis le 53e bataillon de tirailleurs sénégalais à El Kantara en Algérie, où il reste jusqu’en février 1918. À son retour en France, il est nommé caporal-fourrier, puis envoyé au front où il est intoxiqué par les gaz. En septembre 1918, il regagne le dépôt de Marseille et reçoit, en octobre, la croix de guerre avec étoile de bronze.
Après la guerre, il revient à Pannes chez sa sœur et son beau-frère. Il travaille comme cantonnier, se marie en 1921, est nommé cantonnier chef à Gien (Loiret). En 1943, il est emprisonné pour avoir hébergé un juif allemand. En 1945, il adhère au Parti communiste, devient conseiller municipal de 1959 à 1965, est membre de la CGT, mais reste en contact avec les mouvements anarchistes.

2 – Le témoignage
C’est pendant son hospitalisation dans le Calvados en été 1916, qu’Eugène Cotte écrit ses mémoires. La majeure partie du texte concerne son enfance et sa vie adulte d’avant-guerre. Son témoignage de soldat va de février 1915 à septembre 1916 et occupe les cinquante dernières pages. Plus tard, durant son séjour en Algérie de janvier 1917 à mars 1918, il continuera d’écrire et remplira un cahier, mais celui-ci n’a pas été édité. Le manuscrit des mémoires d’Eugène Cotte a été transmis par sa fille à un ami de la famille, Philippe Worms, qui a rédigé l’Avant-propos et se souvient d’Eugène à la fin de sa vie.

3 – Analyse
Il s’agit d’un document de grand intérêt en raison de la personnalité d’Eugène Cotte, un anarchiste issu du monde rural, instruit et lucide, animé de fermes convictions et d’une grande force de caractère. Habitué à ne pouvoir partager ses idées qu’avec très peu d’amis, il se livre d’autant plus dans ses mémoires en y insérant de nombreuses réflexions personnelles. Il ajoute également des remarques descriptives sur les divers lieux où il a séjourné.

Eugène Cotte explique pourquoi les anarchistes n’ont pas dit au « peuple imbécile et veule » : « Abrutis de tous les pays, massacrez-vous ! » et pourquoi la plupart des anarchistes et lui-même ont accepté de défendre « la patrie des riches » : il fallait repousser le militarisme allemand, ne pas abandonner le peuple afin de garder sa confiance, et éviter le déshonneur d’apparaître comme des lâches qui fuient les dangers de la guerre (p. 181-185).
Evoquant les jours précédant la mobilisation générale, il rappelle le souvenir de Jaurès « tant regretté aujourd’hui » (p. 49) et dit : « Le 31 juillet au soir, Jaurès, le grand orateur socialiste, ce tribun droit et consciencieux auquel les gouvernements avaient souvent à rendre compte de leurs actes, était assassiné par un individu des milieux chauvins et nationalistes qu’on fit passer pour fou afin de ne pas susciter la colère du peuple en ces heures si critiques » (p. 185).
Il dénonce le parti clérical : « Les organisations cléricales distribuaient des médailles, des grigris porte-bonheur en même temps que des brochures religieuses à ceux qui partaient sur le front. J’eus bien voulu voir quelqu’un distribuer des brochures anarchistes, au nom de cette liberté de conscience dont savent si bien se servir les nationalistes et les cléricaux ! » (p. 190).

Dans les tranchées de Sedd-ul-Bahr, il dénonce les ordres insensés concernant les parapets : « Qui donc peut rester courageux et ne pas être dégoûté de la guerre quand il s’aperçoit qu’on fait si peu de cas de la vie humaine ? Combien de vies ont-elles été ainsi sacrifiées stupidement dans cette guerre, sans aucun résultat, par suite de l’ignorance, de l’incurie, de l’incapacité ou du caprice des chefs ? » (p. 202).
À Mytilène, il dénonce les « stupidités militaires » : « Le colonel ne s’était-il pas mis dans la tête de nous apprendre le pas décomposé ? Il espérait sûrement nous faire défiler, plus tard, au pas de l’oie, dans les rues de Berlin ! » (p. 207).
Cependant, il éprouve de l’estime pour son sergent : « Avec des chefs qu’on estime et en qui l’on a confiance on se sent du courage pour passer partout. On les suivrait à la mort avec plaisir, sans même aucun patriotisme, rien que par camaraderie pour eux » (p. 216).

En septembre 1916, alors que la guerre n’est pas terminée, il conclut son récit par une vigoureuse condamnation de la société capitaliste et de la guerre, exprimée sur dix pages.
« Oh ! il n’est plus patriote, allez, le soldat qui a souffert un an ou deux sur le front. Beaucoup ne pouvaient admettre avant la guerre que quelqu’un cherche à se soustraire aux obligations militaires en désertant à l’étranger. Aujourd’hui, presque tous disent : « Ah ! si j’avais su que la guerre éclaterait et durerait si longtemps, je ne serais pas ici. » » (p. 224).
« Croirez-vous enfin les anarchistes lorsqu’ils vous disent que le seul moyen de vivre librement et paisiblement est d’abord de rendre les richesses du pays au pays lui-même et non à quelques profiteurs qui vivent grassement sur la misère des autres, et de vous organiser sans jamais prendre de chefs qui vous tromperont toujours, ni abdiquer la plus infime parcelle de votre volonté, ni de votre liberté, entre les mains de représentants et de gouvernants ? » (p. 229).
« Après comme avant la guerre, le dernier mot de la véritable civilisation sera toujours : si tu veux la paix, prépare la paix ! Et après la guerre, nous continuerons d’en montrer l’horreur et nous nous efforcerons plus que jamais d’en faire connaître au peuple les véritables causes afin qu’il puisse l’éviter. […] Après comme avant, nous continuerons de dire qu’il fait noir dans les ténèbres, que le régime capitaliste est inique, que le salariat est une forme de l’esclavage, que le militarisme engendre la guerre et dégrade l’individu, que la guerre est criminelle, que l’autorité est odieuse, que l’orgueil est imposteur, que la bassesse est vile ! » (p. 231-232).
Isabelle Jeger, décembre 2016

Eugène Cotte, Je n’irai pas ! Mémoires d’un insoumis, Avant-propos de Philippe Worms, Préface et appareil critique de Guillaume Davranche, Editions La ville brûle, 2016, 239 pages.

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