Charrasse, Joseph (1887-1973)

Né le 3 février 1887 à Entrechaux (Vaucluse). Famille de petits propriétaires installés au pied du Ventoux, à proximité de Vaison. Forte empreinte catholique. Etudes au petit séminaire de Saint-Didier. Ecole dentaire de Lyon. Service militaire au 163e RI en Corse. Libéré, il s’installe comme chirurgien dentiste à Vaison. Célibataire en août 1914 quand il part comme soldat au 8e RIC.
Son témoignage est constitué de 250 lettres adressées à sa famille, tandis que 40 autres, reçues par lui, écrites par sa mère (Laurencie) et par sa sœur (Marie-Rose), ont été conservées. Elles figurent dans le livre d’Alain Fouqué, « Ne vous mettez pas le cœur à l’envers », Echanges épistolaires de Joseph, Laurencie et Marie-Rose Charrasse (1914-1919), Forcalquier, C’est-à-dire éditions, 2014, 336 p., illustrations, 673 notes de bas de page, postface de Jean-Yves Le Naour. De très rares passages en provençal dans les lettres de Joseph. Le témoignage montre, comme souvent, l’importance du courrier familial pour celui qui est sur le front et pour ceux qui espèrent son retour. Autre constante dans le témoignage des soldats, la méfiance envers la presse, dès le 4 mai 1915, puis le 30 juin (« ils ne disent que des blagues ») et encore le 25 avril 1918 (« les journaux me dégoûtent »).
Joseph est d’une extrême discrétion sur les dangers courus sur le front, mais il ne s’y trouve pas toujours, il passe de longs moments à l’hôpital (hiver 1914-1915 à Rodez puis Toulon). Il arrive à Gallipoli le 28 mai 1915, où il exerce les fonctions de cuisinier, puis brancardier et infirmier. Cultivé, il évoque alors « les ruines de l’antique cité de Priam » qui sont sur l’autre rive, et la « guerre homérique » (p. 116). Retour à Fréjus en mai 1916 ; dans la Somme en juin ; à nouveau hospitalisé pour maladie en septembre ; retour sur le front en avril 1917 dans l’Aisne où il ne dit rien du 16 avril. Depuis le début de la guerre, il essaie de se faire reconnaître dans son métier ; le corps des chirurgiens dentistes militaires est créé en mars 1916, et il y est admis officiellement en mai 1917, au 33e RIC puis au 53e RIC.
Ces textes constituent un excellent recueil de pratiques catholiques : médailles, prières, invocation du saint local (Quenin), neuvaines. Les lettres de la mère alternent conseils terre à terre (« chaud aux pieds c’est la santé » ; attention aux épidémies qui « se déclarent par manque d’hygiène ») et injonctions terre à ciel (« n’oublie pas tes prières » ; « prie beaucoup, prive-toi un peu de fumer et offre ce sacrifice au Bon Dieu »). On a là un beau catalogue des méthodes de négociation avec l’Eternel. La guerre a eu lieu « parce que les hommes ne veulent pas se soumettre à leur créateur » (p. 44). « Les hommes bataillent mais Dieu remporte les victoires » (p. 52). « Ce qui nous manque, c’est un acte de contrition de la France repentante » (p. 93). Mais Joseph lui-même renchérit : « Espérons que bientôt le doigt de Dieu va arrêter ce fléau, ce torrent de sang, car Lui seul est capable d’y mettre un terme » (p. 109). Réjouissez-vous pour Noël 1914, « l’Enfant Jésus ne serait pas content si vous étiez trop tristes. Il faut le prier avec confiance et vous verrez que la Providence continuera à me protéger comme elle l’a fait jusqu’à ce jour » (p. 56).
Je n’ai pas fait d’étude quantitative, mais on a l’impression que cette dimension superstitieuse perd de l’importance au fil du temps. « Que c’est long ! » écrit Joseph le 11 août 1918. Il exprime rarement son exaspération, et il faut attendre le 23 octobre 1918 pour qu’il critique ceux qui ont les pieds au chaud et le dîner toujours servi à point (passage en provençal) ; si ceux qui doivent traiter de la paix étaient dans la tuerie, cela marcherait un peu plus vite. La lettre du 11 novembre suivant décrit « un beau rêve », tandis qu’on « hésite encore à croire que ce terrible cauchemar qu’a été la guerre soit fini ». Certes, Joseph remercie la Providence, mais la phrase est très courte et sans rapport avec l’amoncellement de références religieuses du début.
Après la guerre, Joseph estime qu’il y aura sans doute des mécontents, ceux dont la carrière a été brisée, tandis que « des embusqués ont fait fortune ». Lui-même est démobilisé en juillet 1919 ; il retrouve son métier civil et se marie en 1929. Il meurt à Valréas le 9 juin 1973.
Rémy Cazals, février 2015

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Rocacher, Emilien (1882-1915), et Marie

Né le 29 juin 1882 à Cambon-les-Lavaur (Tarn) dans une famille paysanne, il était lui-même cultivateur à Marzens, marié et père de deux fillettes lorsque la mobilisation le prit au 8e RIC. Arrivé sur le front en octobre 1914, il resta dans le secteur de la Main de Massiges où il fut tué le 3 février 1915, sans avoir pu revoir sa famille. Il a adressé de nombreuses lettres à sa femme, Marie, et lui a renvoyé les siennes en lui demandant de conserver le tout comme souvenirs.
Le premier centre d’intérêt est la poursuite de la vie civile : le soldat interroge sur la vente du mulet, des cochons ; l’épouse décrit les vendanges, la récolte du maïs, la foire de Puylaurens. Elle lui envoie des curbelets (sortes de gaufrettes), du foie d’oie, un pâté de lapin sauvage… Émilien tente de décrire ses conditions de vie et le danger que représentent les marmites, mais Marie doit avouer : « Je m’évertue de comprendre dans quelle situation tu dois être, et malgré toutes mes réflexions je ne peux absolument pas y arriver » (15-11-14). Elle remarque cependant, le 1er décembre : « Je pense que tu as beaucoup de choses dans la tête qui t’ennuient, et il me semble que tu montrais au début beaucoup plus de courage pour tout. » Le soldat trouve la guerre plus longue que prévu : « Je commence bien d’être fatigué d’entendre tout ce mal qui se fait et de voir que personne ne parle de fin, au contraire » (6-12-14). Marie prie « la Vierge protectrice de la France » ; Émilien pense que, prisonnier, il pourrait sauver sa vie, ou bien il aspire à la fine blessure : « Si on pouvait conduire une bonne balle qui nous blesse sans gravité, on la ferait bien venir » (16-1-15).
La guerre est l’occasion de redécouvrir l’amour et l’affection. Émilien termine une de ses lettres par : « En attendant toujours de tes nouvelles qui me renaissent quand j’entends appeler mon nom » (11-12-14). Marie évoque la fin : « Alors nous n’écouterons plus rien, et nous irons à la hâte l’un vers l’autre » (24-1-15). Mais : « On nous dit que nous en avons pour jusqu’à la fin juillet, époque où nous ne pourrons jamais arriver car nous sommes trop dans la souffrance. Il faut espérer que les Chambres se réunissent et que les diplomates fassent cesser les hostilités, sans cela nous n’en sortirons pas. » Le corpus contient les dernières lettres de Marie, marquées : « Retour à l’envoyeur : le destinataire n’a pu être atteint en temps utile. »
RC
*Philippe Bloqué, « La guerre d’Émilien Rocacher », in Revue du Tarn, n° 196, hiver 2004, p. 636-657.

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