Billon, Pierre

Trois carnets de route de paysans bretons, Plessala, Bretagne 14-18, 2004, 55 p. Ce petit ouvrage regroupe trois témoignages de guerre fort différents.
Pierre Billon, paysan d’Erbrée (Ille-et-Vilaine), fut appelé au service militaire au 94e RI le 7 octobre 1913. Il griffonna sur un carnet quelques faits et reprit méthodiquement ces brèves notes sur un cahier d’écolier quand il revint. Ce journal est donc bien structuré (22 pages 21×29,7), bien rédigé, facile à lire et se concentre surtout sur les faits saillants de sa guerre : la mobilisation et la mise en ordre de bataille dans la Woëvre, les premiers combats, la retraite et la bataille de Spincourt, les premières blessure et hospitalisation, l’affectation au 294e RI et le retour au front, dans l’Oise puis dans la Somme en 1914-15, la bataille de Champagne du 25 septembre 1915 (narrée de façon très réaliste), les secondes blessure et évacuation, le long séjour au dépôt et le passage dans l’artillerie (250e RAC) avec un retour au front dans cette arme le 7 mars 1917. Le journal se réduit alors, après avoir été très précis sur les combats menés dans l’infanterie. La chronique de P. Billon est vivante, détaillée, passionnante quand il relate ceux-ci, et il semble que ces 12 mois vécus dans l’infanterie aient constitué l’essentiel de sa guerre, celle qui avait surtout compté car elle l’avait profondément marqué, sur laquelle il voulait témoigner ; les événements de sa vie à l’arrière, dans les dépôts ou sa période de guerre comme artilleur lui paraissant, par comparaison, ternes et dénués d’intérêt.

René Richard, Bretagne 14-18

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Détrie, Paul (1872-1962)

Né à Oran dans une famille de tradition militaire, Paul Détrie intègre Saint Cyr et, comme officier de carrière, reçoit plusieurs affectations avant 1914 dans les colonies ou en métropole. Successivement capitaine, commandant d’un bataillon d’infanterie puis du 2e BCP, puis lieutenant-colonel du 94e RI, il connaît tous les secteurs du front ou presque jusqu’en 1918 et témoigne dans sa correspondance partiellement publiée des grandes batailles comme des offensives limitées depuis le Nord de la France jusqu’à l’Alsace, de Verdun à la Somme en passant par l’Aisne. Documents de première main, ses lettres apparaissent comme un reflet de son expérience personnelle de militaire, d’officier et de combattant : « Cette correspondance constitue en quelque sorte, un véritable carnet de campagne, puisque je te confie très détaillées, mes impressions journalières et mille incidents de notre vie », écrit-il à son épouse en mars 1915.

Que retenir de ce volumineux fonds épistolaire ? Avant tout, il faut remarquer que nous avons accès ici au témoignage d’un cadre de l’infanterie, militaire de carrière qui termine la guerre comme officier supérieur. Il permet la comparaison avec d’autres récits, comme celui par exemple du lettré et civil Charles Delvert, officier de réserve devenu commandant pendant le conflit, ou avec les souvenirs d’Alphonse Thuillier, simple soldat de première classe du 94e RI, qui perçoit une guerre davantage « au ras du sol », au cœur de la troupe.

Sur le fond, et en comparant son carnet et sa correspondance du début de la guerre, on peut remarquer que Détrie use beaucoup d’autocensure dans les lettres destinées à sa femme en particulier dans les premières semaines de la guerre, insistant sur l’excellente tenue du moral et l’attitude des hommes. Blessé par éclat d’obus à la fin du mois de septembre 1914, il reprend les tranchées en février 1915 comme chef de bataillon, mais ses textes restent emprunts d’une grande humanité, vis-à-vis de « ses hommes » comme des Allemands, qu’il appellera « Boches » plus tardivement dans la guerre. La guerre, pourvoyeuse de morts et de misères, ne doit pas être abordée avec haine selon l’épistolier. Elle fait partie de la condition humaine, elle est une épreuve que l’homme doit surmonter. Paul Détrie apparaît ainsi comme un humaniste, organisant le monde en catégories bien tranchées. Il déploie un certain paternalisme vis-à-vis de « ses » soldats : « Les hommes ont beaucoup de mérite à faire si bonne figure », écrit-il par exemple le 26 février 1915. En parallèle de son activité, il mène une réflexion appuyée sur le commandement jugé par lui difficile dans la guerre de tranchée qui rend « l’action du chef à peu près nulle ».  Sur la justice militaire, se trouvant du côté de l’accusation, il souligne que « le devoir est dur à remplir », mais le Salut de la patrie est en question écrit-il (p. 68). Cette dernière lettre, très nuancée, doit être à lire pour ceux qui s’intéressent ou travaillent sur cette question. De la même manière, il s’oppose aux gradés de l’arrière qui ne connaissent pas le service des premières lignes, et ne distinguent pas assez ceux  qui meurt « sur le front » (p. 131, lettre du 5 novembre 1915). Son témoignage sur ce monde des cadres, tout sauf monolithique, mérite d’être lu et analysé.

A côté de ces observations, Paul Détrie évoque longuement des détails sur l’organisation du front et les unités successives qu’il commande, la place des gradés et la sociabilité des « Chefs » qui sont ses camarades. On lit également la transformation du discours en fonction de ses grades successifs. Témoin des grandes offensives de la guerre, il rallie Verdun en février 1916 où son unité est dépêchée en catastrophe. La bataille est dépeinte comme une « fournaise ». Il n’épargne alors aucune description à son épouse : les paysages dévastés, la souffrance endurée, et souligne son « admiration sans bornes pour nos petits soldats » (mars 1916). C’est enfin à travers son témoignage, le turn-over incessant des officiers sous ses ordres, en raison de mutations, de blessures et le plus souvent de décès. Il prend ainsi le commandement du 94e R.I. en septembre 1916 après 30 officiers manquants.

Enfin, Paul Détrie offre matière à étudier le couple en guerre. De ses lettres sourdent en effet le poids de l’absence, la douleur causée par l’éloignement. Il se rassure en sachant sa famille à l’abri, s’enquiert de l’éducation des enfants et s’emploie à faire parvenir aux siens sucre et farine au printemps 1918 quand les restrictions s’amplifient. Il développe des discussions poussées avec sa femme par le biais de cette abondante correspondance pensée comme un puissant lien amoureux (veuvage et «devoirs respectifs » par exemple dans une lettre du 28 juillet 1916 – p. 207). Il partage ses lectures et des réflexions même très militaires avec son épouse. La famille prend ainsi une place décisive à côté du devoir militaire, du service, et de la fierté pour Détrie de commander des unités efficaces (avance maximale en avril 1917 devant Berry-au-Bac). Ainsi se dessine pour l’historien, «l’esprit militaire » qui anime ce cadre supérieur de l’armée baigné de culture militaire, immergé dans la guerre. En date du 11 novembre 1918 et évoquant l’idée de victoire, il écrit : « Nous sommes trop plongés dans l’ambiance habituelle de ces quatre ans de guerre, pour pouvoir dégager complètement des impressions qu’elle comporte. » D’autant que pour le 94e R.I., la guerre se terminera plusieurs mois plus tard après la réoccupation de l’Alsace et le défilé de la Victoire sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919.

Bibliographie :

DÉTRIE Paul (général), Lettres du front à sa femme (5 août 1914 – 26 février 1919), Grenoble, Point Com’ Editions, 1995, 583 p.

THUILLIER Alphonse, Un bleuet du 94e R.I., dactylographié relié, UNC Seine-Maritime, 1981, 195 p.

Lafon Alexandre, juin 2012

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Maufrais, Louis (1889-1977)

1. Le témoin

Né le 29 septembre 1889. Externe à l’hôpital Saint-Louis, Louis Maufrais se trouve en vacances à Dol-de-Bretagne au moment de la déclaration de la guerre. Il reçoit sa feuille de route le 3 août et se rend à la Caserne Bellevue (août-décembre 1914). Nommé médecin auxiliaire dans le service de santé il part pour le camp de Coëtquidan pour être incorporé au dépôt du 94e régiment d’infanterie le 8 janvier 1915. Il part pour l’Argonne (février-mai 1915). Le 17 février, il se porte avec son régiment en renfort du Corps d’Armée, les Allemands attaquant à Vauquois. Début mars, il est dans le secteur de Blanloeil puis au saillant de Marie-Thérèse début avril. Louis Maufrais reçoit une citation au mois de mai. Successivement dans les secteurs de Bagatelle et de Beaumanoir au début de l’été, il quitte l’Argonne le 17 juillet. Il part en Champagne, secteur du bois Vauban. Le 18 septembre, arrive l’ordre de monter en première ligne. « J’avoue ne jamais avoir vu de scènes d’enthousiasme, en pareille circonstance » remarque-t-il (p.142). Le 25 septembre, c’est l’offensive : Maufrais est dans son poste de secours de première ligne, désemparé face à l’afflux de blessés et le manque de moyens. L’année suivante, il est à Verdun (mars-avril 1916), dans les secteurs de la redoute de Thiaumont puis de Cumières en avril. Le 19 de ce mois, il est nommé médecin du 1er bataillon, médecin aide-major de 2e classe et officier. Il est au Mort-Homme en mai. Maufrais note le 17 mai une veillée d’armes morose : les hommes ont le cafard, plus que d’habitude. Entre mai et septembre 1916, son régiment est en Lorraine, placé en réserve en juin. Maufrais est maintenant chef du service médical du 1er bataillon. Il retourne dans la Somme du 1er juillet au 18 novembre 1916. Souffrant de rhumatisme fébrile, il passe 15 jours à l’hôpital. Le moral est mauvais, ses amis de l’Argonne et de la Champagne sont tombés et Maufrais décide de quitter l’infanterie. On lui propose de devenir médecin du 2e groupe du 40e régiment d’artillerie : il accepte avec soulagement et rejoint son nouveau poste le 10 mars 1917. Dans l’Aisne, son régiment prend position en préparation de l’attaque du 16 avril, au centre du dispositif, face à ses objectifs : la cote 108 et le Mont Sapigneul. « Enfin arrive le 16 avril, jour fixé de l’attaque. Lever à 4 heures du matin. À cinq heures, nous quittons les positions avec tout le matériel pour aller, en principe, nous poster derrière l’infanterie et l’accompagner dans son avance » (p.269). Il voit l’infanterie à Berry-au-Bac et à la ferme de Moscou et souhaite se placer au poste de secours du 94e RI, son ancien régiment. Le 16 avril, c’est l’incompréhension : « L’attaque a été ajournée. C’est ce que me dit le commandant, en veine de confidences. La cote 108 et Sapigneul sont encore trop fortement occupés par les Allemands, paraît-il » (p.270). Son régiment est en attente pendant une vingtaine de jours à Hermonville, puis à St Thierry et Merfy. En juillet, il reçoit l’ordre de prendre la route pour le front de Verdun. Une grande offensive se prépare pour le 25 septembre. Maufrais est ensuite affecté à l’ambulance 1/10. À peine arrivé, il doit passer 15 jours avec le 332e RI : très las, il se dit désespéré d’être toujours ramené à l’infanterie. À l’ambulance 1/10, d’avril à novembre 1918, il fait fonction d’aide-chirurgien. L’ambulance part pour la Somme le 30 avril. Après l’armistice, il est détaché de l’ambulance 1/10 et affecté à la mission française près de la 3e armée britannique. Ses souvenirs se terminent sur l’évocation du défilé sur les Champs Elysées le 14 juillet 1919. Louis Maufrais soutient sa thèse en 1920 et devient médecin généraliste. Il décède le 5 décembre 1977.

2. Le témoignage

J’étais médecin dans les tranchées, Paris, Laffont, 2008.

Dans ses vieux jours, devenu presque aveugle, Louis Maufrais entreprit de sauvegarder ses souvenirs de guerre en s’enregistrant à l’aide d’un magnétophone. Dans l’héritage qu’il laisse à ses enfants se trouvent quelques 600 photographies du front légendées et une boîte à chaussures contenant 16 cassettes de 90 minutes. Sa petite fille, Martine Veillet découvre ce précieux héritage en 2001. Elle passe 4 années à la mise en écriture des souvenirs de son grand-père, procédant à une retranscription du témoignage et menant une enquête appliquée, afin de vérifier l’exactitude des faits racontés par son aïeul (consultation des JMO, de quelques carnets personnels conservés par Louis Maufrais, de lettres adressées par lui à ses parents, du journal non publié d’un camarade, etc.).

Le témoin se met une fois en scène dans son travail d’écriture : « La fatigue aurait dû me faire tomber de sommeil. Mais c’est le contraire qui se produit. Toutes les émotions de la nuit me bourdonnent dans la tête. Alors je prends un carnet et j’écris. Je décris, je classe, j’essaie d’en tirer quelques réflexions et enseignements pour les jours suivants » (p.75-76). La prise de notes aurait été une sorte d’exutoire, un travail intime, un besoin impérieux de laisser une trace, de ne pas oublier. C’est d’ailleurs ce qui le poussa à s’enregistrer peu de temps avant sa mort. Martine Veillet remarque dans sa préface que les raisons qui incitèrent son grand-père à immortaliser ses souvenirs semblent avoir évolué au cours du temps : d’abord soucieux de garder le souvenir d’une expérience personnelle, Maufrais aurait pris conscience d’être le témoin d’une page d’histoire exceptionnelle. Photographies et notes deviennent un reportage. Le souci de Maufrais était avant tout de décrire ce dont il avait été lui-même témoin. S’il s’autorise des passages moins subjectifs, dans le souci de poser le contexte, il ne manque jamais de rappeler ce que lui-même pouvait voir ou entendre de son poste : « Cela, ce sont les rescapés qui me le décrivent au fur et à mesure. Car je suis au travail, avec Parades, enterré dans le poste de secours, au milieu du vacarme assourdissant » (p.150). Ou encore : « Moi, je n’avais rien vu. Ma seule ouverture sur l’extérieur était un petit soupirail de dix centimètres de haut sur vingt-cinq de large » (p.220).

3. Analyse

Témoignage d’un grand intérêt, autant pour la qualité du texte, la finesse des observations, que pour le très riche corpus de photographies. Le texte mis au point par la petite-fille de Louis Maufrais laisse transparaître un sens de l’observation aiguisé, un esprit d’analyse et un vrai souci de précision.

Martine Veillet remarque dans sa préface que Louis Maufrais ne s’est jamais senti atteint dans sa virilité par le fait de ne pas porter les armes. Son devoir était de soigner. Cette réflexion semble justifiée : il est vrai que l’on ne retrouve chez Maufrais aucune des mentions que l’on peut trouver chez un Lucien Laby par exemple (Les Carnets de l’aspirant Laby, Bayard, 2001), qui, quant à lui, exprime un certain « complexe » à ne pas participer à l’activité guerrière au même titre que ses camarades combattants : « Je serais tellement vexé d’arriver à la fin de la guerre sans avoir tué un Prussien […] j’ai décidé fermement d’aller passer vingt-quatre heures dans un petit poste avancé, sans brassard, mais avec un Lebel » (Laby, p.75). Notons que Laby ne fait pas figure de belliqueuse exception. On retrouve aussi chez Édouard Laval (Souvenirs d’un médecin major, 1914-1917, Paris, Payot, 1932, 237 p.) : « Combattants mes frères […] dans ces minutes extraordinaires, ceux que vous dénommez non-combattants donneraient beaucoup pour être à votre place » (p.80). Le besoin de participer à l’action combattante n’est pas, semble-t-il, une aspiration unanimement partagée. Toutefois, on remarque dans le témoignage de Maufrais d’autres signes d’un besoin de « conformisme » générationnel. Au-delà de l’exaltation d’une identité virile, le besoin de participer à l’action collective s’inscrit avant tout dans la revendication de l’appartenance au groupe. La pression sociale est très forte à l’entrée en guerre. L’expérience collective mise en scène au moment du départ tend à rendre illégitime toute autre situation. Maufrais, partant pour l’armée, exprime la satisfaction de ne plus se démarquer. Il semble fier : « désormais comme les autres garçons de ma classe d’âge. Je pouvais enfin dire aux gens où j’allais ! » (p.28). Son séjour à la caserne s’éternisant, il manifeste la peur de ne pas avoir le temps de faire la guerre, ce qui le démarquerait à vie de sa génération : « Je me sentais mauvaise conscience. Je me disais : ‘La guerre va se terminer au printemps, après une offensive’. J’imaginais déjà une seconde bataille de la Marne er je me disais : ‘Je n’aurai pas fait la guerre. Je n’aurai pas suivi le sort de ma génération. Et cela, ce sera une tache que je ne pourrai pas effacer’ » (p.45). Il écrit alors au député, M. le Hérissé, pour demander son départ.

Louis Maufrais n’est pas un sujet très sensible à la propagande patriotique. Patrie et ennemi sont presque absents de son récit. S’il fait quelques réflexions sur l’ennemi, c’est plutôt pour parler de l’attitude du soldat à son égard. p.81, il note que les hommes urinent dans des boîtes de conserve pour les jeter aux Allemands quand ils n’ont plus de munitions. Le commandant se sent obligé de lui dire : « On ne peut pas tenir les hommes. Ils font ça malgré nous ». Il remarque aussi, lors de l’interrogatoire d’un prisonnier allemand, qu’un homme est en train de couper des boutons de sa vareuse pour les récupérer. Quel sentiment Maufrais éprouve-t-il face à ces procédés ? On ne le sait guère. On peut lire un passage frappant, au moment où il se trouve au Mort-Homme, après l’attaque du 18 mai 1916. Maufrais décrit une forme de cessez le feu entre les Français et les Allemands ahuris par la violence de la lutte :

« Alors nous nous avançons. Nous trouvons des gars qui cherchent on ne sait quoi, l’air hagard. Il y en a qui titubent. Un peu plus loin, qu’est-ce que je vois ? Des Allemands. Je dis à Cousin : – ça y est mon vieux, nous sommes prisonniers. – Oh, me répond-il, ce n’est pas possible, les Allemands n’ont pas d’armes.

Eh bien oui. Aucun d’eux n’est équipé, pas plus les Allemands que les Français. Les hommes se croisent, ils ne se parlent pas. Tous, ils sont brisés. Plus bons à rien. Dégoûtés de tout. De la guerre en particulier. Les Allemands comme les Français, ils sont à chercher quelque chose, des blessés, des morts, ou rien » (p.236).

Soucieux des autres et plein de bonne volonté, Maufrais nous fait partager de nombreuses réflexions sur la place du médecin au sein de l’unité combattante. On trouve par exemple une remarque intéressante ayant trait à son expérience du brassage social induit par l’expérience militaire : « Je trouve tout à fait extraordinaire de pouvoir discuter amicalement avec des gens que je n’aurais jamais eu l’occasion de rencontrer dans la vie civile » (p.33). Maufrais est étudiant en médecine : tout naturellement, les médecins militaires d’active l’intriguent. Il en a généralement une assez mauvaise impression : « Et voilà comment, dans l’armée, d’anciens médecins d’active dont les connaissances médicales commencent à faiblir sérieusement s’arrangent pour s’adjoindre des gens de la réserve très à la page de façon à profiter de leurs leçons en se piquant de faire des publications médicales sous la signature, associée à la leur, d’un gars qui connaissait son affaire » (p.57).

Le récit de Maufrais est évidemment intéressant pour une histoire des premiers soins. Il évoque ses pratiques de médecin de tranchées, dans les postes de secours de première ligne, parfois décrites dans le détail sans pour autant constituer un récit très technique. Elles le désolent. Il se livre d’ailleurs sur cette peur qu’ont pu avoir les jeunes étudiants de médecine d’avoir tout oublié à la fin de la guerre et d’être incapables d’exercer la médecine dans des conditions normales : « j’étais torturé par l’idée du temps qui passait. J’étais en train d’oublier mes connaissances. Faute d’exercices, la médecine me devenait de plus en plus étrangère » (p.279). S’il observe les blessures, il est aussi témoin des effets du stress et des bombardements sur les hommes, effets qu’il peut également observer sur lui-même : « Ca martèle la tête, et tout notre système nerveux en est ébranlé. Je vois mes gars peu à peu perdre connaissance. Devant moi, Vannier me regarde avec des yeux ronds sans me voir. À côté de lui, un infirmier dort déjà… » (p.234). Il se rappelle, entre autres, avoir vu un homme devenir fou furieux après l’éclatement d’un obus (p.92). Maufrais ne cherche pas à cacher sa peur. Comme ses camarades combattants, c’est un sentiment avec lequel il doit vivre tous les jours : « On n’a pas envie de manger, pas envie de rire. Par moments, il nous semble entendre deux pioches frapper presque en même temps. J’essaie de me rassurer. […] Puis, quand le bruit s’arrête, l’angoisse commence. Autour de moi, il n’y a que des types courageux, mais ce danger-là n’est pas comme les autres. On ne peut rien contre lui. Alors comment ne pas avoir peur ? » (p.94).

Le témoignage de Louis Maufrais est également riche en observations sur le personnel de santé, les brancardiers en premier lieu. Car sans brancardiers efficaces, le poste de secours est bien vite saturé : « Je suis découragé. Par moments, il y a quinze à vingt blessés à évacuer. Je demande des renforts au régiment et aux musiciens. Le chef de musique me fait répondre qu’un saxophone vient d’être évacué et que, s’il donne encore des hommes, la musique cessera d’exister. Alors, on fait appel aux brancardiers divisionnaires, qui font le service entre les postes de régiments et les hôpitaux de l’arrière » (p.89). Sans porter de jugements très sévères à leur encontre, souvent indulgent même, il note la difficulté pour les brancardiers à être là où l’on souhaiterait qu’ils soient : « Parmi les brancardiers bénévoles et les convoyeurs volontaires qui effectuent les évacuations, quelques-uns reviennent mais pas tous. Les autres préfèrent rester aux cuisines, en fin de compte. Faut-il leur en vouloir ? Ils risquent leur vie à chaque trajet. Au poste de secours, nous vivons dans l’attente des brancardiers, qui arrivent souvent trop tard, pour les blessés les plus graves » (p.122). Maufrais a conscience que le brancardier qui est sorti vivant de la fournaise a bien du mal à revenir sur les lieux de combat. Il fait cette remarque : « Au tout début de la guerre, il était dans les habitudes des cadres de l’armée de désigner comme brancardier des hommes incapables de se battre. Mais ils comprirent rapidement que c’était l’inverse qu’il fallait faire. Parce que ces gars-là agissaient en dehors de tout contrôle, que leur rendement était subordonné à leur dévouement, sans aucun repos ni de jour ni de nuit. Et les brancardiers furent alors sélectionnés parmi les meilleurs éléments – résistance physique et morale, esprit de devoir » (p.72). Cette part d’autonomie, cette façon d’agir « en dehors de tout contrôle », le médecin y est aussi confronté. Car, bien souvent dans le combat, il ne s’agit pas tant pour lui d’obéir à un ordre que d’agir selon sa conscience. Le personnel de santé a la terrible responsabilité de faire des choix en permanence : le choix des blessés transportés et soignés en priorité, le choix du possible et de l’impossible. Le médecin de bataillon Maufrais évoque ce terrible doute, alors qu’il est pris sous un tir de barrage et qu’il ne peut que rester couché à terre : « Que faire ? Il remue une jambe. Peut-être y a-t-il encore de l’espoir ? » (p.120). Il ressort de l’expérience du champ de bataille un douloureux sentiment d’impuissance que les soignants doivent apprivoiser. S’ils prennent trop de risques, ils s’exposent à mourir pour rien. Et Louis Maufrais reconnaît qu’un jeune médecin est un capital précieux en temps de guerre et il doit apprendre à se préserver pour le bien commun (p.267). Mais s’il estime une mission impossible ou un cas désespéré, il s’expose à être taxé de lâcheté, ou torturé par sa conscience.

Le témoignage du médecin Louis Maufrais offre un point de vue intéressant : n’étant pas combattant, il peut porter sur ses camarades soldats un regard plus extérieur, curieux et analytique, sans être à la fois juge et partie. Des détails intéressants ressortent de son observation du fantassin. Par exemple, la répugnance des hommes face aux couteaux qui leur sont distribués : « Ils disposent de grenades un peu plus puissantes et de couteaux. Eh oui… des couteaux de cuisine ! Ou plutôt des couteaux de boucher dont la lame est insérée dans une gaine de toile, avec un manche en bois, mais dépourvue de garde pour protéger les mains. Cette nouvelle arme n’aura aucun succès auprès des troupes : après l’attaque, il n’y aura qu’à se baisser pour en ramasser. Les hommes les avaient jetés par terre… » (p.141). Il remarque, le 29 avril 1915, que la proportion des blessés par grenade est de plus en plus importante.  Louis Maufrais se penche aussi sur la question des rapports des combattants avec le personnel soignant. Dans les premiers temps, l’externe Maufrais doit se faire à sa nouvelle condition de médecin auxiliaire. Il se souvient du peu de considération de certains gradés à l’égard des médecins auxiliaires et étudiants en médecine (p.58-59). Le cas de Maufrais est celui d’un médecin de tranchées, qui partage donc en bonne partie le quotidien des hommes, les souffrances, les risques, au même titre qu’un officier de tranchées. Le récit de ses premières expériences ressemble, à beaucoup d’égards, à celui de n’importe quel combattant. Le premier mort est un choc: « L’événement me laisse découragé jusqu’à la fin de la journée. Je viens de découvrir brutalement toute la bêtise de la guerre » (p.64). Puis c’est le baptême du feu : « Une grande journée pour moi, celle de l’initiation. J’éprouve plus d’appréhension que d’enthousiasme, je l’avoue, à l’idée de me trouver bientôt dans cet endroit dont on parle tous les jours dans les journaux depuis plus d’un mois » (p.65). Arrivé à l’armée plus tardivement que ses camarades, il remarque que le personnel de son poste de secours est déjà aguerri : « Malgré le bruit des balles, mes camarades de l’infirmerie ont parfaitement dormi. C’est tous des gars aguerris qui vivent ce métier-là depuis le début du mois d’août. Ils ont fait la retraite de la Marne, la bataille de la Marne, sont remontés se battre à Sézanne, puis finalement au fort de la Pompelle et, de là ; ils sont partis participer à la guerre des Flandres. Rien ne les impressionne plus. Les bruits sont ceux de leur vie quotidienne. Leur sensibilité devant les atrocités s’est émoussée. C’est indispensable. Ils cherchent un dérivatif à leurs pensées en remontant les mois, les années pour retrouver des souvenirs de famille, de caserne, de femme… Voilà comment je me trouve bientôt entraîné dans leur vie privée sans l’avoir cherché. Car, dans les tranchées, on ne se cache rien entre copains » (p.69-70). Le mot est dit. « copains ». Maufrais fait l’expérience de la solidarité et de l’esprit de corps. En règle générale, on peut dire qu’une profonde ambigüité caractérise les rapports entre les soignants et les combattants, car l’asymétrie de leurs statuts fait obstacle au processus de resserrement des liens qui est le fondement de la ténacité au combat. Des sentiments très variables se manifestent à l’égard des brancardiers, infirmiers, médecins, allant de la méfiance la plus hargneuse à la plus poignante reconnaissance. Trouvant peu à peu sa place, on le voit plus sûr de lui, plus usé également. Dans l’Aisne en 1917, on le fait venir au secours d’un blessé, sous le bombardement. Obligé de sauter de trou d’obus en trou d’obus pour ce faire, il aperçoit le commandant, hilare. Le médecin n’est pas exempt d’une mise à l’épreuve de son courage ! Maufrais goûte peu la bonne humeur du chef : « Ces imbéciles, ils ne se rendent pas compte du capital que représente un jeune médecin. Je n’étais pas d’humeur à rire de la plaisanterie, mais je ne pouvais pas lui donner ma façon de penser ». Furieux, il lance : « Pour que vous me fassiez sortir alors que tout le monde est planqué, lui dis-je, je suppose que l’affaire est grave » (p.267).

Particularité du statut des soignants : la neutralité. Les témoins sont unanimes et Maufrais ne déroge pas à la règle : la Convention de Genève n’est pas toujours respectée. Tous rapportent la négligence à user du brassard et du drapeau à croix rouge, soit par souci de ne pas se démarquer des autres, soit parce que, il faut le dire, personne ne croit plus en l’immunité du personnel de santé. Tout d’abord parce que les obus ne choisissent pas leurs cibles, et parce que peu de « trêves des brancardiers » sont effectivement accordées dans le combat. Le port des armes est également l’une des infractions les plus constatées. Le désir de s’armer exprime souvent un sentiment de vulnérabilité extrême. On lit par exemple chez le musicien-brancardier Léopold Retailleau la formule « Je prends un fusil et des cartouches pour vendre chèrement ma vie » (Carnets de Léopold Retailleau, du 77e R.I. (1914-1918), Parçay-sur-Vienne, Anovi, 2003, p.51). La non-observance répétée de la Convention, au-delà de la mauvaise volonté ou de la méconnaissance, procède également de la difficulté à les appliquer sur le terrain. Louis Maufrais y fait fréquemment allusion. Voici deux exemples. Voyant passer des prisonniers allemands dans la tranchée, il dit : « Ils sont désarmés et accompagnés d’un caporal qui a toutes les peines à les suivre. C’est tout de même le moment de prendre quelques précautions élémentaires : cacher les armes du poste de secours, déchirer les lettres et mettre le brassard de la Croix-Rouge » (p.173). Puis plus loin : « Une chose nous ennuie, c’est d’avoir avec nous encore une vingtaine voire une trentaine d’hommes armés de fusils. On n’a pas le droit, dans un poste de secours, d’avoir des soldats en armes, nos adversaires le savent fort bien. Alors nous convenons avec le chef du petit détachement que, si les Allemands arrivent, les hommes jetteront leurs armes dans les trous alentour » (p.208-209).

Louis Maufrais ne fait aucun secret de sa progressive usure morale au fil des années de guerre. Le contact permanent avec les blessés est une expérience profondément anxiogène. Le manque de moyens, le sentiment d’impuissance, la peur, la mort des copains, tout concourt à éroder la résistance du jeune médecin. Au cours de l’année 1916, dans une lettre à ses parents, Louis s’agace du bourrage de crâne orchestré par les communiqués : « Il paraît que les hommes réclamaient à nouveau l’honneur de remonter en ligne. Que c’étaient des héros… Bien sûr que c’étaient des héros. Mais, à la fin, ils en ont marre » (p.213-214). Il note : « Mes camarades ont changé, eux aussi. Cathalan, Laguens et Raulic. Ils ont l’air de sortir d’un cauchemar, Raulic surtout. Ce philosophe jovial est devenu taciturne, amer, proche du désespoir. Il me confie qu’il se sent physiquement et moralement incapable d’affronter la même épreuve dans dix jours à peine. Je le comprends – moi aussi, passé les premiers moments de repos, je suis hanté par les images de ces vingt et un jours d’enfer, j’ai sans cesse devant les yeux ce décor de trous et de boue, au pied de la redoute » (p.214). Louis Maufrais ne veut plus servir dans l’infanterie. Après un séjour à l’hôpital à la fin de l’année 1916, il a enfin la possibilité de quitter l’infanterie pour l’artillerie. Plus tard, il demande une affectation dans les ambulances de l’arrière-front. Les titres des deux derniers chapitres de cet ouvrage en disent long sur l’usure morale de Louis Maufrais à la fin de la guerre : « Le deuil de la victoire » et « Les fantômes du défilé ». Son témoignage s’achève sur cette impression lugubre : « J’ai la chance de survivre, mais aujourd’hui, je me sens seul » (p.318).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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Thuillier, Alphonse (1896-…)

1. Le témoin

Né en 1896 dans une nombreuse (17 enfants) famille rurale du pays de Caux (Seine-Maritime), titulaire du certificat d’études, Alphonse Thuillier est manœuvre lorsqu’il est incorporé en 1916, à 18 ans, au 94e RI. Il passe du temps au dépôt et en camp (Rennes), arrive au front en décembre, et combat notamment au Chemin des Dames en 1917.

2. Le témoignage

Il prend des notes quotidiennes qui forment la base de ce texte écrit bien plus tard, lorsque l’auteur est à la retraite.

Mes mémoires de soldat. Un bleuet du 94e RI, Rouen, 1981, 195 p., illustrations.

Cote B.N.F. : 8-LN27-93550

3. Analyse

Dans ce texte simple et riche, on trouve peu de jugements sur la guerre, mais des préoccupations concrètes, ainsi de nombreuses anecdotes sur l’hygiène, l’alimentation, la vie de camp et de cantonnement, l’attente de la démobilisation. Les rapports sociaux au front (altercations, jalousies, camaraderie liée à l’origine géographique) sont largement décrits. Un des intérêts du texte est d’émaner d’un soldat « bleuet » de la classe 1916, qui rejoint le front dans les dernières années de la guerre.

Quelques extraits :

La découverte des combats le 16 avril 1917 : « je ne me rappelle pas de leurs noms mais nous les jeunes cela nous avait touché, c’était la première fois que nous voyions des morts à la guerre et comme nous les connaissions, cela nous faisait encore plus de peine. » (49)

Le dérapage dans la violence : « une chose qu’il est triste à rappeler, mais c’était la guerre et avec l’exaltation de la poudre, l’on ne peut peut-être pas répondre de tous ses actes (…) ils firent « Kamarade » en levant les bras, mais exaltés par la fureur avec laquelle ils avaient tiré dans le dos des nôtres, le Lieutenant Defaix nous dit: « Tirez, mais tirez, n’en laissez pas », nous tirons sans épauler, même sur ceux qui sortaient de la sape les bras en l’air, peut-être tirions-nous à plusieurs sur le même » (72-73)

A un camarade nommé ordonnance d’un officier : « maintenant tu as le filon, tu feras l’attaque dans le P.C. » p. 78

Fatalisme : « quand l’un de nous était marqué de la mort, il ne pouvait y fuir » (79)

Altercation, quand un Lieutenant bouscule un sergent : « « si vous n’aviez pas vos galons, je vous remettrais à votre place », le Lieutenant lui répondit : « S’il n’y a que cela, je suis ton homme ! », il déboutonna sa veste, la défit, et ils allaient s’empoigner, les Officiers qui étaient là les empêchèrent de se battre. » (80)

André Loez, avril 2008

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