Bronchart, Léon (1896-1986)

Le témoin
Né en 1896, à Bapaume, Léon Bronchart grandit dans les villes ouvrières du Pas-de-Calais et du Nord. Fils d’une dévideuse en soie et d’un tailleur de pierre, il suit si bien l’enseignement élémentaire qu’il obtient le certificat d’études primaires à onze ans. Mais, alors qu’il espérait poursuivre des études, la maladie de son père prive la famille de revenus et le jeune Léon doit trouver du travail. D’abord teneur de moule dans une verrerie blanche, il change plusieurs fois de fonction et d’employeur, travaille notamment dans le bâtiment, avant d’être embauché par la compagnie des chemins de fer du Nord. Influencé par son père, syndicaliste et coopérateur, mais aussi par sa mère, fervente catholique, il s’intéresse très tôt au débat public et le curé de sa paroisse lui fait fréquenter un milieu catholique engagé où il « dévore » les brochures de Marc Sangnier dont la condamnation des idées par le Vatican, en 1910, est un « coup de masse » qui éloigne Bronchart de la religion.
Après la Grande Guerre, il reprend son travail dans les chemins de fer, où il acquiert une qualification de mécanicien (qui lui permet de conduire les locomotives à vapeur), et s’engage dans le mouvement socialiste, à la SFIO et à la CGT. Opposé à la division syndicale, il est localement un des précurseurs de la réunification au début des années 1930, ce qui ne l’empêche pas d’être en 1923 volontaire pour l’occupation de la Rhénanie où il contribue à briser la grève des cheminots allemands. Il part pour le Maroc deux ans plus tard, au moment de la guerre du Rif, et s’y insurge à propos des inégalités que subissent les cheminots marocains par rapport à leurs collègues métropolitains (p. 65-69). Dans ses mémoires, il dit avoir été le seul de son site ferroviaire à faire grève en février 1934 (p. 105). En 1939, à la déclaration de guerre, bien qu’âgé de 44 ans et père de trois enfants, il tente d’intégrer dans une troupe combattante mais ne parvient qu’à être affecté à une section de chemins de fer de campagne. Son engagement dans la Résistance (à Combat, notamment dans les NAP, puis dans les MUR) est ensuite la cause de son arrestation par la Gestapo puis de sa déportation, à Oranienburg-Sachsenhausen, puis Buchenwald et Dora. De retour après la Libération, il retourne à la SNCF jusqu’à sa retraite, en 1947. Après avoir été honoré par de nombreuses décorations (il est notamment commandeur de la Légion d’Honneur), il meurt en 1986.
Le témoignage
Publié en 1969, Léon Bronchart… Ouvrier et soldat, un Français raconte sa vie (Vaison-la-Romaine, imprimerie H. Meffre, 204 p.) est le récit autobiographique d’un homme qui explique que, « depuis toujours, [s]es amis [lui] demandaient d’écrire, de raconter [s]a vie ». Organisé en cinq parties, l’ouvrage est structuré par les deux guerres mondiales, ce que reflète le choix de leurs titres : « Avant 1914 » (20 pages), « La guerre 1914-1918 » (34 pages), « Entre deux guerres » (20 pages), « La guerre 1939-1945 » (104 pages) et « Après 1945 » (29 pages). C’est la Seconde Guerre mondiale qui constitue l’élément le plus important de ce récit : plus de la moitié du livre y est consacré. En dehors même du récit des deux guerres et des captivités de l’auteur, nombre de passages correspondent à un témoignage original, tel le subterfuge de son premier employeur qui fait sonner la cloche de la verrerie avec un timbre particulier « quand un inspecteur du travail se présente, afin que les gosses qui n’ont pas l’âge prennent la fuite et se cachent » (p. 19). Sa description de la solidarité dont bénéficie un enfant de gréviste à la Belle Epoque est particulièrement intéressante (p. 16-17) tandis que le rôle éminent qu’il prête à un de ses instituteurs recoupe les nombreux écrits de jeunes gens scolarisés sous la Troisième République (notamment le roman inachevé d’Albert Camus). Comme tout témoignage, cet ouvrage est une œuvre de mémoire et nous en apprend beaucoup sur la perception d’événements et de dynamiques par son auteur au moment de la rédaction sans qu’il faille espérer y trouver une relation rigoureuse de faits. Ainsi, pour ne prendre que cet exemple, il évoque « l’excommunication de Marc Sangnier » (p. 24-25) alors qu’il s’est agi en réalité de la condamnation par le pape Pie X de la « fausse doctrine du Sillon ».
S’il est longtemps resté peu connu, ce livre a néanmoins a été diffusé parmi les anciens déportés (ceux de Dora notamment). C’est au début du XXIe siècle, dans le contexte d’un intérêt manifesté au rôle des chemins de fer dans la politique nazie de destruction des juifs d’Europe (Christian Chevandier, « Le grief fait aux cheminots d’avoir, sous l’Occupation, conduit les trains de la déportation», Revue d’histoire des chemins de fer, Actes du colloque de Paris -décembre 2005-, Les cheminots dans la Résistance. Une histoire en évolution, n° 34, printemps 2006, p. 91-111.), que le livre acquiert une certaine notoriété. Son auteur consacre une demi-page (p. 100-101) à son refus d’assurer le 31 octobre 1942 la traction d’un train comprenant deux voitures de prisonniers politiques, suivi quelque temps plus tard par celui de conduire un train de troupes allemandes. Mis en avant comme le témoignage du « seul refus de conduire un train de déportés », alors qu’il s’agit plus précisément du seul témoignage connu à ce jour d’un refus de conduire un train comprenant des voitures d’internés (politiques dans ce cas), il a notamment donné lieu à une recherche dans les Archives de la SNCF qui ont permis d’approfondir la connaissance de cet épisode : Marie-Noëlle Polino, « Léon Bronchart, ouvrier, soldat… et cheminot : un destin, une figure », Revue d’histoire des chemins de fer hors-série, n°7, 2e édition, août 2004, p. 160-172 (cet article ne figure pas dans l’édition initiale de novembre 2002).
Analyse
Le premier souvenir de l’armée que raconte Léon Bronchart est celui d’une confrontation entre celle-ci et la population de la paroisse à l’occasion de l’inventaire de l’église de la Madeleine, dans la banlieue de Lille, lorsqu’il rentre de l’école alors qu’il a une dizaine d’année : « Tout cela bouleverse ma conscience d’enfant » (p. 15). Sa participation lorsqu’il est adolescent à la société scolaire de tir « à la carabine Lebel » et à la société de gymnastique et de préparation militaire, parmi d’autres activités (il est ainsi baryton à l’Harmonie municipale et joue également dans l’équipe de football), lui permet d’être assez familier de la chose militaire. Cela, à en croire ses mémoires, n’empêche pas une vision critique de l’institution. Les souvenirs de son grand-père maternel, ancien soldat du Second Empire qui a gardé un souvenir aigu de la campagne du Mexique, sont souvent sollicités par le petit-fils qui apprécie « le récit des faits d’armes, des actes héroïques ». Mais l’aïeul « termin[e] toujours en essayant de [lui] faire comprendre les atrocités de la guerre » (p. 26). Ce qui le conduit, avec un ami adjudant de réserve, à exprimer à l’été 1914 « [leurs] craintes sur les malheurs d’une guerre et [leur] désir de voir la paix maintenue ». Tous deux sont alors traités « de lâches et d’antipatriotes » par leur auditoire. « Notre avenir fut notre réponse », conclut-il en évoquant la mort de son ami Raymond Quette « à la tête de sa section » pendant la bataille de la Marne.
Tout comme il a intitulé le chapitre II de son ouvrage « Ouvrier à 11 ans », il dénomme le suivant « Soldat à 17 ans », la précocité de ses expériences étant une des caractéristiques de la vie de l’auteur. C’est que, dès le 28 août 1914, il doit, avec ses parents qu’il quitte à cette occasion (notamment son père, qui s’engage également et qu’il ne reverra plus), évacuer leur région. Il se joint alors à une compagnie du 60e régiment d’infanterie qu’il accompagne dans sa retraite : « J’ai ramassé un fusil, récupéré les munitions que j’ai pu trouver ; je suis devenu l’agent de liaison du lieutenant » (p. 30). Lorsque son unité est près de Paris, il se rend au bureau de recrutement de la Porte de la Chapelle. En dépit de l’absence de divers documents (notamment une autorisation paternelle), son engagement est accepté et il part de la gare de Lyon pour rejoindre à Annecy, comme engagé volontaire, le 11e bataillon de chasseurs alpins. C’est « quelque part vers Péronne » qu’il est, très vite, fait prisonnier. Il est alors transféré en Allemagne en un « voyage » de huit jours assez éprouvant : « Dans les gares, les sarcasmes des hommes, les lazzis des enfants, les poings tendus des femmes » (p. 35). En captivité, il demeure alors à Wittenberg, à Stendal où il est employé à l’extraction de la tourbe dans les marais avoisinants, à Orhdruf, Soltau, Rubeland, Mannheim, Kürnbach, Rheinau, etc. Ses nombreuses tentatives d’évasion ne l’empêchent pas de sympathiser parfois avec ses geôliers ; c’est ainsi qu’à la prison de Pforzheim, il a de longues discussions avec le gardien-chef auquel il explique que « si les Allemands avaient écouté Liebknecht comme les Français écoutent Jaurès, la guerre n’aurait pas existé » (p. 43). A Kirchheim, il prépare une nouvelle évasion lorsqu’il est libéré, début novembre 1917, dans le cadre d’un échange par la Suisse. Après un mois de permission au cours duquel il apprend la mort par tétanos de son père blessé dans un combat, il essaye de rejoindre son frère cadet, engagé dans le régiment de marche de la Légion étrangère. Bien qu’il estime qu’il n’a pas tenté de s’évader pour « devenir un «embusqué» », il est affecté comme infirmier à l’hôpital Sébastien-Gryphe de Lyon. Alors qu’il est prévu qu’il se rende à Salonique, il insiste avec la force de caractère dont il fait preuve tout au long de sa vie pour être affecté sur le front français. C’est ainsi qu’il devient brancardier au 1er bataillon du régiment de marche de la Légion étrangère, assiste à des assauts de chars, subit des bombardements : « Nous avons traversé un champ de bataille où pas un cadavre n’avait été bougé. […] L’horreur dans toute son ampleur. Sur tout cela, planait une odeur pestilentielle, qui nous prenait à la gorge et dont il nous a fallu un certain temps pour [se] défaire » (p. 52). C’est à cette occasion qu’avec d’autres soldats il croise une automobile. Un légionnaire « regarde à l’intérieur », reconnaît le général Mangin et « crie d’une voix très forte » à ses compagnons : « Connaissez-vous le boucher ? » Il (p. 53). Léon Bronchart participe ensuite à des combats au Chemin des Dames (notamment à Terny-Sorny, Juvigny, Margival, Laffaux) avant de retrouver son frère, qui est gazé : « Ce n’est peut-être pas désespéré, mais très-très grave. J’ai pensé à lui, à Maman » (p. 55). Il assure le commandement de l’infirmerie du bataillon (« Tous mes camarades ont été tués ou blessés ») lorsque est signé l’armistice. C’est après la fin des hostilités qu’un jeune lieutenant-médecin avec lequel il avait sympathisé est tué accidentellement lors d’une séance de pêche à la grenade : « Lorsque je me suis penché sur lui, il a juste remué les yeux. Moment le plus atroce que j’ai vécu de toute la guerre » (p. 59). Avant d’être démobilisé, il participe à l’occupation du Palatinat et en profite pour rendre visite à Rheinau au directeur de l’institution à laquelle était rattaché son kommando et des mauvais traitements duquel il avait été victime durant sa détention. L’ancien prisonnier lui rend alors « la monnaie du compte qu’il [lui] avait si largement ouvert » (p. 59).
A partir de 1918, le souvenir de sa Grande Guerre obsède Léon Bronchart, et les références explicites et implicites y sont courantes dans son récit de la Seconde Guerre mondiale. Il présente l’engagement au sein de la Résistance comme étant dans la logique d’une vie d’ancien combattant (sans qu’il faille y supposer une connotation religieuse, il parle de « même foi » à propos d’un de ses amis ancien de 1914-1918 et participant à l’action d’un mouvement de Résistance). Cela est d’ailleurs assez commun et si la « manifestation patriotique » à laquelle il participe le 11 novembre 1942 est organisée le jour anniversaire de l’armistice de 1918, beaucoup de démonstrations populaires de la Résistance ont, sous l’Occupation, lieu ce jour-là (ainsi que les 14 juillet et les 1er mai). Lorsqu’il passe en conseil de discipline à la suite d’un refus de conduire, le président des cheminots anciens combattants de Tours propose, en vain, de le défendre. Il parvient cependant à déstabiliser le conseil de discipline en situant son geste dans la continuité de son action pendant la Grande Guerre et il n’a qu’une sanction minime (p. 105-107). Mais, s’il cite des courriers qu’il a reçus et où il est question de « Boches » et de « Bochie », l’on ne trouve jamais sous sa plume le moindre propos germanophobe.
Christian Chevandier

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