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sur la guerre
 
de 1914-1918








Genèse et aboutissement de l’étude historique d’un objet polémique :

les profiteurs de la Grande Guerre en France.

Texte de soutenance de la thèse de doctorat

« Les profiteurs de la Grande Guerre. Histoire culturelle et socio-économique »

par François Bouloc, Université Toulouse-Mirail

sous la direction de M. Le Professeur Rémy Cazals

11 mars 2006

    

Le travail que j’ai l’honneur de présenter aujourd’hui est le fruit de plusieurs années de recherches, de questions, et de remises en question. Plusieurs années : presque sept si l’on prend comme point de départ la soutenance de ma maîtrise, consacrée à l’Union sacrée dans le département de l’Aveyron. J’avais en effet eu la chance d’y trouver, aux Archives Départementales, un important fonds intitulé « Taxe sur les bénéfices de guerre, 1914-1918 ». Il recelait les dossiers individuels et documents administratifs afférents à cette imposition, créée en 1916, concernant cette circonscription administrative. J’en avais tiré la matière d’un développement de quelques pages dans ma maîtrise, mais l’existence de ces archives ouvrait la possibilité d’un prolongement. C’est là précisément ce que me proposait à la fin de ma soutenance le professeur Rémy Cazals, à savoir un D.E.A. consacré aux profiteurs de 14-18.

Un sondage par courrier effectué l’année suivante auprès de la plupart des dépôts d’archives répertoriés sur le territoire français révélait la possibilité de tabler sur un corpus d’archives conséquent. La tradition jacobine étant ce qu’elle est, les archives du Ministère des Finances centralisaient notamment la presque totalité des dossiers en question : une source historique riche et encore très neuve était ainsi à portée de main, le sujet était viable.

Bien sûr, tout n’était pas résolu ; au contraire, ai-je envie de dire, les difficultés ne faisaient que commencer… Pêle-mêle : comment circonscrire la documentation disponible sur la dénonciation des profiteurs de guerre ? Comment objectiver sans le dénaturer un phénomène d’opinion ? Et là n’était pas encore l’essentiel. Car, d’abord, qu’est-ce qu’un profiteur de guerre ?

Réponse immédiate : une personne physique ou morale qui réalise des bénéfices au-delà de l’acceptable durant la guerre. Problème : où tracer la ligne entre profit, ou de taux de profit, acceptable et inacceptable ? Quel seuil de bénéfice, quel pourcentage des capitaux engagés  choisir ? L’arbitraire étant ici inéluctable, cette voie se révélait être une impasse ; dès lors, comment faire ?

Qu’est-ce qu’un profiteur de guerre ?, donc. La réponse opératoire à cette question lancinante s’est cristallisée, je crois, en septembre 2001. J’ai alors eu la chance de pouvoir présenter certains aspects de mon travail à Dublin, lors d’un colloque organisé par le professeur Horne, ici présent. Au cours des débats, un des participants m’a demandé en substance « pardon mais, qu’est-ce qu’un profiteur, en définitive ? ». Ce à quoi je m’entends encore répondre du tac au tac : « hé bien, un profiteur, c’est fondamentalement quelqu’un qui est dénoncé comme un profiteur ». La réponse entraîna une certaine approbation, en même temps que des « mouvements divers », comme on dit. Il n’empêche :  je tenais, enfin clairement énoncé, le socle de mon approche.

*             *             *

De là, en effet, les méthodes de l’histoire culturelle pouvaient être employées pour traiter des discours de dénonciation des profiteurs de la guerre, ainsi que pour analyser les voies d’auto-légitimation empruntées par les milieux financiers, industriels, et commerciaux.

Il est a priori assez facilement compréhensible que ce terrible conflit ait pu générer des ressentiments fort aigres envers ceux en profitant ou mieux, supposés en profiter. L’historiographie, pour ne pas contenir d’études spécifiques sur le sujet, n’a d’ailleurs pas ignoré le phénomène, difficile à ne pas voir au demeurant. La dénonciation multiforme (presse, pamphlets, délation…) constitue un discours foncièrement populaire et égalitaire, mais aussi fortement normé. Car la stigmatisation des profiteurs ne dérange guère, en soi, les pouvoirs en place, comme en témoigne la faible censure qui l’encadre. Elle s’inscrit dans ce que Pierre Bourdieu a nommé le champ du revendiquable, lequel configure positivement ou négativement le fond de la lutte et de l’action politique et sociale. S’en tenir à dénoncer un abus, pour poursuivre dans le fil de cette analyse, équivaut immanquablement à laisser intact l’ordre des choses qui justement, produit cet abus. Discours normatif, donc, mais aussi sur un autre plan voie d’une approche de la Grande Guerre à rebours d’une historiographie focalisée sur la mise en évidence du consensus dans la période. Les profiteurs, à l’instar d’autres objets d’histoire, permettent de penser le dissensus comme un facteur structurant de la période 1914-1918.

Le contre-discours des élites économiques est lui moins connu dans la période. Ces dernières se proclament mobilisées, non dans les tranchées, bien sûr, dont on laisse l’honneur aux glorieux héros, mais depuis le fauteuil de la direction de l’usine, d’un conseil d’administration ou encore d’une chambre consulaire. Epousant ce qu’il est si efficient d’appeler le « discours dominant », les Agents supérieurs de la mobilisation économique (ASME) se répandent en justifications de soi mêlant impérialisme assumé, productivisme placé sous l’égide de l’intérêt national, et sacrifices consentis aux nécessité de la défense nationale. Ce faisant, ils répondent aussi à la mise en cause dont ils sont l’objet de façon au moins implicite par le biais des diatribes contre les profiteurs.

L’analyse critique réclamait d’une part la mise en regard de ces deux discours antagonistes, ce que je pense avoir réalisé. Mais un autre recoupement était possible d’autre part, cette fois avec les sources fiscales déjà mentionnées.

Par suite, ce que j’ai pu apprendre sur la loi du 1er juillet 1916 visant à l’imposition des bénéfices exceptionnels ou supplémentaires réalisés pendant la guerre, imposition promulguée au nom de la solidarité patriotique et de l’état des finances publiques, amène à souligner deux choses. 1) elle vient combler l’attente qui l’a fait naître, soit ce bouillonnement de l’opinion quant à l’inégale répartition du sacrifice, laquelle s’agrège entre 1914 et 1918 à l’inégale répartition des richesses préexistante dans la société française. Il y a là les termes de l’énoncé d’un problème d’histoire sociale, mais ce n’est pas tout. 2) En effet, la Contribution sur les bénéfices de guerre rencontre avant son adoption et durant son application des résistances étonnantes de la part des milieux économiques, les mêmes pourtant si prompts à auto-célébrer sans trop de vergogne leur profonde inscription dans la défense nationale.

Il faut dire qu’elle a fière allure, la rhétorique patriotique des conseils d’administration. Elle apparaît même à première vue comme un intéressant renversement des valeurs, peignant le tableau d’agents capitalistes mûs du jour de l’entrée en guerre non plus par la quête de la plus-value, mais par le salut de la communauté nationale. En d’autres termes, un capitalisme d’intérêt général verrait alors jour, sous l’effet puissant d’un inébranlable consensus patriotique.

Seulement voilà : qu’on parle d’imposer les gains amassés sur les fournitures de guerre et aussitôt, ce prodige qu’est le capitalisme désintéressé s’évanouit, laissant le devant de la scène à la rationalité ordinaire, celle du meilleur écart entre le bénéfice net et le chiffre d’affaires. L’impôt ne peut alors être considéré comme autre chose qu’un prélèvement à minimiser. La comptabilité en partie double prévaut alors, et elle ne comporte en général pas de rubrique « intérêt de la patrie ». La guerre se présente alors pour ce qu’elle est aux yeux des industriels : une conjoncture économique riche de potentialités, c’est-à-dire en langage clair, de profits escomptables, mais aussi imposables.

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L’impôt est cependant mis en place et, par suite, les assujettis à la Contribution font leur apparition. Ce dernier terme, assujettis, résonne comme une objectivation des profiteurs de la guerre :  ces derniers sont d’essence (im)morale, tandis que les contribuables sont inscrits dans le cadre légal – distinction essentielle. Cette différence de nature m’a conduit à fabriquer une typologie articulant les profiteurs – vrais ou faux, définis à partir du croisement des dénonciations existantes et des enquêtes fiscales – et les contribuables non dénoncés, que j’ai désignés du néologisme de « profitants de guerre ».

Le fondement patriotique de l’impôt et la rhétorique de défense nationale du patronat se devaient en effet d’être confrontées dans la durée du recouvrement de la Contribution de guerre. Les occurrences de fraudes revêtent par suite une signification sociale et culturelle, rendue dans ma typologie par les catégories « profitants de mauvaise foi » et « profitants de bonne foi ». Ainsi, un profitant de mauvaise foi considère, en bonne logique d’intérêt personnel, que ses bénéfices n’ont pas à faire l’objet d’une réappropriation par la nation en péril. Le contexte de la guerre n’est pour lui que conjoncture, propice sous certaines conditions aux affaires, rien d’autre. Inversement, un profitant de bonne foi est somme toute un honnête contribuable, un citoyen pourvu d’un patriotisme efficient, pas seulement verbal.

Plus que les profits de guerre, bien réels, c’est donc en définitive l’attitude vis-à-vis de la Contribution que j’ai retenue comme indicateur pertinent dans ma démarche. Pour dire les choses autrement, il aurait finalement suffi que les ASME accordent leurs discours et leurs actes, ce que la Contribution, justement, visait à permettre… pour que les profiteurs de la guerre tels qu’entendus ici ne puissent apparaître, en tout cas perdurer.

Oui mais voilà, cela impliquerait que les fournitures de guerre soient réalisées sans l’aiguillon du profit, seulement pour satisfaire au bien et au devoir commun. Or aucun dirigeant politique, pas même Albert Thomas, dont le socialisme fait à ce titre et pour l’époque question, n’a osé tenter ce pari d’un capitalisme mis en branle d’abord par le sentiment national.

Si la pérennisation de l’effort de guerre a eu un prix humain, elle a aussi eu un coût financier, exorbitant mais assumé, accepté, encouragé même au plus haut niveau d’un Etat suspendu au bon vouloir des détenteurs de capitaux, en position de force car seuls à même de pourvoir à une demande en fournitures tendant inexorablement vers l’infini.

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Sur un plan général, cela donne aussi à penser que la IIIe République, par-delà ses fondements politiques humanistes, a mené la guerre en s’appuyant aussi sur un autre versant de son identité profonde, celle de superstructure d’un capitalisme français en phase avec son temps.

Quelle écoute, quelle compréhension, quelle mansuétude même ne peut-on pas noter envers des contribuables frauduleux, (ou des généraux incompétents, ce qui est à la fois un autre débat et une comparaison possible…).

Quelle sévérité, quelle intransigeance, par comparaison, avec le sort réservé aux soldats.

Or la lecture d’un ordre social donné passe aussi par ce que ledit ordre social choisit de punir ou d’encourager en priorité. A ce titre, ma thèse, du moins me semble-t-il, participe d’une voie possible de compréhension de la France de la IIIe République, le contexte de la guerre faisant apparaître de façon assez nette les contours rigides et inégalitaires d’une démocratie ambiguë. J’assume le caractère discutable de cette interprétation c’est-à-dire que je considère qu’une recherche est vouée à produire, en même temps que des remise en question, les conditions de sa propre remise en question.

Enfin, un dernier mot, sur les dernières pages de mon travail. Ma conclusion se trouve être intitulée « Pour une réhabilitation de la prise de parole populaire », ce qui mérite un éclaircissement. Je n’ai en effet pas voulu entendre par là une supériorité automatique, a priori, de la parole d’en-bas contre celle d’en-haut. A la fois personnel et d’ordre épistémologique, mon propos est ici simplement, contre le mépris de l’époque, mais aussi celui des analyses contemporaines stigmatisant la dérive populiste partout où une voix non autorisée se fait entendre. Je rappellerai ici ces mots de John Kenneth Galbraith, lequel, dans son ouvrage paru en 1975 intitulé L’argent, évoquait « (…) la capacité des riches et de leurs acolytes à voir la vertu sociale dans ce qui sert leur intérêt et leur préférence, et à présenter comme ridicule ou absurde tout ce qui ne va pas dans ce sens », ajoutant ensuite que « (…) la tendance correspondante des économistes à trouver une vertu à ce qui agrée aux gens aisés et respectables est tout aussi évidente ».

La réalité de profits de guerre et de manœuvres frauduleuses une fois démontrées, mon travail sur les profiteurs de la Grande Guerre me conduit à asseoir mon point de vue sur une telle appréciation. Si le peuple correspond aux couches sociales les moins pourvues matériellement et symboliquement dans un ordre social donné, alors il devient possible d’avancer l’idée que les paroles, les chants et les cris dudit peuple sont a priori aussi recevables et dignes d’intérêt que les discours mieux installés. Pas plus, certes, mais… pas moins non plus.

 

François Bouloc

 




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