Reverzy, Abel (1884-1915)

Un rapport existant entre le prêtre Léon Cristiani et la famille Reverzy, le témoignage d’Abel est publié à la suite de celui de l’ecclésiastique : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022.

Abel Reverzy est né le 14 janvier 1884 à Aurouër (Allier) dans un milieu modeste. Il a commencé sa carrière militaire comme simple soldat, a pu monter en grade et intégrer l’école d’officiers de Saint-Maixent en 1907. Marié en 1911, il avait deux enfants en 1914. Capitaine au 3e régiment de marche de zouaves, il fut tué lors des attaques du 25 septembre 1915 près de Saint-Hilaire-le-Grand. Son journal est tenu du 30 septembre 1914 au 16 août 1915.

Ce témoignage critique à plusieurs reprises la République anticléricale, un « bourbier politique » responsable de l’impréparation à la guerre. Les fautes strictement militaires commises par des généraux sont quand même imputables au « malheureux régime » qui a causé « la perte du sens moral » (1er décembre 1914). Il ajoute : « Le troupier conscient, la discipline intelligente et voulue, l’officier politicien, voilà les alliés qui ont rendu au Kaiser plus de services que le 420 ou que ses amis d’Autriche. » La mort au combat du capitaine Luca ne répare pas le mal qu’il a fait par ses idées pacifistes. Une note du 14 janvier 1915 sur les réservistes qui « valent largement nos hommes de l’active » dans le cadre de « la nation armée » semble donner raison à Jaurès (sans le citer évidemment). Mais plus tard (5 juillet) Reverzy juge que les régiments de réserve ne paraissent pas « capables de mener à bien une véritable action offensive ».

Ce journal d’un authentique combattant apporte des notations ponctuelles intéressantes :

– Dès qu’un terrain est dangereux, la présence des gendarmes n’est plus à craindre ; soldats et officiers peuvent se livrer au braconnage et à la chasse. Par exemple, le 17 février 1915 : un lapin, douze faisans, deux chevreuils.

– Le 1er octobre 1914, il fait enlever ses galons « pour diminuer la visibilité des officiers ».

– Le lendemain, il note que ses soldats ont compris l’intérêt de creuser des tranchées et que ceux qui ont jeté leurs outils le regrettent.

– Le 20 octobre, il livre une remarque très fine à propos d’une sentinelle qui a tiré sur un camarade retour de patrouille et l’a tué : « Il a tiré comme ils font tous stupidement, sans savoir pourquoi, pour se rassurer en entendant un coup de fusil dans cette obscurité silencieuse. »

– Ses notes montrent la différence de confort entre l’abri de l’officier et la situation précaire des soldats (22 et 23 octobre). Sa femme vient passer quatre jours avec lui à Compiègne.

– Le 12 novembre, il décrit l’échec d’une attaque causé par le 75 qui tire trop court. Et il critique les artilleurs qui n’ont pas assez de contacts avec l’infanterie.

– Le 1er juin 1915, il affirme qu’au moins 50 hommes de son régiment ont déserté. Sur ces musulmans, la propagande turque n’a pas d’influence, mais ils sont mal commandés par les gradés subalternes.

Enfin, la question des relations avec les ennemis est abordée à trois reprises :

– Le 8 octobre : « Il fait trop beau pour s’entretuer. Nos hommes dont les tranchées avancées sont peu éloignées des tranchées allemandes semblent partager cette façon de voir. Le soir la relève des avant-postes a lieu des deux côtés à la même heure. Les groupes adverses, au lieu d’échanger des coups de fusil, se font avec la main des signaux d’adieu. »

– Le 8 novembre : « Nous entendons comme chaque dimanche les Allemands chanter des cantiques dans leurs tranchées. »

– Le 26 décembre, un bombardement français met fin à une tentative de trêve de Noël : des conversations entre sentinelles, « chacun des deux partis était informé du menu de l’autre ».

Rémy Cazals, avril 2022

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Cristiani, Léon (1879-1971)

Léon Cristiani est né le 4 janvier 1879 à Escurolles (Allier) dans un « milieu catholique intransigeant » comme l’écrit le présentateur de son journal. Son père, ancien gendarme, est devenu ermite. Léon a fait des études de théologie, a soutenu une thèse de philosophie sur l’évolution de la pensée de Luther. En 1914, il était professeur à la faculté de théologie de Lille. Il parlait l’allemand.

Son journal de route est à la fois personnel et celui d’un train sanitaire. Il contient aussi des poèmes, chansons, sermons composés par lui, et des copies de dépêches officielles. Il n’avait aucune formation médicale et s’occupait de tâches administratives. Le 15 août 1914, les prêtres représentaient 40 % de l’effectif du train sanitaire. Le parcours à travers la France permet des visites touristiques, Bordeaux, Dôle… Le carnet est interrompu du 22 avril au 25 septembre 1915 et arrêté le 11 octobre de la même année, peut-être parce que la vie « se traîne languissante et sans gloire comme sans intérêt ». Le document final est une copie personnelle réalisée après la guerre. Il est publié dans le livre : Un prêtre dans la Grande Guerre, Journal de Léon Cristiani, infirmier militaire, suivi du Journal du capitaine Abel Reverzy, édition établie par Michel Casta, Amiens, Encrage éditions, 2022. [Léon Cristiani n’était par vraiment infirmier ; voir la notice Reverzy Abel dans ce même dictionnaire des témoins.] La suite de la guerre est évoquée dans ses mémoires : il a toujours occupé des fonctions loin du feu.

Tandis que certains témoins ecclésiastiques ont réfléchi personnellement, Léon Cristiani émet tous les poncifs de la propagande, peut-être parfaitement intériorisés, peut-être par volonté délibérée. Il critique les soldats du Midi (p. 53). Il exprime sa confiance totale dans la hiérarchie et dans l’organisation (la mobilisation se passe dans un ordre parfait, les uniformes sont flambants neufs, la nourriture est « alléchante et nutritive »). Il fait l’éloge de Barrès, de Paul Bourget et de l’historien Hanotaux, et il critique le général Sarrail, marqué à gauche. L’exactitude des communiqués du GQG « demeure incontestée » (p. 105). Le « flot moscovite » est irrésistible. « Un peuple n’est grand que par l’idéal qu’il porte au cœur, et malgré les affreux ravages qu’elle exerce, la guerre a cela de bon qu’elle provoque les plus sublimes élans d’héroïsme, de dévouement et d’honneur. » (p. 22) Pendant la messe du 22 novembre 1914 à Aillevillers, son sermon développe le thème : « Motifs de gratitude envers la Providence que nous offre tout spécialement la guerre actuelle. » Et, le 22 avril 1915 : « On s’aperçoit en France qu’une nation ne peut pas vivre, surtout quand elle est assaillie par l’épreuve, avec les seuls éléments qu’on croyait pouvoir substituer à la religion : l’esprit scientifique, l’ardeur de vivre, la passion de jouir, l’amour de l’argent ! »

Rémy Cazals, avril 2022

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Depreux, Henri (1896 – 1945)

1. Le témoin

Henri Depreux (1896 – 1945), né à Wasquehal (Nord), réside en 1914 à Caudry (Nord) où il est tulliste. Classe 1916, il réussit à échapper aux Allemands en septembre 1914, et après un séjour dans le Sud-Ouest, il est incorporé au 91e RI à Nantes au début de 1915. Il ne voit le front qu’en avril 1916, et intègre le 221e RI devant Verdun. Il fait partie du corps franc de son unité, et finit la guerre (mai 1918 – dernière mention) au 81e RI. Après la guerre, il participe à la construction de pistes de skating (patins à roulettes sur piste en bois). Il décède brutalement alors qu’il était architecte à Saint-Lô, lors des débuts des travaux de la reconstruction en 1945.

2. Le témoignage

Claude Depreux, fils d’Henri Depreux, m’a communiqué en mai 2021 une copie « word » des carnets de guerre de son père (Carnets de route) ; ceux-ci couvrent la période 1914 à 1918 sur 21 pages A 4, taille 14 (10100 mots).

3. Analyse

Ce témoignage d’un très jeune soldat, assez court (21 pages), insiste beaucoup sur certaines périodes, et est très allusif ou muet sur d’autres, mais les trois parties détaillées apportent des lumières utiles, avec par exemple la fuite devant les Allemands, l’accueil des réfugiés dans le Sud-Ouest à l’automne 1914, ou encore la situation des jeunes soldats dans les corps francs des régiments d’infanterie à partir de 1917.

a. Fuite vers Lille

Revenant d’Avesnes en août 1914, il évoque la confusion au Cateau (24 août?), au milieu du bombardement et des tirs de l’artillerie anglaise. Ayant réussi à regagner Caudry, il y décrit l’installation des Allemands, personne n’ayant le droit de quitter la ville. Il mentionne sans précision le 29 août «on signale des atrocités dans les petites localités. » La nouvelle de la chute de Maubeuge jette la consternation, mais celle de la victoire de la Marne redonne du courage (noté 3 septembre, événements jusqu’au 7) « Quelques journaux venant de Lille réussissent à nous parvenir et apportent la confirmation, ils sont lus avec avidité et payés cher. » Les 19 et 20 septembre, les autorités allemandes convoquent la classe 14 pour internement, et l’auteur, avec une cinquantaine de jeunes gens, décide de fuir vers Lille, de nuit et à travers champs. Après 50 km à pied, ils ne sont plus que dix et leur aventure illustre bien ce qu’est cet « l’entre-deux » que constitue la zone située, en septembre 1914, entre Valenciennes occupée et Lille encore libre. Ils arrivent à Marchiennes : « le maire nous apprend que les allemands n’ont fait aucune apparition [à Marchiennes] depuis huit jours, il nous envoie dans un hospice transformé en hôpital dirigé par une jeune fille qui soigne quelques vieillards et quelques blessés allemands: en les voyant nous ne voulions y loger, mais la directrice les fit rentrer dans des chambres où elle les enferma. » Enfin parvenu à Hem (Roubaix), il est hébergé dans la famille et rencontre des réfugiés qui lui racontent (27 septembre) que « les Allemands ont mis le feu à la ville d’Orchies indiquant comme prétexte que les civils avaient coupé les doigts d’allemands morts pour prendre leurs bagues. » En fait la ville est détruite en représailles à l’arrestation, par un poste français, d’une colonne sanitaire allemande. Cette curieuse ambiance de septembre, ni vraiment occupation, ni territoires vraiment contrôlés, se retrouve aussi aux portes de Lille : H. Depreux se met immédiatement à chercher un emploi, et se présente dans des usines de draps. C’est un échec, car les patrouilles allemandes se rapprochent, des combats ont lieu dans les faubourgs, et les usines débauchent.

b. Fuite de Lille

La chronologie donnée par l’auteur n’est pas toujours très précise, et c’est à ce moment (8 octobre ?) qu’il évoque l’ordre donné à tous les hommes de 18 à 48 ans de quitter la ville. « La grande place [de Roubaix] est pleine d’hommes de tous âges discutant avec animation, puis des colonnes se forment et se dirigent sur Lille à la hâte. Les quelques détachements allemands assistent au départ sans intervenir. » Il décrit sa fuite par Englos, le bruit du canon, ils sont plusieurs fois mitraillés par des Allemands, puis rencontrent des goumiers qui les réorientent vers Estaires. Refoulés, ils atteignent Béthune où ils dorment dans des portes cochères. Tenaillé par la faim, épuisé, l’auteur arrive à Abbeville où malade, il est soigné par des habitants ; il y apprend le 20 par des rumeurs que Lille est débarrassée des Allemands [ce qui est faux]. Un peu remis, et avec 6000 réfugiés [– dit-il-], il reprend le chemin de l’Est. Le 22 octobre il est à Lumbres, où il apprend que le front est fermé et Lille toujours occupée. Il repart à Calais où il arrive le 23 octobre, y est hébergé chez des amis de son père, ce qui termine son odyssée à pied. Ici aussi, il essaie de trouver du travail chez des fabricants de dentelles, mais cela lui est interdit, car il faut faire de la place aux Anglais. Embarqué « de force » avec des Belges (femmes et enfants) sur un navire à la malpropreté « repoussante », car il vient d’amener des chevaux d’Angleterre, tout le monde est immédiatement malade et le navire revient à quai : il peut alors embarquer sur le Niagara, à bord duquel il arrive à La Palice (La Rochelle) le 29 octobre. Cette fuite réussie devant l’envahisseur sera valorisée dans une citation  (février 1917) : « (…) quoique prisonnier civil et malgré les menaces de mort pour ceux qui tentaient de fuir, le 21 septembre 1914, a pu s’échapper, et, après bien des difficultés, ayant parcouru près de 50 km dans les lignes allemandes, s’est réfugié en France. Excellent soldat (…) »

c. le Sud-Ouest

Le récit de H. Depreux décrit bien le parcours d’un jeune homme non-encore mobilisable, dépaysé et psychologiquement isolé. Le train des réfugiés arrive à Saint-Sulpice (Tarn), les mineurs sont envoyés à Carmaux, les autres passant la nuit dans les wagons. Puis le train repart, et il y a des descentes à chaque arrêt, des habitants prévenus les attendant avec des charrettes. Les jeunes nordistes restent à une trentaine, et ils sont désorientés : (2 novembre 1914) «  « Les paysans sont là, le béret à la main et attendent des ordres, nous ne comprenons rien à leur langage, nous nous demandons, si nous sommes encore en France. » L’auteur explique que les paysans croyaient qu’ils étaient cultivateurs, et donc voulaient « leur faire conduire les bœufs ». Les réfugiés expliquent qu’ils n’y connaissent rien, et demandent à être  « dirigés sur une ville ». Le préfet intervient, on envoie les tisserands sur Mazamet, et le reste sur Graulhet. L’auteur y  rencontre deux Lillois, avec lesquels il décide de loger, car les trois jeunes gens veulent se tenir à l’écart de leur groupe de nordistes « car ils avaient mauvais genre. ». Il fait ensuite la connaissance de monsieur Doumayrou, qui fait le commerce des œufs à Cordes, et qui l’embauche. L’auteur  commence alors son apprentissage «le travail consiste à emballer et expédier les œufs par caisses, j’apprends aussi la conduite de l’automobile et nous allons dans les foires faire des achats soit en auto soit en voiture, je suis heureux car ce sont de braves gens.»  

d. l’incorporation

Après avoir passé le conseil de révision en janvier 1915 à Cordes, l’auteur rejoint le dépôt du 91e RI, régiment de Charleville-Mézières replié sur Nantes. Il supporte assez mal le début de l’entraînement et est hospitalisé (problèmes pulmonaires) de mai à juillet 1915. Il réintègre le dépôt, puis a une permission en octobre, « j’obtiens une permission de 6 jours que je vais passer chez monsieur Doumayrou à Cordes, je passe quelques jours dans cette famille où je suis si bien reçu. » En mars 1916, il est toujours à Nantes, et devient téléphoniste.

e. Le combattant

Il intègre le 221e RI en juillet 1916, et est positionné, durant l’année 1916 dans la région de Verdun et en Argonne. Il signale avoir été évacué « pieds-gelés » en novembre 1916, avec environ un mois d’hospitalisation/convalescence. En octobre, il a pu faire un séjour en permission à Clermont-Ferrand chez sa marraine, avec laquelle il a commencé une correspondance en 1915. C’était « une agréable permission », et il a fait « des excursions en Auvergne où il y a des sites intéressants. » En janvier 1917, il apprend que sa sœur germaine a été rapatriée, et peu après il peut faire une réunion familiale, précieuse pour le jeune isolé : « 18 janvier 1917 : J’arrive à Paris où j’ai le bonheur de revoir ma sœur et mon frère. » Il décrit ensuite des combats violents en mars 1917, avec attaques et contre-attaques, puis il note en juin (mention unique et complète) : « 17 juin 1917 : Le 221ème remonte 4 jours au mont Cornouillet [Cornillet] les 317ème et 358ème ayant manifesté et refusé de monter les manifestant sont détenus dans le camp et les permissions sont supprimées le colonel et le général sont relevés il y a remaniement du commandement. »

À partir d’août 1917 et jusqu’à mars 1918, il entre comme volontaire dans le corps franc du régiment, ce détachement est créé pour des missions de patrouille et de coups de main. L’auteur mentionne que « ce sont en général des soldats des classes 16 et 17, j’ai beaucoup plus de liberté que dans la compagnie. » Effectivement, on constate qu’entre août 1917 et janvier 1918, il a pratiquement une permission par mois. Son récit, rapide et allusif, est parfois beaucoup plus élaboré, ainsi de la description  d’une mission risquée en février 1918 ; malgré sa longueur, on la donnera ici comme illustration, car c’est un modèle de précision, notamment chronologique, et elle éclaire sur le risque accepté par certains jeunes soldats, pour échapper aux corvées et partir plus souvent en permission. «13 février. Nous recevons l’ordre de remonter en ligne pour faire un coup de main par surprise, notre groupe se compose de 22 hommes, nous répétons la manœuvre qui consiste à capturer une ronde allemande, nous partons à 21 h le temps est propice il fait un grand vent il pleut très fort. C’est le temps attendu depuis longtemps, nous partons en file indienne en rampant sur les coudes et genoux, à 23 h nous arrivons près du réseau allemand, le groupe s’installe dans un grand trou d’obus. Le lieutenant, un sergent, un homme s’avancent pour cisailler le réseau de barbelés. Le travail dure trois h et s’exécute sans bruit, à 2 h1/2 nous franchissons le réseau sans être inquiétés, et gagnons la tranchée de 1ère ligne distante de 20 mètres du réseau et occupons cette tranchée sans résistance, aucune sentinelle, nous sommes entre deux petits postes, nous avions déroulé une bobine de fil téléphonique en partant sans cette précaution il nous aurait été impossible de nous reconnaître pour rentrer dans nos lignes. Nous approchons des 2èmes lignes toujours en rampant, nous percevons des bruits de pas et des voix, 4 hommes débouchent au détour d’un boyau, ils s’arrêtent comme surpris par un bruit insolite, d’un même élan nous bondissons sur les boches en peu de temps ils sont terrassés malgré la résistance qu’ils nous opposent, nous sommes maîtres de la situation mais ils refusent de se rendre et se roulent dans le boyau en se débattant, la situation devient critique, car des hommes venant des petits postes accourent en criant, mais n’osent pas avancer et s’enfuient. Nous avons fait un prisonnier que nous ramenons dans nos lignes, c’est un feldvebel nous le reconduisons au colonel.»

Deux mentions très courtes clôturent le témoignage, il signale en mars 1918 quitter le 221e RI et intégrer le 13e RIT ( ???), puis en mai 1918 être affecté au 81e RI à Montpellier comme secrétaire.

Vincent Suard (mars 2022)

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Bonnaud, Claudius (1891-1944)

1. Le témoin

Claudius Bonnaud, né à Givors (Rhône) en 1891, exerce la profession de vannier. Exempté en 1911, il est récupéré en novembre 1914 et sert alors au 22e RI. Passant par le 12e BCP, puis le 11e BCP, il est blessé à Souchez et à Verdun. Passé au 297e RI en octobre 1916, il est fait prisonnier au Chemin des Dames en juin 1917. Il revient de captivité le 27 novembre 1918. Il est à nouveau mobilisé comme garde-voie, pendant deux mois, en 1939. Il décède en 1944.

2. Le témoignage

Jacques Bonnaud a publié avec l’association « Visages de notre Pilat » en 1998 le « Journal de prisonnier », « de mon oncle et parrain », Claudius Bonnaud (31 pages). Il s’agit de la reproduction d’un carnet, écrit au crayon, et qui décrit la captivité de C. Bonnaud de juin 1917 à novembre 1918. Jacques Bonnaud, qui dit avoir beaucoup aimé cet oncle, considère comme un devoir important de publier cette « relique précieuse » (introduction).

3. Analyse

Le récit est rapide, mais factuel, et donne des éléments intéressants sur le chapitre spécifique de la captivité.  L’auteur signale la rapidité et la violence du combat, à l’occasion duquel ils sont environ 250 Français à être faits prisonniers, le 22 juin 1917, au Chemin des Dames, sans plus de précision géographique, ni de soucis de justification, comme on le trouve souvent dans ce cas de figure. Claudius Bonnaud s’éloigne du front, et est enfermé la nuit dans la Citadelle de Laon, durant trois semaines. Le jour (p. 5), les prisonniers sont employés à charger et décharger des wagons à la gare, en contrebas, et l’auteur décrit la difficulté à regravir la pente le soir, car ils sont épuisés et sous-alimentés. Ils se plaignent à plusieurs reprises de la nourriture, mais (p. 6) «les Allemands nous disaient qu’ils ne pouvaient mieux nous donner, que c’était de notre faute si on les bloquait, et eux ne mangeaient guère mieux que nous. Leur pain était le même, ration plus forte, car pour nous il y en avait de quoi donner une petite portion à un enfant. » En juillet, les prisonniers sont déplacés dans divers camps de transit ; ces espaces sont surpeuplés et beaucoup d’hommes affaiblis par la disette sont trop faibles pour travailler. Ces prisonniers espèrent constamment partir pour l’Allemagne, car ils y escomptent un sort meilleur. C. Bonnaud est ensuite transféré à Rumigny (Aisne) puis à Vireux (Ardennes), l’auteur y évoque un sort meilleur car des civils les aident, en leur apportant de la soupe (p. 8) et aussi parce qu’il peut faire le vannier, échappant ainsi à des corvées plus pénibles (p. 9) «Je travaillai pour le chef de camp et pour des Allemands. (…) Je travaillais également pour les copains pendant mes heures de repos. Ils étaient contents d’avoir une valise pour mettre leur peu d’effets. »

L’auteur, malade en septembre, évoque ses pérégrinations pour trouver un hôpital qui veuille bien s’occupe de lui; il décrit des Russes cadavériques à l’hôpital de Rethel (p. 12), « Il mourait des Russes journellement. Comme soins, presque rien. », et il conclut s’en être sorti uniquement grâce aux dons des civils (œufs et lait). L’auteur revient à Vireux, et en octobre 1917, il décrit un camp sans ni colis ni lettres, et dans lequel le ravitaillement était nul, sauf contre argent (p. 14 « 2 marks 5 kg de patates. Mais cela était cher et l’argent se faisait rare. »). La situation s’améliore dans le courant du mois car se met en place un système informel de « marraines », des femmes charitables qui font des dons individuels de nourriture. Les Allemands laissent faire, il est probable que cela les arrange. Lors d’une messe dominicale à laquelle les prisonniers sont « envoyés » (prêtre allemand, p. 15) « Les civils étaient heureux de nous voir, et chaque femme montrait son filleul. A la sortie, les femmes nous distribuaient des gâteaux. ». Le transfert en Allemagne intervient début décembre 1917. Le sort de C. Bonnaud s’étant alors nettement amélioré, celui-ci n’est plus aussi enthousiaste pour y partir. L’ordre de départ leur arrive assez brusquement (p. 18) « on était attrapés de voir de n’être pas renseignés plus tôt. – Les marraines, que vont-elles dire ? – était le mot de chacun. » Mais le village est très vite au courant, et à la gare il y a « un arrivage de marraine avec des brassées de colis », l’auteur signale que le caporal allemand, très gentil, se fait un plaisir de distribuer ces colis (p. 19) « ce n’était que des adieux et des baisers, même des pleurs. »

Le voyage, qui a lieu du 6 au 11 décembre, conduit les prisonniers en « Russie » (Pologne occupée), et l’auteur fait partie d’un commando envoyé dans une grande ferme de Costau (Ostrovo), un « petit patelin de Pologne ». Le sort de l’auteur, comparé à celui décrit par la majorité des diaristes prisonniers, est plutôt enviable. Il décrit un travail « pas trop dur », des patates à volonté et trois soupes par jour, ainsi qu’une population polonaise qui semble apprécier les Français (p. 25, Noël 1917) : « C’est encore fête. On ne travaille pas. Les gens sont très bons envers nous et nous aiment beaucoup. Ils ne savent que nous dire qu’ils sont Polonais. » Les mentions se font ensuite plus courtes, elles signalent les arrivées de lettres et de colis. En février 1918, il reçoit la première lettre de sa famille (sept mois après avoir été fait prisonnier) mais les arrivages, s’ils arrivent dans le désordre, se précipitent par la suite :

23 février 1918  « j’ai eu 10 lettres de Limburg, toutes de septembre et octobre »

2 mars 1918 « reçu deux lettres de février. Pas grand nouveau. Pas encore de colis sur 12 annoncés. »

rien en avril

9 juin 1918 « vingt lettres de Darmstadt de novembre et décembre. »

23 juin 1918 « reçu cette semaine 7 colis dont un de Skalmierschütz, les autres de Limburg. Reçu galoches, chaussons, chandail, caleçon, flanelle , chaussettes, tous en bon état. »

Le 28 juillet 1918 – Reçu un colis contenant une capote, molletières. Cela me fait 3 capotes. Reçu plusieurs lettres. Chez moi sont restés plus de deux mois sans nouvelles. J’ai été heureux de savoir que chez moi savent que je reçois des colis. »

Le 1er août – Reçu mon dix-huitième colis de chez moi. Il y avait une bouteille de vin dont moi et mes copains on s’est bien régalés.

Après l’Armistice, C. Bonnaud et ses camarades progressent assez rapidement vers l’ouest (à Darmstadt le 23 novembre). Auparavant, il décrit une scène d’émancipation des Français  (p. 30) : Le 21, en transit à la gare de Skalmierschütz. « Il y a au moins 300 colis qui étaient ici. On nous les donne tous. Quelle joie pour soixante que l’on était. On fit dans la gare un vrai déballage, choisissant ce qui nous fit plaisir et vendant le reste à vil prix aux Boches enchantés de l’aubaine. Les officiers nous demandaient du chocolat et nous appelaient Kamerad. »  Les Français arrivent à Metz le 27 novembre.

Ainsi un court document, mais assez riche d’enseignements, car l’auteur, s’il ne fait aucune mention stratégique, patriotique et politique, est en revanche très précis sur la question de l’alimentation. On s’aperçoit à son récit de la diversité du sort des prisonniers français : s’ils restent dans la zone des combats (Aisne), ils sont sous-alimentés et on a rencontré ces squelettes vivants dans d’autres témoignages (E. Carlier ou M.  Pascaud par exemple). Dans la zone des étapes des Ardennes, on voit que la situation des détenus, comme l’attitude des gardiens, peut changer d’un village à l’autre ; le sort de l’auteur, avec sa marraine qui le nourrit, est ici presque enviable pour un soldat allemand du front qui ne « touche que de la soupe » (témoignage d’une civile de 1918, Leers, Nord). Dans certains récits, on voit souvent les Allemands séparer avec brutalité les civils des prisonniers, mais à l’inverse, ici, des accommodements facilitent l’alimentation de tous. Connaissant par ailleurs la rapacité de l’occupant, qui, avec méthode, ne laisse jamais un œuf en déshérence, on se demande même si l’auteur n’a pas exagéré l’aisance alimentaire des habitants civils. De même, son sort en commando dans une grande ferme polonaise, paraît bien plus enviable que celui de Français enfermés dans certains Lager, où on ne survit que grâce aux biscuits de la Croix-Rouge et aux colis, quand ils arrivent et que la famille a les moyens d’en faire. On constate aussi que malgré les combats et les désordres liés en France aux offensives allemandes de mars à juillet 1918, l’auteur, au 1er août, a reçu son 18ème colis et une bouteille de vin de chez lui qu’il partage avec ses camarades… Ce qui frappe ici, c’est donc bien, malgré les retards importants, cette « continuité du service » des colis qui transitent à travers une Allemagne affamée, et plus globalement la diversité du sort des captifs. Aussi merci à l’association « Visages du Pilat », car ce modeste opuscule de 31 pages a aujourd’hui un intérêt historique tout à fait réel.

Vincent Suard (mars 2022)

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Raffard, Louis (1893 – 1961)

1. Le témoin

Louis Raffard (1893 – 1961), né à Pélussin (Loire), se destine à la prêtrise et vient d’entrer au grand séminaire de Francheville (Rhône) lorsque la guerre se déclenche. Il est mobilisé au 99e RI dans lequel il sert jusqu’à sa libération en septembre 1919. En 1915, il devient téléphoniste. Gazé et évacué en octobre 1918, il est en convalescence à Lyon à l’Armistice. Il est ensuite ordonné prêtre en 1923 et l’hémiplégie interrompt son ministère, alors qu’il était curé de Pélussin (1945 -1954). Il décède en 1961.

2. Le témoignage

L’association « Visages de notre Pilat » (42410 Pélussin) a publié en 2014 « Mes souvenirs de guerre 1914 – 1919 », Mémoires d’un petit soldat, de Louis Raffard (236 pages). L’auteur signale qu’il a retranscrit des notes griffonnées au jour le jour ; elles ont été rassemblées lors de moments de loisir au séminaire de Francheville, où il a achevé sa formation de prêtre, de 1920 à 1922. Le manuscrit original se compose d’un tome 1 (192 pages), avec le récit des faits vécus, organisé de manière chronologique, et illustré de photographies et de cartes découpées. Un tome 2 (127 pages) contient des remarques postérieures, ainsi que des emprunts à d’autres auteurs, à des coupures de presse ou des chansons ; cette partie est la moins intéressante. Dans la restitution, Marcel Boyer (Visages de notre Pilat) signale avoir concentré tout ce qui concernait la guerre, et éliminé ce qui ressortait du domaine purement religieux. Chaque chapitre, organisé chronologiquement, présente d’abord les notes du tome 1 puis des extraits du tome 2.

3. Analyse

Avec ses consignations remises au propre après-guerre, Louis Raffard veut pouvoir se relire  « au déclin de sa vie » et communiquer aux siens ce que fut son existence pendant le conflit. L’auteur, qui combat dans les principales batailles de la guerre (Champagne, Verdun, Chemin des Dames, Mont Kemmel et Reims en 1918…), produit un récit factuel assez riche. Au début des carnets, il mentionne une trêve de Noël aux dimensions assez importantes, dans le secteur de Fay (Somme). Elle commence par des drapeaux blancs dans la tranchée allemande, et des deux côtés on monte sur le parapet (25 décembre 1914, p. 23) : «Trois boches et trois français s’échangent des journaux. L’un de mes camarades, Marcel, instituteur antipatriote, parle à un officier allemand en ces termes : « Ce n’est pas honteux de se tuer ainsi, ne ferait-on pas mieux de s’embrasser comme des frères ? »  « Oui ! » répond l’officier allemand, « mais c’est la guerre ». Tableau extraordinaire qui se reproduisit chaque jour et chaque nuit pendant huit jours. Une nuit un Boche est même venu nous aider à mettre des fils de fer devant nos lignes. [Un Lorrain ? Un Alsacien ?] En travaillant, il sifflait la Marseillaise. Dans toutes ces relations avec l’ennemi, il est à remarquer la grande part prise par les officiers eux-mêmes (…)».

Les combats

Assez rapidement nommé téléphoniste, l’auteur participe à l’assaut en première ligne en Champagne (septembre 1915), et il signale à deux reprises les zigouilleurs de deuxième ligne, chargés du « triste travail de tout tuer. » (p. 47 et 48) Il insiste sur le fait que les nettoyeurs ne font pas quartier, mais chargeant devant, il ne les a pas vus à l’œuvre. Il signale aussi, de manière contradictoire, que sa division aurait fait 9000 prisonniers. L’auteur décrit au ras du sol les combats de son unité, avec l’épisode de la conquête du Fort de la Malmaison (octobre 1917), avec le spectacle effrayant des cadavres allemands au cours de la progression, l’urgence et la violence de l’intervention sur les flancs du mont Kemmel, dans une sape « cosmopolite » mélangée avec des Anglais, et d’où ils échappent de justesse à l’encerclement (18 au 22 avril 1918). L’année 1918 voit aussi des engagements très durs près de Reims à la cote 240 (juin) et à Somme-Py sur la ligne de 1915 (octobre). On citera le début de l’assaut vers la tranchée du Chat à la Malmaison (23 octobre 1917) pour illustrer les mentions de l’auteur  (p. 150) : « 5 h 15 L’attaque se déclenche ; quelques minutes après le flot des prisonniers arrivent jusqu’à nous : beaucoup de jeunes Boches. L’un d’eux, du 56 RI, est tout brûlé par nos gaz ou nos liquides enflammés, ce n’est qu’une plaie ; ils sont maigres et nous font pitié. J’ai presque les larmes aux yeux. Où sont donc les coupables véritables de cette atroce boucherie de chair humaine ? » Au fil du récit, on retrouve des éléments communs à d’autres carnets, comme l’impatience devant la durée du conflit en 1915 (p. 40), les histoires que l’on raconte à Verdun au sujet de gendarmes jetés dans la Meuse (p. 77), ainsi que la soif de trophées, que ce soit dans des sapes allemandes conquises en 1917 ou à Montigny-les-Metz en décembre 1918 : (p. 207)  « Expédition au magasin du XVIe Corps allemand à Montigny : chasse aux téléphones et aux souvenirs, casques, sacs, bidons. Je me monte ! Hélas, la crise des transports nous oblige à diminuer nos prises. »

Sensibilité et sociabilité catholique

Louis Raffard est séminariste, ce qui le met dans un entre-deux par rapport à ses camarades, mais il n’est pas bégueule et apprécie leur compagnie et leurs lazzis. Il a aussi une sociabilité à lui, faite d’une relation privilégiée avec les aumôniers et prêtres qu’il a l’occasion de rencontrer. À l’étape, son état lui permet souvent d’avoir un abri enviable à la cure ou des petits plats de la part de la vieille femme qui s’occupe du presbytère. Un passage intéressant montre que son origine n’est pas ignorée par sa hiérarchie (p. 24) (26 décembre 1914 – Somme) : « Vers 10 h, dans la nuit, je m’entends appeler et l’on me dit d’aller de suite au lieutenant Besset. Je me mets en route (…) J’arrive à leur poste. Le lieutenant me dit : « Vous êtes bien curé ? Non, lui-dis-je, je ne suis que séminariste. Ça ne fait rien, vous allez aller avec les brancardiers pour faire une prière sur les camarades du 205 que l’on va enterrer. Oui mon lieutenant. » Un infirmier me mène sur le bled vers un groupe de cadavres. Les brancardiers faisaient la fosse. (…) Quand ils eurent terminé la triste besogne, je viens près de ces morts et là j’ai récité le De Profondis, en ajoutant : « Nous allons dire ensemble un Notre Père et un Je vous salue Marie, pour eux. » Et tous ensembles, têtes nues, nous récitâmes cette prière. Cette invitation du lieutenant m’a surpris, il était sans religion. » L’auteur sert lors des messes, et mentionne à plusieurs reprises quelques retours à Dieu, surtout avant la bataille, mais aussi des déceptions comme en 1919 : (p. 216) « Touchante procession à Aulnois. (…) Admirable foi de ces gens de Lorraine ; soldats français indifférents, triste contraste. ».

L. Raffard est impressionné et admiratif devant la personnalité de Charles Thellier de Poncheville, son aumônier à la 28e DI, qui a par ailleurs laissé un récit de guerre connu (« Dix mois à Verdun, un aumônier militaire en première ligne, 1920 », mention dans N. Cru). Lui-même, dans son récit de Verdun (Ravin de la Mort, relève du « jeudi Saint au vendredi Saint » [fin avril 1916]), fait un long parallèle entre le Chemin de Croix et sa dure progression sous le bombardement (p. 82) : «L’homme est seul ici comme l’exilé, seul avec sa croix, et s’il tombe, nulle Véronique n’essuiera son front souillé de boue (…). » Il relate aussi des événements restitués à travers le prisme de sa foi, et il en tire des éléments édifiants, comme par exemple la description, à Verdun, de la mort chrétienne du lieutenant De Malezieux, qui, ayant eu une jambe et un bras coupé par un 77, « vécut plus d’une heure dans ce lamentable état » (p. 91) « A un prêtre-brancardier qui lui disait : « Priez mon capitaine », il répondit « C’est fait mon ami ». Ce prêtre l’administre et, avant de mourir, le lieutenant dit au prêtre-soldat qui l’assistait comme une mère assisterait son enfant : « Laissez-moi vous embrasser, mon ami, pour tous ceux que j’aime. Oh ! Que je suis heureux de mourir dans les bras d’un prêtre ». »

Dans un autre domaine, L. Raffard évoque, en juillet 1917, l’église de Commenchon (Aisne), seul bâtiment du village à être resté debout (p. 146) : « Quelle ne fut pas ma surprise en voyant dans un coin de l’église un dépôt d’objets les plus divers, tableaux, statues, souvenirs de famille de toutes sortes, aumonière de première communion, lampe, poupée, pendule, livres. Devant ces objets était une inscription en français et en allemand sur une bande de calicot clouées au mur « Victimes innocentes de la guerre, nous déposons ces objets sous la protection du Dieu tout-puissant et de la très-Sainte Vierge avec la conviction qu’en ce saint lieu les autorités allemandes les respecteront »… Et une bonne femme, à qui je demandais quelques histoires du pays me disait : « Si l’on avait su qu’ils respectent l’église, on y aurait bien déposé d’autres affaires. » Les pauvres gens n’avaient plus rien, que leurs yeux pour pleurer. » La religion est aussi l’occasion d’une sociabilité de la célébration, qui permet de retrouver une chaleur collective, comme par exemple avec la mention du Noël 1917 (p. 157) : « Dès 23 heures, avec Rampal, nous nous rendons à l’église où déjà arrivaient des civils et surtout de nombreux poilus. (…) Un groupe de soldats nous arrête et ils nous disent tous : « Nous venons chanter Minuit Chrétien. C’est parfait, leur dis-je, mettez-vous dans ces bancs et aux refrains populaires des vieux Noëls, je compte sur vos voix pour entraîner tout le monde. »

Description de la Lorraine libérée

L’auteur fait avec son unité un assez long séjour à Metz et dans ses environs, passant de nombreuses soirées agréables « à la cure », et avec quelques remarques sur les régions nouvellement libérées. Ainsi d’enfants (p. 202) : «En sortant, nous causons aux enfants du village avec qui nous nous amusons à lancer des fusées. L’un de ces petits garçons nous traite de Boches car nous prononçons Metz à l’Allemande. Ce sont de vrais gones de France. » La description de Metz est intéressante (p. 202)   « Nous traversons le nouveau Metz, le Metz boche : grandes maisons carrées couleur café au lait, froides, mornes, alignées comme une compagnie à la parade ; le caporalisme prussien dans l’architecture, c’est cela. Sur notre passage, souvent les rideaux se soulèvent, des regards sournois embusqués derrière les inévitables lunettes d’or, dévisagent nos troupes joyeuses. Nous remarquons, non sans surprise, qu’eux aussi, ces boches implantés en terre française, ont pavoisé à nos trois couleurs, crainte du vainqueur. »Enfin – et dernière mention pour ce riche témoignage – avant d’évoquer son retour à Lyon, L. Raffard mentionne (p. 215, avril 1919) son séjour dans le village de Lemoncourt (Moselle), dont la population comprenait « environ 200 Russes gardés par 30 Français. »

Vincent Suard (mars 2022)

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Droit, Jean (1884-1961)

Témoin d’Outre-Guerre

1. Le témoin

Jean Droit (1884 – 1961) passe son adolescence en Belgique. À la mobilisation, il rejoint comme caporal le 226e RI de Nancy. Trois fois blessé, il combat au Grand Couronné, en Artois, à Verdun, au Chemin des Dames et termine la guerre lieutenant, en Belgique. Il est illustrateur et peintre de profession : durant la guerre, il a réalisé des dessins inspirés par le front, certains étant publiés dans « l’Illustration », et utilisés pour des affiches d’emprunts de guerre.

2. Le témoignage

C’est son fils Michel Droit (l’académicien) qui a pris l’initiative de publier les notes de guerre de son père, aux éditions du Rocher en 1991 (Témoin d’outre-guerre, 183 pages). Il mentionne en préface qu’il a découvert le matériau qui compose ce livre plusieurs années après la mort de son père, et on ne sait rien sur l’élaboration du livre, qui a une forme de journal de guerre (avec notes préliminaires ? avec recomposition tardive ?). L’ensemble est plus approfondi sur les deux premières années de la guerre, plus rapide ensuite.

3. Analyse

La rédaction, et le ton général, surtout dans la première moitié de l’ouvrage, donnent une impression de travail soigné, fini, et l’on soupçonne volontiers une intention de publication. L’ensemble est rédigé dans un style qui est celui des articles ou des récits barrésiens, des évocations marquées par un ton patriotique, et rédigées pendant la guerre ou très peu après celle-ci. La sensibilité Action Française de l’auteur après-guerre peut aussi expliquer un style raciste caractéristique, dans lequel les Allemands sont toujours présentés avec les tares qui caractérisent les défauts de leur race. Pas de description d’un prisonnier sans allusion à cette apparence déplaisante, par exemple p. 81 : «un colosse au cou gras, au crâne tondu. Une paire de lunettes à verres ronds n’arrive pas à rehausser le peu d’éclat de ses deux yeux trop petits, séparés par un nez trop gros et tout luisant. ». Pas d’officier allemand (Somme 1916) qui ne soit hautain, arrogant, n’évoque, avec son torse aristocratique, le hobereau… « Il a de la race et surtout du mépris ». Il dit à un autre moment, dans une description de prisonniers qui défilent (p. 146), « si affirmés dans leur nationalité et leur caractère ethnique que jamais je n’oserais les dessiner sinon pour une charge mordante. »

Dans une progression chronologique à partir d’août 1914, il évoque, avec un récit vivant, la violence du premier choc (Courbesseaux, Bataille du Grand Couronné), avec une attaque massive de l’infanterie, sur des positions allemandes préparées ; l’auteur évoque l’état d’esprit du groupe lors du premier assaut (p.30) « Quel honneur, quel bonheur ! Nous grimpons, ivres de joie, la pente qui monte au plateau. » Juste avant le choc, il évoque son impression en se retournant : « A perte de vue la division se rue à l’attaque. Un mur compact et mouvant s’avance vers les bois sombre et muets. » Ce premier contact est un échec sanglant, sur seize caporaux, ils reviennent à trois. Il évoque à plusieurs reprises des blessés français achevés par des Allemands. (p. 37) : « Nos ennemis se partagent pour eux en deux catégories : la première achève, la seconde donne à boire.» A un autre moment, il signale des Allemands corrects : parce qu’un village a enterré avec les même égards deux Français et deux Allemands, le chef allemand fait écrire sur les portes des maisons du village « Gute Leute » [braves gens] (p. 52) : «le colonel, qui a eu cette clémence doit, à l’heure actuelle, passer auprès de ses collègues pour un détraqué notoire. ». Plus loin, il évoque les trophées saisis par les fantassins français (p. 48), « sur presque tous nos havresacs, un casque allemand solidement arrimé attend le retour au foyer. » ; sachant que ces entorses au règlement n’ont dû être tolérées qu’un temps, et que les soldats n’ont revu leur foyer qu’à l’été 1915, se pose la question du devenir de ces pièces. L’auteur signale qu’un grand nombre ont été échangées avec des civils lors de passage dans les gares (p. 59), et l’échelle de valeur des conversions peut surprendre : « Le moindre casque à pointe, voire de simples chargeurs munis de leurs cartouches, sont vite échangés contre une quantité de chocolat, de boîtes de pâté, de cigarettes, d’une autre valeur pour nous que ces trophées encombrants. »  

Le récit se borne volontairement à n’évoquer qu’une description au ras du sol, dans ce que le fantassin peut percevoir, mais le caractère bienvenu de ce choix est annulé par le refus de réfléchir (p. 81) : « Un simple sergent de demi-section n’a pas à juger les batailles. Le poids d’un sac de troupe fait ployer à la fois ses épaules et sa pensée. L’or grossier de ses galons poussiéreux ne l’autorise qu’à noter des faits strictement personnels. » Aussi les évocations font ici souvent penser aux articles de la grande presse et aux récits édifiants ou héroïques publiés dans les années de guerre, avec par exemple une attaque qui échoue à Carency sur un réseau intact (p. 81, 18 déc. 1914): « invraisemblable et joyeuse débauche de mitraille allemande (…) nos hommes ont un grand courage et une infinie confiance (…) les ordres étaient précis, l’exécution louable. Ce sont les réalités qui sont fautives. Simplement. » Certaines évocations, par exemple des portraits de soldats, sont plus réussies. L’évocation de Verdun, assez rapide, est intéressante dans sa description du bombardement continu, mais le refus d’aborder la psychologie individuelle des hommes reste constant : «30 mars 1916 Une avalanche ininterrompue, d’une fréquence inouïe. Rien ne s’apaise dans le torrent d’obus qui fond sur nous de tous côtés. Les hommes ont acquis un mépris absolu de l’existence. »  Lorsque le poilu de Verdun est décrit, on reste dans les approches traditionnelles, bien que se voulant un peu plus élaborées : « Le soldat ne dit pas emphatiquement, entre deux rafales : « Ils ne passeront pas. Nous sommes là ! ». Il craindrait d’emprunter les propos de gazettes. » L’auteur, passé sous-lieutenant au moment de la Somme, y décrit ses hommes ayant un excellent moral (Frise, mi-septembre 1916), notamment à cause du déploiement de forces et de l’afflux de moyens, « Quand je croise les yeux de mes hommes, je sens une confiance en soi, un surplus d’énergie, une gaîté qui m’assurent de leur concours illimité. » C’est un point de vue intéressant, la poussée française a donné des résultats, mais on peut aussi être aussi dubitatif, l’offensive étant déjà enlisée à ce moment et certains témoins de septembre 1916 (1ère DI par exemple) évoquent parfois une Somme pire que Verdun. Le récit s’accélère ensuite pour les deux dernières années de la guerre, et l’auteur, devenu officier d’État-major, avec sa vie loin de la troupe, avoue avoir abandonné ses carnets ; il se contente de rapides évocations, de petits chapitres sous forme de contes, et la phrase et l’emphase remplacent de plus en plus souvent les faits, avec par exemple cette évocation  (p. 161) « Ô soldat de 1916, vieux « papa », fils imberbe, tu es le seul qui, lorsque tout sera fini de quelque manière que cela finisse, tu es le seul en France qui n’aura rien à se reprocher. Tu pourras dresser ta tête qu’enfonce à présent, entre tes épaules meurtries par le sac, le souffle brutal de ton destin, tu pourras la dresser, auréolée de tous tes héroïsmes, de tes sacrifices, de tes amères souffrances. » Plus loin un essai sur les animaux dans la guerre, lié au souvenir de Louis Pergaud, ou une évocation des chants effectués avec des enfants dans l’Alsace libérée, sont plus intéressants.

Il est difficile en définitive de se prononcer sur ce témoignage de Jean Droit : soit il a été rédigé très tôt, et il est conforme à la majorité de la production de l’époque, avec une vision du conflit qui reste marquée par le style héroïque, soit, chez cet homme marqué politiquement à droite, il est plus tardif, et cette même tonalité lui donne alors, à sa parution en 1991, un caractère un peu « archaïque »; en effet, dans ces années quatre-vingt-dix, les nouveaux témoignages qui paraissent ont souvent abandonné ce style et présentent des auteurs qui ont en général plus de distance réflexive par rapport à leur expérience.

Vincent Suard décembre 2021

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Astruc, Jules (1889-1975)

Le collectionneur Bernard Azéma, de Mazamet, a acheté dans une brocante un cahier format écolier portant le titre « Campagne 1914 à 1919 » et un sous-titre « Résumé de mes carnets de route 10 octobre 1914 – 19 février 1919 ». L’auteur est Jean Astruc, de Cahors, brancardier-musicien au 344e RI de Bordeaux, 136e brigade, 68e division. Bernard Azéma a appris qu’il existait une dizaine de carnets qui auraient été confiés par la famille à l’écrivain Georges Blond. Il est regrettable qu’ils n’aient pas été conservés car le « résumé » ne reprend pas les sentiments que le poilu aurait pu exprimer sur le moment. Il faut donc se contenter d’analyser le contenu du « résumé ».

Celui-ci contient une série de cartes : cartes de France pour représenter les parcours entre Cahors et le front, et les retours dans le cas des 11 permissions obtenues ; croquis précis des secteurs tenus par le 344e RI. Le récit est laconique. Astruc mentionne le nom des villes et villages traversés. Il compte avec précision les kilomètres parcourus : 24 804 km au total général, dont 19 669 km à l’occasion des permissions.

Il note le froid terrible de janvier 1915 quand pain, vin et café sont gelés. Il reçoit la tenue bleu horizon en février, le casque Adrian en décembre 1915, la première permission en février 1916. Il note les pertes du régiment en Woëvre en 1915, à Verdun en 1916, à Cerny en 1917. Il évoque la boue de Verdun, les creutes de l’Aisne, les brancardiers allemands participant au transport des blessés lors de la deuxième bataille de la Marne en août 1918, l’accueil des troupes françaises à Mulhouse après l’armistice. Mais tout cela trop brièvement. Les carnets originaux contenaient peut-être des récits plus développés.

L’originalité du cahier résumé tient à ce qu’il dit des activités des musiciens du 344e. Concerts épisodiques pendant la guerre, nombreux concerts publics à Mulhouse après l’armistice, un concert de nuit sur la glace du canal à Montbéliard, le 11 février 1919. Il donne la liste complète des morceaux joués pendant la période, et la liste des musiciens avec leur instrument, mais aussi avec leur profession dans le civil. Jules Astruc jouait de la clarinette ; il était commerçant en fers à Cahors. Quelques photos sont collées sur les pages ainsi qu’un extrait du Poilu déchaîné, journal du 344.

Belle écriture, bonne orthographe.

Rémy Cazals, novembre 2021

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Lesage, Edgar (1898-1993)

Journal d’un brassard rouge

1. Le témoin

Edgar Lesage (1898-1993) est au moment de la guerre un jeune Lillois, originaire d’une famille de moyenne bourgeoisie.

2. Le témoignage

Ce témoignage, un petit carnet manuscrit, est apparu au moment de la grande collecte en 2014, et les AD 59 en détiennent désormais une copie numérique. Madame Lesage, fille d’Edgar, qui possède l’original, a transmis, via Martine Dumont, documentaliste aux AD 59, à Yvette Henel une reproduction scannée du document, et celle-ci en a assuré la transcription et sa publication dans « Lille Simplement, bulletin de l’Association des Amis de Lille », numéro 8, septembre 2019, 18 pages. Le carnet est un agenda 1914, dans lequel Edgar Lesage a tenu son journal de travailleur forcé (Brassard rouge).

3. Analyse

Le carnet décrit trois mois de travail forcé, du 11 juin 1917 au 31 août 1917. Sur la page de garde figurent dix-huit noms et adresses de Lillois, avec la mention « adresse des prisonniers qui ont refusé le travail ». Un titre intérieur annonce : « notes prises au camp de Dourges ». C’est une localité minière et un nœud ferroviaire, à proximité d’Hénin-Liétard (Pas-de-Calais), à environ 10 km des lignes anglo-canadiennes. Le document présente un double intérêt, car on a peu de récits des requis civils, et parce qu’il s’agit aussi d’une tentative de refus de travail forcé pour l’effort de guerre des Allemands.

A leur arrivée à Dourges, on demande d’abord aux jeunes gens de creuser des tranchées. Lui refuse, et il évoque les pressions multiples : station en plein soleil, soif, faim, simulacre de violence, argument de l’autorité selon lequel il s’agit d’abri et pas de tranchée…, et l’auteur finit par céder : « Quel malheur, j’en pleure comme un gosse » ; les jours suivants sa conscience est torturée : « Que la souffrance morale est terrible ». Avec quelques camarades, il décide de résister et reformule son refus de travailler. La répression reprend, ils sont cloîtrés en permanence dans des baraques, on leur retire leur paillasse, et les gardiens bouchent les croisées avec des planches. E. Lesage désigne dès lors ceux qui résistent comme les « prisonniers », les autres étant appelés «travailleurs ». Pour le terme global les désignant, il ne parle pas de « brassards rouges » mais « d’évacués ». Des camarades qui acceptent de travailler réussissent à les aider, et l’auteur relativise ses souffrances (19 juin) « nous couchons sur le treillis de fer c’est un peu dur, mais enfin on sait bien que dans cette guerre tout le monde doit souffrir. D’ailleurs si nous étions de l’autre côté, nous serions soldat (sic) et nous aurions bien d’autres souffrances. » Après quelques jours de ce traitement, la faim commence à faire fléchir le moral de certains : « On voit par les fissures de notre baraque les nôtres manger avidement quand nous sommes réduits à notre maigre morceau de pain séché. » Quelques uns cèdent, et sont conduits directement aux cuisines. Mais le contact n’est pas rompu avec l’extérieur, puisque certains – les travailleurs – peuvent retourner à Lille en permission le dimanche (environ une heure de trajet) et en revenant font passer du courrier aux prisonniers.

À la fin du mois de juin, il semble qu’un compromis soit trouvé, car les prisonniers acceptent de travailler, mais ne vont pas aux tranchées et restent à la gare à décharger des wagons, et l’amélioration de leur sort est immédiate: meilleure nourriture, et la porte de la prison reste ouverte (à l’intérieur du camp). Le dimanche suivant, E. Lesage signale toutefois qu’il est interdit aux prisonniers d’aller à la messe. Les « travailleurs » sont payés, 4 francs pour les hommes et 3 francs pour les « enfants », mais pas les « prisonniers ». L’auteur finit par obtenir de rentrer en permission à Lille, du samedi au dimanche, le 21 juillet, soit six semaines après son arrivée au camp. Par la suite, les mentions les plus fréquentes du journal concernent la qualité de l’alimentation ou les permissions. Le régime en est, pour les travailleurs, tous les quinze jours, lui mentionne être rentré à Lille les 21, 28 juillet et 19 et 26 août. Il signale aussi qu’une quête a été faite dans le camp pour les prisonniers, parce que ceux-ci ne gagnaient rien. Bien que « prisonnier », il signale sa réticence : (p. 38) « j’ai bien envie de refuser de recevoir ma part car plus tard on nous le reprochera toujours et à Lille nous aurons l’honneur d’avoir été content d’avoir eu recours à eux.» Le journal fait encore mention d’un accident mortel, une grenade ayant été placée par erreur dans un sac à peser, et l’explosion fait au total trois morts. Une dernière mention, le 31 août, clôt le journal : « On a retrouvé ce matin, un homme mort dans son lit. Il avait été réformé au début de la semaine et attendait son retour à Lille. » Après cette fin abrupte, il est difficile de dire si l’auteur est rentré chez lui, mais les requis étant en général plus nombreux à la belle saison, c’est vraisemblable.

L’impression générale est donc celle d’un sort difficile, avec des travaux forcés, à réaliser contre les alliés anglais et une tonalité patriotique très présente dans le récit, pour des jeunes de 18 ou 19 ans, isolés devant l’impressionnante autorité allemande. Il reste que les conditions semblent moins rudes que ce que rapportent les récits sur les déportés agricoles des Ardennes, avec une absence de mention d’amaigrissement et de dysenteries, une alimentation presque correcte et des permissions fréquentes, pour ceux qui cèdent aux injonctions de travail: est-ce parce que ce sont des jeunes gens « de bonne famille » ? Les adresses au début du carnet concernent plutôt des quartiers résidentiels, c’est une piste, mais seulement une piste.

Vincent Suard septembre 2021

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Daia, Alexandru (1900-1993)

Le témoin:

Alexandru Daia est né à Bucarest dans une famille de petits bourgeois. Il a fréquenté le prestigieux lycée de Gheorghe Lazare, devenant membre d’organisations scoutes du Royaume de Roumanie. Les scouts roumains étaient généralement recrutés parmi les lycéens, qui représentaient à l’époque la source des futurs cadres intermédiaires de l’État : enseignants, médecins, avocats, officiers, etc. Au moment où la Roumanie entre en guerre aux côtés de l’Entente, il doit se retirer en Moldavie avec l’armée et l’administration, et dans cette situation, il est témoin et indirectement participant à la guerre.

Après la fin de la Grande Guerre, il devient enseignant et est un membre actif du mouvement scout. Au fil du temps, il a publié plusieurs livres et articles, dont un journal de guerre. Avec la chute du communisme, il a été le militant le plus actif pour rétablir la recherche, réussissant à relancer ce mouvement en Roumanie.

Le témoignage :

Héros à 16 ans. Les notes d’un ancien scout. Journal de guerre 1916-1918, Bucarest, Maison d’édition Ion Creanga, 1981.

Ion Creanga est une maison d’édition d’État qui publiait exclusivement de la littérature pour enfants et jeunes et qui contribuait, au-delà de l’enrichissement de la culture générale, à l’éducation des enfants dans l’esprit nationaliste et communiste du régime totalitaire. Le travail d’Alexandru Daia parlait de courage, de patriotisme, de la Grande Union de 1918 et n’abordait naturellement pas les sujets politiques, ni l’apologie de la monarchie et des institutions de l’ancien monde capitaliste. Certes, sur la base des pratiques des maisons d’édition de l’époque du régime totalitaire communiste, le manuscrit a été modifié ou coupé par endroits par l’œil vigilant de la censure qui était le plus souvent directement liée à la police politique – Securitatea.

Le meilleur argument à cet égard est que le récit se termine par la description du défilé militaire du 1er décembre 1918, lorsque l’armée roumaine dirigée par le roi Ferdinand et la reine Mary défile victorieusement à travers Bucarest. La presse de l’époque, mais aussi les documents, ont évidemment enregistré que les souverains et l’armée ont été accueillis sous les acclamations de la foule, et comme c’était naturel au cœur de la fête était la famille royale. Or, dans les sept dernières pages dans lesquelles l’auteur décrit le défilé et l’atmosphère du 1er décembre 1918 à Bucarest, les souverains ne sont pas mentionnés, on ne parle que d’un héros collectif – l’armée, les soldats et la population en liesse…

Analyse de livre :

Le livre d’Alexandru Daia est une œuvre singulière dans le paysage de la mémorialisation de guerre dans l’espace de l’ancien royaume de Roumanie. C’est l’histoire de la guerre vue du point de vue d’un adolescent, mais aussi de sa participation aux opérations à proximité du front. Le gouvernement roumain a pris la décision de faire quitter aux jeunes dès l’âge de 15 ans le territoire du sud du pays, qui devait être occupé par les armées des puissances centrales. La raison d’être de cette décision était évidemment militaire, en cas de guerre durable, ils devaient être intégrés dans l’armée et envoyés au front lorsqu’ils seraient aptes à combattre.

En conséquence, de tout le pays, des milliers de jeunes sont partis en retraite pour la Moldavie. Dans l’histoire de la guerre roumaine, il y a aussi un épisode unique dans lequel les scouts se sont engagés, y compris dans les combats. Le 27 octobre 1916, à Târgu Jiu, lorsque le 12e Régiment de chasseurs du Corps alpin bavarois attaqua de façon inattendue la ville, et la résistance armée des scouts et des habitants permit à l’armée roumaine d’arriver et de repousser l’attaque. Les scouts étaient des forces auxiliaires derrière le front, maintenant grâce à une activité inlassable des institutions et des entreprises fonctionnelles. Alexandru Daia raconte en 282 pages son point de vue sur la guerre, avec acribie dans son carnet de notes, qui a ensuite été à la base de l’écriture du journal.

Son histoire commence chronologiquement le 1er août 1916 et se termine par le 1er décembre 1918. En août 1916, la vie du lycéen est insouciante, il participe à diverses excursions et erre dans la ville. Il est jeune et a le monde à ses pieds. Puis, tout à coup, la guerre commence. Il capture l’atmosphère électrisante et l’enthousiasme des Bucarestiens lorsque l’armée roumaine entre en guerre, traverse les montagnes et commence sa marche triomphale apparente à travers la Transylvanie. Soudain, la situation change et l’armée roumaine doit commencer à se retirer en menant de violents combats à la frontière de Transylvanie. L’enthousiasme a péri, et l’inquiétude est omniprésente. En novembre 1916, l’auteur nous raconte le moment de son départ de Bucarest pour la Moldavie dans un groupe de 200 jeunes scouts organisé par les autorités. Fait intéressant, le 13 novembre, lorsque le groupe commence à se déplacer, les Bucarestiens qu’ils croisent ne semblent pas paniqués et inquiets que les autorités déplacent ces jeunes en Moldavie.

En fait, il nous révèle, en quelque sorte, un état d’esprit irréaliste et illusoire qui, induit par les autorités, régnait encore sur le pays, même si les résultats sur le front étaient inquiétants. Si les Bucarestiens avaient su que 23 jours plus tard, les troupes d’August von Mackensen entreraient dans la ville, leur calme et leur apathie les auraient sûrement quittés. À la gare du Nord, le groupe monte à bord d’un train et se rend à Perim, où il s’arrête aux champs de la Couronne; l’arrêt a l’apparence d’un voyage, comme l’adolescent perçoit cette expédition. De Perim à Ploieşti, leur route se déroule à pied, en conservant l’apparence d’une randonnée. Arrivés à la gare de Ploiesti, les scouts sont mis dans un train à destination de la Moldavie. Leur train s’arrête dans toutes les gares et laisse passer d’autres trains qui évacuent les biens de l’État. C’est pourquoi leur voyage, à destination finale de Vaslui, dure cinq jours.

La première nuit, ils la passent à dormir sur les bancs d’une école qui les abrite, et d’ici, ils se sont rendus au village de Solesti, où ils se sont installés. Peu à peu, ce sentiment de voyage, d’expédition disparaît, car les pénuries commencent. Depuis un certain temps, le seul plat est les haricots, et aussi quelques pommes de terre, et le désespoir et le pessimisme font leur place dans les pensées du jeune scout : « Nous commençons une nouvelle année (il note le 1er janvier). Le 13 novembre 1916, quand nous avons quitté Bucarest, on disait qu’au plus tard pour les vacances, nous serions de retour chez nous. Et voilà que nous sommes toujours dans les terres moldaves. Quelques réfugiés  loin de la maison, loin de leurs proches qui sont sous le talon de l’ennemi ». Les nombreuses privations, la solitude et l’éloignement de la famille, l’épidémie de typhus et la mort de camarades de classe représentent de véritables moments où l’adolescent mûrit avant l’heure.

Parti à Iasi, où il rencontre des amis et des parents, Alexandru Daia est témoin de la plus grande catastrophe de l’histoire des chemins de fer roumains – le déraillement d’un train surchargé de personnes à Ciurea, qui a fait 650 morts. Sous l’impression de nouvelles et d’images là-bas, l’auteur enregistre dans son journal le chiffre irréaliste de 2500 morts, laissant néanmoins l’un des rares témoignages sur l’accident. En janvier 1917, Alexandru Daia est affecté à l’hôpital mobile de l’armée II en tant que scout-hygiéniste, et dans les mois qui suivent, il assiste fièrement à la renaissance de l’armée : « Dans le champ voisin, les officiers apprennent le maniement de nouvelles armes, que nous recevons, après tant de temps, des usines et des usines françaises… Maintenant, les soldats ne peuvent plus se plaindre qu’ils manquent d’outils… Équipés à nouveau, équipés d’armes modernes, chargés de munitions abondantes, ils sont impatients de faire face à l’ennemi ».  Alexandru Daia est témoin, à l’été 1917, des batailles de Mărasesti et d’Oituz, qui pour l’espace roumain sont de véritables légendes de la guerre. Il est témoin de ces combats parce qu’il opère maintenant à un point de triage sanitaire à Bacau, à proximité du front. À Bacau, l’éclaireur passe encore une grande partie de l’année 1918, même après que les hostilités cessent par la signature de la paix du Buftea-Bucarest, servant toujours dans un hôpital de la région. Sa mission se termine fin juillet à son retour à Bucarest. Le livre d’Alexandru Daia se termine par le récit du 1er décembre 1918 à Bucarest, avec le moment du défilé de la victoire. Son journal, écrit dans un style simple reste toujours l’un des témoignages de la Grande Guerre. On en tire des extraits sur l’histoire et le sacrifice des scouts roumains de l’époque.

Dorin Stanescu, juin 2021

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Questel, Jean-Marie (1880 – 1959)

Carnet de guerre 1914 – 1917

1. Le témoin :

Jean-Marie Questel, né à Sulniac (Morbihan) en 1880, est l’aîné d’une fratrie de 6 enfants, dans une famille de cultivateurs. Il est rappelé le 3 août comme maréchal des logis au 4e régiment d’artillerie lourde, passe au 107e RAL en novembre 1915 puis au 105e RAL en novembre 1917. Il est à l’arrière, probablement comme instructeur, d’avril 1917 à novembre 1917, puis il revient sur le théâtre des opérations de 1917 à l’Armistice, puis est démobilisé en février 1919. Il décède dans son village natal en 1959.

2. Le témoignage :

Le Carnet de guerre de Jean-Marie Questel, qui a comme sous-titre « maréchal-des-logis dans des régiments d’artillerie lourde, 22 octobre 1914 – 8 avril 1917 », a été édité par l’association Bretagne 14-18 en 2020 (80 pages). Anne-Yvonne Questel a confié ce témoignage à l’association, et la mise en page et les annotations ont été réalisées par Julien Prigent et René Richard. Le recueil est illustré de photographies, d’origine familiale et extérieure, et se termine par un intéressant dossier biographique, bien documenté, intitulé « les enfants Questel, acteurs du drame de la Grande Guerre ».

3. Analyse

Le carnet de Jean-Marie Questel représente une chronique journalière des faits et impressions survenus tout au long de son engagement jusqu’à 1917. Les mentions, d’importance inégale, sont en général courtes; elles décrivent un tir, la pénurie de munitions à la fin de 1914, un incident, l’état du moral, l’ambiance autour de la pièce dont il a la responsabilité : l’auteur est longtemps chef de pièce d’un canon de 120 appelé « le Coq ». Les mentions évoquent aussi la contre-batterie, le bilan des victimes, ou les transferts, les étapes, et les travaux qui accompagnent ces mouvements.

D’un tempérament égal, il décrit le « métier de sergent » (p.9), disant qu’il «ne faut jamais être familier, mais aimable, ferme, peu bruyant. » Ses rapports semblent sereins avec ses hommes, mais lui regrette de ne pas avoir dans son entourage un seul vrai ami (p. 27). Il évoque très tôt la guerre longue, l’ennui, le sentiment d’impuissance, ainsi le 29 décembre 1914 (p. 15) : «Inactifs toute la journée, la vie nous pèse et l’on pense au pays, aux parents, à la femme, aux enfants. Fantassins qui reviennent des tranchées, boueux jusqu’à la tête. Vie terrible pour eux et vie d’ennui pour nous. Quand viendra donc le moment de donner le coup d’épaule ? Mais rien ! Rien ! » Les pronostics sur la fin du conflit sont constants dans les conversations, ainsi en mai 1915 : « Quand finira la guerre ? On s’attend à une guerre longue, très longue. Moi, je n’espère pas m’en aller avant le mois de mai de l’année prochaine. [c.à.d. 1916]». Dans ses réflexions, l’auteur se sent plus posé, plus solide et plus résolu que ses hommes, probablement plus jeunes que lui (il a 35 ans), et il pense que c’est l’ennui qui les amollit (mai 1915, p. 25) : « Les hommes se plaignent de tout et sans raison aucune. Ils ne sont guère plus raisonnables que des enfants. Ils n’écoutent que leur ennui ; ils ne voient rien plus haut. Ils souffrent, mais ils ne savent pas souffrir. S’ils étaient chrétiens dans leur âme, dans leurs sentiments, ils auraient un point d’appui. En plus, ils n’ont pas d’idéal. » Précisons ici que J. M. Questel a une sœur religieuse, qui donne durant toute la guerre des soins aux blessés dans différents hôpitaux, et un frère et un cousin qui sont prêtres et mobilisés.

Il décrit les tirs de sa batterie lors de l’offensive de Champagne en septembre 1915, mais de ses positions successives, on ne voit pas grand-chose, le réglage est fait par avion (p. 35) : « Nous sommes sans nouvelles du travail fait par l’infanterie et le 75 à 4 km devant nous. » puis après plusieurs jours, c’est le constat d’échec (8 -11 octobre) « Pour l’attaque, c’est fini. C’est aussi le découragement, le marasme, le brouillard d’hiver qui enveloppe tout. C’est le sentiment de l’inefficacité, de la disproportion entre nos efforts et le résultat. La Bulgarie ? La Serbie ? Et Jean-Marc ! Ne serait-il pas parti là-bas ? Je crains. Et mes parents, et ma mère surtout, doivent-ils avoir la poitrine serrée à la pensée des siens dispersés au loin ! Et quelle issue surtout, quel aboutissement à tout cela ? » Il apprend peu après la mort de son frère Marc, prêtre-brancardier au 65e RI, tué devant Tahure en octobre 1915 ; il obtient ensuite des détails par un autre frère : «  Marc est parti à l’attaque à l’est de Tahure, avec 4 compagnies. Il en est revenu l’effectif de 2 compagnies. Malgré les conseils du major, lui disant que là n’était pas sa place, étant infirmier, Marc avait tenu à en être. Il était, dit le major, très emballé. Il avait dit quelque temps avant que si les boches le prenaient, ils ne l’auraient pas vivant. » Un second frère est tué à la côte au Poivre à Verdun en avril 1916.

La batterie de l’auteur est installée à Verdun le 18 février 1916 juste avant la poussée allemande, mais placée à la droite de Vaux, elle participe peu à l’effort principal (24 février « journée relativement calme dans mon secteur »). Il y a toutefois évacuation précipitée du secteur le 25, réorganisation plus au sud, et J. M. Questel restera à Verdun jusqu’à l’été ; il participera ensuite à l’offensive de la Somme en juillet et août 1916. Il quitte le front le 8 avril 1917 pour la caserne de Dôle et une période de 10 mois à l’arrière, et malgré un retour dans une unité au front en novembre 1917, c’est à ce moment qu’il arrête ses notations : (p. 65) « Et je clos ici mon carnet de front, aujourd’hui dimanche de Quasimodo, étant de garde par une journée de pluie. »

Vincent Suard juin 2021

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