Bourguet, Samuel (1864-1915)

On trouvera la notice BOURGUET Samuel dans Témoins de Jean Norton Cru, p. 501-503. Je donne ici quelques renseignements complémentaires tirés de documents des Archives du Tarn et d’une visite sur le terrain en Champagne, sous la conduite de Michel Godin.

« Mémoire des hommes » nous donne sa date et son lieu de naissance. Les registres d’état-civil confirment qu’il est né à Berlats, canton de Lacaune, département du Tarn, le 1er janvier 1864 (l’approximation de Jean Norton Cru était 1865). Son père était pasteur dans cette région du sud du Massif Central marquée par le calvinisme. La famille Bourguet vécut ensuite à Puylaurens, même département, également haut-lieu du protestantisme. Le feuillet du registre matricule précise que Samuel Bourguet est entré à Polytechnique en 1884, puis à l’école d’application de Fontainebleau dans l’artillerie en 1886. Nommé capitaine en 1902. Pour la suite de sa carrière et pour son témoignage : voir Jean Norton Cru. Celui-ci avait compris que l’édition en 1917 de L’aube sanglante était très incomplète et il ajoutait : « Une édition rétablie serait intéressante car cet officier a fait bien des remarques originales. » Le livre en cours de réédition chez Ampelos va restituer les parties inédites du témoignage.

La tombe de Samuel Bourguet se trouve dans le petit cimetière de Laval-sur-Tourbe, Marne.

Le livre annoncé ci-dessus a été publié : Samuel Bourguet, L’Aube sanglante, Un artilleur visionnaire dans les tranchées, préface de Marie-Noëlle Bourguet, Ampelos éditions, 2017, 177 p. La présentation donne de nouvelles informations sur la vie de S. Bourguet, en utilisant des correspondances familiales. Les passages censurés par les autorités militaires sont restitués surlignés. On constate que la « pré-censure » ou censure préventive par la veuve de l’officier a été encore plus importante : les passages sont également restitués et marqués. Un exemple : une lettre dans laquelle l’officier dit qu’il a à lutter encore plus avec « l’ignorance ou la mauvaise volonté des grands chefs qu’avec l’ennemi ».

Ce livre souhaité par Jean Norton Cru est fondamental pour mieux connaître un officier atypique et pour contribuer à une histoire de la censure.

Rémy Cazals, février 2009, complété avril 2018

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Porchon, Robert (1894-1915)

1. Le témoin.
Robert Porchon, originaire du Loiret, est né le 23 janvier 1894 dans une famille bourgeoise. Intégré à l’école des officiers de Saint-Cyr en 1913, il est rapidement affecté comme sous-lieutenant d’active au 106e RI où il se trouve en compagnie d’un ancien élève du même lycée que lui du nom de Maurice Genevoix. Participant aux combats dans la Meuse autour de Verdun à partir de la fin août 1914, il s’enterre rapidement avec son unité dans les tranchées face aux Allemands. Il décède le 19 (ou 20) février 1915 à la suite d’une blessure par éclat d’obus reçue aux violents « combats des Eparges ». Combats qui durèrent durant près de deux mois pour la conquête d’une crête au Sud-Est de Verdun dominant la plaine de la Woëvre. Le corps de Robert Porchon repose dans le cimetière militaire du Trottoir, au pied de la crête où il est tombé.

2. Le témoignage
Pour Michel Bernard, Robert Porchon apparaît comme «l’un des morts les mieux connus de la Grande Guerre » (Préface de Carnet de route du sous-lieutenant Robert Porchon, p. 9). En effet, Maurice Genevoix, que Jean Norton Cru place au rang de grand témoin, a su dans les cinq livres de ce qui forme l’œuvre Ceux de 14, élever un monument du souvenir à ses camarades de misère, dont le principal, « le frère de sang » comme il le rappelle dans une lettre à Mme Porchon, fut son ami Robert. Le carnet et les lettres publiées viennent heureusement éclairer et compléter le témoignage littéraire de Genevoix. C’est encore une fois le deuil qui frappa par deux fois la belle-mère de Robert Porchon (le plus âgé, Marcel, mourut la même année, le 6 avril en Argonne), qui poussa celle-ci à rassembler les témoignages de la guerre et de la mort de son jeune fils : tout d’abord en recopiant ses écrits, puis en collectant les récits et témoignages des camarades ou supérieurs de son fils et les circonstances de sa mort. Comme beaucoup de soldats, Robert a tenu un carnet de guerre mais sur une courte période du 25 août au 3 octobre 1914 et a écrit à sa famille (avant la guerre et jusqu’en février 1915), la correspondance prenant rapidement le pas sur tout autre forme d’écriture.
Cette volonté de conservation de la mémoire du défunt, que l’on retrouve dans le cas du combattant Henri Despeyrières par exemple, permet de pouvoir aujourd’hui lire l’expérience de guerre du sous-lieutenant Porchon, qui, de personnage de littérature, s’incarne désormais à travers ses propres écrits publiés.
Il faut souligner ici la qualité de l’édition de cet ensemble documentaire (lettres et carnets de Robert Porchon, lettres de camarades réunies par sa belle- mère après sa mort), Une partie « Mise en perspective historique » replace heureusement le parcours du jeune Porchon et celui de son régiment (106e RI) en évoquant les différents combats auxquels il a pu prendre part. Les cartes proposées sont d’une grande clarté et d’une grande utilité, notamment pour comprendre les « combats des Eparges ».
PORCHON Robert (sous-lieutenant), Carnet de route suivi de lettres de Maurice Genevoix et autres documents, Paris, La Table Ronde, 2008, 207 p.

3. Analyse
Une lecture attentive de ses lettres, parfois mises en relation avec les pages de son carnets plus personnel et plus « réaliste », révèle une importante autocensure (« les boches sont de mauvais tireurs », lettre du 7 novembre), sans que la description des corps meurtris ne soit épargnée au destinataire (quand il s’agit des Allemands). Car il veut faire montre d’un détachement certain face à son quotidien de fantassins, entre combats et période de vraie tranquillité, afin de rassurer sa principale correspondante : sa mère. Il n’en reste pas moins que la fraîcheur de l’écriture de Porchon rend son témoignage attachant et traversé par une grande sincérité.
Robert Porchon témoigne dans ses lettres comme dans son journal de deux identités fondamentales : il est un soldat, et un officier saint-cyrien de l’active, soucieux du service. Il affirme plusieurs fois son appartenance à ce corps qui construit un « nous » solide, opposé aux réservistes. L’officier Porchon développe un discours propre à son action dans la guerre, différent de celui d’un caporal ou d’un sergent comme Valéry Capot, qui fustige les multiples revues que l’on inflige aux hommes. Pour le lieutenant Porchon : « Si l’on n’y veillait pas, tout ne tarderait pas à être inutilisable » (lettre du 23 janvier 1915, p. 136). Mais il reste pour lui des points aveugles, il ne connaît par exemple que bien plus tard de la bataille de la Marne et de son résultat.
Il ne manque pas de s’élever contre les officiers « pommadés » qui reculent devant la boue et offre des modèles peu scrupuleux et disciplinés (p. 69). Il peut développer également un regard assez dur sur « ses hommes », mais se plaint du traitement qui leur est fait lorsqu’ils sont en réserve et corvéables à merci. Il trouve des astuces tout de même pour faire travailler, tout en soignant son air « détaché ». Il prend à cœur son rôle « social », d’écoute et de conseiller qu’il incarne pour des hommes parfois plus âgés que lui. Les soldats qu’il commande reconnaissaient dans ce jeune officier un cadre efficace (les lettres en fin de volume, après la mort de Porchon, sont à ce sujet tout à fait éclairantes).
Il n’en reste pas moins officier, et à ce titre, logé dans de meilleures conditions que ces hommes, que ce soit en première ligne, en réserve ou au repos. Il partage le quotidien avec les officiers de la compagnie ou du régiment, et notamment avec Maurice Genevoix, comme lui à la 7e, qui devient plus qu’un camarade, l’ami qui permet de tenir sans trop se poser de questions : « si j’étais resté seul à la compagnie, j’aurais certainement piqué de la neurasthénie », (Lettre du 18 décembre 1914, p. 116). Son témoignage apporte un éclairage intéressant sur les questions posées par le rapport âge/statut militaire dans leur comportement et leurs attitudes face aux autres. Jeunes officiers, vieux réservistes, jeunes recrues… l’ensemble des soldats doit aussi composer avec ces différences.
Il ne cache pas les sentiments ressentis face aux combats : il dit avoir eu peur, notamment lors de la première épreuve du feu, mentionne la transformation/atténuation de cette peur avec la multiplication des combats auxquels il a pu prendre part. Du quotidien le plus banal, aux réflexions justes et fines sur la figure de l’ennemi, à qui il faut faire la guerre, mais qui n’est jamais une source de haine, Robert Porchon trace bien du début de la guerre un tableau « au ras du sol ». Un passage intéressant, extrait d’une lettre du 10 octobre à sa mère, évoque, avec un intérêt rétrospectif évident, l’installation des hommes dans les tranchées : « Des deux côtés, Français et Allemands, on se retranche à qui mieux- mieux. Tranchées, réseaux, abattis, etc. – si bien que les positions deviennent imprenables, si bien que l’action se borne à des canonnades qui vous force à rester terrés au fond des tranchées (…) » (p. 99). Le Saint-Cyrien Porchon n’a sans doute pas imaginé de devoir combattre et mourir dans de telles conditions subies par des millions d’hommes pendant plusieurs années.

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Krémer, Louis (1883-1918)

1.   Le témoin

Louis Krémer est né en 1883 à Étampes ; d’origine fort modeste, il effectue des études classiques dans sa ville natale, puis son droit à Paris avant d’entrer dans une étude de notaire ; toutefois, le jeune homme « se rêvait homme de lettres, érudit, critique littéraire… », fréquente les salons artistiques et les musées, lit les poètes et s’essaie lui-même à l’écriture et à la poésie. « À l’été 1914, écrit Laurence Campa, Krémer n’avait pas encore atteint sa maturité littéraire »…

Mobilisé après quelques semaines de dépôt, il rejoint le 231e RI au nord de Soissons, le 7 décembre 1914. Le 9 décembre, il est aux avant-postes à Cuffies ; après avoir été blessé par obus, à Crouy, en janvier 1915, il se rétablit rapidement et intègre en février 1915 la compagnie Hors rang de son régiment où il assure successivement les fonctions de téléphoniste puis de secrétaire (lettre du 22 juillet 1915). Cela le place dès lors à une certaine distance du danger ; cependant, ses nouvelles fonctions ne le mettent pas totalement et définitivement hors de danger (Cf. lettre du 3 juin 1915); de la mi-mai au début décembre 1915, il est dans le secteur de Souchez ; en août 1915, il y partage la popote avec notamment plusieurs personnalités du monde artistique : Robert Marvini, ténor de l’Opéra-Comique, Le Feuve, violoniste, l’illustrateur Auguste Vallée et Henri Barbusse (Lettre du 22 août 1915)…

Fin mars 1916, Krémer stationne dans le bois de Beaumarais (Chemin des Dames) ; après la dissolution de son régiment, Krémer est versé au 276e RI qui, entre juillet 1916 et mai 1917, alterne entre la cote 304 en Argonne et la région de Verdun.

En septembre 1917, le 276e RI est dissous et refondu. Krémer est alors versé dans un corps d’instruction divisionnaire à Essey-les-Nancy ; il connaît alors la vie de l’arrière-front mais ce filon ne dure qu’un temps ; en effet, à la mi-avril 1918, au plus fort de la grande offensive allemande sur le front ouest, Krémer est remis dans le rang au sein du 12e RI ; blessé à nouveau dans le secteur de Montdidier en juin 1918 à la bataille du Matz. Il meurt de ses blessures à l’hôpital de l’École de Polytechnique, annexe du Val-de-Grâce, le 18 juillet 1918.

2.   Le témoignage

Le témoignage du poète nous est livré grâce à la correspondance adressée à son ami d’enfance Henry Charpentier, de six ans son cadet, poète lui aussi, mais réformé. Au fil des échanges épistolaires, Charpentier devint ainsi le dépositaire d’un « volumineux dossier de guerre » composé de lettres, de cartes, de textes divers, d’esquisses, de dessins, etc. À l’instar d’un Barbusse, d’un Dorgelès (par ex., Roland Dorgelès, Je t’écris de la tranchée. Correspondance de guerre, 1914-1916, préface de Micheline Dupray, introduction par Frédéric Rousseau, Paris, Albin Michel, 2003), Krémer rassemblait ainsi les matériaux censés nourrir sa littérature une fois la paix revenue (Cf. Lettres du 1er avril 1915, 18 décembre 1915 ; d’ailleurs, ses projets d’écriture se précisent dans la lettre du 21 janvier 1918).

Cette correspondance est aujourd’hui publiée sous le titre : Louis Krémer. Lettres à Henry Charpentier (1914-1918). D’encre, de fer et de feu, présentation et notes de Laurence Campa, Paris, La Table ronde, 2008. Les indications d’ordre biographique sont empruntées à l’excellente et savante présentation de Laurence Campa. L’ouvrage, d’une facture très soignée est assortie de reproductions de lettres, de cartes, de dessins, de photographies.

Un grand nombre de lettres se caractérisent par un humour et une ironie mordante non exempts d’un certain cynisme (Voir la lettre à son ami « embusqué » du 12 avril 1915 ; ou encore le post-scriptum de celle du 8 juillet 1916).

La correspondance proprement dite est ponctuée d’un certain nombre « d’impressions » d’une grande profondeur et surtout d’une très grande force d’évocation, mélange de textes descriptifs du champ de bataille (« Le soir tombe sur la forêt des croix », 27 mai 1917), et de réflexions sur la guerre, sur l’humanité ; le poète, comme tant d’autres artistes mobilisés sait voir et faire voir. Ses « charniers » sont d’une précision chirurgicale sans concession. S’il avait vécu, nul doute que Barbusse aurait eu avec Krémer un sérieux concurrent. Et Jean Norton Cru, un bon témoin.

3.   Analyse

Encore un témoignage d’artiste, de bourgeois ? Oui, et alors ? Précisément, nous ne sommes pas de ceux qui rejettent les témoignages ; nous n’opposons pas non plus témoignages des élites et témoignages populaires ; nous pensons au contraire que les historiens ont encore beaucoup à apprendre de tous les témoins, qu’ils soient « d’en haut » ou « d’en bas ». Peu à peu, à mesure que les témoignages livrent, page après page, leurs multiples traces, l’extraordinaire complexité de la guerre et des hommes qui l’ont vécue se dévoile. L’enquête continue…

Une mobilisation à reculons :

Première surprise : contrairement à nombre de ses confrères qui abordent l’entrée en guerre avec une vraie curiosité pour le grand événement qu’est la guerre, Krémer accueille sa mobilisation avec une profonde angoisse : « Mon cher ami, Tu t’es réjoui pour moi beaucoup trop tôt. Je ne suis en effet ni à Corbeil, ni à Melun, mais cantonné à Voisenon, petit village des environs de Melun et désigné pour partir incessamment sur les lignes du feu. Je vis les derniers jours d’un condamné à mort… » (lettre du 29 août 1914) ; rappelons que son ami Charpentier est réformé.

On retrouve la même teneur dans une lettre du 7 octobre : « Je me reprends à espérer. Le bataillon est bien parti hier, sur les premières lignes du feu – mais je suis resté ! Il n’y a plus à Melun que 80 hommes environ – je suis du nombre. Évidemment, je puis encore partir – dans une heure, dans 15 jours, dans 2 mois, qui sait ? – mais c’est une chance de plus et dans la très bizarre vie que je mène, une chance de plus, un jour de plus, une heure de plus, c’est quelque chose ! […] À Melun, casernes vides. […] Puissé-je y couler des jours paisibles, jusqu’à l’avènement de la Paix. » Cette lettre s’achève sur cette information : « Un des réservistes du bataillon s’est tué lundi, en apprenant le départ pour le combat. Il est mort de suite. »

Et le 3 novembre 1914 : « Hélas, c’en est fait ! Je suis officiellement avisé que nous quittons Melun… » ; le 19 septembre 1917, Krémer annonce à son ami sa prochaine affectation dans un nouveau régiment : « Le Régt où je vais passer est un régiment actif et d’assaut. C’est te dire l’avenir qui m’attend… » Dès lors, il entame, et son ami fait de même de son côté, des démarches pour tenter de s’extraire de la guerre (Lettre du 26 septembre 1917) ; « Mon cher ami Candide, Je vois toujours en toi l’indécrottable optimiste qui annonce, imperturbable, la fin du marasme pour le trimestre suivant. Cependant, cette fois, j’en accepte l’heureux augure et j’incline également à penser (contrairement à mes prévisions d’il y a six mois) que cette année sera la dernière. Il me semble discerner un certain nombre d’indices. Mais je pense aussi qu’il y aura encore beaucoup de casse d’ici là au Printemps et en Eté. Il s’agit donc de ne pas être compris dans les dernières fournées… » (Lettre du 12 janvier 1918) ; ainsi, après plus de 4 ans de guerre, Krémer se montre toujours aussi indifférents aux enjeux nationaux, politiques de la guerre.

Une lettre du 15 avril 1918 nous apprend que Krémer a perdu son « filon » : « Je suis en ce moment complètement dans le rang […]. Je n’ai aucune possibilité immédiate d’échapper au sort qui m’attend (mon envoi dans une compagnie de l’avant)…. » D’ultimes tentatives d’embusquage sont tentées auprès de Barrès… (8 mai 1918) ; « jamais ma situation ne fut plus critique qu’à l’heure actuelle (sauf peut-être à Crouy) » écrit-il le 29 mai 1918. Le 2 juin : Mauvais pressentiment : « Tournant dangereux ! Je suis arrivé à une période éminemment critique de mon existence… » Krémer est blessé le 13 juin devant Compiègne… et meurt des suites de ses blessures trois jours plus tard.

Le poète éprouve le plus profond mépris pour ses confrères patriotards (lettre du 27 avril 1915) ; trouve les chansons patriotiques de Botrel « ineptes » (Lettre du 13 décembre 1915)

L’ennemi : « Les sentinelles sont debout, cibles vivantes, à la merci du moindre coup de feu et généralement à 50 ou 100 mètres de l’ennemi, dans certains endroits même à dix mètres. Les tranchées adverses se touchent presque : on se voit, on s’entend parler et même depuis quelques jours on se parle, entre Français et Allemands : c’est incroyable, mais c’est vrai » (Lettre du 13 décembre 1914).

Krémer n’éprouve aucune haine pour l’ennemi ; il décrit la souffrance commune des capotes bleues et des capotes grises.

Critiques de l’arrière : comme de nombreux poilus, Krémer n’a pas de mots assez forts pour dénoncer l’insouciance de Paris et des Parisiens qui paraissent si bien s’accommoder de la guerre : « […] Paris qui dort, chante, se promène, circule, s’amuse, avec la rassurante sensation d’une centaine de kilomètres et de centaines de milliers de poitrines humaines interposées. Tout cela derrière moi, la France entière, si égoïste, où des humanités intactes continuent à vivre, à aimer, à dormir – et devant moi la fragile ceinture des porteurs d’armes, en lutte avec le feu ! Navrante disproportion… » (p. 41)

Krémer éprouve de la rancœur vis-à-vis de ses collègues, mieux embusqués que lui (Lettre du 8 mai 1915) ; « […] Pergaud n’est peut-être que prisonnier. J’ai lu le récit très détaillé de sa disparition dans le Bulletin des écrivains que reçoit Henri Barbusse et qui, avec quelques autres publications analogues, donne les adresses de tous les artistes – en majorité embusqués ; les exceptions sont infimes » (Lettre du 20 septembre 1915) ; critique acerbe des « embusqués » des Sections de Transport de Matériels et de Transport de Personnels (20 juillet 1916) ; voir sur ce sujet le livre de Charles Ridel, Les Embusqués, Paris, Armand Colin, 2007.

Comme souvent, c’est à l’arrière-front que se crée un « journal de tranchée » ; ainsi naît Le Tuyau de la Roulante, auquel Krémer collabore en tant que secrétaire de rédaction (un fac-similé figure page 105 suivi par un certain nombre d’articles de Krémer). Voir sur ce thème le livre de Marcelle Cinq-Mars, L’Echo du front. Journaux de tranchées (1915-1919), Outremont (Québec), Athéna Editions, 2008. Le 29 mai 1918, Krémer a encore ces mots acerbes pour un faux témoin de la guerre des fantassins : « Dans un livre héroïque, Binet-Valmer narre ses campagnes magnifiques d’officier auto-mitrailleur, de chevalier de l’escorte divisionnaire, etc. Quelle dérision ! » Jean Norton Cru partage son jugement : Cf. Témoins, Presses universitaires de Nancy, [1929] 2006, p. 275 : « Binet-Valmer a été un véritable mousquetaire, il a voulu courir toutes les aventures de la guerre, et il y a réussi, sans vouloir s’astreindre cependant à l’aventure la plus commune, la plus essentielle : celle du fantassin. S’il faut avouer qu’il s’exposa plus que Barrès, il faut se rendre compte qu’il y a loin entre le sort d’un porte-fanion divisionnaire et celui d’un capitaine ou un soldat de compagnie. Je dirai maintenant, qu’en somme, Binet-Valmer s’est assez bien tiré de sa tâche d’approvisionneur de la presse, que ses récits sont infiniment plus vrais que ceux que l’on écrivait à Paris… »

La pression sociale pesant sur les jeunes hommes ne portant pas l’uniforme apparaît au détour d’un extrait d’une lettre adressée par Charpentier à Kremer : « Hier, en me rendant chez Me Legay, je passai sur le boulevard de la Madeleine, rasant les murs, et poursuivi par les quolibets des vaillants permissionnaires, par le mépris des femmes odorantes et par l’hostilité des bourgeois héroïques… » (Lettre du 19 mars 1916) ; un certain nombre de femmes suspectent la virilité de ces hommes réduits par leur non-participation à la « Grande tuerie ». (Cf. Nicoletta F. Gullace, « The Blood of Our Sons ». Men, Women, and the Renegotiation of British Citizenship During The Great War, London, Palgrave Macmillan, 2002)

Le premier mort : « Vision sans égale ! Une pauvre charogne boueuse, infecte, souillée de terre et d’ordures, sans tête (un tas de chiffons pleins de sang, une boule à la place de la tête, les mains couleur de cire, recroquevillées. J’ai assisté à la mise en terre de ce misérable, devant un prêtre soldat et une centaine d’hommes. Les maisons démolies, les usines incendiées, les arbres fracassés, les ponts rompus ne se comptent plus. Et tout cela dans la boue, dans la pluie, dans l’ordure, les détritus, la pourriture, les excréments, les vieux linges, les vieux meubles, l’infection » (Lettre du 13 décembre 1914) ; Le pourrissement des cadavres (lettre du 3 juin 1915) ; celle du 27 mai 1917 ;

C.H.R.

Krémer voit son versement dans la Compagnie Hors Rang comme une véritable « amélioration » de son sort : « Milieu beaucoup plus intelligent, mieux traité, mieux soigné. Rapports constants avec les officiers, le colonel, les secrétaires. Plus de corvées fastidieuses, ni de gardes, et même, pour le moment, plus de tranchées. Séjour dans une ville toujours bombardée, où les dégâts vont croissant. Dans une seule journée, il tombe des centaines d’obus qui font un bruit affreux. On y fait à peine attention… » (Lettre du 28 février 1915) ; on peut renvoyer ici au journal d’Octave Bouyssou (Cf.  sa notice dans ce dictionnaire)

Cependant, Krémer retrouve les tranchées à plusieurs reprises en juin 1915 (deuxième bataille d’Artois). Quand le régiment participe à la bataille, le métier de téléphoniste s’avère même des plus dangereux : « […] J’ai passé ces 4 jours sous terre, dans un trou aussi petit qu’une niche à chiens, sous le fossé d’une grande route transformée en volcan. De la poussière, des mouches par grappes, par monceaux, des cadavres ! ! du sang. Et il faut souvent sortir, courir réparer les fils par les boyaux et les tranchées, risquer la mort cent fois. Ni sommeil, ni appétit, ni calme. C’est l’ensevelissement avant le tombeau. Quelle guerre ! Je viens d’être cité à l’ordre du régiment et de la brigade (plus rare) pour m’être spontanément proposé il y a 3 semaines, pour porter un pli au colonel et avoir réparé les lignes sous un pareil bombardement. Cela me donne droit à la Croix de la Guerre » (Lettre du 14 juillet 1915). On notera à ce propos que l’on peut haïr la guerre, ne pas cesser de craindre d’y laisser sa peau et faire, malgré tout, acte de bravoure et d’esprit de sacrifice. Complexité de l’homme…

Krémer a pleine conscience des différences de situation existant entre l’avant et l’arrière-front : « […] suis actuellement dans une cabane confortable, sous terre, garnie d’une litière de paille, d’une table, de 2 bancs rustiques, pourvue d’une lampe, de livres, de journaux, d’encre, de papier – tout le confort moderne ! C’est analogue aux photos publiées par Le Matin ou autres journaux ejusdem farinae, et représentant des abris soit-disant situés sur le front, en réalité à 5 ou 7 km en arrière et réservés au commandement, aux officiers d’artillerie, à l’administration, etc. Jamais, je n’avais connu un tel luxe. Évidemment, il y a encore des ombres au tableau : beaucoup de rats (furieuses batailles, toutes les nuits, entre ces rongeurs qui se livrent, par bandes, des assauts effrayants !), beaucoup de parasites, dont je n’arrive pas à me débarrasser ; quand il y a de l’orage, quelques petits filets d’eau sur « mon lit ». Tout cela n’est rien en comparaison des souffrances endurées dans les tranchées… » (Lettre du 30 août 1915)

Pas d’euphémisation chez ce témoin : « Un obus tombe en pleine route sur une des sections de mon régiment, 8 hommes sont tués du coup ; on n’a jamais pu retrouver leurs cadavres Rien que des viandes déchiquetées, carbonisées, éparses, certaines collées au talus de la route, d’autres fichées sur des poteaux de télégraphe, à 200 m de là – les hommes avaient été, littéralement, volatilisés » (Lettre du 22 juin 1915) ; « […] Au-delà de cette route [de Béthune], c’est l’affreuse horreur de la Mort, la vision de tous les carnages et de toutes les épouvantes, ce sont, parmi les râles et les hoquets, les blessés geignants, aux visages décomposés, mouillés de sueur, aux voix suppliantes, avec leurs loques boueuses ou poussiéreuses, leurs capotes ouvertes, que l’on transporte, tendus sur les brancards ou qui se traînent, tâtonnant par les boyaux, soutenus par les brancardiers ou des camarades. Et ce sont les cadavres raidis, les cadavres aux mains crispées, aux yeux vitreux, aux joues blêmes mangées par des barbes sales, couverts de linges sanglants, de torchons infects, empesés par un caillis de sang noirâtre, les cadavres à moitié ensevelis, couverts d’insectes voraces, assiégés par un remous de vers et de mouches. […] C’est l’épouvante des bipèdes frissonnants, suant la peur, en proie à toutes les révoltes des instincts affolés, sursautant aux vacarmes et aux chocs, terrés au plus profond de leurs abris ou s’efforçant au courage sous la grêle des averses… » (Impressions adressées à Charpentier le 9 septembre 1915). Jean Norton Cru eut apprécié ce témoignage sur la peur qui règne sur le peuple de l’avant.

Charnier : « […] Il y a dans tous les replis de ce chemin creux une collection de membres putréfiés, des jambes coupées dont les tibias effilochés sortent de bottes intactes, des pieds dans des chaussures, des casques de guetteurs (casques énormes en blindages d’acier) complètement criblés de trous, autant de choses abjectes qui évoquent l’intensité de la bataille passée et la rage, et la puissance formidable des explosifs […]. Il y a, à dix mètres environ de l’entrée de ma sape, deux cadavres allemands à demi enterrés, sur lesquels on marche toute la journée… » (lettre du 6 avril 1917)

Krémer a côtoyé Barbusse : « […] Il n’a, au demeurant, bien que vice-président de la Société des Gens de Lettres, rien d’un artiste et les seules pellicules qu’il porte sur lui sont des pellicules photographiques, car il manie volontiers le Kodak. C’est un grand, grand homme maigre, jaune, malade, ridé – l’air d’un long Don Quichotte souffreteux, très taciturne, très flegmatique, terne – est-ce volontairement ? Il remplit les fonctions de brancardier et a été l’objet d’une citation à l’ordre de la brigade pour avoir été relever des blessés au péril de sa vie, car il fait, je crois, très noblement son devoir » (Lettre du 22 août 1915) ; il lit avec une particulière attention les premières pages du Feu publiées dans l’Œuvre ; voir les lettres du 20 septembre 1915 ; du 4 août 1916 : « Henri Barbusse commence dans l’Œuvre la publication de son roman sur le 231e, Le Feu. » ; du 21 août 1916 : « Oui, le roman de Barbusse est bien plat et déplorablement populaire par moments. Cela me confirme dans l’opinion que je m’étais faite de l’auteur » ; à mesure que la guerre dure, l’appréciation se fait de plus en plus positive : « Au cas où vous auriez été tentés de croire à quelque exagération de ma part sur les Champs de Bataille de l’Artois, en 1915, voici la vision de Barbusse, contemporaine de la mienne… » (lettre du 16 avril 1917) ; « Et je me glisse à nouveau sous les blocs effondrés du béton, dans l’ombre sordide de la casemate – et je relis Le Feu de Barbusse (je l’apprécie mieux en volume. L’épisode du poste de secours, le sergent infirmier, le tir de barrage sont beaux)… » (Lettre du 27 mai 1917) ; un peu plus tard, Krémer compare Le Feu à La Guerre, Madame de Paul Géraldy : « Quelle différence, et quel contraste avec Le Feu, dont ce livre est exactement à l’antipode – et comme il est curieux de comparer, sur un même sujet, les visions de deux professionnels de la Littérature, justes sur bien des points, l’une dans son optimisme, l’autre dans son pessimisme… » (Lettre du 19 octobre 1917)

La censure du courrier : Cf. Lettre du 7 août 1915 ; Barbusse évoque lui aussi les nouvelles dispositions dans une lettre à sa femme en date du 8 août 1915 (Cf. Barbusse, Lettres à sa femme, Paris, Buchet-Chastel, 2006).

Sexualité : « la chasteté des combattants » (Lettre du 28 décembre 1915) ; « […] Le héros [lui-même] n’a pas délacé sa cuirasse d’airain ni abdiqué sa chasteté. Mais il y a des jours où il souffre bien cruellement parmi toutes ces femmes… » (Lettre du 2 janvier 1916) ; « il a fallu la guerre pour que le chaste Héros vînt échouer dans cet antre, sorti d’on ne sait quelle Claudine à l’école. J’ai quitté la jeune Germaine et les juments de la Grande Ferme, après quelques inoffensifs jeux de mains » (lettre du 10 janvier 1916) ; les marraines de guerre (Lettres du 29 janvier et 7 février 1916.) ; fantasmes sexuels (lettre du 27 février 1916) ; la prostitution dans les villages de l’arrière-front (7 juillet, 4 août 1916) ; encore page 142 ;

La situation en Russie n’est commentée qu’en ce qu’elle peut hâter ou non la fin de la guerre : « Les événements actuels (Russie, Briand, etc.) nous permettent peut-être d’entrevoir une fin – lointaine il est vrai – mais tout de même perceptible » (lettre du 19 mars 1917) ; « […] La Révolution russe – mérite-t-elle bien ce nom ? N’est-ce pas le remplacement d’un parti par un autre parti ? Et la Russie est-elle vraiment capable d’avoir une influence sensible sur notre sort ? J’en doute. » (lettre du 24 mars 1917) ; à nouveau, on ne peut que constater une totale indifférence aux enjeux nationaux de la guerre.

Permissions : « il est formellement interdit à l’homme de troupe permissionnaire, et sous les peines les plus sévères, de passer par Paris » (Lettre du 13 juin 1917) ; cela est à mettre en relation avec les mesures prises par le Haut commandement pour réduire le mouvement des mutineries. Sur cette question se reporter à l’ouvrage suivant : André Loez, Nicolas Mariot (dir.), Obéir-Désobéir, Les Mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, Coll° Recherche, 2008. En revanche, dans la correspondance de Krémer on ne trouve aucun mot concernant les mutineries de 1917 sauf une brève allusion, peut-être, dans une lettre du 12 juillet 1917 lorsque sont passés en revue les événements susceptibles d’amener la paix : « Offres de paix par l’Allemagne (bien improbables, et puis nous les repousserions pour jouer au plus malin) ; écrasement des Empires centraux par les armes… hum, hum !… Ecrasement des Alliés par les armes (tout aussi improbable). Défection d’un des Alliés (par ex. la Russie). Les événements actuels sont contraires. Et même, cela n’imposerait pas du tout la paix. Défection de plusieurs alliés simultanément (impossible). Evénements intérieurs graves en Allemagne (très possible, mais j’y compte peu étant donné la mentalité de ce peuple). Idem en France. La situation s’éclaircit sérieusement sous ce rapport. Eventualité à rejeter. Famine et usure générales (ne se produiront pas d’une façon impérieuse et critique avant quelques années)… » Krémer a été impressionné par ce qu’il a vu durant sa permission à Quiberon : nombreux aménagements portuaires et ferroviaires en cours, nombreux transports transatlantiques, et arrivée des premiers américains… A noter que cette énumération reste effectuée avec un ton très distancié, froidement ; les mots victoire, défaite, sont absents du raisonnement et de l’expression ; seul intéresse la fin de la guerre… quel que soit la manière d’aboutir à ce résultat attendu depuis le premier jour.

« Si rien de nouveau se produit d’ici-là, je ne prendrai vraisemblablement pas encore ma prochaine permission à Paris. Cette ville-bazar, repaire de goualeuses et de marlous, me répugne… » (Lettre du 27 août 1917)

Gaz : « […] Ce sont des produits à base de bichlorure de méthyle, très volatiles et qui irritent et brûlent toutes les muqueuses : bouche, gorge, nez, intérieur des cuisses, surtout les parties génitales ( !). Des cloques énormes surgissent sur la peau aux endroits atteints, les vêtements s’en imprègnent et jouent le rôle de la tunique de Nessus. Toutes les nuits, vers minuit, le cri fatal retentit : « Alerte aux gaz, préparez les masques »… » (Lettre du 27 août 1917)

Frédéric Rousseau, 6 janvier 2009

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Collomp, Marie-Auguste (1871-1956)

1. Le témoin.

Instituteur de la classe 1891, Marie-Auguste Collomp est rappelé dans le cadre de la réserve de l’armée territoriale à l’âge de 43 ans en août 1914. D’abord mobilisé à  Aix en Provence au dépôt du 145e régiment d’infanterie territorial où il passe la fin de l’année 1914, successivement affecté à Grans puis à Pélissanne (Provence), il part retrouver son régiment en Argonne entre avril et septembre 1915, puis en Champagne, de septembre à novembre de la même année.

Marié, père de deux enfants lorsque la guerre éclate, Marie Auguste Collomp enseigne depuis plusieurs années dans le village de Montagnac dans les Alpes de Hautes-Provence, faisant office, comme c’était souvent le cas pour l’instituteur, de secrétaire de mairie. Marqué par sa formation d’enseignant, il cultive dans ses lettres comme au front, le goût de la curiosité, de la description des hommes et des lieux qu’il rencontre, celui aussi de mener convenablement avec le grade de caporal, son escouade de « pépères » dans toutes les tâches qu’elle ne manque pas d’effectuer au front ou dans son arrière immédiat.

2. Le témoignage.

Le témoignage de guerre de Marie-Auguste Collomp a été publié dans les cahiers de Haute-Provence, n° 3 à Forcalquier en 2004 sous le titre : Un instituteur provençal dans la Grande Guerre : Marie-Auguste Collomp. Lettres à Léontine, 1914-1915. On peut d’emblée souligner le sérieux avec laquelle a été menée la publication du témoignage, multiforme, de ce territorial provençal dont l’écriture n’était pas vouée, à l’origine, à trouver un large public au-delà du cercle familial. Seules les 180 lettres auraient pu être publiées, mais le choix a été fait d’y joindre notamment quelques photographies issues du même fonds (portraits, quelques clichés du front et des instituteurs au dépôt, cartes postales) et son carnet tenu de mai 1915 à avril 1916 (p. 232 – 244). Ce dernier, placé en fin de volume, mais souvent judicieusement cité à la suite des lettres correspondant à la même date, donne aux lecteurs une juste idée de ce que l’on appelle le phénomène d’autocensure, la volonté délibéré du combattant de minimiser dans le courrier du jour, le danger des situations réellement vécues.

3. Analyse.

L’ensemble des éléments du témoignage de Marie-Auguste Collomp couvre la fin de l’année 1914 et l’année 1915 et permettent de suivre l’alternance des affectations, des périodes d’attente et de travaux, puis de fortes activités de combat : dépôt, départ, intégration, premières lignes, grand repos, préparatif de l’offensive de Champagne (septembre 1915). Autant les lettres sont empreintes d’une volonté de raconter, autant les pages de son carnet dévoilent un témoignage asséché et très « factuel » des événements, essentiellement militaires. Les deux se complètent heureusement.

Le premier intérêt de ce témoignage vient du fait qu’il émane d’un instituteur, habitué aux travaux d’écriture, et qui aime à « tourner » ses lettres, ce qui rend leur lecture très agréable, et très instructive.

Le deuxième intérêt vient de la chronologie : les premiers lettres sont expédiées du dépôt d’Aix et nous renseignent sur cette vie d’avant le front, parmi ses territoriaux provençaux qui se connaissent bien et voient encore la guerre de loin, même si elle occupe une grande partie de leurs conversations. Un second lot de lettres correspond à celles adressées à sa femme depuis l’Argonne, entre avril et août 1915. Il ne cache pas les épisodes guerriers, l’ennui, la vie de terrassier, et tente en parallèle et dans la mesure du possible, de donner des détails sur sa situation, ses sentiments, son entourage. Mais l’autocensure est lisible sans chaque lettre  d’autant que les pages de son carnet personnel mis en parallèle, révèlent les non-dits : la pluie, le froid, les alertes, les bombardements qui tuent régulièrement, les blessés en continu. Ce n’est d’ailleurs que dans des lettres écrites plus tard, au repos, qu’il dévoile à son épouse les dangers qu’il a pu traverser.

Tout au longde sa correspondance, Marie Collomp ne manque pas de donner des nouvelles des Montagnacais, et des hommes des villages d’alentours, à la manière de ce que l’on peut lire dans les cahiers du caporal audois Louis Barthas et de ses Peyriacois. La solidarité entre ses hommes issus du même terroir se lie à travers le partage des colis, les commissions que les uns et les autres font pour le groupe lorsqu’ils partent en permission, les lettres renvoyées à l’un d’entre eux lorsqu’il a été évacué (p. 161). Cette « petite patrie » des connaissances, outre qu’elle construit l’identité du combattant et réconforte son moral alors qu’il se trouve loin de ses bases, permet également de fonder un lien solide avec les siens restés au « pays », par le biais de connaissances communes, et ainsi sans doute se rapprocher malgré l’éloignement qui sépare (« je ne sais pas trop quoi te dire. Cependant je vais causer un moment avec toi », p. 163).

Curieux de tout et de tous ceux qu’il rencontre, des paysages dans lequel il évolue, M. A. Collomp en profite pour glisser quelques analyses personnelles. Evoquant les fermes de la Marne : « Tandis que chez nous on souhaite la fin de la guerre, ici on veut la victoire à tout prix » (p. 175). Car la fin de la guerre est rapidement attendue, mais toutes les anticipations s’avèrent illusoires, malgré la ferme croyance (plus liée à de l’auto persuasion qu’à un esprit critique émoussé) en quelques rumeurs anciennes ou nouvelles qui disent l’effondrement de l’Allemagne ou la valeur de l’armée française et de sa prochaine victoire.

Enfin, plusieurs éléments dans son témoignage intéresse l’historien soucieux en particulier  d’écrire l’histoire de la Grande Guerre à partir des comportements et des pratiques  sociales: cette insistance à vouloir comprendre pourquoi les territoriaux restent mobilisés dans des régiments d’active après plusieurs mois et la volonté d’écrire aux autorités, civils et militaires comme aux associations de métiers (les instituteurs) (p. 177), de mener une campagne collective qui, juste et appuyée sur le droit, partirait de l’arrière (p. 201) ; ce moral qui flanche à l’arrivée de l’hiver 1915-1916 alors que le sens de la guerre échappe de plus en plus aux hommes confrontés aux corvées et autres revues, et à la mort des camarades (celle en particulier du premier cercle) ; ce glissement enfin, d’une guerre d’abord perçue comme extra – ordinaire, qui devient par la force des choses, une école de débrouille et de routine où les tâches se succèdent, évitant finalement l’ennui total qui résumera les journées de mobilisation de Marie-Auguste à Troyes, loin du front, à partir de novembre 1915.

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André, François dit Victor (1890-1917)

1. Le témoin

François Victor André (1890-1917) est originaire de La Roquette sur Var, commune rurale de l’arrière-pays niçois (426 habitants en 1906), où il est agriculteur et travaille parfois dans des usines proches. Appartenant à la clase 1910, il effectue son service militaire entre 1911 et 1913 au 111e RI de Toulon (libéré le 7 novembre 1913). Son retour à la vie civile est de courte durée, puisqu’il est mobilisé dès août 1914 dans la même unité, qui fait partie du XVe corps un peu plus tard diffamé pour sa mauvaise tenue au feu. Il participe à quelques combats en Meurthe-et-Moselle (Moncourt, Bourdonnay, Dieuze) puis est très rapidement fait prisonnier, en octobre 1914. Jusqu’au 25 août 1915, il est interné à Grafenwohr, en Bavière (à 70 kms au N.-E. de Nüremberg), puis à Pucheim, camp proche de Munich. A l’automne 1915, il est détaché dans une ferme de la région à Weissenfeld. Sa santé se fragilise petit à petit et il meurt en captivité (« abcès et méningite cérébro-spinale »), le 22 mai 1917.

2. Le témoignage

La correspondance échangée entre le témoin et sa famille a été recueillie par Paul Raybaut, ethnologue à l’université de Nice. L’édition du corpus est très complète, avec des notes et annexes précises (extraits du journal de marche du 111e RI, informations sur la famille, tableau récapitulatif des envois demandés par Victor, plan du camp de Puchheim, nombreuses photographies et fac-similés de documents).

Référence complète : Paul RAYBAUD (éd.), “Les raisins sont bien beaux”. Correspondance de guerre d’un rural, 1914-1916, préface de Robert Mandrou, Paris, Fayard, 1977, 235 pages.

3. Analyse

– L’exil d’un homme attaché à sa terre, à la terre :

L’expérience de guerre de Victor est essentiellement celle de la captivité en Allemagne. A ce titre, ses lettres sont emplies de la souffrance liée à l’éloignement des siens, ainsi que des plaintes contre l’environnement dans lequel il est contraint de vivre. Il endure ainsi un climat rude (p. 47, 94) et des privations de nourriture. L’alimentation est, pour cet homme d’un terroir, davantage encore qu’un pesant souci quotidien : un symbole de son exil (« Epuis envoyé moi souvent des colis de pain avec quelques figues », demande-t-il ainsi le 28 février 1915). Le travail des champs lui manque également, aussi se réjouit-il lorsqu’il est affecté dans une ferme où il retrouve des occupations familières ainsi que certaines formes de civilités : « Je vous parlerai un peu de ma situation travaillant à la campagne je suis toujours dans la même maison on fait du bois on coupe du foin on soigne le bétail comme patrons c’est des gens très gentil je n’aurais pût tomber mieux que la tout en travaillant on un peu tranquil » (10 juin 1916). Nulle trace ici, par suite, de velléités tenaces de retourner au combat. Si Victor se morfond en captivité, il ne songe pas à échanger son sort contre celui du combattant. Ce qui transparaît constamment, c’est en fait la mélancolie de ne pas être chez lui : « enfin espérons que cela finira un jour cette année ou l’année prochaine que le bon Dieu mettras fin un jour à cette néfaste guerre qui fait trembler le ciel et la terre et qu’on pourras se réunir et se revoir car croyez mes chers que je languis beaucoup, je ne suis pas toujours content de penser qu’il y a bientôt 2 ans que je suis exilé de la maison sans savoir quand j’y rentrerais ou si j’aurais le bonheur d’y rentrer encore, enfin ayons bon espoir toujours. Mes chers parents tous les mois je vieillis d’un an ici, je ne vous en dis pas davantage » (10 juin 1916).

– Le malheur d’une guerre qui s’éternise :

On ne trouve que peu de traces d’un investissement patriotique dans l’événement de la part d’André François, tout comme de sa famille. La seule mention explicite par le témoin fait significativement référence au moment du départ, le 9 août 1914 : « d’un seul coup nous furent tous debout chaqu’un brouqua son sac et son fusil et nous dans un quart d’heures tous rassemblés dans la rue le cœur content d’aller défendre notre pays la France » (écrit postérieurement, en janvier 1915). Une seule autre lettre du recueil fait référence au devoir patriotique : il s’agit de celle envoyée par l’adjudant français prisonnier pour annoncer le décès à la famille…. L’ensemble des lettres échangées regorgent par contre d’appréciations hostiles au conflit en cours. L’oncle Auguste, négociant à Nice, tente ainsi de rasséréner son neveu par des mots sans emphase : « allons Victor bon courage et espérons que tôt ou tard cette maudite guerre aura une fin » (17 octobre 1915). On ne trouve pas de références à la victoire à tout prix, au sentiment national qui serait un impératif auquel il faudrait savoir se sacrifier ni, d’ailleurs, d’antigermanisme. Pour l’oncle Auguste, le travail de Victor à la ferme est une excellente chose, d’autant que son ardeur à la tâche ne peut manquer de lui valoir un bon traitement de la part des paysans bavarois qu’il doit aider : « j’espère que comme tu est un enfant brave et qui ne refuse en rien le travail le patrons de la ferme auront quelques égards pour toi » (4 août 1916). Bien sûr, la mauvaise qualité de la nourriture et les conditions de vie au camp font l’objet de plaintes, mais sans que cela soit rattaché à une quelconque nature mauvaise de l’ennemi.

En définitive, l’origine sociale du témoin, petit paysan catholique du sud de la France, écrivant dans une langue assez fruste, à la syntaxe imparfaite, est l’intérêt principal de ce corpus épistolaire. Il est en effet représentatif d’un très grand nombre de mobilisés de 1914-1918, les ruraux, proportionnellement très sous-représentés dans l’ensemble de l’écriture combattante. François André, avec son triste sort, rend de façon très juste cet amalgame de mélancolie, de résignation et de petits biais (famille, colis, espoirs…) pour surmonter le quotidien qui façonnent l’expérience de guerre des millions de mobilisés.

François Bouloc, sept. 2008

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Goudareau, Emile (1880-1961)

1. Le témoin

Né à Avignon le 4 juillet 1880 dans une famille de notables catholiques légitimistes. Son grand-oncle Albin Goudareau (1800-1889) avait correspondu avec Montalembert. Son père, Jules, était compositeur et critique musical. Emile fit son noviciat à Aix-en-Provence, puis poursuivit ses études en Angleterre pour devenir jésuite. Il fut ordonné prêtre à Hastings en 1913. A la mobilisation, il était brancardier au 58e RI d’Avignon. Il se blessa en février 1915 en allant ramasser des blessés (voir plus bas). En juillet, il passa mitrailleur au 111e RI, puis à nouveau au service de santé (voir plus bas), et fut fait prisonnier avec une partie du régiment près d’Avocourt, à l’ouest de Verdun, en mars 1916. Interné dans divers camps, dont celui de Darmstadt. Rapatrié en mars 1918, démobilisé en mars 1919. Après la guerre, il passa près de trente ans au Caire, notamment comme professeur de philosophie et de théologie au collège de la Sainte-Trinité. Il mourut à Bastia le 20 janvier 1961.

2. Le témoignage

La base du témoignage est constituée par les lettres adressées à sa famille ; elle est complétée par d’autres lettres adressées à des jésuites, conservées aux Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves. Son petit-neveu Jacques Félix les a éditées et commentées dans un mémoire de Master 2 soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en 2006 : Edition critique de la correspondance de la Grande Guerre d’Emile Goudareau s. j. à sa famille et à d’autres pères jésuites entre 1914 et 1917, tome 1 Mémoire et corpus, 183 p., tome 2 Annexes. La transcription des 60 lettres de guerre (du 19 septembre 1914 au 18 mars 1916) occupe les pages 35 à 82 du tome 1 ; celle des 33 lettres de prisonnier (du 10 avril 1916 au 5 septembre 1917), les pages 87 à 105. L’index des noms propres figure dans ce même tome 1, p. 177-178.

3. Analyse

– Une longue lettre, adressée à son frère Joseph le 17 novembre 1915, est riche d’enseignements divers. Il décrit d’abord ce qu’il appelle « le milieu » : « Il est médiocre : recrutement du Var ou de Corse. Beaucoup de Corses. Classes jeunes, très bruyantes, et qui ne valent pas comme rapports les bons pères de famille ardéchois de l’an dernier. Esprit religieux nul ou à peu près ; esprit de sacrifice à l’avenant. Poincaré est un bandit, et vivement la paix ! Car Poincaré, je ne sais pourquoi, est tenu pour l’auteur responsable de la guerre. Pour le reste, pas trop mauvais garçons. J’ai fait connaissance avec un avocat de Grenoble, très religieux, très bien élevé, et qui est venu à moi comme s’il me connaissait depuis longtemps. Il m’a introduit chez une famille de braves paysans du cru [à Montzéville, près de Verdun] qui m’ont dit et répété que j’étais chez moi chez eux, et que j’y pouvais venir écrire, me chauffer, causer, etc., prendre une tasse de café, car ils font comme tous les gens du pays le petit commerce. » Il décrit ensuite la tranchée, à l’aune d’une propriété familiale dans le Gard : « Imagine-toi une vraie petite ville, avec ruelles et maisons, et une ligne continue de remparts crénelés. Dans chaque créneau, un fusil. Suppose que le village souterrain soit bâti dans les marronniers de Trois-Fontaines. Les Boches sont à Bagatelle, Bagatelle étant ici une hauteur boisée. Seulement ils ont jeté en avant dans le plantier, en l’espèce dans le terrain herbeux en pente douce qui descend jusqu’à nous, un grand boyau perpendiculaire qui aboutit à une tranchée recourbée aux deux bouts. De sorte qu’à 100 m environ de mon blockhaus, sur ma droite, nos poilus sont nez à nez avec eux, à moins de 10 m : suppose que tu sois au mur des marronniers regardant vers Jonquières, et que les Boches soient au jardin de Pierre ou même plus près. » Il évoque ensuite les torpilles qui font beaucoup de bruit et de mauvaises blessures. « Mais dans ce dédale de boyaux et d’abris, c’est assez difficile de toucher, et il ne peut y avoir de mal sérieux qu’avec un bombardement prolongé. » « La majeure partie du temps se passe en corvées », ajoute-t-il.

– En effet, une grande partie de la correspondance évoque les divers travaux : transport de matériaux, construction et réparation des boyaux et des abris, corvées de soupe… « La guerre que l’on fait ici n’est plus qu’un service de caserne, à 2 ou 300 m de l’ennemi, avec de temps en temps quelques épisodes sanglants, et chaque jour quelques petits risques. Ce qui absorbe le temps et les forces, ce sont les corvées, les revues, les appels, au cantonnement des exercices avec maniement d’armes et pas de gymnastique. » Décembre 1915 : « Nous menons en ce moment une vie éreintante, et qui nous laisse à peine le soir une heure ou deux. Les pluies effrayantes qui tombent depuis six jours ont bouleversé et à demi détruit le travail de six mois : les abris s’effondrent, les boyaux sont remplis d’eau et de boue, les tranchées s’éboulent. Il faut réparer tout cela et nos réparations s’effritent sous la pluie de la journée. Nous en avons pour longtemps. On fait main basse sur tout homme disponible. De sorte que mon nouveau travail est un travail de terrassier. Nous nous levons à 4 h, nous partons à 5 h et nous ne revenons le soir que vers 6 h. Sauf le temps de dîner, tout le reste du temps se passe la pelle à la main. Ces jours-ci, j’ai vraiment passé les jours les plus durs que j’ai encore eus. Pluie torrentielle ininterrompue ; nous étions dans des fossés, les pieds dans l’eau, avec une terre à creuser argileuse et visqueuse qui collait à la pelle ; pour qui ne regarderait que l’extérieur des choses, c’est un bagne, il n’y manque pas même l’accompagnement obligé du blasphème à jet continu. A certains moments, la détresse morale est grande. Si la pensée de Dieu pour qui on souffre, et qui nous en tiendra compte, n’était pas loin on se laisserait aller au découragement. Mais heureusement il est là, et on tiendra bien le temps qu’il faudra avec son aide. »

– En fait, il avait connu pareils travaux et pareille lassitude dans son premier régiment, ainsi que le montre la lettre du 3 janvier 1915 adressée à son frère Albin : « Depuis quelques jours nous avons pluie continuelle ; nous pataugeons avec résignation dans une boue liquide : nos souliers sont durs comme du fer, et nos chaussettes toujours mouillées. Quand cela finira-t-il ? » Albin étant mobilisé malgré une santé fragile, Emile lui souhaite de trouver une place dans un bureau, évoquant même l’éventualité d’un piston par un homme influent de la famille (1er septembre 1915). Lui-même, car « on a besoin ici de se remonter le moral », a recours à ce qu’il nomme « belle littérature », les journaux, avec notamment « les articles de Barrès, Bazin et autres du même genre ». C’était le 3 janvier 1915 ; les deux auteurs cités appartiennent à la même ligne de pensée que celle de la tradition familiale ; on ne sait pas si Emile Goudareau a évolué sur ce point. La lettre du 12 janvier 1916 (voir plus bas) laisse apercevoir un certain éloignement des positions de la « belle littérature ».

– De l’hôpital d’Agen, le 21 mars 1915, à un autre père jésuite, à propos de sa blessure : « Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui juste un mois, je me suis troué la moins noble partie de ma personne à une baïonnette en rampant sur le terrain pour ramasser des blessés. Blessure inélégante. On m’a donné la médaille militaire pour ça. Je suis ainsi entre deux excès d’ignominie et d’honneur. Je souffre beaucoup ; il s’est formé une série d’abcès qu’on a largement ouverts, et on a placé un drain dans la plaie. Voilà un mois que cela dure. Je ne sais guère souffrir en douceur, et j’ai bien besoin de vos prières. »

– On a remarqué l’importance des allusions à Dieu, aux prières. Emile Goudareau est un prêtre sur le front ; il pense et il agit comme tel. Il relate des conversations avec des protestants, avec des incroyants. Un de ceux-ci, sous-lieutenant, sort bravement de la tranchée au moment de l’attaque : « Je lui avais promis d’aller le chercher dès qu’il tomberait. J’y allai, en effet, en rampant ; je me couchai près de lui, espérant qu’à ce moment-là la confession ne serait pas refusée. Mais il était déjà si certainement mort que je ne pus même essayer l’absolution sous condition. Je vous assure qu’en ramenant son corps j’avais envie de pleurer. Cet incroyant avait été magnifique. L’était-il bien, il est vrai, incroyant ? Et que s’est-il passé entre Dieu et lui à ces derniers moments ? » (lettre au père Dauchez, 24 avril 1915). Emile Goudareau confesse les croyants avant l’attaque. Il dit la messe, regrettant que l’assistance comprenne plus d’officiers que d’hommes de troupe (19 octobre 1915). Un paragraphe d’une lettre à son père, le 29 novembre 1915, contient une intéressante remarque sur l’autorité que donne à la parole du prêtre sa proximité du danger : « Je suis retombé dans le service de santé ; voilà pour répondre à Albin qui m’écrivait : « Un prêtre mitrailleur, quel renversement des choses ! » Il faut croire que la providence a été de son avis, car cette nomination de brancardier m’est arrivée sans la moindre démarche de ma part, uniquement sur le désir de l’aumônier divisionnaire qui est allé demander pour moi un peu de temps afin que je puisse m’occuper un peu plus activement du service de la chapelle. On lui a répondu par cette nomination. Je ne pouvais pas refuser ; c’eût été être vraiment dans l’erreur que de vouloir faire le soldat alors qu’on nous demandait de rester dans le rôle que l’Eglise désire pour nous, et qui est de faire le prêtre auprès des soldats. Pourtant, je regrette la vie plus dangereuse du blockhaus qui me donnait le droit de parler avec plus d’autorité aux poilus, mes auditeurs du soir dans mon grenier. »

– Une évolution ? Peut-être apparait-elle dans cet extrait de la lettre du 12 janvier 1916 à son père : « Vous me dites que Paul avait à Avignon la nostalgie du front. C’est qu’il est un peu de ceux que la guerre a campés et établis dans la vie, avec ordonnance, solde, et sport de grand seigneur [l’aviation]. Pour le pauvre diable qui fait métier de corvéable, et bien souvent de domestique, la guerre apparaît de plus en plus ce qu’elle est en réalité, le fléau des fléaux. Peut-être ne se doute-t-on pas assez de la jalousie et de la haine qui s’accumule dans le cœur du plus grand nombre, et Dieu veuille qu’après la guerre il n’y ait pas à se régler de terribles comptes. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Martin, Albert (1866-1948)

1. Le témoin

Albert Martin, qui avait des grands-parents originaires de Beaurieux (Aisne), était chirurgien à Rouen lors de la déclaration de guerre. A 48 ans, il fut d’abord mobilisé à l’Hôtel Dieu de cette ville, avant de devenir le médecin chef de l’ambulance 9/3, détachée auprès du 1er CA. Il eut comme adjoint Georges Duhamel qui, dans ses livres, fit passer les choses vues à l’ambulance « au miroir de l’art ». Albert Martin quitta l’Avant en avril 1917. Il fut ensuite, en Normandie, un chirurgien actif, créateur de la clinique Saint-Hilaire à Rouen, et un agriculteur moderne, président de diverses institutions.

2. Le témoignage

Pendant la guerre, il écrivait régulièrement à sa femme. Cette correspondance constitue la base du livre Un énergique et enthousiaste ‘Homme de cœur’ rouennais : Albert Martin (1866-1948). Souvenirs d’un chirurgien de la Grande Guerre, présentés par le Docteur Pierre-Albert Martin [son petit-fils], avec une préface de Mme le Professeur Arlette Lafay, et une postface de M. Le Professeur Bernard Tardif, Luneray, Editions Bertout, « La mémoire normande », 1996, 239 p., illustrations. La correspondance originale y occupe les p. 19 à 168, suivie d’un « Rapport d’Albert Martin sur le fonctionnement intensif de l’ambulance 9/3 sous Verdun », p. 201-230. Quelques documents, parmi lesquels des lettres de ou à Georges Duhamel, complètent l’ouvrage.

3. Analyse

– S’il y eut des médecins culpabilisés de ne pas participer aux combats, et d’autres « accrochés à l’arrière », beaucoup, comme Albert Martin [et Prosper Viguier, voir cette notice] étaient fiers de servir comme médecins, malgré le sentiment d’impuissance devant les problèmes insolubles. Albert Martin savait qu’il devait effectuer une « chirurgie de guerre brutale », « ingrate, décevante et pénible » (p. 92). Au début de la guerre, il en rendait responsable « l’ignoble Kaiser », pour qui il se sentait pris d’une « haine féroce », ainsi que pour « la majorité de la race allemande qui le suit, qui s’imagine être d’essence supérieure, faite pour dominer et domestiquer le reste du monde » (p. 53). Quoi qu’il en soit, les Allemands seront soignés comme les Français. L’un d’eux, Théodore, s’est fait des amis français à l’ambulance, anciens ennemis qu’il appelle « Camarades » et qui le considèrent comme tel (p. 146). Il rend tellement de services que, quoique guéri, le médecin chef tient à le garder.

– Les rythmes du travail sont très irréguliers. « Ou bien c’est le désœuvrement ou bien c’est le surmenage ! Il n’y a pas de milieu ; il est de fait qu’il ne peut guère en être différemment. C’est la même chose pour le combattant » (p. 109). Dans les phases de surmenage : « Ce qui est terriblement pénible c’est l’esprit de décision qu’il faut toujours tenir en éveil ; sacrifier un membre, souvent deux, quelquefois trois pour sauver une existence, c’est une situation qui rend soucieux ceux à qui en incombe le devoir » (p. 167).

– La phase la plus difficile fut celle de Verdun, du 28 février au 8 avril 1916. En trois semaines, l’ambulance pratiqua plus de mille opérations graves. Le rapport sur Verdun donne des précisions sur les armes ayant causé les blessures (sur 1045 blessés, 1004 par éclats d’obus et 41 par balles), sur les types d’opérations, la mortalité, l’importance du travail en équipe et de la qualité des installations [comme Prosper Viguier, Albert Martin a un sens poussé de l’organisation]. Il montre comment le casque limite les dégâts, comment il faudrait réduire le temps de transfert des blessés vers les ambulances. Il critique les modes et la recherche du sensationnel en installant des postes chirurgicaux dans les lignes ou en cherchant la guérison extraordinaire. Il indique aussi le temps nécessaire pour creuser les tombes et confectionner les cercueils (p. 225).

– Diverses remarques :

. Une accalmie sur le front : « On croirait vraiment que, par une sorte de convention tacite, les artilleurs se taisent. Ils semblent dire : si tu ne tires pas, je ne tirerai pas non plus » (p. 62).

. Un suspect de mutilation volontaire passant en conseil de guerre (p. 70). On n’a pas de certitude ; il ne faut pas risquer de faire condamner un innocent.

. Un blessé français survivant après avoir été attaqué par surprise, au couteau, par trois Allemands. Lardé sur tout le corps, il n’est pas mort (p. 74).

. L’ordre de mettre à l’abri à l’ambulance les pères de famille nombreuse (p. 120). Mais il reste beaucoup de curés : 8, le 1er septembre 1916 ; 11, le 27 novembre. « Je trouve, écrit Albert Martin, que onze curés sur trente-huit hommes, c’est tout de même exagéré » (p. 138).

. Sur la fin, le chirurgien se montre sensible à l’existence du bourrage de crâne, côté allemand par La Gazette des Ardennes (p. 144), côté français par Le Petit Parisien, par exemple (p. 143).

. En janvier 1917, sept à huit blessés sur dix sont cultivateurs (p. 147).

. Quelques jours plus tard (p. 149), il note que dire qu’il faut se battre jusqu’au bout pour que la génération suivante ne connaisse pas la guerre, « c’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et pour tenir ».

Rémy Cazals, juillet 2008

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Lamothe, Louis (1887-1962) et Dalis

1. Le témoin

Né le 10 février 1887 à Mayrinhac-Lentour (Lot) dans une famille d’agriculteurs. Titulaire du certificat d’études. Catholique pratiquant par habitude, il épouse une femme pieuse, Dalis, le 21 novembre 1911. Le couple exploite avec les parents de Louis la ferme familiale de 25 ha au hameau de Sarrouil, commune de Loubressac, dans la partie Nord du département du Lot. Un enfant, né en 1912, mort en 1920. Deux autres enfants après la guerre.

Mobilisé le 2 août au 339e RI. A Gap, du 9 au 19 août ; en Lorraine, d’août 1914 à septembre 1915 ; en Champagne d’octobre 1915 à avril 1916 ; secteur de Verdun d’avril à août 1916 ; en Lorraine, de septembre 1916 à octobre 1917 ; en Italie, d’octobre 1917 à avril 1918 ; puis dans la Somme.

2. Le témoignage

Le corpus comprend 159 lettres de Louis à Dalis, 11 lettres de Dalis à Louis, et un petit carnet de 82 pages intitulé « Mes mémoires sur la guerre de 1914-1919 », écrit visiblement d’après des notes quotidiennes souvent reproduites telles quelles, mais qui s’arrête brusquement au 1er juillet 1915. Une arrière-petite-fille du couple, Edith Montil, a retrouvé les documents et les a utilisés pour un mémoire de maîtrise soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en septembre 2003 : De la ferme du Causse aux tranchées de la Grande Guerre : itinéraires d’un couple de paysans quercynois, Dalis et Louis Lamothe, 233 p. + Annexes. Un deuxième tome de 110 pages contient la retranscription intégrale des lettres et du carnet. Le premier tome contient des index correspondant aux lettres et au carnet : index thématique (p. 225-230) ; index des noms de lieux (p. 231-233). Egalement les photos de Louis et de Dalis.

3. Analyse

Quelques thèmes relevés dans la correspondance :

– Dès le départ, c’est le paysan qui parle (19 septembre 1914) : « Enfin, vous devez être bien gênés de mon absence, mais faites ce que vous pourrez et le reste attendra. Vous n’êtes pas les seuls car il doit manquer beaucoup d’hommes au pays. »

– Très vite, il est marqué par les pertes énormes. 19 septembre 1914 : « la plus grande partie des classes rentrées après nous [sont] allées remplacer les morts et les blessés de l’active ». 30 juin 1915 : « Tu me dis que le fils de Vernay et le fils de la couturière se sont engagés à partir de suite dans l’artillerie. Ils ont peut-être eu raison, quelqu’un leur a bien conseillé, l’artillerie est bien moins au danger que l’infanterie. » 1er septembre 1915 : « C’est bien malheureux, je pense que si ça dure tout le monde y restera. […] J’ai vu beaucoup de morts à mon régiment et presque tous étaient mariés et pères de famille. C’est terrible de voir des choses pareilles et que rien ne puisse arrêter cette boucherie. » 22 septembre : « Tu me demandes ce que je pense de cette guerre, je te dirai que je n’y connais pas grand-chose. Les Russes reculent toujours, et nous, nous sommes toujours à la même place depuis un an. Ce n’est pas sans doute par les armes qu’elle se terminera. Il s’agirait de savoir quel est celui qui tiendra le plus longtemps question d’argent, de vivres et de munitions. On ne peut guère se reporter sur les journaux car ils ne disent guère que des mensonges. »

– Dès le 25 septembre 1915, on trouve dans une lettre de Louis ce thème présent dans quelques autres témoignages : « Je comprends bien que vous n’avez pas beaucoup de grains, mais pourvu que vous en ayez presque pour vous suffire c’est le principal. Je voudrais bien que personne n’en ait que pour eux, la guerre finirait peut-être plus tôt. » Il y revient le 6 février 1916 : « Je vois bien que vous n’avez pas de goût au travail et vous avez bien un peu raison. Je voudrais que personne ne travaille que pour vivre que pour eux, et comme ça la misère viendrait peut-être dans les villes, ce qui contribuerait à accentuer la fin de la guerre. » Et le 18 septembre 1916, comme une obsession : « Je vois que les oies se vendent un bon prix. Mais ce n’est pas encore assez : il faudrait que ce soit hors de prix, que personne ne puisse rien acheter. La guerre finirait peut-être plus tôt. »

– La guerre a ses rythmes. Bombardements et attaques font de nombreuses victimes. Mais, écrit Louis le 27 août 1915 alors qu’il est au repos, « nous avons des moments qu’on ne se dirait pas à la guerre ». En ligne aussi, parfois : « Les Boches nous laissent tranquilles, et nous aussi » (17 mars 1916).

– La nourriture envoyée du « pays » est toujours la bienvenue. « Ici, écrit Louis le 19 octobre 1916, on peut bien se procurer de quoi manger mais à des prix exorbitants. Je préfère que tu m’envoies des colis de temps en temps, surtout du jambon. Si tu trouvais du saucisson, je le recevrais avec plaisir, c’est les deux choses que j’aime le plus. Pour le vin, nous le payons ici vingt sous le litre, mais aujourd’hui il est venu une coopérative militaire qui nous donne le vin à seize sous. J’en ai profité pour en prendre cinq litres pour moi. » 8 novembre 1916 : « Je t’avais annoncé que hier nous passions une revue de Président de la République. La revue n’a pas eu lieu, le Président n’est pas passé chez nous et nous avons bien fait sans lui. Tu me dis que dans le pays on ne voit pas de figures fraîches, que tout le monde est dans la tristesse, je le crois bien. Pour le front, ici, ce n’est pas tout à fait pareil, les gens sont assez joyeux. Il y en a beaucoup qui gagnent de l’argent en faisant du commerce, les femmes lavent le linge pour les soldats, tout cela leur fait de l’argent. » 23 mars 1917 : « Les riches doivent la trouver mauvaise de manger le pain national car il paraît que dans les villes il n’est pas beau, enfin ça leur apprendrait à vivre puisqu’ils sont si patriotes. Tu me parlais aussi hier que tu avais appris que la révolution était en Russie, c’est bien vrai, le tsar a été obligé d’abandonner le trône mais le nouveau gouvernement est aussi pour la guerre à outrance, ce n’est pas ce qui va lui faire finir. »

Les mémoires en disent davantage sur le plan des descriptions et on peut mieux suivre la chronologie de la guerre, jusqu’en juillet 1915 :

– Serrement de cœur à l’annonce de la mobilisation, heure angoissante du départ, mais « je pars tout de même sans verser trop de larmes, car ce n’est pas le moment de pleurer ce qui n’aurait fait qu’augmenter la douleur de ceux avec qui vous devez vous séparer ».

– Creusement des premières tranchées pour se mettre à l’abri de la mitraille dès le 23 août 1914.

– Les horreurs du champ de bataille, un officier allemand décapité par les éclats d’obus, les plaintes des blessés que l’on ne peut aller ramasser, l’enterrement de toutes les victimes de l’imbécillité humaine (11 septembre 1914).

– Vie de rapine, pillage, pour se venger d’une région infestée de traîtres et d’espions.

– L’attaque du 13 décembre 1914. Les survivants de la compagnie arrivent à la tranchée ennemie, mais le champ reste couvert de morts et de blessés. « Scènes poignantes que je n’oserai décrire ici ». L’ennemi préparant une contre-attaque, il faut abandonner le terrain gagné. La pluie s’en mêle, « aussi c’était presque difficile de reconnaître si nous étions des hommes ou de la boue qui marchait ».

4. Autres informations

MONTIL Edith, « Lettres et mémoires d’un couple de paysans quercynois sur la Grande Guerre », dans Quercy Recherche, la revue du patrimoine du Lot, n° 116, avril-juin 2004, p. 49-56.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Piquemal, Marius (1894-1915)

1. Le témoin

Marius Clément Piquemal est né le 11 mars 1894 à Serres, canton de Foix (Ariège) dans une famille d’agriculteurs. Entré à l’Ecole normale d’instituteurs de Foix, il en sort pour faire ses classes au 14e RI, puis il passe au 106e bataillon de chasseurs à pied, section de mitrailleuses. Il est caporal, chef de pièce. Il arrive sur le front en mai 1915. Il est tué le 29 juillet dans les Vosges, à Linekopf. Il avait obtenu depuis peu le grade de sergent.

2. Le témoignage

Il s’agit d’abord de deux petits carnets de format 14×8,5 et 12×8,5 portant en sous-titre : « Ce que je voudrais redire et raconter ». Les dernières lignes sont du 28 juillet 1915, veille de sa mort. La famille a également récupéré et conservé quelques lettres de lui-même, ou à lui adressées par sa fiancée Marie et par quelques amis. Louis Claeys en a donné de larges extraits, placés dans l’ordre chronologique, dans le Bulletin de la Société ariégeoise des Sciences, Lettres et Arts, 1996, p. 21-65, avec un portrait de Marius Piquemal (quelques rares problèmes de transcription).

3. Analyse

– Le corpus s’ouvre sur une intéressante lettre du 5 janvier 1915 de son ami Jean Maury, déjà sur le front au 14e RI : « Il faut que j’abandonne papier et crayon pour former la carapace car les Boches nous arrosent d’une pluie de bombes et d’obus qui nous éclatent tout autour… La grande rafale passée, je me remets à l’écriture. Quelques obus tombent encore à droite et à gauche mais maintenant l’on est habitués et l’on ne se dérange pas pour si peu. […] Figure-toi ma position dans un coin de tranchée, au-dessus de ma tête les créneaux dans lesquels sont placés les fusils. Ma tenue, je ne puis te la décrire, pleine de boue jusque sur la tête, un passe-montagne me couvre la tête et le cou, ta lettre que je suis en train d’écrire tenue de la main gauche et appuyée sur le genou droit, le crayon à la main, et tout un tas de fourbi à droite et à gauche, c’est rigolo à voir. » A ce moment, Marius Piquemal est encore en train de faire ses classes dans la région toulousaine.

– En avril, il passe quelques jours au camp d’Avord (Cher) où « tout est boue ». Il semble avoir déjà compris que prendre du galon comporterait des risques, et que tout séjour loin du front est bon à prendre : « Mon amour-propre sait se taire devant une gâche indiscutable. »

– Il décrit les paysages traversés pour aller vers le front, les campagnes, les usines de la région du Creusot ; il signale les rivières qu’il ne connaissait jusque là que par ses croquis de géographie. Il envoie des cartes postales à ses professeurs afin qu’ils les utilisent dans leur enseignement. Il lit des ouvrages sérieux, la plume à la main pour prendre des notes. Mais parfois il s’abrutit de bière et de parties de manille. Une grande part du témoignage évoque des marches, souvent sous la pluie, la vie au cantonnement, les concerts militaires. Il voit des coins merveilleux et souhaite pouvoir y revenir après la guerre avec sa fiancée.

– En Lorraine, le 20 avril 1915 (p. 30), le curé de Sion dans son sermon « fait naître le courage dans les cœurs en criant la haine des Boches ». Le lendemain, même thème dans la causerie d’un lieutenant : « Il nous a aussi inculqué la haine du Boche et l’idée d’une lutte terrible et cruelle d’extermination des Barbares. » Et quelques jours plus tard : « Je lis de temps en temps les journaux et je réfléchis. La confiance en notre force me gagne de plus en plus. » Autre argument : « Puisque l’on nous retient ainsi durant des semaines loin du front, c’est que l’on n’a pas besoin de nous. » Ce qui lui convient parfaitement. Il remarque que, s’il s’était porté volontaire pour les Dardanelles comme il en avait eu l’intention, il serait à présent (30 avril) sous les canons turcs : « J’ai été infiniment bien servi par les circonstances en venant à ce bataillon de chasseurs, retardant ainsi l’heure de la lutte. »

– Pourtant les chasseurs ont un esprit particulier. Un lieutenant qui n’aime pas les fantassins lui cause quelques ennuis (p. 34). Il y a aussi une différence avec les Alpins. Ceux-ci, dit-on, ne font jamais de prisonniers, ils tuent tous les Boches. Résultat, ces derniers résistent jusqu’au bout. Tandis que l’infanterie fait quantité de prisonniers. Alors on envoie des régiments d’infanterie remplacer les Alpins (p. 50)…

– Première relève aux tranchées le 19 mai 1915. Nuit tumultueuse dont il essaie de rendre les bruits (p. 39).

– Le 25 mai, son sac a disparu, avec tout ce qu’il contenait des envois de ses parents, « ce sac minutieusement rempli, ce sac enfin qui m’apportait un peu de confortable en campagne ».

– Le 11 juin, un de ses amis, Léonard Mandrou, du 14e RI, lui écrit qu’il est heureux de voir que Marius n’a pas été trop émotionné par les premières visites au front, et il ajoute : « les gens de la Barguillère, ça tremblote pas aux premiers coups de canon. On est du granit ou on ne l’est pas ! » Mais le 5 juillet, Marius avoue sur son carnet : « Toute la matinée a été remplie de réflexions au sujet de ma frousse. Pour la première fois j’ai eu la frousse et j’ai été en colère contre moi et je le suis encore. J’ai eu la frousse pour une bombe d’aéro qui a éclaté à plus de 400 m. » Peur provoquée par la surprise ? « C’est plus effrayant que l’obus car au bruit d’ébranlement de l’air s’ajoute le frou-frou d’une sorte de flamme qui descendrait des nues. »

– Le 19 juillet, préparatifs d’attaque, secteur du Linge dans les Vosges. Elle a lieu le 22. Ce sont des visions épouvantables : « Des corps coupés en deux, des viandes sanguinolentes, un foie hors d’un corps, des cadavres. Horreur ! Horreur ! Le blessé avec la mâchoire emportée se fraie un passage et laisse l’empreinte de sa main teinte de sang sur tous les chasseurs qu’il dépasse… » Marius est complètement démoralisé. Une bonne nuit de sommeil et deux journées calmes rétablissent le moral, mais il faut y revenir. Le souhait de la fine blessure, qui était déjà apparu dans diverses lettres de sa fiancée et de ses copains, est cette fois clairement affiché : « Ah ! je voudrais que bientôt on nous relève, que bientôt on soit en route pour des pays plus hospitaliers. Je voudrais, oh ! je voudrais une blessure heureuse qui me ferait quitter ce sol… » Le jour précédant sa mort, il compare les combattants à des « mannequins vivants, moins heureux que les jouets enfantins qui eux n’ont pas le malheur de souffrir ». Il faut marcher cependant, sous la pluie, s’enfonçant dans la boue, marchant sur des cadavres. « Guerre bête, guerre stupide, guerre de fous, finiras-tu ? finiras-tu ? »

4. Autres informations

Site Mémoire des Hommes.

Rémy Cazals, juillet 2008

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Alain (Emile-Auguste Chartier) (1868-1951)

1. Le témoin

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Emile-Auguste Chartier dit Alain est né à Mortagne-au-Perche le 3 mars 1868. Philosophe, journaliste et professeur de français, il publie dès 1903 plusieurs milliers de chroniques sous le nom d’Alain et est connu comme pacifiste avant guerre. A la déclaration des hostilités, bien que non mobilisable, il s’engage dans l’artillerie et est affecté au 3e régiment d’artillerie lourde. Gravement blessé au pied à Verdun le 23 mai 1916, il fait un court séjour aux services météorologiques de l’armée, sera démobilisé en 1917, restera estropié et reprendra sa carrière de professeur. Son nom reste attaché au pacifisme et à l’antifascisme. Il décède au Vésinet le 2 juin 1951 et est enterré au cimetière du Père Lachaise.

2. Le témoignage

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Emile-Auguste Chartier dit Alain, Souvenirs de guerre. Paris, Hartmann, 1937, 246 pages, non illustré, portrait en frontispice.

Alain écrit ses souvenirs en 1931 et précise en faire « quelques ajustements, mais sans rien changer à cette couleur des opinions » (page 243) en mai 1933. Ces souvenirs présentés d’une manière vaguement chronologique comportent peu de dates et quelques lieux seulement pourront aider à suivre le narrateur dans ses trois années de périple. On trouve néanmoins dans l’ouvrage quelques tableaux assez bien descriptifs de ces lieux occupés par Alain et de nombreux détails techniques, restant superficiels toutefois. La période couverte s’étale d’octobre 1914 à octobre 1917.

3. Analyse

Alain a 46 ans lorsqu’il s’engage comme volontaire au 3e RAL en octobre 1914 et rejoint avec sa batterie le village de Beaumont, entre Toul et Saint-Mihiel. Dès lors, l’écrivain-philosophe-soldat relate les épisodes marquants qui lui reviennent à l’esprit et qui vont lui donner le prétexte à une réflexion profonde et débridée sur la guerre et les impressions qu’elle lui inspire. Employé dans plusieurs postes, rarement très loin des combats, Alain, simple brigadier malgré ses lettres et son cursus, va parcourir la guerre jusqu’en octobre 1917 et observer, parfois commander mais surtout réfléchir à sa condition et à celle des hommes qu’il côtoie. Il donne libre court à son esprit critique et juge tant le détail que la nature humaine avec un soupçon de révolutionnarisme. Il parle aussi objectivement de la technique, de ses métiers et des lieux qu’il parcourt, ceci sans soucis de continuité ou de lien, laissant courir sa plume au gré de ses souvenirs. On sent toutefois présente dans la fin du récit une certaine lassitude de la guerre et c’est sans regret que l’auteur quitte le front en octobre 1917.

L’attrait de ces souvenirs réside tant par la richesse des impressions qu’ils contiennent que par l’origine de leur auteur. Alain, philosophe-soldat nous fait plonger dans le minuscule univers de son champ de vision et fait surgir quelques réflexions sur le monde qu’il nous présente de manière débridée. Ainsi, par delà le simple récit d’un combattant de l’immédiat arrière front se trouvent illustrés un état d’esprit et une vision fort justes de personnages divers, décrits au gré des rencontres. Philosophe soldat, la guerre semble un laboratoire de l’âme humaine qu’Alain analyse en temps réel. Un ouvrage donc riche de sentiments (lire ses impressions en montant à Verdun, page 198 ou ses sentiments de permissionnaire après 17 mois de front, page 154), de réflexions logiques ou philosophiques d’une portée très abordable  – parfois même naïve (Alain se demande (à Souain) si la viande d’un cheval blanc est comestible, comme le dit la rumeur, page 115) – avec également de nombreux détails techniques utiles sur l’artillerie ou des tableaux simplement décrits (tels les jeunes conscrits qu’il dépeint comme : « Cette jeunesse avait quelque chose de vieux » page 168). Quelques thèmes récurrents sont abordés tels l’espionnite (pages 62 et 64). Il évoque également Norton Cru (page 21), parle de la gnôle, « l’eau des braves » (page 147) (voir aussi sur l’alcool, remède de troupe pour le vaccin contre la typhoïde : « boire à mort et dormir 24 heures » page 179), et l’on retient sa citation « Le front commence au dernier gendarme » (page 43).

4. Autres informations

Rapprochements bibliographiques – bibliographie de et sur l’auteur

Alain (Chartier Emile) Souvenirs de guerre. Paris, Hartmann, 1937, 246 pages.

Alain (Chartier Emile) Mars ou la guerre jugée. Paris, Gallimard, 1921, 258 pages.

Alain (Chartier Emile) Correspondance avec Elie et Florence Halevy. Paris, Gallimard, 1958.

Alain (Chartier Emile) Suite à Mars. Convulsions de la force. Paris, Gallimard.

Alain (Chartier Emile) Propos d’un Normand. Tome V : 1906-1914. Paris, N.R.F., 1960, 312 pages.

Alain (Chartier Emile) Méditation pour les non-combattants. 21 propos d’Alain (1907-1914). Paris, 1914, 32 pages.

Alain (Chartier Emile) Le Citoyen contre les Pouvoirs. Paris, Simon Kra, 1926.

Alain (Chartier Emile) De quelques-unes des causes réelles de la guerre entre nations civilisées. Paris, Foulatier et Bourgne, 1988.

Gontier Georges Alain à la guerre. Paris, Mercure de France, 1963, 179 pages

Vollerin Alain Alain et Tresch. 1914-1918. Un philosophe, un peintre dans les tranchées. Une rencontre improbable. Paris, Mémoire des Arts, 2005, 95 pages.

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Alain, Lettres aux deux amies, Paris, Les Belles Lettres, 2014, 681 p. Les deux amies sont Marie-Monique Morre-Lambelin et Marie Salomon, largement citées par ailleurs dans Marie-Louise et Jules Puech, Saleté de guerre ! correspondance 1915-1916 présentée par Rémy Cazals, Ampelos, 2015.

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