Maginot, André (1877- 1932)

1.   Le témoin

André Maginot est né à Paris le 17 février 1877. Fils d’Auguste, notaire parisien issu d’une vieille lignée de paysans meusiens. La famille passe régulièrement les congés scolaires en Lorraine, à Revigny (Meuse).  Après des études secondaires au lycée Condorcet (Paris) où il passe son baccalauréat, il fait de brillantes études supérieurs à l’École des Sciences Politiques et l’École de Droit. Docteur en Droit.

Il effectue un service militaire d’un an au 94e d’infanterie à Bar-le-Duc ayant obtenu une dispense de fils aîné de veuve. Admis au Conseil d’État, il devient rapidement chef-adjoint du Gouverneur Général de l’Algérie Célestin Jonnart. En 1905, André Maginot épouse Marie Dargent issue d’une vielle famille bourgeoise de Revigny. Après avoir mis au monde deux enfants, celle-ci meurt en couches le 12 décembre 1909. (Maginot perd son fils âgé de 20 ans, atteint par la grippe).

Conseiller général de Revigny, puis député de la Meuse en 1910. Inscrit à la Gauche démocratique, il fut élu secrétaire de la Chambre en 1912 et le resta jusqu’en 1913. Avec l’arrivée de Poincaré à la présidence de la République, Maginot s’engage très activement dans la défense de l’adoption de la Loi de trois ans. Il devient sous-secrétaire d’État à la Guerre (9 décembre 1913- 9 juin 1914).

Dès le 1er août 1914, il quitte Paris en compagnie du député Frédéric Chevillon, lorrain comme lui, et rejoint son régiment, le 44e Territorial, à Verdun. À cause du manque d’effectifs, et bien qu’appartenant à la Territoriale, dès le 11 août, Chevillon et Maginot montent en ligne.

Le 28 août, après avoir mené ensemble une patrouille téméraire, les deux députés sont nommés caporaux. Le 2 septembre, il écrit : « Hier j’ai fait du bon travail, je me suis avancé avec ma patrouille à 4 kilomètres d’Etain. Dans le village de Gincray, je suis tombé sur huit hussards de la mort, cinq ont été tués. J’en ai tué deux, dont le chef, auquel j’ai pris son sabre. » (Cf. Pierre Belperron, André Maginot, Paris, Plon, 1940, p. 30). Il est nommé sergent et cité à l’ordre de la division.

Grièvement blessé au cours d’une patrouille le 9 novembre. Après un long séjour à l’hôpital, il retourne à la Chambre. Le 11 janvier 1917, il est élu président de la Commission de l’armée. Le 19 mars, il entre comme ministre des Colonies dans le Cabinet Ribot et commence alors une brillante carrière ministérielle.

2. Le témoignage

Les Carnets de patrouille d’André Maginot ont été préparés par sa sœur, Mme R. Joseph-Maginot ; dans l’avant-propos, celle-ci présente « ce simple récit » comme des « notes jetées à la hâte, en ses brefs instants de liberté, sur de simples feuilles de papier à lettres ou de cahiers d’écolier » que l’auteur « n’a pas eu le temps de […] revoir. La mort est venue le surprendre avant qu’il les ait mises au point. Il y tenait beaucoup. Je les livre telles que je les ai trouvées sans y changer un mot »… Pour autant, contrairement à ce que peut laisser penser le titre donné à la publication de ce témoignage publié à Paris, chez Grasset en 1940 (181 pages), ces « carnets » s’apparentent davantage à des souvenirs recomposés par le député. En témoigne immédiatement cette phrase qui conclut l’évocation de l’ambiance du départ le 1er août : « Noble et courageux peuple de France, toujours prêt aux plus sublimes sacrifices, comme j’ai senti battre ton âme sur ce quai de gare et que de fois, par la suite, le souvenir que j’en ai gardé m’a aidé à traverser les rudes moments ! » (p. 12, mais seconde page du récit). Voir aussi p. 23, au chapitre II, « Verdun. 2 août 1914 » ; après avoir passé la nuit chez lui à Revigny, Maginot prend le train pour Verdun ; il écrit alors : « Je revois, en cours de route, tous ces jolis villages qui s’étagent de la vallée de l’Ornain à celle de l’Aire et sur lesquels, avant un mois, les hordes allemandes plus féroces cent fois que les bandes de Gustave-Adolphe…. » ; ces deux remarques, qui sont suivies par une multitude d’autres réparties tout au long du récit, suffisent à démontrer que ces « carnets » ont été composés après l’automne 1914. D’ailleurs, le dernier chapitre relate la « dernière patrouille » au cours de laquelle le député a été grièvement blessé, le 9 novembre 1914. Peut-on dater plus précisément la rédaction de ce récit ? Le ton et l’expression vigoureusement agressives peuvent indiquer une composition effectuée durant les années de guerre. Dans le chapitre VIII, Maginot fait une allusion au « brave et regretté Driant » (p. 135) ; nous savons que Driant est tombé au Bois des Caures (Verdun) le 22 février 1916… En tout état de cause, Jean Norton Cru aurait noté le faible nombre de dates précisées dans ce récit présenté comme des « carnets » : 1er, 2, 22, 26 août, 1er septembre, 12 octobre 1914,  « premiers jours de novembre » (p. 145), 9 novembre 1914 (p. 155).

1940. La date de publication est intéressante. Le livre paraît en effet en pleine « drôle de guerre » durant laquelle la foi en la capacité de la ligne Maginot à empêcher toute invasion est encore largement partagée. Durant cette même période, une brève biographie (hagiographie) d’André Maginot est publiée par Pierre Belperron, André Maginot, Paris, Librairie Plon, 92 pages. La quatrième de couverture reproduit un cliché du monument « André Maginot » dressé à Souville (inauguré le 18 août 1935). Quelques semaines avant le déferlement des Panzerdivisionen, la biographie s’achève sur ces mots : « L’homme, que fut Maginot, méritait d’être mieux connu et aimé de ceux que « sa » ligne abrite et protège et de tous ceux, de par le monde, qu’elle sauvera de la dictature hitlérienne, en arrêtant les armées allemandes »…

On notera encore que la biographie de Belperron et les « carnets » recèlent certains éléments communs qui apparaissent sous la forme de notes brèves, probablement extraites du véritable carnet de route tenu par Maginot durant ses aventures de patrouilleur (dans les Carnets de patrouille, sa sœur insère un certain nombre de ces notes) ; par exemple : « Le 23, il est tout « retourné », car il a trouvé trois patrouilleurs du 164e « le crâne défoncé à coups de talons, les oreilles coupées et le ventre ouvert à coups de baïonnette ». (p. 134 dans les « carnets » ; p. 32 dans la biographie). Cependant la biographie comporte davantage de citations de ce type. « Le 7 [novembre], l’attaque continue. Il entre le premier dans Mogeville. « J’ai sauté sur la sentinelle allemande qui m’a manqué à bout portant et je l’ai tué d’un coup de baïonnette ». » (p. 33). Dans les Carnets, cet épisode est quelque peu transposé ; il n’est plus question d’une sentinelle mais d’un officier… : « J’ai la chance de pouvoir, au sens littéral du mot, « parer la balle » et en guise de réponse, je plante froidement ma baïonnette dans le cou de l’Oberleutnant » (p. 152).

La confrontation de ces quelques notes « prises sur le vif » avec le récit intitulé « Carnets de patrouille », permet de percevoir la facture littéraire de ces derniers. Quelques mois, voire quelques années après les faits relatés, Maginot a construit – pour partie à partir de ses notes – un récit d’aventures (cette remarque indique clairement que tel était son projet : « c’est ainsi que surpassant les romans d’imagination de maints conteurs, surpassant les aventures de cape et d’épée de Dumas, quatre simples patrouilleurs réussirent à s’emparer d’un village occupé par l’ennemi », p. 154), plus cohérent, plus linéaire, mêlant anecdotes personnelles et considérations d’ordre plus général. Lui-même et quelques-uns de ses compagnons hauts en couleurs sont savamment mis en scène. Pour autant, cette reconstruction plus ou moins tardive ne s’accompagne pas d’une euphémisation de la violence de guerre : ainsi Maginot ne craint pas de se dépeindre en train de tuer (p. 114, 115, 152, 160); mieux, il s’en glorifie. Chez Maginot, on ne trouve pas de trace d’autocensure suscitée par un sentiment de culpabilité rétrospectif.

3.   L’analyse

1er août 1914 : le départ à la Gare de l’Est : le calme recueilli des quais contraste avec la frénésie bruyante des abords de la gare.

2 août 1914 : Verdun ; arrive en gare un train venant de Paris empli de réservistes chantant « la Marseillaise. Les portières des wagons, les embrasures des fourgons sont ornées de guirlandes de feuillages retenues par des rubans tricolores… » (p. 26)

Garde civique : à Verdun, un coiffeur intrigue Maginot par son accoutrement : « lui aussi a un képi ou plutôt une casquette que je ne puis mieux comparer qu’à celle d’un chef de fanfare, agrémentée de deux galons d’argent, insigne évident d’une hiérarchie que j’ignore. […] bon prince, [il] m’apprend […] qu’il est depuis la veille chef de la garde civique. En cette qualité, il parcourt la ville avec trois ou quatre citoyens qui constituent la dite garde, assurant l’exécution des ordres de la municipalité, veillant à ce qu’il ne reste personne de ceux dont le départ a été décidé, faisant fermer les boutiques et les cafés indûment ouverts, rappelant les civils et parfois même les militaires au respect de l’autorité et des règlements » (p. 29).

Le régiment de Maginot doit organiser la défense d’un petit plateau afin d’interdire à l’ennemi la route de Douaumont. La vision des villages envahis incendiés met en rage les soldats témoins : « Si jamais on les tient, les bandits, avec quelle joie on leur fera payer tout cela ! » (p. 45). Notons que la plupart des compagnons de Maginot sont originaires de territoires envahis et ravagés.

Maginot évoque le spectacle démoralisant de l’exode des populations civiles (22 août 1914) bientôt suivies, quelques heures plus tard, par les soldats en retraite (p. 47). Rien que très banal.

Mais le témoignage de Maginot vaut surtout pour son évocation d’un type de guerre peu décrit : la guerre de patrouilles : une guerre d’embuscades. Au début de la guerre, les reconnaissances étaient effectuées par des patrouilles, insuffisantes en nombre, et constituées par des détachements de volontaires sans cesse renouvelés. Dans son secteur (devant Verdun), le bouillant caporal Maginot suggère au général Moutey de constituer des corps de patrouille réguliers ; et le général autorise Maginot à constituer une « patrouille régulière » avec des volontaires pour la plupart « connaissant admirablement le pays, aimant par-dessus tout la chasse, tous un peu braconniers par tempérament, casse-cou et risque-tout »… (p. 55)

Les patrouilleurs de Maginot s’installent au village de Bezanceaux, à la pointe des avant-postes du secteur de Verdun.

26 août : mission à Maucourt et Mogeville. Les Allemands n’occupent pas ces villages. Maginot, deux autres députés, Chevillon et Abrami, et quelques hommes réussissent à rapporter de précieux renseignements. Ils sont félicités et promus caporaux.

1er septembre : à 3 heures du matin, départ en patrouille de reconnaissance depuis Fleury jusqu’à Gincrey ; les Allemands ne sont pas dans le village abandonné ; seul un couple de vieillards demeure caché dans une cave, dans l’attente du retour de l’armée française. Quelque peu dépité de n’avoir pas débusqué d’Allemands, Maginot persuade alors son capitaine de le laisser dans le village avec dix hommes pour tendre une embuscade aux cavaliers allemands qui ont pris l’habitude, le soir venu, d’abreuver leurs chevaux dans ce village (p. 108-115) ; « j’ai la chance de toucher mon Boche qui, atteint en pleine course, fait panache sur mon coup de fusil et s’abat pour ne plus se relever. – C’est toujours un de moins, conclut Muller en guise d’oraison funèbre. [Muller est un Alsacien, qui après avoir déserté de l’armée allemande s’est engagé dans la Légion. Il voue une haine féroce aux Allemands…] J’approuve sa réflexion de la tête [poursuit Maginot]. Bien que je ne sois pas d’un naturel sanguinaire, je trouve, en effet, que le rude Alsacien a raison. Moins il en restera de cette race de proie qui nous poursuit de sa haine implacable et déchaîne en ce moment sur l’Europe tat de calamités, mieux cela vaudra pour nous et pour l’humanité. La fameuse parole de Kipling me revient à l’esprit : « Le monde se divise en deux : les Humains et les Allemands ». (p. 115-116)

Maginot et ses camarades parviennent à se retirer du village et à rejoindre les lignes françaises. Son fait d’armes lui vaut une nouvelle citation à l’ordre de la division.

Le 7 octobre 1914, nouvelle citation à l’ordre de la division : « Le général commandant le 1er secteur, cite à l’ordre du secteur le sergent Maginot, du 44e régiment territorial. Au cours d’une reconnaissance effectuée dans la journée du 6 octobre, ce sous-officier commandant une patrouille d’éclaireurs, a vigoureusement entraîné ses hommes pour entrer dans le bois de Maucourt et a ainsi grandement contribué à chasser l’ennemi. »

Voilà quelques passages qui émoustilleront les « anthropologues » en herbe, découvreurs des liens pouvant exister entre la pratique de la chasse et la guerre : « De façon à permettre à mes hommes de recharger leurs armes le plus rapidement possible, je leur ai fait remplir de cartouches leurs képis posés à terre à côté d’eux. C’est un procédé que j’ai maintes fois, pour ma part, employé en battue et dont je me suis toujours bien trouvé… » (p. 110) ; un peu plus loin : « C’est presque un départ pour une partie de chasse que celui de notre patrouille. La nuit finit à peine. […] Mes compagnons sont bien dispos après un bon sommeil. Ils sont presque joyeux à l’idée que nous allons chercher du « boche » et que le véritable but de notre expédition est de ramener des prisonniers. N’est-ce pas après tout une véritable chasse ? » (p. 130) ;

La patrouille est fructueuse et un jeune soldat allemand est fait prisonnier ; au passage, il est à noter que l’un des hommes de la patrouille qui au moment du départ de la patrouille semblait particulièrement déterminé à ne pas faire de prisonnier et s’était doté d’un « long couteau », se montre en définitive ému par la jeunesse du prisonnier. Il lui offre même à boire pour le « remonter »… Ainsi, les déclarations volontiers assassines de cet homme (« dont la femme et le petit sont restés à Briey […] sous la férule de l’ennemi ») ont-elles été finalement contredites par des gestes d’humanité. Le « chasseur » a reconnu l’homme en sa prise… C’est pas simple l’anthropologie ! Le mieux est de ne pas oublier que les patrouilles en avant des lignes fortifiées, les coups de main, les embuscades, ne sont pas le quotidien de la majorité des poilus, loin de là. Ce type de guerre, que l’on pourrait assimiler à la « petite guerre », se distingue très fortement de la guerre de tranchées où les soldats subissent quasiment impuissants les fouilles meurtrières des artilleries.

12 octobre : affaire d’Ornes. Chaude alerte ; Maginot et ses hommes échappent de peu, grâce à la nuit, à un encerclement par un nombre supérieur d’ennemis.

Début Novembre : prise du village de Mogeville occupé par les Allemands.

Le dernier chapitre relate la dernière patrouille : le 9 novembre. Cette fois, l’affaire tourne mal. La patrouille est décimée ; Maginot est lui-même grièvement blessé et doit ramper sur 25 mètres, sous une pluie de balles pour rejoindre le gros de ses maigres forces ; il décrit un long calvaire durant lequel ses hommes se sacrifient (plusieurs sont tués) pour le ramener à l’abri (on peut confronter ce récit au témoignage du sergent Léonard rapporté par Belperron dans la biographie de Maginot, p. 34-36). Notons que dans sa relation de l’épisode, Maginot établit une comparaison entre les deux « races » : « les cris de douleur des soldats boches […] n’ont rien d’humain. Ce sont des hurlements de bêtes fauves, des plaintes tragiques, des appels effroyables qui, malgré toute l’horreur de ma propre situation, m’arrachent cette pensée qui maintenant domine mes souffrances : « Vraiment, comme ces gens-là portent mal la balle ». Et j’ai près de moi le contraste complet des deux races : hormis le malheureux Georges nous n’avons, de notre côté, que des blessés, mais eux ne disent rien. Résignés, silencieux, c’est à peine s’ils se plaignent, sauf le pauvre chapelet qui, le ventre entr’ouvert, commence à râler. Derrière moi je l’entends et faisant de mon mieux, je tâche de l’exhorter : « Fais comme moi… Bouffe-toi les poings… » » (p. 166)…

Frédéric Rousseau, mai 2008.

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Hugo, Jean (1894-1984)

1.   Le témoin

Né à Paris le 19 novembre 1894, l’arrière-petit-fils de Victor Hugo, Jean Hugo, peintre et décorateur de théâtre, a été un acteur et un témoin privilégié des milieux littéraires et artistiques. Mais il a été aussi un acteur et un témoin de la Grande guerre. Ses souvenirs rassemblés dans Le Regard de la mémoire débutent précisément au moment où la Première Guerre mondiale vient l’arracher à un séjour effectué par la famille Hugo à Guernesey à l’occasion de l’inauguration d’une statue de Victor Hugo sur l’île. Le 5 août, il rentre sur Paris avec sa mère, sa grand-mère et la femme de chambre de celle-ci. L’aisance de la famille est patente : résidences diverses, automobile, repas fréquemment pris au restaurant, fréquentation assidue des cafés, domesticité, etc. La famille de Jean Hugo possède des relations haut placées. En mai 1917, sa mère obtient de son ami Poincaré, la mutation de Jean en tant qu’interprète auprès des troupes américaines.

Le 4 septembre, Jean Hugo reçoit sa feuille de route pour le 36e de ligne, à Caen (p. 15).

Sa qualité de bachelier le fait désigner pour le peloton des officiers (p. 18). Il suit son instruction à Bernay. Il échoue ; il est tout de même nommé caporal, puis sergent en avril 1915. Le 20 mai de la même année, il rejoint le 36e de ligne alors stationné à Fismes en Champagne. Dès le 24 il est transféré avec son régiment en Artois et cantonne à Sus-Saint-Léger.

Fin Mai 1915 : montée en ligne en Artois, au village de la Targette, non loin de Neuville-Saint-Vaast (p. 30). 4 juin 1915 : blessé lors de son premier assaut. Evacué sur l’hôpital de Saint-Malo, puis à Meudon.

11 octobre 1915, départ du dépôt avec un renfort du 36e (p. 42).

Arrivée à Verdun, début avril 16 ; plusieurs attaques.

Chemin des Dames, à la périphérie de l’offensive Nivelle. Témoin du mouvement de mutineries.

29 juillet 1917 : mutation à Gondrecourt, QG de la 1ère division américaine. Hugo traducteur du Général Sibert. Mutation obtenue par les relations de sa mère avec Poincaré.

Avril 1918 : affectation à un bataillon d’infanterie, le 1er du 28e régiment U.S. (Bois l’Evêque) (p. 102). 28 mai 1918, attaque bois de Saint-Eloi près de Cantigny. (p. 104).

Termine la guerre auprès de la 99e escadrille américaine qui ne combattit pas.

2. Le témoignage

Dans Le Regard de la mémoire, Jean Hugo jette un regard rétrospectif sur trente années d’une vie riche en rencontres (Satie, Picasso, Cocteau, Radiguet, Cendrars, Dullin, jouvet, Proust, Colette, Maritain, Dreyer, Max Jacob, etc.), bornée par les deux guerres mondiales. Plusieurs indices permettent d’indiquer que les passages regardant la Grande Guerre ont été rédigés après la Seconde Guerre mondiale : « On m’affecta bientôt au 3e bureau, chargé des opérations […]. Son chef était le jeune major Marshall, qui devint plus tard célèbre… » (p. 94) ; « enfin le 3 septembre [1918], je passai le commandement à Koenig, qui restait dans l’armée où il devait faire une carrière glorieuse et devenir le vainqueur de Bir Hakeim… » (p. 128). Nous ne disposons pas d’informations précises sur la rédaction de ces mémoires. Nous ignorons également si le rédacteur a pu s’appuyer sur les notes d’un journal. Toutefois, certaines précisions de dates, de noms de lieux, de noms de camarades laissent à penser que malgré leur rédaction tardive, ces souvenirs se sont appuyés sur des notes précises.

Une partie  de ces souvenirs ont été publiés une première fois en 1976 chez Fayard sous le titre Avant d’oublier. En 1984, l’intégralité de ces mémoires ont été publiés par les éditions Actes sud sous le titre Le Regard de la mémoire. L’édition utilisée ici est une édition de poche de la collection Babel des éditions Actes sud parue en 1989. Cette édition s’accompagne d’un avant-propos signé Raymond Jean.

Le témoignage intéressant l’histoire de la Grande Guerre court de la page 11 à la page 109 d’un ouvrage qui en compte 585.

3.   L’analyse

Le départ des réservistes en gare de Granville, le 6 août 1914 : « […] le régiment de réserve du 2e de ligne, le 202e , s’embarquait. Les hommes avaient des barbes de plusieurs jours et des fleurs au bout de leur fusil. Sur les wagons, ornés de branchages, des guirlandes entouraient les mots « à Berlin », écrits à la craie » (p. 12)

Un mois plus tard, l’ambiance n’est plus aussi enthousiaste : Jean Hugo rapporte des propos que sa grand-mère aurait entendu durant une halte nocturne à Poitiers le 3 septembre : « Toute la nuit des trains de blessés passèrent. Elle entendit des femmes crier dans la rue : – Assez ! On tue tous nos enfants ! On tue tout, et quand même l’ennemi avance ! Ça ne peut pas durer ! »

ARTOIS

Fin Mai 1915 : montée en ligne en Artois, au village de la Targette, non loin de Neuville-Saint-Vaast (p. 30).

Dans un abri, sous un bombardement ; Hugo est secoué par l’explosion d’un obus qui tue un homme à ses côtés (p. 31-32) ; les difficultés d’évacuation du cadavre (p. 33)

Le 4 juin, montée en première ligne et le premier Assaut : « Les soldats se lamentaient : – C’est-il pas malheureux de faire massacrer les bonhommes comme ça !

Des objets passaient de main en main : des lettres, des grenades, un vieux fromage presque liquide […]. Les canons français tiraient un peu court ; parfois un obus tombait dans le verger. Nous regardions voler les torpilles ; elles s’arrêtaient en l’air, indécises, comme des éperviers, puis piquaient du nez, et tout tremblait… » (p. 35)

La blessure. (p. 36-37)

Religion et religiosité : Hugo est évacué sur l’hôpital de Saint-Malo ; les infirmières : « […] Les religieuses me firent chanter des cantiques, à la messe, et le clairon de Déroulède. » (p. 38)

Ambulance américaine du Chesnay : « Soeur Marthe me donna un paroissien du soldat. Cette semaine de douceur au Chesnay fut ma première rencontre avec la Sainte-Vierge » (p. 41).

Messe : « La Toussaint tombant un lundi, tout le régiment assista à la messe trois jours de suite. Beaucoup y allaient pour passer le temps… » (p. 45.)

Rituels :

13 octobre 1915 : une exécution : « L’homme s’était enfui de la ligne de feu lors de l’attaque du 25 septembre. » (p. 44)

Autre prise d’armes, huit jours plus tard ; remise de décorations (p 44). A ce sujet, voir Marie-Anne Paveau, « Citations à l’ordre et croix de guerre. Fonctions des sanctions positives dans la guerre de 1914-1918 », in Rémy Cazals, Emmanuelle Picard, Denis Rolland, La Grande Guerre Pratiques et expériences, toulouse, Privat, 2005, p. 247-258.

25 octobre : embarqués à Frévent pour Ailly-sur-Noye en « wagons à bestiaux » (p. 44)

Bordels militaires : Bordel d’Ailly (p. 44) ; Toul, janvier 1918 : « […] Dans la rue voisine, comme au XVe siècle, se trouvait le bordel avec sa façade en damier jaune et vert, le gros numéro au milieu. Un phonographe chantait derrière les fenêtres grillées. Tout un bataillon américain descendu les tranchées emplissait la rue ; chaque soldat attendait son tour. » (p. 101)

La boue :

14 novembre, départ d’Ailly-sur-Noye ; passage à Gentelles ; décembre : Fontaine-les-Cappy  (p. 47). « […] Parfois quelques torpilles tombaient et éclataient à grand bruit : les trous qu’elles faisaient devenaient vite des lacs. L’épaisse bouillie pénétrait partout. Les fusils étaient inutilisables. D’ailleurs nous n’étions là que pour sauter en l’air, dans un geyser de boue, si les silésiens sous nos pieds triomphaient des Flamands… » (p. 48-49)

Soldats originaires des Alpes.

« Ils ne savaient ni lire ni écrire et ne parlaient guère le français. Ils se mettaient en cercle et se racontaient en provençal des histoires de leurs montagnes… » (p. 51)

Patrouille : « un soir de janvier [1916], j’allai en patrouille avec le lieutenant Cabouat et quelques hommes. Arrivés devant le réseau de fils de fer allemand, nous nous mîmes à plat ventre sur l’herbe rase. La sentinelle, à dix pas de nous, toussait et se mouchait… » (p. 52-53)

Civils dont certains sont peu hospitaliers : 14 février, repos à l’arrière. Rainecourt ; Renancourt (faubourgs d’Amiens) ; Grandvilliers-aux-Bois, (p. 55)

VERDUN

La réputation de Verdun : « enfin Bettencourt-la-Longue, en Lorraine. Là, les automobilistes qui faisaient le service de Verdun nous disent :

– Nous revenons toujours avec la moitié des camions vides. » (p. 56)

Arrivée à Verdun, début avril 16 : « Nous voyions passer devant la porte les troupes qui descendaient de la bataille ; un adjudant et dix soldat hagards, c’est tout ce qui restait d’une compagnie » (p. 57) ; montée en ligne durant la nuit (p. 58-59).

Euphémisation ? « Un grand infirmier noueux et barbu faisait dans les bois la chasse aux cadavres. Ses mains et ses vêtements sentaient la pourriture. Il retrouvait sous les ronces les morts des premiers jours de la bataille, vieux d’un mois et demi, déjà secs et collés à la terre. Il ramassait aussi des mains et des pieds dépareillés, des lambeaux de capote où adhéraient d’informes quartiers de viande humaine…» (p. 59) ; (p. 61) ; « Devant la première ligne, des cadavres allemands tout secs et noirs, semblables à des parapluies cassés, étaient restés accrochés aux fils de fer » (p. 79).

L’angoisse des hommes avant l’attaque (p. 60).

L’assaut du 13 avril 1916 (p. 62-63) ; la contre-attaque allemande (p. 63) : « On fit le bilan. Ma compagnie avait perdu la moitié de son effectif et presque tous ses cadres. […] Nous avions fait des prisonniers, l’ennemi nous en avait fait ; nous avions conquis un bout de terrain, l’ennemi nous l’avait repris. Il ne faut pas chercher à comprendre, dit l’adage militaire. » (p. 65)

Tournée du chansonnier Botrel aux Armées qui fait un flop lorsqu’il veut faire reprendre en choeur aux soldats ses refrains patriotiques (p. 67)

Croix de guerre ; cérémonie ; peu après (mai 1916): « On nous embarqua dans les camions, à Tannois dans la vallée de l’Ornain. Les soldats murmuraient : – C’est toujours les mêmes qui se font tuer.. » (p. 67);

Cantonnement à Dugny ; puis Fleury-devant-Douaumont ;

Montée en ligne le 22 mai 1916 ; violent bombardement : « Se faire tuer sur place, dit-on. Mais l’eussions-nous voulu, il n’y avait pas moyen de fuir. » (p. 69)

Un des sergents perd la raison (p. 69)

Repos à la Houpette, hameau étiré en longueur de chaque côté de la grand-route de Saint-Dizier à Ligny (p 74).

Théâtre aux Armées, Marguerite Moreno (p. 74)

Montée en ligne dans les forêts des Hauts-de-Meuse ; village de Mouilly ; été-automne-hiver ; tranchées de Sommière-du-Loclont ; Les Eparges (p. 80);

CHEMIN DES DAMES

1917 : en marge de l’offensive du Chemin des Dames (p. 84-85) ; Le 16, départ d’Arcis-le-Ponsart ;  « nous n’allâmes pas plus loin que Breuil-sur-Vesles ». Marches et contre-marches. (p. 85)

Mutineries : (p. 87-90) ; après la reprise en mains, montée en ligne dans le secteur d’Essigny-le-Grand (juillet 1917): « Nous allions en patrouille chaque soir : il fallait faire des prisonniers, pour réhabiliter le régiment » (p. 90).

Mutation… : « Après la mutinerie du mois de mai, humilié et dégoûté, j’avais demandé à ma famille d’essayer d’obtenir mon changement de corps. Painlevé, que ma mère connaissait bien, était alors ministre et la chose fut facile. Mais, maintenant que mon régiment avait repris le combat et que ses faiblesses paraissaient oubliées, je n’avais plus envie de le quitter. Dire adieu au commandant Ménager, à mes frères d’armes La Crouée et Gerdolle, à mon ordonnance, le brave et fidèle Besnard, à mes soldats que j’aimais tant, dont certains étaient avec moi depuis 1915 – j’en avais le cœur fendu. Je dus cependant repartir aussitôt, et retourner à Paris. « Il s’embusque », ont dû penser mes camarades ». (p. 91)

Avec les Américains : le général Sibert demande « Comment chauffe-t-on les granges l’hiver ? » (p. 92) ; Affecté au 3e bureau, chargé des opérations. « Son chef était le jeune major Marshall, qui devint plus tard célèbre. Je traduisais en soupirant des circulaires et des règlements » (p. 94) ; « en octobre [1917], la division Bordeaux prit les tranchées, dans ce qu’on appelait le Grand Couronné de Nancy. A la Toussaint, on lui donna quelques bataillons américains qui occupèrent le secteur d’Arraucourt et du ruisseau de la Loutre Noire. Je fus envoyé auprès du général à Sommerviller, village situé sur la rivière Sânon et le canal de la Marne au Rhin, non loin de Saint-Nicolas-du-Port.

Attaque, 28 mai 1918, bois de Saint-Eloi (p. 104) ; l’entrain des Américains pour l’assaut ; des prisonniers égorgés à la sortie de leur abri (p. 104); la difficulté des Américains à supporter passivement un bombardement ; leur panique : « […] Je menaçai les fuyards et je tirai en l’air. D’autres parurent. Le jeune capitaine les injuria et déchargea sur eux son gros pistolet ; bon tireur, comme tous ses compatriotes, il brisa la jambe à l’un d’eux…. » (p. 104)

La nouveauté représentée par le bombardement aérien : « […] Jusque-là l’aviation s’était bornée à des transports de photographes, à des combats d’oiseaux dans le ciel et à quelques massacres de femmes et d’enfants. Elle entrait maintenant dans notre vie de fantassins. Le je ne sais quoi de hasardeux des bombes d’avion est plus énervant que le tir des canons, dont on peut, ou dont on croit pouvoir deviner le champ d’action. Et puis la guerre durait et le courage s’use. Je ne me sentais pas très brave dans ce village de folleville » (p. 105)

Frédéric Rousseau, mai 2008.

Identification du frère d’arme « La Crouée »

Ayant récemment pris connaissance de la publication en ligne du témoignage de Jean Hugo, je peux l’enrichir en complétant le nom d’un de ses frères d’arme, qu’il cite dans le passage relatif à sa mutation, après une mutinerie.

En effet, je suis le petit-fils de celui qu’il nomme « La Crouée« .

Mon grand-père : Gérard Thiébauld de la Crouée, était capitaine au 36ème R.I. et avait été recruté à Caen (classe 1906), comme Jean Hugo.

Il fut tué le 20 mai 1918, en même temps que son lieutenant (Gerdolle), lors d’un assaut pour la prise du Mont Kemmel. Tous deux reposent dans le cimetière de Lyssenthoech (Belgique).

Mon grand-père habitait à Caen, chez son père, lequel était peintre (comme Jean Hugo) ainsi que sculpteur, d’où probablement des affinités artistiques.

Cet additif apportera aussi une réponse à la question qui était posée en septembre 2008, par Geoffroy de la Crouée.

Vous remerciant de rattacher cette information à ladite publication.

Et vous faisant part de ma considération, au regard du large intérêt que présentent les diffusions de votre site.

Expéditeur : Christian Thiébauld de la Crouée (christian.thiebauld@outlook.fr)

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Constantin-Weyer, Maurice (1881-1964)

1. Le témoin

Né le 24 avril 1881 à Bourbonne-les-Bains ; décédé à Vichy le 18 octobre 1964.

A émigré au Canada en 1904 dans le Manitoba ; installé comme agriculteur, il fait faillite puis survit difficilement en tant que journalier jusqu’au déclenchement de la guerre.

Les renseignements rapportés ci-dessous sont ceux distillés par l’auteur tout au long de son ouvrage : « J’étais venu d’Amérique (Canada), abandonnant là-bas tout ce que je possédais. J’avais gagné ma médaille militaire, la première de la division, devant Saint-Mihiel et Chauvoncourt, le commandement d’une section d’infanterie… » (p. 67-68).

« Fils et petit-fils d’officier, j’avais été élevé dans le culte de l’armée » (p. 67).

Sous-lieutenant en février 1915. Lieutenant en 1916. Capitaine, commandant la 9e compagnie du 58e R.I. le 31 janvier 1917 (p. 53).

1915 : Champagne

Eté 1916 : Verdun ; « du 22 juin au 16 août 1915 » (en fait, 1916), p. 48.

Novembre 1916 : secteur du Chemin des Dames ; 58e R.I., 30e Division, 15e Corps.

Envoi du régiment en Orient, Salonique : « 17 décembre 1916. Oulchy-Breny. Ordres et contre-ordres. Méconnaissance totale de l’âme de la troupe. Trop peu de permission » (retranscription du carnet, p 29).

Embarquement à Marseille le 16 janvier 1917. Débarquement à Salonique le 25 janvier.

Séjour de 3 semaines à la prison de Salonique après une altercation avec des soldats ivres. Affecté le 19 février 1917 au 284e R.I.

10 mai 1917, attaque au Srka di Legen à la tête de sa compagnie ; blessé grièvement ; après dix mois d’hôpital, à sa demande, est affecté au 19e bataillon de chars.

Devenu journaliste et écrivain à succès après la guerre, auteur de 9 livres au moment où paraît P.C. de Compagnie. Prix Goncourt 1928 pour Un homme se penche sur son passé, Ed. Rieder.

Une biographie : Roger Motut, Maurice Constantin-Weyer, Saint-Boniface, Manitoba, Canada, Ed. des Plaines, 1982.

2. Le témoignage

P.C. de compagnie, Paris, Les Editions Rieder, 1930, 231 pages.

Le livre est dédié à Joseph Jolinon, l’auteur du Valet de gloire.

« Voici des pages sur la guerre. Elles sont extraites de mon carnet de route », indique l’auteur p. 11. L’objet du livre est explicité par l’auteur : celui-ci estime que le livre de Jolinon « est incomplet. Il partage, avec la plupart des livres qui ont été écrits sur la guerre, cette méconnaissance du rôle de l’officier qui atteint son maximum dans le Feu de Barbusse… » (p.15); « j’ai feuilleté mon vieux carnet de route, devenu presque illisible. J’y ai choisi, justement, ce qui a trait au commandement d’une compagnie d’infanterie. Un Dorgelès, un Duhamel, un Jolinon ont apporté sur l’homme d’extraordinaires et émouvants documents. Mais on ignore encore ce que pouvait souffrir un officier » (p. 16).

3. Analyse

L’auteur revient sur les « légendes » qui ont couru sur le 15e Corps à l’entrée de la campagne en Lorraine (p. 20-26). Constantin-Weyer attribue la défaillance du début de la guerre à la politique de recrutement régional : « la 15e région fait partie de celles où l’instruction militaire est la moins poussée. […] Le niveau moyen des officiers, au début de la guerre, était certainement moins élevé au 15e corps qu’au 20e ou qu’au 21e corps. Et me voici revenu à l’un des points principaux que je prétends prouver ici : c’est qu’on ne démocratise pas l’armée. L’officier doit toujours être un homme de l’élite. Un aristocrate. J’emploie le mot dans son sens étymologique le plus large, me rappelant la fière devise que Glaucos, fils d’Hippolochos, reçut de son père : « Toujours exceller et s’élever au dessus des autres ». Favoriser l’avènement des médiocres, c’est, de tout temps, préparer de terribles destinées à ceux dont ils seront les chefs » (p. 25-26).

Embarquement à Marseille, destination Salonique : « Il y eut, à l’embarquement […], le nombre habituel de déserteurs. Un ou deux par compagnie, je crois. J’appris que ce déchet était largement prévu par les services d’Etat-major » (p. 32).

25 janvier 1917 : Salonique, camp de Zeitenlick. Troupes françaises, britanniques, italiennes, russes et serbes.

Armée et religion :

L’armée française en Orient était commandée par le général Sarrail : « Dès les premiers jours qui suivirent notre arrivée, je remarquai de curieuses évolutions dans la façon d’agir de certains de nos camarades ou de nos chefs. A la 5e armée, d’où nous venions, du front français), il était, paraît-il, bien porté d’aller à la messe. Ces mêmes, exactement, qui, il y avait un mois à peine, nous faisaient à M. et à moi, reproche de notre tiédeur, et qui affectaient de mal comprendre que nous profitassions de la liberté des dimanches matin au cantonnement pour tenter de gagner quelques heures de sommeil, cessèrent d’afficher leur zèle religieux. Nous eûmes même la surprise, dès le premier dimanche, de recevoir un tableau d’exercices pour la matinée, combiné de telle façon qu’il devenait impossible d’entendre le moindre office. C’est que nous étions à l’armée Sarrail. […] Quoi qu’il en soit, à l’égard de mes hommes, même aussi peu religieux que fussent la plupart d’entre eux, la chose prenait la proportion d’une brimade… »

Constantin-Weyer effectue un séjour à la prison de Salonique. Deux femmes sont alors en cellule, « une espionne serbe et une Française. L’histoire de la Française était singulière. Cette femme, toute jeune, s’était éprise d’un aspirant du 61e de ligne au moment où la division avait cantonné à Marseille. Elle avait obtenu, je ne sais comment, des effets de soldat, un sac, un fusil. Ainsi équipée, elle s’était jointe à la compagnie de son amant, et avait embarqué en fraude sur le navire. Au débarquement, le pot-aux-roses fut découvert, l’aspirant avait été cassé, la jeune femme mise en prison, en attendant d’être rapatriée en France… » (p. 76).

La vie nocturne à Salonique : p. 129-133.

25 février 17 : En secteur à Lioumnitza, la « Montagne Rouge » : « Au sud, son pied trempait dans la branche droite de la Lioumnitza, maigre affluent du Vardar. […] Sur le versant nord, entre nous et la branche gauche de la Lioumnitza, les tranchées bulgares, à 400 mètres de nous, environ. » (p. 153). Nombreux hommes malades du paludisme.

Considérations sur le métier de « commandant de compagnie » (p. 198-200).

L’attaque, le 10 mai 1917, des positions bulgares du Srka di Legen (p. 208-216): échec ; tirs trop courts de l’infanterie française ; pertes chez les assaillants ; contre-attaque bulgare ; débandade et une exécution sommaire pour mettre un terme à la panique : « Je m’avance vers le premier fuyard : « Demi-tour et au combat. » Une bouche hagarde me crie une injure. L’homme cherche à passer. Tirer sur lui… Un Français… Dieu ! que mon bras est lourd ! J’arrache d’un coup sec le poids de mon browning. Coup de fouet. Le pauvre diable se tord sur un genévrier… Instantanément, dix, vingt, trente fuyards s’arrêtent. Ils ont vu. Et c’est de moi seul, maintenant, qu’ils ont peur. Plus que les balles et les schrapnells, je domine le champ de bataille. Toujours escorté de Maguin, je les place méthodiquement. Je colmate le front, entre Cussac et moi. Et, dès les premiers coups de feu de cette ligne improvisée, la chaîne des tirailleurs ennemis tourbillonne et flotte… Partie gagnée. Ce n’est pas le moment, pour moi, qui viens d’exercer l’acte le plus terrible de commandement, de demeurer coi. A vingt pas en avant des hommes, droit sur un sol de marbre, je m’expose à la vue de mes hommes Je n’ai plus qu’une chose à faire : servir d’exemple » (p. 215-216) ; Constantin-Weyer est alors atteint d’un projectile. Sauvé par ses hommes ; rapatrié à l’arrière avec un trajet de 5 heures, « ficelé sur un mulet » torturé par ses blessures (p. 226-229).

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Thuillier, Alphonse (1896-…)

1. Le témoin

Né en 1896 dans une nombreuse (17 enfants) famille rurale du pays de Caux (Seine-Maritime), titulaire du certificat d’études, Alphonse Thuillier est manœuvre lorsqu’il est incorporé en 1916, à 18 ans, au 94e RI. Il passe du temps au dépôt et en camp (Rennes), arrive au front en décembre, et combat notamment au Chemin des Dames en 1917.

2. Le témoignage

Il prend des notes quotidiennes qui forment la base de ce texte écrit bien plus tard, lorsque l’auteur est à la retraite.

Mes mémoires de soldat. Un bleuet du 94e RI, Rouen, 1981, 195 p., illustrations.

Cote B.N.F. : 8-LN27-93550

3. Analyse

Dans ce texte simple et riche, on trouve peu de jugements sur la guerre, mais des préoccupations concrètes, ainsi de nombreuses anecdotes sur l’hygiène, l’alimentation, la vie de camp et de cantonnement, l’attente de la démobilisation. Les rapports sociaux au front (altercations, jalousies, camaraderie liée à l’origine géographique) sont largement décrits. Un des intérêts du texte est d’émaner d’un soldat « bleuet » de la classe 1916, qui rejoint le front dans les dernières années de la guerre.

Quelques extraits :

La découverte des combats le 16 avril 1917 : « je ne me rappelle pas de leurs noms mais nous les jeunes cela nous avait touché, c’était la première fois que nous voyions des morts à la guerre et comme nous les connaissions, cela nous faisait encore plus de peine. » (49)

Le dérapage dans la violence : « une chose qu’il est triste à rappeler, mais c’était la guerre et avec l’exaltation de la poudre, l’on ne peut peut-être pas répondre de tous ses actes (…) ils firent « Kamarade » en levant les bras, mais exaltés par la fureur avec laquelle ils avaient tiré dans le dos des nôtres, le Lieutenant Defaix nous dit: « Tirez, mais tirez, n’en laissez pas », nous tirons sans épauler, même sur ceux qui sortaient de la sape les bras en l’air, peut-être tirions-nous à plusieurs sur le même » (72-73)

A un camarade nommé ordonnance d’un officier : « maintenant tu as le filon, tu feras l’attaque dans le P.C. » p. 78

Fatalisme : « quand l’un de nous était marqué de la mort, il ne pouvait y fuir » (79)

Altercation, quand un Lieutenant bouscule un sergent : « « si vous n’aviez pas vos galons, je vous remettrais à votre place », le Lieutenant lui répondit : « S’il n’y a que cela, je suis ton homme ! », il déboutonna sa veste, la défit, et ils allaient s’empoigner, les Officiers qui étaient là les empêchèrent de se battre. » (80)

André Loez, avril 2008

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Barge, François (1894-1957)

1. Le témoin

François Barge, paysan né le 5 juillet 1894 dans l’Allier, quitte l’école à 12 ans. Mobilisé comme soldat puis comme caporal au 142e RI, qu’il rejoint en avril 1915.

2. Le témoignage

Avoir vingt ans dans les tranchées, Saint Pourçain-sur-Sioule, C.D.R.P., 1984, 30+XXXIV p.

Le texte, très court, a été écrit en captivité sur un carnet donc deux pages sont reproduites. La publication est le fruit d’un travail de professeurs et d’élèves de la classe de 1re B du Lycée Blaise de Vigenère de Saint-Pourçain-sur-Sioule, qui proposent un appareil critique simple mais réussi en vis-à-vis de chaque page transcrite (orthographe respectée). Des passages d’autres témoignages (Barthas) sont aussi placés en écho au texte. À noter, un graphique très révélateur du temps du récit et du temps réel, qui permet de voir quelles places occupent dans la narration des épisodes plus ou moins intenses (dépôt, attaque).

3. Analyse

François Barge propose un récit court, simple mais très riche, et dont le ton direct, souvent drôle par son laconisme et ses tournures, fait l’intérêt. Il rejoint le front en avril 1915, combat en Champagne, puis à Verdun (Tavannes) en 1916 où il est fait prisonnier.

Son témoignage, qui contient beaucoup de notations agricoles, montre un jeune soldat grand amateur de « pinard » : « moi ayant bu un coup de pinard, il me faisait de la peine à marcher, mon sac très lourd et ma tête plus lourde encore, je me pensais en moi-même : comment cela va-t-il se passer ? » (8)

Il décrit de manière sobre et efficace les attaques auxquelles il participe, et se livre également à des moments d’introspection, repensant à la « jolie blonde » connue en « convalo ». Il a pour l’armée, le bourrage de crâne et la guerre une résignation indifférente : « pendant ce repos, j’ai été nommé soldat de 1ère classe le huit janvier. Cela ne m’a pas fait aussi plaisir que si j’avais obtenu huit jours de perm. » (13).

Il connaît un épisode de fraternisation dû à une tranchée inondée, ce qui ne l’empêche pas d’écrire « sales boches » quelques pages plus loin. Fait prisonnier en juin 1916, il note avec précision son itinéraire, et devient travailleur agricole en Allemagne.

André Loez, avril 2008

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Bouvier, Pierre ( ? – ? )

1. Le témoin

L’auteur est secrétaire général de l’Union des Mutilés et Anciens Combattants de l’Isère.

Il se présente dans sa « courte préface » comme un ancien combattant, un simple témoin, pas un écrivain : « J’aurais pu, comme d’autres, mêler à mon récit une fiction ou la fantaisie d’un rêve, quelque brève d’histoire d’amour ou la lutte féroce de deux désirs. J’ai préféré m’attacher à dire simplement ce que fut notre vie. Ce livre n’est certes pas l’œuvre d’un écrivain de métier, mais le témoignage sincère d’un homme qui veut décrire la guerre, comme il l’a faite, avec le constant souci de peindre, sans prétention, ce qu’il a vu. » Il ne révèle pas clairement son arme, mais il semble avoir été dans le génie. Plusieurs éléments vont dans ce sens, en particulier son insistance sur la guerre de mine.

2. Le témoignage

Poilu, mon frère, Grenoble, B. Arthaud, 1930, 290 p.

Son écriture est intéressante : phrases courtes, concises, qui donnent à la lecture un rythme saccadé, haletant. Il écrit au présent, non au passé, sur le mode du discours, non sur celui du récit. Cette posture énonciative montre qu’il ne souhaite pas raconter ses souvenirs mais qu’il veut faire revivre la guerre, plus de dix ans après, réactiver les souvenirs de ceux qui l’ont vécue. Preuve qu’il ne raconte pas sa guerre mais qu’il raconte leur guerre – à lui et à son « frère » (voir le titre) – il écrit à la fin de l’ouvrage : « Parfois, tu vas, songeant, l’esprit ailleurs. Un sifflement passe dans l’air, et je vois bien ta tête se baisser, comme s’il allait tomber près de nous un de ces tonnerres de jadis. Et moi, ne t’ai-je pas dit souvent : Ma jambe me fait mal, tu sais, ma jambe, sur la route de Flirey… C’est l’histoire de tous les soldats. » (p. 278)

Beaucoup d’argot, pour insister sur l’immense brassage des soldats provoqué par la guerre. Une histoire que l’auteur veut « classique » : le départ, le baptême du feu, la morne vie des tranchées, etc. Mais très vite un problème : aucune chronologie, aucun lieu. Le témoignage semble « suspendu » dans le temps et dans l’espace, ce qui, là encore, va dans le sens d’une expérience individuelle que rien ne permet de distinguer des autres : tout poilu doit s’y reconnaître.

3. Analyse

L’absence de tous les marqueurs temporels et spatiaux rend la vérification de son parcours difficile. Or, certains passages surprennent par la multiplication de corps à corps et la description qu’il donne de la guerre de mines. Ainsi, dans ce passage non daté : « Le samedi matin, leur tranchée a sauté. Une explosion. L’air vibre et un nuage de fumée, de terre, s’élève soudain. Des bras, des jambes, des outils, des baïonnettes voltigent et c’est la ruée pour occuper les lèvres de l’entonnoir et achever ce qui reste en vie. Il n’en reste pas beaucoup. Le spectacle est horrible. […beaucoup de morts, de débris,…] Corps à corps avec les survivants, couteau en mains. Il résiste un peu sur le drap, qui cède brusquement à l’effort, et un jet de sang arrose les deux hommes. » (pp. 140-141)

De même dans cet autre passage, non daté lui aussi : « La galerie avance, plus d’un jour de travail. Sans répit, des deux côtés, on creuse à toute hâte. On le sait. Qui tuera le premier ? Jour et nuit les équipes se succèdent. Épuisement, fatigue. […] Deux tranchées alertées, bientôt prêtes à sauter, deux positions sur un volcan qui menace d’un moment à l’autre. Puis, l’attaque féroce de ce qu’il reste, après, coutelas en main, à la grenade, à coups de poings ou de dents, comme on peut, ainsi que des bêtes sauvages qui défendent leur peau. Civilisation. Progrès. Le vernis craque. » (pp. 78-79)

Par leur nombre et le discours qui les accompagne, ces passages sont sûrement à ranger dans ce que Jean Norton Cru dénonçait dans son œuvre : la récupération par des auteurs pacifistes d’une image marquante mais très marginale de la guerre – le corps à corps à l’arme blanche (sur 1000 blessures, trois seulement furent le fait de l’arme blanche) – pour montrer à quel degré de civilisation descend l’homme dans la guerre : « Civilisation. Progrès. Le vernis craque. » (Voir la critique qu’en fait Jean Norton Cru dans Du Témoignage, Paris, Gallimard, 1930, pp. 113-114).

Les descriptions macabres qu’il multiplie sont vraisemblablement destinées, elles aussi, à marquer l’imagination du lecteur. Ainsi dans ce village attaqué aux obus incendiaires lorsqu’il faut extraire et transporter les corps calcinés : « Sur une civière, on transporte les moignons racornis. Deux soldats versent leur brancard, taché de sang et de cheveux collés, dans le trou. Un bruit sourd, une gerbe d’eau. » (p. 25)

L’auteur a en revanche des passages intéressants sur la ténacité des soldats : « C’est notre âme d’après guerre, plus lucide, qui l’a reconstruite, cette vie. Qui aurait pu tenir dans une suite perpétuelle de coups durs, pendant cinquante-deux mois, tant d’un côté que de l’autre ? C’est grâce à un bidon de rouge, à l’image d’une femme ou d’êtres chers, à une relève de quatre jours qui exaspéraient les vies animales, à un séjour d’une semaine à l’intérieur, dans la douceur d’un foyer, c’est grâce à cet oubli immédiat et périodique de toutes nos misères que nous avons pu nous habituer à ce monde inhumain. » (p. 92)

De même sur les ententes tacites avec l’ennemi : « Puis une convention tacite s’établit, sans entente : notre fourneau éclate à 5 heures du soir ; le leur éclate à 5 heures du soir, le lendemain, régulièrement. […] Chacun se replie avant l’heure et, au moment précis, nous voyons, en spectateurs, monter en l’air ce geyser de terre qui continue à remuer des cadavres sans en faire de nouveaux. La fumée se dissipe, tout se calme et nous reprenons place sur notre terrain en construisant de nouveaux abris. A notre tour maintenant. Notre galerie s’achève ; en face, on se replie avant cinq heures, le fourneau est bourré, un bruit formidable, et tout rentre dans le silence jusqu’au lendemain. A la relève, la consigne est passée et observée de part et d’autre. » (pp. 143-144) Jusqu’au jour où cette entente est brisée : « Un lieutenant ou un oberleutnant a-t-il oublié de passer la consigne à de nouvelles formations qui montaient en lignes ? Représailles ? Ordres ? Décalage d’heures ? Le Val a de nouveau mérité son nom. La guerre de mine, sournoise, angoissante, a recommencé, la vraie guerre. » (p. 146)

L’ouvrage se termine sur un appel aux anciens combattants, objectif de son livre : il faut sauvegarder l’union de tous face au risque d’une autre guerre, et ne pas s’enfermer dans le silence : « Parle à ces gens qu’enthousiasmerait la guerre, qui rêveraient encore d’assauts joyeux sous la herse des baïonnettes miroitantes, au grand soleil, comme au bon vieux temps. » (p.281)

« Toi, mon frère, souviens-toi, quand nous sommes revenus, que disions-nous ? N’avions-nous pas promis d’élever la voix, de faire taire les embusqués, de crever les ballons vides des rhétoriques pour champ de bataille à la pâte de guimauve ou des embrassades universelles après bien déjeuner ? Parce que nous savions, parce que nous avions trop vu la mort et la souffrance pour ne pas connaître mieux que les rhéteurs ce que valent la vie et la paix ? […]

Alors tout ça, oublié ? […]

Poilu, mon frère, frère aimé de France et toi aussi, ancien combattant d’Outre-Rhin […] Travaille à désarmer autour de toi les cœurs et les esprits pour que, sans crainte, entre nous, ensuite d’autres puissent désarmer les bras. » (pp. 285-286)

Cédric Marty, 12/2007

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Perroud, Marius (1881-1951)

1. Le témoin

Né le 3 février 1881 à Epagny (Haute-Savoie), fils de Joseph Perroux et de Françoise Grandchamp. Il est en 1914 métayer à Seysolaz (Haute-Savoie), marié, père de trois enfants. Au 230e RI, en Lorraine, à Verdun, en Champagne. Quitte le front en décembre 1917 en s’engageant dans la gendarmerie. A la retraite en 1930. Mort à Chambéry le 29 décembre 1951.

2. Le témoignage

Marius Perroud, Mes mémoires de la guerre 1914-1918, édité par P. Perroud, 1352 route de Bellecombette, 73000 Jacob-Bellecombette, 2006, 148 p., illustrations.

En 1940, Marius rédige ses mémoires de guerre pour ses petits-enfants, une première partie, jusqu’à octobre 1915, d’après un carnet de route conservé, et la deuxième partie d’après sa mémoire : « Ayant égaré le 2e carnet, je me vois obligé de faire appel à ma mémoire et à m’en reporter aux principaux faits sans pouvoir en préciser les dates exactes. » L’édition, non commercialisée, est une initiative familiale.

3. Analyse

Marius Perroud montre bien son appartenance au monde rural : le 2 août 14, sachant qu’il devait partir, plusieurs habitants du village viennent l’aider à rentrer le blé ; à proximité du front, il va aider les cultivateurs à rentrer l’avoine, à arracher les betteraves ; il trouve « pitoyable à voir » que les gradés fassent faire l’exercice dans les champs en détruisant les récoltes (« un crève-cœur pour un cultivateur comme moi ») ; il estime navrant de passer des journées à jouer aux cartes alors qu’il y a « tant de travail à la maison ». Il s’indigne de voir que, après une attaque, on a décoré de la Croix de guerre les deux soldats qui avaient gardé les sacs.

On trouve une bonne illustration du rôle du « regard des autres » en octobre 1916 à Verdun dans le récit de Marius Perroud : le commandant fait un discours patriotique et demande s’il y a des soldats qui ont peur et qui ne veulent pas aller à l’attaque. Et personne ne bouge. Récit intéressant et assez détaillé de fraternisation à l’occasion de l’inondation des tranchées en décembre 1915 (voir Louis Barthas).

Installé à l’arrière, il poursuit brièvement son récit, content d’avoir « réussi à fuir le front », devenu gendarme, mais en butte à l’animosité des anciens du métier.

Rémy Cazals, 11/2007

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Maire, Marcel (1891-1974)

1. Le témoin

Né à Besançon le 15 avril 1891, Marcel Maire était fils de commerçants aisés d’Ornans (Doubs). Caporal, puis sergent au cours du service militaire. En guerre avec le 172e RI en Alsace, en Champagne lors de l’offensive de septembre 1915. Sous-lieutenant en juin 1916. Blessé à Verdun le 4 juillet, il ne retourne pas au front. Marié en 1918. Après la guerre, il reprend le magasin de « Confections pour hommes et garçonnets, Chapellerie, Chaussures », dans la Grande Rue à Ornans. Capitaine en 1940, prisonnier à l’Oflag XVII-A, rapatrié début 1941. Décédé à Ornans le 10 juin 1974.

2. Le témoignage

Marcel Maire, Sac au dos, Chroniques de guerre 1914-1918, Sainte-Croix (Suisse), Les Presses du Belvédère, 2006, 235 p. Ce texte a été rédigé tardivement, à partir de son carnet de notes, il était destiné à ses enfants et petits-enfants. A l’origine de la publication, deux professeurs d’histoire et géographie, une classe de 3e, travaillant dans le cadre du concours sur les Poilus jurassiens organisé par Le Progrès, et un éditeur suisse.

3. Analyse

Le texte de Marcel Maire rapporte une altercation qu’il eut avec le colonel Nivelle en août 1914 ; une farce faite à Maurice Barrès en visite au front en novembre 1915… Marcel Maire semble dépourvu de sensibilité, mais c’est peut-être parce qu’il affiche l’intention d’écrire le JMO de sa section. Il est passionné par les décorations et s’étonne de voir un soldat refuser la Médaille militaire. Un récit de fraternisation à l’occasion de Noël en 1914. Vers la fin de la guerre, alors qu’il n’est plus sur le front, il décrit les ravages de la grippe espagnole, avec des enterrements de nuit « afin de ne pas démoraliser les habitants », et les grèves à l’arsenal de Roanne en mai 1918 au cours desquelles les femmes crient : « A bas la guerre ! Rendez-nous nos maris ! », « Vive les soldats ! A bas leurs chefs ! » Officier, Marcel Maire est giflé ; un prêtre est hué. On chante L’Internationale.

Rémy Cazals, 11/2007

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Bonneval, Emile (1888-1936)

1. Le témoin

D’une famille originaire de la Corrèze, Emile Bonneval est né le 21 mars 1888 à Saint-Denis, banlieue parisienne, d’un père employé dans les transports publics. A l’école jusqu’au Certificat d’études primaires. Il entre lui aussi dans la compagnie des transports où il monte les échelons en passant des concours internes : il finit inspecteur de la STCRP. Blessé dès le 4 septembre 1914, bien soigné par les Allemands, il doit cependant subir la dure vie de travail dans les kommandos, ce qui altère sa santé. Il meurt à 49 ans, le 12 mai 1936.

2. Le témoignage

C’était d’abord un tout petit carnet soustrait aux innombrables fouilles des gardiens. Après la guerre, il retranscrit ses souvenirs sur le cahier qui, pendant le service militaire, lui avait servi à copier un répertoire classique de chansons. Le cahier est conservé par la famille. Il est publié dans Récits insolites, Carnets de Charlotte Moulis, Emile Bonneval, Etienne Loubet, présentation générale de Rémy Cazals, Carcassonne, FAOL, collection « La Mémoire de 14-18 en Languedoc », 1984, 67 p. [Emile Bonneval : Le prisonnier aux mille tours, p. 35-49], illustrations.

3. Analyse

Au début de la guerre, rejoint le 156e RI à Troyes. Blessé le 4 septembre en Lorraine, ramassé le 6 par une patrouille allemande. Déplâtré le 4 novembre. Interruption des notes de novembre 1914 à mars 1916. On connaît seulement ses déplacements, d’un camp à l’autre. En avril, envoyé en représailles du côté de Tilsitt, où il évoque Napoléon. Travail à la tourbière, colis, punitions. En octobre 1916 au camp de Stendal et en kommandos agricoles, puis dans diverses activités où il n’hésite pas à pratiquer quelques sabotages.

Rémy Cazals, décembre 2007

Complément : photos du fonds Bonneval dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 21 (deux gamins russes prisonniers en Allemagne) et p. 87 (au camp de Stendal, PG français prêts pour un déplacement).

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Faure, Elie (1873-1937)

1. Le témoin
Né le 4 avril 1873 dans une famille protestante de Sainte-Foy-la-Grande (Gironde), il était fils de Pierre Faure, clerc de notaire, et de Zéline Reclus, fille de pasteur dissident, et le neveu d’Elisée Reclus. Etudes au collège de Sainte-Foy, puis au lycée Henri IV à Paris. Devenu médecin. Marié, père de deux garçons, il a 41 ans en 1914. Il avait écrit une lettre de soutien à Zola après « J’accuse » en 1898, il donna des cours d’histoire de l’art à l’Université populaire « La Fraternelle » en 1903. Dans l’entre-deux-guerres, il adhéra au Comité de Vigilance des Intellectuels antifascistes, et milita en faveur de l’Espagne républicaine contre Franco. Il mourut le 29 octobre 1937. Il est surtout connu comme auteur d’une Histoire de l’Art en plusieurs volumes.


2. Le témoignage

Elie Faure, La Sainte Face, édition préfacée par Carine Trevisan, Paris, Bartillat, 2005, 423 p. L’initiative de Carine Trevisan rend facilement accessible un texte publié pour la première fois en 1918 et dont Jean Norton Cru avait fait la critique dans Témoins…, p. 430-432. L’édition 2005 est complétée par une série de lettres d’Elie Faure à sa femme et à des amis, par une biographie chronologique détaillée, et par un index des noms de personnes.Elie Faure affirmait ne pas écrire ses « souvenirs » sur la guerre, mais des « idées suscitées en [lui] par la guerre ». Les descriptions directes sont cependant bien représentées. La 1ère partie, « Près du feu », écrite entre mai et juillet 1916, rend compte de la période d’août 14 à août 15 au cours de laquelle il est médecin en arrière des lignes. La 2e, « Loin du feu », évoque sa convalescence, après son évacuation pour neurasthénie, à Paris et sur la Côte d’Azur avec une visite à Cézanne (p. 184-187). La 3e, « Sous le feu », est rédigée dans la Somme entre août et décembre 1916. Le titre général, La Sainte Face, désignerait « la face de la France », d’après l’auteur lui-même, ou encore « la face grave et triste » des combattants. Son goût du paradoxe lui fit envisager de choisir La Sainte Farce, mais il y renonça par égard pour les souffrances produites par la guerre.

3. Analyse
Des pages d’anthologie :

L’ouvrage contient de nombreux passages qui sont des descriptions précises de moments, de situations, qui pourraient faire partie d’une anthologie de textes de témoins de la Grande Guerre comme celles établies par Jean Norton Cru et par André Ducasse :

– l’embarquement de blessés en gare de Dammartin, début septembre 14 (p. 63) ;

– le champ de bataille de la Marne après le recul allemand (66, 68) ;

– le tir du canon de 75 (94) ;

– les tranchées en décembre 1914 (114) ;

– l’arrière front, entre Paris et la Picardie (194), puis le front (195), le retour à la nature et aux activités primitives (196), la cagna (197), l’artillerie (200) ;

– les préparatifs d’attaque (208), la peur sous le bombardement (228) ;

– un camp de prisonniers allemands (277).

Des remarques judicieuses :

Plus brefs, certains passages recoupent le témoignage de bien d’autres acteurs, avec une touche spécifique :- le besoin de se donner des illusions (38) ;- les déplacements sans connaître la destination, les rumeurs (55) ;- les blessés joyeux d’avoir échappé au carnage (62) ;- un blessé français ne voulant pas se séparer d’un blessé allemand (70) ;- le courage sous le regard de l’autre (72) ;- le paysan qui maudit la guerre (125) ;- la ténacité de ceux de l’arrière qui « ont fait le sacrifice de la vie de ceux de l’avant » (141) ;- la guerre, un spectacle pour un Dieu qui y prend du plaisir (157) ;- une intéressante définition du soi-disant patriote (158) : « personnage religieusement attaché en temps de paix à tromper l’étranger et en temps de guerre à tromper le compatriote sur le compte de la patrie » ;- « la ronde échevelée des vaudevillistes et des académiciens proposant à la clientèle leur orthopédie patriotique et morale » (189) ;- la question à poser à Barbusse : « Veux-tu qu’il n’y ait pas eu la guerre, et n’avoir pas écrit Le Feu ? » (190) ;- « les journalistes trouvent très bon le moral des poilus, mais les poilus trouvent trop bon le moral des journalistes » (193) ;- lors d’un bombardement par l’artillerie française : que se passe-t-il là où tombe ce fer ? (201) ;- l’allégresse lorsqu’on peut enlever le masque à gaz (206) ;- la jubilation des prisonniers allemands, la camaraderie avec les poilus (210, 213) ;- « la solitude accroît l’épouvante car, à plusieurs, on se prête l’appui mutuel du mensonge qu’on fait aux autres pour se rassurer soi-même (227) ;- le bourrage de crâne (242, 323) ;- la « zone bâtarde » entre l’arrière et l’avant (271).

La tendance au paradoxe :

Romain Rolland avait noté à propos de La Sainte Face : « Tendance au paradoxe par orgueil de penser autrement que les autres ». Il est vrai que les pages et les paragraphes valorisés ci-dessus sont à cueillir au milieu d’autres pages qui témoignent plus sur la personnalité de l’auteur que sur la guerre. N’avait-il pas lui-même écrit qu’il cherchait à ramasser dans son livre « la plus grande masse possible d’enivrement intellectuel » ? On ne mentionnera pas tous les effets de style agaçants ou pénibles. Retenons cependant la dédicace : « Aux soldats qui ont vécu sous le fer, respiré le feu, marché dans le sang, dormi dans l’eau, je donne ce livre cruel, pour qu’ils le brûlent. »Plusieurs de ces effets, si on les prenait au pied de la lettre, aboutiraient à une sorte de justification de la guerre comme manifestation de vitalité des peuples jeunes. Ainsi les militaristes seraient plus révolutionnaires que les socialistes ; les actes de vandalisme attireraient la sympathie (« Ils sont jeunes. Ils cassent leurs jouets ») ; les généraux français auraient économisé trop de vies humaines… On s’en tiendra là.

Stéréotypes nationaux et régionaux :

Il est également surprenant qu’un homme d’une telle stature intellectuelle en vienne à des stéréotypes infantiles : l’Anglais sportif et flegmatique, l’Allemand solide et mécanique, le Français nuancé et subtil (p. 252) ; la Gascogne sceptique et le Languedoc fanatique, le Dauphiné recueilli, la gouailleuse Champagne (167). Et les constantes dans le temps : Paris est toujours identique depuis Lutèce (135) ; « on retrouve le Gaulois de César sous la capote du biffin » (276)… Le tout au premier degré. De même que l’évocation des tirailleurs sénégalais (104) ou cette page à glisser dans l’anthologie des « bienfaits de la colonisation » (105-106) dont je n’ose pas reproduire la conclusion. Plus utile est la description d’un antiméridionalisme très fort en 1914 : « de gros infirmiers bien nourris lancent des brocards virulents aux petits montagnards [Ariégeois d’un régiment réduit de moitié par les combats] qui sont restés toute une nuit sous le feu, à la même place, tandis qu’eux-mêmes ronflaient dans leur paille fraîche, à l’abri. » (52)

Père et fils :

Enfin, il faut remarquer chez cet homme, qui voit dans la guerre l’expression de la vitalité d’un peuple jeune, le souci d’en préserver son fils né en 1897. Il est « inutile » qu’il s’engage, écrit-il à plusieurs reprises à sa femme. Si on ne peut l’empêcher, qu’il attende la fin de la campagne d’hiver. Il faudrait trouver une situation « où il pourrait rendre le maximum de service avec le minimum de risques », cavalerie, artillerie… Alors, Elie Faure était-il un être humain, avec ses contradictions et ses faiblesses ? Sans doute. Et ce n’est pas dévalorisant de le dire. Mais, alors, c’est un peu fort d’écrire : « La guerre est une admirable école d’énergie et de fatalisme et j’espère que la France entière en profitera. Moi, je n’en ai pas besoin. Je suis celui dont Dostoïevski a dit : ‘Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou de mourir, celui-là sera l’homme nouveau.’ »

4. Autres informations
– Notice dans Jean Norton Cru, Témoins…, p. 430-432.

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