Lavaissière de Lavergne, René de (1886-1983)

1. Le témoin
René de Lavaissière de Lavergne, jeune avocat à Paris lors de la mobilisation, rejoint comme lieutenant de réserve le 17e régiment d’artillerie (3e DI). Il participe aux batailles des frontières (Virton) et de la Marne, passe l’automne 1914 en Argonne et participe aux combats de la Woëvre en 1915. Il plaide parfois comme avocat au conseil de guerre de la 3e DI. Après l’offensive de Champagne en septembre-octobre 1915 (Hurlus) et le secteur de Souilly (Meuse) en 1916, il obtient sa mutation en juin comme observateur dans l’aviation. Titularisé officier observateur en décembre 1916 (escadrille C 11), il est promu capitaine en mai 1917, faisant aussi de l’instruction et des conférences. Il commande l’escadrille 287 en février 1918 et termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée ; il est démobilisé en mars 1919. Il mène ensuite jusqu’en 1958 une carrière au barreau comme avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation.

2. Le témoignage
Son récit de campagne a été rédigé en 1963, et le manuscrit qu’il considérait comme son « œuvre majeure » a été publié par son arrière-petit-fils Etienne de Vaumas en 2011. Il est illustré de nombreuses photographies personnelles de la collection de l’auteur et de reproductions de documents et de cartes. L’auteur a rédigé un récit précis, appuyé sur ses notes et ses archives qui évoquent les événements militaires, les combats mais aussi ses préoccupations personnelles : c’est un document intime. L’intérêt du témoignage réside dans l’expérience de deux armes différentes, avec la vie d’une batterie d’artillerie au feu et à l’arrière, puis la description de la fonction d’observateur aérien et celle en 1918 de commandant d’une unité d’aviation. La rédaction des Souvenirs, presque cinquante ans après le début du conflit, produit un étirement du temps du témoignage qui doit être pris en compte. La publication (2011) n’a pas eu lieu du vivant de l’auteur, on ne sait pas si c’était délibéré. Ici la guerre est vue à travers le prisme culturel d’un grand bourgeois parisien ; son vécu est souvent éloigné de l’expérience commune du fantassin de la tranchée, bien qu’il puisse parfois s’y superposer. Enfin le récit est aussi un plaidoyer pro domo, mais qui n’essaie pas de cacher les hésitations et parfois le découragement. La qualité de rédaction, les descriptions précises et l’atmosphère intime créée par la restitution des préoccupations et des enthousiasmes de l’auteur finissent par projeter ici un sentiment de sincérité.

3. Analyse
Pendant les deux ans qu’il passe dans l’artillerie, le lieutenant de Lavergne décrit l’itinéraire de son unité, le service en campagne, les combats de sa batterie, les bombardements de contre-batterie, les efforts et les peines de son unité ; c’est un document vivant et précis de l’ambiance vécue par ceux qui servent les 75. Au début d’août 1914, il fait partie des optimistes à la mobilisation, et son souvenir évoque plus que de la résignation.
p. 13 « A 11 heures 23, le train quitte la gare, train naturellement bondé de réservistes rejoignant leurs unités. Leur entrain fait de bonne humeur et de sang-froid est réconfortant. Les cris « A Berlin » fusent de toutes parts. Moi-même, j’avais d’ailleurs écrit dans une lettre à ma fille que son papa allait lui rapporter « une belle poupée allemande ». Je partageais ainsi l’optimisme général. »

Le changement d’opinion sur la guerre est rapide, puisque la découverte du feu le 22 août 1914 à Ethe lui montre la réalité des combats et le fait réagir pour protéger les siens.
p. 25 « Bientôt sur la route, passent devant nous des charrettes de paysans transportant des morts et des blessés revenant de la ligne de feu. Je ressens alors l’horreur de la guerre en voyant des soldats en pantalon rouge et capote bleue, les uns inertes, les autres gémissants, le teint terreux et couverts de sang. (…) Ma pensée va à ce moment, à mon jeune neveu, Georges qui, d’après les nouvelles que j’ai reçues, a l’intention de s’engager, et dans la journée, je griffonne un mot à ma famille : « Que Georges reste tranquille. Il ne peut pas et vous ne pouvez pas savoir ce que c’est. Il faut avoir vécu une journée comme celle d’aujourd’hui pour être fixé. J’ai appris avec beaucoup d’admiration le désir de s’engager. Il faut laisser les aînés faire leur devoir. »

Son émotivité est au début très forte, il évoque sa sensibilité lorsqu’en réserve d’échelon, il récupère des blessés de sa batterie qui agonisent l’après-midi et qu’il fait enterrer le soir.
p. 32 bataille de la Marne « le 7 septembre sera pour moi la journée la plus émouvante de cette période. (…) A peine avais-je rempli ce triste devoir qu’un deuxième blessé décédait après une agonie douloureuse et déchirante. Il était 18 heures et nous avons recommencé pour lui la triste cérémonie déjà accomplie pour son camarade. Cette journée m’a beaucoup impressionné. C’étaient les premiers morts de notre batterie que je voyais et que j’avais la pénible mission d’ensevelir. Bien des fois au cours de la journée, j’ai dû détourner les yeux pour ne pas pleurer devant mes hommes. »

L’endurcissement est rapide, la dureté des combats et la répétition des spectacles cruels produisent une atténuation de l’émotion. Ce changement de sensibilité après la victoire de la Marne se fait différemment suivant l’origine des cadavres
p. 35 12 septembre 1914 « L’aspect des pays que nous traversons est affreux. Il est le résultat des durs combats d’artillerie : trous d’obus sur les routes et dans les champs, chevaux crevés sur les chemins et dans les fossés, hélas aussi centaines de cadavres de soldats. (…) Nous passons au milieu de ce carnage, ressentant une profonde émotion à la vue de tant des nôtres qui sont tombés, mêlée d’une joie sauvage au spectacle des cadavres ennemis tombés parfois par paquets les uns sur les autres. »
p. 36 « Sur la paille, sont alignés des soldats et des officiers allemands blessés. C’est un tableau rappelant les peintures et dessins de la guerre de 1870. Puis-je dire que je n’ai pas ressenti à cette vue la commisération et la pitié que m’avaient inspirées nos morts et nos blessés de la Garderie d’Amboise, et je n’ai pas été choqué de voir des soldats s’emparer de casques ou d’équipements que les blessés avaient encore près d’eux. »
L’auteur n’évoque par ailleurs que rarement les Allemands et jamais les motivations ou les buts de la guerre, prise dans son ensemble.

L’auteur évoque aussi la peur, présente lorsque sa batterie est violemment bombardée, peur qu’il domine à cause du regard de ses hommes : le courage se construit par la volonté.
p. 40 15 septembre 1914 « J’avoue que j’ai eu peur mais l’amour propre l’a emporté. Je ne voulais pas devant mes hommes abandonner mon but. »
p. 41 « Je m’efforce, au milieu du chaos, de rester calme et de ne pas donner à mes hommes l’impression que j’ai peur. Je me joins à eux pour rétablir l’ordre dans notre cavalerie affolée car je pense qu’il est capital de donner l’exemple aux hommes et à défaut de véritable crânerie, l’amour propre commande d’inspirer confiance et de rester le chef.
Et le combat finit par fournir une véritable ivresse.
p. 96 « Mes trois camarade et moi étions grisés par le combat et nous tirions avec rage. »

La prise de conscience du fait que la guerre va durer est très précoce chez l’auteur, son moral s’en ressent, au point de déboucher sur une véritable crise de dépression.
p. 64 «Rien d’intéressant à noter les 19, 20 et 21 novembre [1914] que cette tristesse que nous apporte cette vie monotone, jointe à la certitude que nous donnent les événements que la guerre sera beaucoup plus longue qu’on ne le pensait. Loin de nous réconforter, les encouragements à la patience que nous prodigue l’arrière et la transmission des « bobards » auxquels nos familles se laissent prendre ne font que nous irriter, et mes lettres à ma famille se ressentent de cette irritation. A certains moments, j’en arrive à souhaiter être blessé pour quitter au moins temporairement ce front désespérant. Ce n’est certes pas de la lâcheté mais un profond découragement qu’à d’autres étapes de la guerre, tant que je serai dans l’artillerie, je ressentirai encore. »

La position d’officier et d’artilleur de Lavergne lui permet, contre le règlement, de faire venir sa femme en janvier 1915 : il est ainsi nettement privilégié par rapport à ses hommes et plus encore à l’infanterie.
p. 80 « Le projet de voyage de ma femme me préoccupe. Il comporte de sérieux aléas de parcours et d’arrivée dans notre bled, en violation des consignes qui interdisent de tels déplacements dans la zone des armées. Mais j’apprends que mon camarade et ami Pierret qui est lieutenant au 3e groupe en cantonnement à Givry vient d’être informé que sa jeune femme est arrivée à Bar-leDuc et se dispose à le rejoindre. J’apprends aussi que les trois autres femmes d’officiers viennent d’arriver. ».
p. 81 « Le 28 [janvier 1915], j’ai la joie tant désirée de voir arriver ma femme qui a courageusement affronté les difficultés du voyage et qui, descendue du chemin de fer à Revigny, a gagné Le Châtelier dans une voiture de paysan. Je l’installe chez les Lalancette dans la chambre que j’occupe. Et pendant une dizaine de jours, en dehors de mes heures de service, je puis passer avec ma femme des moments d’heureuse détente (…). Mon capitaine ferme les yeux sur la présence de mon épouse. Le commandant, je crois, ne l’a pas connue. Et tout ce séjour se passe sans incident. Je me souviens du mot de Defrance [son ordonnance] qui le premier soir, après avoir rassemblé les reliefs du repas, nous quitte sur un « Bon divertissement, mon lieutenant. »
Ultérieurement, et contre les ordres, Lavergne fera encore venir sa femme pendant plusieurs séjours, puis son passage à l’aviation rendra sa situation encore plus privilégiée.

Il participe aux durs combats du printemps 1915 comme chef de batterie, et est cité à l’ordre de la division avec attribution de la croix de guerre (21 avril 1915).

Lors des luttes acharnées à Vauquois et aux Eparges, les tirs trop courts de l’artillerie française, et les conflits qui en avaient résulté, avaient fini par faire imposer la présence d’un officier d’artillerie en première ligne, aux côtés de l’infanterie, lors des tirs des 75; Lavergne paraît peu convaincu de l’utilité de cette mission. Pendant les combats violents de la Woëvre (attaque du 20 juin 1915), il témoigne sur les relations entre les deux armes et une description de la tranchée avant l’assaut, vue par un individu extérieur qui ne doit pas « sortir ».
p. 116 « A 15 heures, le colonel me charge de me rendre dans la tranchée de 1ère ligne et de vérifier si le parapet de la tranchée ennemie et les réseaux de barbelés qui la précèdent sont démolis par notre tir. Je pars avec le sous-officier qui m’accompagne, d’abord par les boyaux qui mènent aux tranchées, puis dans les tranchées. Une pluie de projectiles tombe sur et autour des tranchées que je parcours. Nous passons en courant aux endroits particulièrement dangereux, au milieu des éboulis que provoque le tir ennemi, rampant là où des poutres ou des arbres obstruent les boyaux ou les tranchées. Dans celles-ci, nous sommes parfois obligés d’enjamber des fantassins qui y sont terrés. Nous passons sur des sacs, des fusils, des bidons, des jambes, courbés en deux pour éviter de recevoir, en dépassant le parapet de la tranchée, une balle ou un éclat. (…)
[Nos fantassins] Ils sont debout, appuyés à la paroi, serrant leurs fusils baïonnette au canon dans leurs mains crispées, attendant l’ordre de franchir le parapet. Quels tragiques regards je lisais dans leurs yeux. J’étais à côté d’un tout jeune sous-lieutenant qui commandait l’une des sections d’attaque. Et j’avais pitié de lui. Il attendait sans bouger l’ordre de s’élancer, une angoisse se lisait dans ses yeux. A l’instant du départ, il a franchi le premier le parapet et les hommes les uns après les autres l’ont suivi. Il y a eu un crépitement de fusillade et de mitrailleuses, puis plus rien. Les fantassins après leur bond en avant s’étaient tapis dans les trous d’obus ou derrière des arbres. Puis la fusillade a repris par moments. Je suis resté jusqu’à 20 heures à mon poste d’observation sans pouvoir d’ailleurs communiquer avec l’arrière, les lignes téléphoniques étant depuis longtemps coupées. Et ne pouvant rien faire, je suis revenu au poste du colonel. Je pensais combien il était désolant d’avoir risqué à maintes reprises d’être tué pour un rôle d’une totale inutilité puisque là où j’avais été, je ne pouvais correspondre avec personne pour transmettre des indications utiles ou régler un tir, d’ailleurs impossible à régler au milieu des arrivées de nos obus provenant de toutes nos batteries qui tiraient ensemble. C’était une exigence singulière du commandement de l’infanterie de vouloir qu’un officier d’artillerie soit présent, dans ces conditions, aux tranchées de première ligne. Enfin, je suis là, indemne et c’est le principal mais j’avoue que cette journée m’a laissé assez démoralisé. Ne devrais-je pas avoir honte quand j’en ai vu tant aujourd’hui partir à la mort ? »

A partir de l’été 1915, le moral de l’auteur se dégrade encore significativement : l’action et le danger l’affectaient déjà, mais en lui donnant la possibilité de se dépasser ; l’inaction et la routine des secteurs tranquilles le dépriment et lui font demander sa mutation.
p. 129 « J’ai trop le temps de penser à tout ce qui me désole. (…) Si je relis mes lettres de l’époque, je suis effrayé de l’état d’esprit qu’elles révèlent. »
p. 155 Noël 1915 Bois de l’Hôpital « Je voudrais m’évader de cette ambiance où je ressens trop de peine mêlée à de la rage pour tout ce qui me sépare des miens et, dans l’espoir de me rapprocher d’eux, je songe à solliciter mon affectation à une formation automobile de combat (autos blindés, autos mitrailleuses ou autos canons) dont les stationnements se trouvent plus en arrière et faciliteraient des voyages de ma femme et moi. Je parle discrètement de mes intentions au commandant avec la crainte que mon désir de quitter le groupe me nuise dans son esprit. Il comprend mon état d’esprit. Je prie ma famille d’être mon interprète auprès de certaines personnalités de façon à être sûr que si je dépose une demande de mutation, celle-ci aboutira à un résultat certain; Mais tout s’avère inutile et mon désir reste irréalisé. »
p. 161 « Je suis de plus en plus dans un état nerveux qui frise la dépression et je prends en haine tous ceux qui dans ma famille me prêchent la patience et la résignation. On m’incite à passer une visite médicale qui peut-être aboutirait à un séjour à l’arrière mais j’ai trop d’amour propre pour me plier à cette comédie d’ailleurs bien problématique. Puisque le passage qu’on avait sollicité pour moi dans les autos canons n’a donné aucun résultat, je songe à demander à passer dans l’aviation comme élève pilote, ce qui me procurerait un certain temps à l’arrière pendant mon stage d’entraînement et une fois en escadrille me permettrait, les terrains d’aviation étant situés à l’arrière, de recevoir des visites de ma femme, ce à quoi tendaient tous mes désirs. Ainsi, tout en satisfaisant ce besoin impératif de me rapprocher d’elle, je n’aurais l’air ni d’un poltron, ni d’un dégonflé, ce que je ne voulais paraître à aucun prix car je n’en avais pas l’étoffe. Mais cette vie insipide dans une artillerie figée dans la même position pendant des mois m’était devenue insupportable.
Ces aveux peu glorieux, écrits plusieurs décennies après les faits, sont intéressants pour une perception de « la guerre qui dure » en 1915 ; ils nous interrogent aussi, venant d’un combattant déjà très privilégié par rapport au sort commun. Enfin, ils nous font nous poser la question suivante : un aveu de ce type, de la part d’un honorable avocat au Conseil d’Etat, serait-il envisageable dans des écrits publiés dans l’entre-deux-guerres ?

Avec, semble-t-il, des soutiens importants et réitérés à l’arrière, un « piston » enfin efficace, la mutation dans l’aviation espérée arrive, contre l’avis de son commandant d’unité.
p. 165 « Et le 19 juin [1916] à 7 heures 30, je suis réveillé par le téléphone et on m’annonce du bureau du colonel que ma nomination comme observateur à l’escadrille C 11 vient d’arriver. »
Après sa nomination dans l’aviation comme officier observateur (de Lavergne passe son baptême de l’air trois jours après), la tonalité du récit change complètement ; les heures de dépression disparaissent au profit de moments exaltants, de missions où l’initiative individuelle joue un rôle fondamental, il renaît car il peut agir comme acteur de son destin :
p. 166 « L’initiative, la volonté individuelle allait être l’enjeu d’un combat passionnant. Aux coups reçus, aux dangers courus, la défense immédiate devenait possible. A une passivité aveugle succédait une action personnelle dont on pouvait apprécier l’utilité. (…) Heures exaltantes, génératrices d’un moral élevé, en dépit des risques courus et qui, mêlant aux faits de guerre un aspect sportif, ont modifié totalement mon état d’esprit et m’ont apporté une nouvelle vie entièrement différente de celle que j’avais connue dans l’artillerie. »

Son rôle est le réglage des batteries du 17e RA et des canons lourds à l’échelle du corps d’armée ; l’auteur raconte sa formation rapide, ses missions et leurs difficultés, le combat au- dessus des lignes et la satisfaction de « comprendre le but et le déroulement des opérations sur le champ de bataille (p. 166) ». Il vole à l’escadrille C 11 sur Caudron G 3 puis G 4 bimoteur. Officier d’artillerie expérimenté, il effectue presque immédiatement de nombreuses missions lors de la deuxième partie de la bataille de la Somme en septembre et octobre 1916. L’auteur évoque les pilotes qui l’accompagnent, son travail de renseignement par ses aspects techniques (canevas de tir, officier « d’antenne », photographie), l’ambiance à l’escadrille :
p. 191 « Aux heures des repas, cette salle s’emplissait des conversations et de la gaieté générale. Car, à l’exception de quelques tristes jours où la disparition ou la blessure d’un camarade effaçait les plaisanteries et les rires, une constante gaieté faite de jeunesse et d’insouciance animait chacun de nous. Un imposant phonographe, assorti des derniers disques en vogue, apportait aux heures des repas ou au cours des soirées une ambiance bruyante et joyeuse. »
L’état d’esprit de Lavergne a changé avec son passage dans l’aviation, la présence du danger – réel et constant – n’est plus paralysante, l’action et la volonté permettent de dominer la peur qui finit par disparaître, et l’observateur et son pilote forment, aux dires de l’auteur, une équipe renommée pour sa hardiesse :
p. 210 (extrait de citation, mars 1917) « Excellent équipage qui rend les plus grand services par ses reconnaissances hardies, ses réglages de tir et ses prises de photographies. Souvent attaqués par des avions ennemis et soumis à des tirs précis d’artillerie, ont toujours terminé leur mission faisant preuve journellement de courage, de sang-froid et d’énergie. »
Les dangers du vol peuvent être illustrés par trois capotages, les 29 avril, 4 mai et 11 mai 1917 :
p. 220 « En cours de réglage d’une batterie de 155 court, le moteur de gauche s’arrête et le moteur de droite manifeste des défaillances alors que nous n’étions qu’à 800 m. Il ne peut être question de rentrer au terrain et il faut atterrir droit devant nous. Mendigal pique mais en arrivant à une centaine de mètres du sol, nous rencontrons des bancs de brume qui nous ôtent toute visibilité. En en sortant, nous nous trouvons au-dessus d’arbres qu’il s’en faut de peu que nous accrochions, ce qui aurait été mortel et finalement nous finissons notre descente en butant contre le parapet d’une tranchée. L’appareil fait une superbe culbute et retombe à cheval sur la tranchée tandis que nous nous retrouvons la tête en bas, maintenus par nos ceintures. Je me dégage le premier et aide Mendigal à sortir de sa mauvaise position. Nous n’avons l’un et l’autre aucune blessure. »
p. 222 « Le 4 mai est une journée d’attaque au nord de Reims près du fort de Brimont. Je remplis le rôle d’avion d’accompagnement d’infanterie, ce qui nécessite de voler au-dessous de mille mètres pour pouvoir suivre la marche de l’infanterie au milieu des tranchées. Après une heure de vol, les culbuteurs du moteur sautent déchirant le capot du moteur dont les débris viennent briser un des mâts de gauchissement. L’avion n’est plus gouvernable. Il faut atterrir là où nous sommes. Lafouillade repère un champ, mais celui-ci est parsemé de gros trous d’obus et nous capotons dans l’un d’eux en touchant le sol. Me voici, encore une fois, la tête en bas pris sous l’appareil. Je m’en tire avec quelques écorchures. Lafouillade, de même. »
p. 223 « Le 11, au cours d’un réglage effectué avec Lafouillade, nous tombons sur deux patrouilles de six avions ennemis. Nous engageons le combat avec l’une d’elles. Une balle brise une de nos hélices, ce qui nous force à rompre et à regagner le terrain où Lafouillade, peut-être impressionné par le combat, me réserve à l’atterrissage un beau capotage qui met notre avion sur le dos. Décidément, ce mois-ci je collectionne les accidents. Mais encore une fois j’ai de la chance et je sors indemne de celui-ci. Quand je prévois le capotage à l’arrivée, je me mets en boule, je rentre la tête et j’attends. Je puis dire que je n’ai jamais eu peur, confiant dans mon étoile. »
Promu capitaine en mai 1917, il partage ensuite son temps entre la direction de cours théoriques pour former des observateurs, de cours d’officiers d’antenne (officiers des différentes armes qui seront spécialisés dans les liaisons par TSF avec les avions en vol ) et l’apprentissage du pilotage ; il passe le brevet par goût mais surtout pour pouvoir commander une escadrille, les chefs d’unité devant pouvoir voler comme pilote en mission. Il reçoit son brevet de pilote en janvier 1918, est nommé au commandement de l’escadrille 287 (observation – sur Sopwith) en février, puis exerce des responsabilités d’état-major. Il termine la guerre comme commandant de l’aéronautique du 38e corps d’armée.
Il résume ainsi son expérience du conflit :
p. 8 « En réalité, la guerre devait me prendre près de 5 années de ma jeunesse, m’apporter des heures de souffrance physique et morale, me faire connaître des instants où la mort m’a frôlé, mais aussi d’autres heures exaltantes que j’ai vécues dans l’aviation et qui ont compensé les heures sombres que j’ai connue dans l’artillerie. »

Vincent Suard, 25 juillet 2012
*René de Lavaissière de Lavergne, Souvenirs d’un artilleur et pilote de la Grande Guerre, les Editions de l’Officine, 2011, 432 pages.

Share

Monti, Olivier (1894-1964)

D’une famille corse, Olivier Charles André Monti est né à Paris le 26 décembre 1894. Mobilisé avec sa classe, il tient un journal de guerre sous la forme de six carnets de petit format, qu’il a réunis dans un étui en cuir. Ses enfants les ont retrouvés et retranscrits en rencontrant des problèmes qu’ils n’ont pas toujours surmontés : taupe pour Taube, Knipp pour Krupp, par exemple. Les notes d’Olivier Monti sont parfois laconiques, ainsi en décembre 1917 et janvier 1918 où l’information quotidienne est presque limitée à l’expression : « Il gèle. » La dernière page montre sa fierté d’avoir été assidu : « Beaucoup de mes camarades l’avaient commencé mais presque tous n’ont pu le continuer. » Deux phrases en latin témoignent d’une certaine culture que les transcripteurs ne précisent pas, pas plus que sa profession.
Olivier Monti est mobilisé en septembre 1914. Il arrive sur le front en Champagne et découvre les tranchées le 25 février 1915, avec la pluie, la boue, le quart de jus froid destiné à « réchauffer » les guetteurs. Malade, il est évacué en avril et ne revient sur le front qu’en octobre. En avril 1916, il est agent de liaison. Il connaît les durs moments de Verdun en juillet : lors de la relève, il ne reste que « 21 sur 99 que nous sommes montés ». En avril 1917, il participe aux attaques sur le Mont Téton près de Reims. Le 11 mai, apprenant que son régiment va être dissout (le 207e RI ?), il remarque : « Je voudrais être à la place du drapeau. » Il est affecté à une compagnie de mitrailleuses du 20e RI. Le 28 août, il fait sa demande pour l’aviation et il est accepté en janvier 1918. Il passe alors des examens de santé, il apprend à piloter, fait des essais et accomplit son premier vol en solo le 5 mai. Le 9 mai, en atterrissant, il « casse deux zincs », le sien et un autre qu’il vient emboutir. Cela lui vaut d’être renvoyé au 20eRI, mais en passant par des périodes confuses de fausses permissions et de peines de prison. Notons que les Parisiens étaient avantagés par la proximité de leur domicile des lignes. Notons aussi que la prison peut présenter quelques avantages : « Nous sommes très bien couchés, mieux qu’à la compagnie, de la paille bien propre, mais assez de mouches. Le grand avantage c’est que le matin on fait la grasse matinée tandis que dans les Cies ils vont à l’exercice. Rien à faire, pas de corvées. On nous porte à manger en quantité et l’on touche notre vin. C’est épatant. On fume, on boit et l’on chante. »
Fin août 1918, Olivier Monti décrit le passage de l’Ailette. Le 27 octobre, il note que les avions allemands lâchent peu de bombes et des proclamations contre la continuation de la guerre. Le 30, il s’agit d’une attaque de tanks vers Guise, et Monti bivouaque dans l’usine Godin. Le 7 novembre, il signale le passage des parlementaires allemands, puis l’armistice qui déclenche une joie « générale mais non bruyante ». Suit une période de discipline relâchée, « de cafard et de soûlographie ». En juillet 1919, à Paris, il fait son possible « pour ne pas être désigné pour défiler le 14 courant » et il réussit. Démobilisé le 11 septembre 1919, il note : « Voilà, c’est fini, je suis civil. »
Au cours de ces années de militaire, Olivier Monti a eu l’occasion de signaler plusieurs cas d’officiers pris de boisson, d’autres incapables de lire une carte. La grande originalité de ses carnets est de décrire aussi ses activités en permission à Paris, ses virées avec les copains (autres permissionnaires ? affectés spéciaux ? on ne sait) et les nuits passées avec telle ou telle jeune femme. Sa fille commentait ainsi le témoignage : « Que de tristesse, d’épuisement, le désespoir n’étant jamais exprimé. Au contraire ressurgit la possibilité d’apprécier la moindre bouteille de vin, une nuit passée auprès d’une gentille fille, un match de foot ou quelques notes de musique. »
RC

Share

Dorgelès (Lécavelé dit), Roland (1885-1973)

1. Le témoin

Né le 15 juin 1885 à Amiens (Somme). Père représentant d’une fabrique de tissus. Études à l’École des Arts décoratifs (1902…) ; Rédacteur au Service télégraphique de l’Agence de la Presse Nouvelle (jusqu’en 1909). À partir de 1907, écrit sous le pseudonyme de Dorgelès. Réformé en 1907 suite à un accident pulmonaire. Collabore à Messidor, Paris-Journal, Comœdia ; écrit des pièces de théâtre ; entre à L’Homme libre dirigé par Clemenceau le 5 mai 1913.

Engagé volontaire le 21 août 1914. Classes à Rouen au 74e R.I. ; rejoint son corps en Champagne le 15 septembre 1914 ; versé au 39e R.I. comme mitrailleur. Le 16 février 1915, participe à une attaque très meurtrière près de Berry-au-Bac (Aisne) ; au repos, commence à écrire les Croix de Bois. Le 9 juin 1915, il est blessé lors de la prise de Neuville-St-Vaast. Nommé caporal, reçoit la Croix de guerre. 7 septembre 1915, élève pilote au premier groupe d’aviation stationné à Longvic (Côte d’Or). 18 mars 1916, école d’aviation à Ambérieu. 21 juin, chute d’avion ; convalescence à l’hôpital de Bourg-en-Bresse (Ain). Termine la guerre comme inspecteur de l’aviation. Démobilisé le 1er avril 1919, le jour où paraît son grand succès Les Croix de Bois chez Albin Michel.

2. Le témoignage

Correspondance de guerre de Roland Dorgelès, publiée sous le titre Je t’écris de la tranchée. Correspondance de guerre, 1914-1917, préface de Micheline Dupray, introduction de Frédéric Rousseau, Paris, Albin Michel, 2003.

Sont publiées dans cet ouvrage deux cent soixante-dix lettres et cartes postales inédites, adressées pendant la guerre par Roland Dorgelès à différents membres de sa famille. Sa mère et sa femme Mado sont ses deux principales destinataires ; nous ne possédons que huit lettres adressées à son père ; sa sœur en reçoit sept auxquelles il faut ajouter quelques missives adressées au mari de celle-ci, mobilisé lui aussi ; cette correspondance est conservée à la bibliothèque de l’Arsenal, Paris, Ms 15148/55.

Deux cent vingt pièces concernent la période passée dans l’infanterie (novembre 1914 à mai 1915). Ce corpus est intéressant à double titre : il renseigne en premier lieu l’expérience combattante de l’écrivain et permet en outre de reconstituer, pas à pas, la généalogie des Croix de Bois. Le rapprochement des deux types de document, lettres et roman, permettent de repérer un certain nombre de correspondances. Dans une large mesure, et contrairement au jugement sévère porté par le critique Jean Norton Cru (Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs combattants édités en français de 1915 à 1928, Nancy, P.U.N., 2006 [1929 et 1993], p. 592 et ss.), ces lettres valident le roman Les Croix de bois en tant que témoignage de combattant.

3. Analyse

Cette correspondance mérite l’attention pour plusieurs raisons : en premier lieu, elle éclaire les biais inhérents à toute correspondance, et particulièrement à toute correspondance de guerre ; en effet, dans ses échanges épistolaires, Dorgelès, à l’instar de nombreux autres rédacteurs, déploie différentes stratégies d’écriture en fonction de son interlocuteur ; ainsi, dans les lettres à sa mère domine l’euphémisation des horreurs et souffrances liées à la guerre. Cela est particulièrement visible dans le courrier (trois lettres) daté du 11 novembre 1914 ; à sa mère, Roland donne le menu de son goûter ; à son père, quelques mots polis ponctués d’un sec « Rien à signaler ! » ; il faut alors lire la lettre adressée à sa sœur pour apprendre, un peu, ce qui se passe réellement : « Alerte ! Il paraît qu’à onze heures du soir, nous faisons attaque générale […]. Si le destin voulait que je laisse ma peau quelque part au combat, tu donneras à mère le mot ci-joint. Car je n’ai qu’une peur : quelle se tue. Accuse réception je te prie. C’est à mes yeux un dépôt sacré. ». Le mot-testament est publié à la suite de cette lettre (p. 102). En définitive, c’est surtout à Mado, sa femme, que Roland décrit sa guerre.

En second lieu, cette correspondance permet de retracer la trajectoire d’un engagé volontaire : en effet, Dorgelès, réformé, dut se porter volontaire pour participer à la guerre. Plusieurs éléments paraissent avoir motivé cet engagement : le départ de ses copains, celui de ses proches (son beau-frère notamment) pendant les chaudes journées d’août, la peur de manquer une grande aventure (Cf. Bleu horizon, Paris, Albin Michel, 1949, p. 47.); son sentiment patriotique (exprimé dans plusieurs lettres, 14 octobre, 4 décembre 1914); la curiosité aussi, celle d’un écrivain vis-à-vis de ce qu’il considère comme LE grand sujet d’écriture, la guerre (« 17 octobre 1914. […] Je crois qu’il y a quelque chose d’extraordinaire à écrire cela. Et si peu d’écrivains l’ont vu »; dans la lettre écrite le 5 novembre à sa mère, il écrit : « Tu comprends, je voulais absolument voir la guerre, car comment écrire mon livre sans cela ? » ; enfin, Dorgelès, là encore comme beaucoup d’autres, crut que la guerre serait courte (voir les lettres du 24, 27 novembre, 19 décembre 1914).

Or, dès l’automne 1914, la correspondance exprime la lassitude. Au printemps 1915, l’impatience devient de plus en plus pesante : « 27 mars. […] Un beau soleil de printemps ! Les bourgeons se posent en essaims sur les branches. Et nous sommes ici. Zut ! La Patrie, entre nous, on l’aime comme une maîtresse, c’est pourquoi il arrive qu’on la trouve un peu crampon… Enfin, j’attends, j’espère, je veux la Victoire, et sa fille aînée la Paix… ». Dès lors que l’on s’en tient aux seuls discours – à géométrie variable selon le destinataire – il est de fait très difficile d’apprécier les ondulations de cette longue patience impatiente du poilu Dorgelès. Ce passage, parmi d’autres, illustre parfaitement l’ambivalence et l’instabilité des sentiments de nombreux poilus et permet de soulever les questions suivantes : Dorgelès sacrifie-t-il au conformisme imposé par le climat de guerre ? Craint-il de décevoir les attentes de sa famille en leur révélant la mue en cours de son état d’esprit ? Courant juin, après l’engagement meurtrier de Neuville-St-Vaast, Roland confie à sa mère : « 19 juin 1915. […] Hélas, on va nous donner le casque ! Nous avons déjà le masque et les lunettes… Non, non, je n’étais pas fait pour cette guerre-là. Je me vois très bien en cheveau-léger, en garde française, en mousquetaire gris… (p. 297) » ; fin juin, pourtant, il écrit encore des mots très belliqueux : « ah ! vite qu’on franchisse les lignes et sa batte en plaine (p. 301) ». Que faut-il en penser ? Que peut-on en déduire ? Dans d’autres courriers rédigés durant cette période, l’écrivain évoque également la chance de ses amis blessés hospitalisés ou en convalescence, qui à Paris, Deauville, Dax ou Bordeaux : « 20 juin 1915. […] Les veinards ! ! ». Dans le même ordre d’idées, le 8 avril 1915, c’est ainsi qu’il commente la mutation de son beau-frère à l’Etat-Major : « Il a de la chance et j’en suis très heureux ». Notons, au passage, que l’expression « j’en suis très heureux » est soulignée dans l’original. Mais écrit-il cela pour ne pas peiner sa sœur ? Ou bien exprime-t-il alors le fond de sa pensée ? Difficile de trancher…

Finalement, au-delà des mots, c’est un fait qui permet de mesurer au plus près le changement d’état d’esprit de Dorgelès : en effet, au lendemain de la tuerie de Neuville-St-Vaast, il engage des démarches pour être affecté dans l’aviation, démarches qui aboutiront à l’automne. Ce transfert va lui permettre d’écrire son livre ; et en dépit d’un grave accident, sans doute aussi lui sauver la vie.

Cette correspondance permet aussi de documenter les séquences de fraternisations locales et de trêves tacites qui ont émaillé la guerre de position. Ainsi, les lettres du 24, 30 novembre 1914 ; à Noël 1914 : les lettres du 25 et surtout du 27 décembre : « À notre gauche, la nuit du réveillon, le 28e a eu de grosses pertes. Et la même nuit, à la même heure, sur notre droite (le 74e ) sortait de ses tranchées et nos soldats allaient trinquer, échanger des cigarettes avec les Allemands. Je trouve cela ignoble. Officiers blâmés par le général. » Cet épisode est confirmé par le Journal de Marche et d’opérations du 74e R.I. (Service Historique de la Défense, Vincennes) ainsi que par un autre témoin : Charles Toussaint, Petites histoires d’un glorieux régiment : vécues par Charles Toussaint, soldat de 1ère classe au 74e régiment d’infanterie en guerre, Montvillers, Binesse, 1973. En avril 1915, Roland annonce à Mado : « Hier soir, cette nuit plutôt, les Prussiens qui étaient en face de nous ont été relevés par des Saxons. A peine arrivés, ils se mirent à crier : « Kamarades français, dans les gourbis ! » Ils indiquaient par là que nous pouvions dormir tranquilles, qu’ils ne songeaient pas à attaquer ; Saxons et Bavarois ne sont pas belliqueux pour un liard ».

4. Pour aller plus loin :

Les autres œuvres de guerre de Roland Dorgelès aux éditions Albin Michel : Le Cabaret de la belle femme (1920) ; Saint Magloire (1922) ; Le Réveil des morts (1923) ; Bleu horizon, Pages de la Grande Guerre (1949).

Micheline Dupray, Roland Dorgelès. Un siècle de vie littéraire française, Albin Michel, 2000.

Jean Norton Cru, Témoins, op. cit. L’édition de 2006 s’accompagne d’une mise en perspective de l’œuvre du critique et de la reproduction du corpus des principales critiques dont fut l’objet Témoins lors de sa première sortie en 1929. Y figurent notamment celles émises par Roland Dorgelès.

Frédéric Rousseau, Le Procès des témoins de la Grande Guerre. L’Affaire Norton Cru, Paris, Le Seuil, 2003.

Frédéric Rousseau, avril 2008

Share