Morisse, Emmanuel (1878-1938)

1. Le témoin

Morisse, Joseph, Emmanuel, Étienne est né le 12 mars 1878 à Tournecoupe (Gers). Il est diplômé de la faculté de médecine de Paris en 1903. Mariage en 1904. Généraliste à Tournecoupe, il vit de ses honoraires, mais aussi des revenus de l’exploitation familiale (il est fils de cultivateurs aisés). Esprit ouvert aux techniques (photographie, initiation à l’aviation en 1915), ami des artistes locaux (le poète Paul Sabathé, le peintre Vital-Lacaze), catholique pratiquant même s’il accepte un mariage civil souhaité par sa belle-famille.

Le témoin fait son service militaire en 1900, la deuxième année comme médecin auxiliaire. À partir de 1912, il est versé dans l’armée territoriale. Le 2 août 1914, il est mobilisé comme médecin aide-major de 1ère classe à l’ambulance 5/38, 18e CA, 5e armée. Le 20 février 1915, il est muté au parc aéronautique n°7, 2e groupe d’aviation, 10e armée, en arrière du front d’Arras. Le 9 juin 1916, il est envoyé en région parisienne au service du train sanitaire n°21. Le 7 octobre 1916, à l’hôpital mixte de Castelsarrasin, il est médecin des prisonniers de guerre. Le 18 février 1917, il est affecté à la gare régulatrice de Noisy-le-Sec. Le 25 juin 1917, il est envoyé au camp d’instruction de Mirepoix, le 4 février 1918 à l’hôpital militaire de Villeneuve-sur-Lot, le 31 janvier 1919 au camp d’instruction de Lectoure. Il bénéficie de son congé de démobilisation le 15 avril 1919.

Après-guerre, il déploiera son énergie à la création du sanatorium de Saint-Clar (Gers), et sera président de l’association cantonale des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre, jusqu’à sa mort, survenue le 5 août 1938.

2. Le témoignage

Le témoignage comprend deux types très différents de documents :

a) Des lettres à sa femme, conservées par son petit-fils : une série de 42 lettres ou cartes postales pour une période allant du 22 août 1914 au 13 février 1915, correspondant au service en ambulance, une autre série de 7 lettres du 5 au 14 avril 1917, couvrant la période où lui-même est hospitalisé.

b) Un carnet de notes du 1er octobre 1915 au 23 août 1916, correspondant au service au parc aéronautique.

Dans les deux cas, il est manifeste que le témoin n’avait pas de projet de publication, les lettres se révélant très intimes, le carnet n’étant manifestement qu’un pense-bête. Documents in Laurent Ségalant, Lignes de vie, Des Gascons dans la Grande Guerre, Orthez, Éditions Gascogne, 2009, 3 volumes. Les références dans l’analyse ci-dessous renvoient à cet ouvrage.

3. Analyse

Les lettres du témoin sont celles d’un époux aimant et d’un père attentionné. Sauf incidemment, il ne prétend pas raconter “sa guerre”. Il craint d’ailleurs la censure militaire : « J’ai peur, en te disant trop de choses, que ma lettre soit interceptée. J’espère, néanmoins, qu’elle ne le sera pas, car je ne dévoile rien de bien grave. Plus tard, lorsque la guerre sera terminée, oh ! alors je pourrai tout te dire » (lettre du 29 septembre 1914, tome I, p. 462). En revanche, cette première série est intéressante comme révélateur de la désorganisation du courrier au début de la guerre, l’angoisse des époux est palpable, on y apprend que c’est le 14 janvier 1915 seulement que le témoin reçoit d’un coup « 21 lettres parmi lesquelles des lettres d’août, septembre, et décembre. J’ai mis trois ou quatre heures pour les dépouiller » (tome I, p. 470). La lettre du 9 octobre 1914 montre aussi les ruses dont use le témoin pour faire comprendre à son épouse où il se trouve sans le dire explicitement (p. 463).

Ces lettres évoquent à grands traits l’activité médicale du témoin : « Nous, pendant ce temps, ambulance 5, nous étions à Provins où nous avons soigné des blessés français et allemands. Nous nous faisions comprendre de ces derniers comme nous le pouvions. Ils se sont montrés très convenables, se faisant le plus petit possible » (26 septembre 1914, tome I, p. 459).

À distance, le témoin entend par ses lettres continuer son rôle de père attentif : « Je n’ai pas besoin de te recommander Bibi [leur fille] et de bien la couvrir, puisque avec octobre arrivent les premiers froids. Tu pourrais bientôt recommencer de lui faire prendre l’huile de foie de morue, le bon sirop comme elle l’appelle. Recommande lui d’être bien sage et surtout de bien travailler à l’école » (9 octobre 1914, tome I, p. 462). L’affection entre époux est peu extériorisée, la pudeur est constante, mais se révèle par les petites attentions (colis, envoi d’un chandail, soucis de santé, des moyens financiers).

La deuxième série de lettres éclaire une stratégie d’évitement subtile. Le témoin ne veut pas être envoyé dans la zone de l’avant, même dans un emploi de non-combattant. Souffrant de problèmes de santé, il cesse de suivre le régime qu’il s’était prescrit afin de tomber volontairement malade. Cette série de lettres est écrite à l’hôpital où il est admis. Il avoue son stratagème à sa femme, en faisant poster sa lettre directement à Paris par un collègue. « Tu connais la raison pour laquelle je me suis fait hospitaliser. Du moment qu’on m’avait envoyé à l’avant, j’avais le droit de me faire soigner et d’essayer de faire passer mon albumine. Je n’ai pas pris de médicaments, j’ai cessé le régime de Castel et c’est tout » (lettre du 10 avril 1917, tome II, p. 141).

Le carnet de service rassemble, sur un calepin de moleskine, des dates et des faits bruts, ressemblant à des traces destinées à rendre compte de l’activité du témoin ; on y découvre le quotidien du médecin d’un parc aéronautique, soignant – rarement – des blessures dues à des accidents, examinant la qualité des eaux en prévention de la typhoïde, veillant à l’approvisionnement des fournitures sanitaires, et, surtout à partir de janvier 1916, dépistant la syphilis dans le cadre de visites sanitaires systématiques des troupes, les permissionnaires étant particulièrement surveillés. « 10 octobre 1915 : MF54 téléphone à 8 heures. Je suis à Béthonsart à 9 heures. Je vois 5 malades. Je passe à Savy voir l’infirmier de la N69. Le matériel de santé est au complet, nouvelles formations vaccinées contre la fièvre typhoïde. Je passe à Aubigny prendre les résultats de la source de Warlincourt pour la E56. Eau potable » (tome II, p. 289).

Laurent Ségalant, janvier 2010

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Liénart, Achille (1884-1973)

1. Le témoin

Né le 7 février 1884. Issu d’une famille bourgeoise lilloise. Entre à 17 ans au séminaire d’Issy-Les-Moulineaux. Fait son service militaire en 1903-1904 au 43e RI en devançant l’appel. Bénéficie de la loi militaire de 1889 qui ne prévoit qu’un an d’obligation militaire pour les séminaristes. Simple soldat car cette loi ne leur permettait pas de suivre les pelotons. Poursuit ses études de théologie à Saint-Sulpice dans le contexte de la Loi de Séparation. Membre de l’ACJF (catholicisme social). Ordonné prêtre en 1907 mais poursuit ses études pour échapper à une année de service militaire supplémentaire. Obtient durant cette même année une réforme pour raison médicale. Licence de philosophie puis doctorat en théologie. Nommé professeur d’écritures saintes au séminaire diocésain de Cambrai. Engagé volontaire à la déclaration de guerre. Aumônier à l’ambulance 3 de la 51e DR (prévu par le décret du 5 mai 1913 qui attache 2 aumôniers catholiques au niveau du CA et un au niveau de la DI). Devient aumônier volontaire à partir du 11 janvier 1915, rattaché au groupe de brancardiers d’une division supplémentaire et provisoire du 3e CA. En juin il rejoint les rangs du 201e RI, apte à suivre cette unité vu son âge. Blessé une première fois en avril 1916 sur le Chemin des Dames (Paissy). Blessé une seconde fois sur la Somme en août. (Maurepas). Citations et décorations. Reçoit en 1917 la croix de la Légion d’honneur remise par Pétain. Démobilisé le 12 mars 1919.

Redevient professeur au séminaire de Lille. Nommé curé-doyen à Tourcoing en 1926. Evêque de Lille en 1928. Cardinal en 1930. Conserve des liens avec les anciens du 201e. Soutien le régime de Vichy. Œuvre à l’œcuménisme et au dialogue interreligieux en participant aux travaux de Vatican II. Meurt en 1973.

2. Le témoignage

Journal de guerre 1914-1918, Presses universitaires du Septentrion, 2008, 131 p. Cartes, extraits de canevas de tir (légendés par l’auteur), croquis (de l’auteur), photographies et documents divers ont été compilés par l’auteur dans ces souvenirs.

Préface et annotations de Catherine Masson. Avertissement de l’éditeur. Edition dotée d’un appareil critique fourni et d’une riche iconographie.

L’édition papier est accompagnée d’un DVD comprenant :

  • – une transcription dactylographiée d’un journal quotidien (carnets) tenu du 2 août 1914 au 12 mars 1919 (fichiers Word et PDF). La version présentée ici est celle détenue par les archives diocésaines de Lille.
  • – le scan complet des souvenirs objets de la présente publication (et comprenant la totalité des documents qui l’accompagnent). L’auteur les intitule «La guerre de 1914-1918 vue par un Aumônier Militaire. Achille Liénart»
  • – le scan de 2 carnets de sépultures.
  • – diverses éphémérides (produites par l’auteur).

Ces souvenirs (publication papier) ont été établis à partir de cahiers (reproduits dans le DVD). Ils ont été écrits après la guerre, sans que l’on puisse déterminer avec certitude la date de rédaction (sans doute avant 1928). Ces cahiers sont eux-mêmes issus d’ « agendas de poche », rédigés sur le front, qui n’ont pu être retrouvés. Quelques pages des cahiers ont été retranscrites par la mère de l’auteur et par un scripteur inconnu (dans la version présentée ici, détenue par les archives diocésaines). Il existe une autre version manuscrite de ces cahiers (au nombre de 6), détenus quant à eux par la famille.

Les souvenirs présentés ici sont découpés en 13 chapitres respectant une chronologie précise.

Une carte, placée au début, synthétise tous les mouvements de l’auteur durant la guerre et les éphémérides offrent une vue panoramique des événements de guerre. L’ensemble – cahiers, souvenirs, éphémérides et documents – soulignent à l’évidence combien l’expérience de guerre a marqué son auteur.

3. Analyse

Nous n’évoquerons ici que les souvenirs publiés dans la version papier de cette publication. Ils se révèlent utiles pour qui veut comprendre le retour et l’implantation du clergé catholique durant la Grande Guerre auprès des combattants, neuf ans après la loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat. Ils soulignent combien ce retour n’était pas acquis au début du conflit et combien sa réalisation se fit dans une réelle et parfaite improvisation. Une forme d’improvisation durable qui aura tendance à se maintenir durant tout le conflit.

Bien que l’auteur soit prêtre, il s’agit bien de souvenirs calquant le style d’un journal de guerre de combattant et qui en adoptent souvent la sécheresse formelle. L’auteur sera d’ailleurs convié par sa hiérarchie à participer à la rédaction de l’historique régimentaire du 201e juste avant sa dissolution. Priorité est ici donnée aux lieux et aux événements. Assez peu de place accordée à l’analyse et au ressenti de la guerre. La mission pastorale elle-même est plus souvent notée que décrite dans le détail.

Chapitre 1 : 2 août 1914-25 mars 1915 Aumônier bénévole, à l’ambulance 3/51. Départ en campagne – Bataille et retraite de Belgique – Combat de Guise – Bataille de la Marne – Secteur sud-est de Reims

Nomination dans l’improvisation

Aumônier volontaire aux armées dès le 3 août. Les 4 places officielles d’aumôniers au 1er CA étant prises, obtient de l’autorité militaire une affectation officieuse : « Mon cas n’étant pas prévu par les règlements, c’était à moi de me débrouiller pour trouver un emploi. » (p 15) Obtient une affectation à l’ambulance 3 de la 51e DR. : « Il était entendu par ailleurs, entre le médecin-chef et moi, que je ne demandais ni solde, ni nourriture, ni prestation d’aucune sorte (…) » (p 16) Accueil favorable « car un grand souffle d’union sacrée était passé sur le pays » (p 16). L’aumônier est pris en charge par une escouade d’unité inconnue pour la nourriture. Reçoit le 8 décembre une note du commandement qui « fit disparaître une menace qui pesait sur moi (…) » (p 20) La visite d’un médecin-inspecteur à l’ambulance régularise la situation de l’auteur qui obtient le statut d’« aumônier volontaire agréé » par lettre ministérielle du 11 janvier 1915. Il bénéficie désormais d’une assimilation de grade à celui de capitaine

Retraite de Belgique

Franchet d’Esperey (commandant le 1er CA) intervient directement auprès des troupes en retraite afin que celle-ci se fasse en bon ordre (p 17).

Chapitre 2 : 25 mars – 10 juin 1915 Aumônier volontaire agréé à la DI provisoire du 3e CA. Secteur nord-est de Reims

Brancardier divisionnaire ; affectation au 201e

Quitte l’ambulance 51/3, nommé brancardier divisionnaire le 23 mars (DI provisoire). Désire rapidement se retrouver au contact de la troupe pour officier (messes, confessions, visites de secteur). Prise de contact avec la troupe rendu difficile du fait de leur incessante mobilité. Demande une affectation auprès du 201e RI (unité de nordistes dont est issu l’auteur), la rejoint le 3 juin. S’efforce d’obtenir un poste qui lui permette d’être proche de la troupe (groupe des infirmiers régimentaires). Devient aumônier de cette unité : « J’avais maintenant comme « paroisse militaire » une unité d’infanterie combattante dont j’allais partager les risques, les souffrances et les gloires, et où j’allais exercer, près des vivants et des mourants, un ministère sacerdotal tel qu’il marquerait sur toute ma vie son empreinte et me laisserait les plus émouvants souvenirs. » (p 27)

Chapitre 3 : 10 juin 1915 – 21 février 1916. Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – 1er corps d’armée – Secteur de combat de Sapigneul

Un secteur actif : Sapigneul – cote 108

Installation d’une chapelle souterraine entre l’écluse nord et Sapigneul, à 30 mètres des lignes allemandes. L’auteur, au cours de ses tournées, apporte la communion aux guetteurs des postes d’écoute, l’entretien de la foi et la (re)conquête des âmes se faisant dans la proximité de la troupe.

Creusement de sapes souterraines jusqu’au canal en vue d’une attaque (p 30). Attaques répétées et infructueuses : « A quoi bon tant de sacrifices pour un si maigre résultat ? » (p 30)

L’échec de l’offensive de Champagne rend le secteur encore moins confortable qu’il ne l’était. Les maigres conquêtes de terrain au nord du canal sont aménagées mais l’espace demeure insuffisant pour une installation solide. Recherche et inhumation des soldats tombés entre les lignes : « Il y a là des cadavres français de 1914 encore en pantalon rouge et nous réussissons à en identifier plusieurs, à les recouvrir de terre et à planter des croix sur leur tombe. Il y en a aussi du 201e que nous ramenons derrière le canal et que nous inhumons sur place. Il en reste hélas quelques-uns qui sont tombés dans les réseaux de fil de fer allemands et que nous ne pouvons aller chercher jusque là. » (p 32. Noter la différence de traitement des corps entre les hommes appartenant à l’unité de l’auteur et les autres.)

Chapitre 4 : 22 février 1916 – 23 juillet 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille de Verdun – Secteur du plateau de Paissy (Aisne)

Verdun

Arrivée à Verdun le 26 février. Montée en secteur (calme) le 2 mars (fort Saint Michel). 6 mars, installation d’un poste de secours dans la redoute de Thiaumont. Le 201e est engagé devant Douaumont à l’un des moments les plus critique de la bataille. L’auteur fait office d’agent de liaison. Relève des morts lorsque cette tâche est possible (rapatriement du corps du lieutenant Brancourt qui sera inhumé vers la redoute de Thiaumont sous un bombardement intense après repérage par une batterie de 77). Relève dans la nuit du 12 au 13, les restes du régiment rejoignent Verdun. L’auteur repart sur le champ de bataille pour inhumer les corps dont il a noté les emplacements avec deux volontaires « chargés d’un grand nombre de croix (…) » (p 39). Les tombes des hommes du 201e ont été retournées par les obus : « Sans doute ne restera-t-il rien de ces pauvres corps, ni de la croix que nous plantons à la hâte au-dessus d’eux. » (p 39) L’auteur nomme, avec une pointe d’humour rétrospectif, cette équipée macabre « notre chemin de croix ». 22 mars, remontée vers la Côte du Poivre. L’abbé reçoit sa première citation. Installation d’un poste de secours à Bras. Retrait de la zone dans la nuit du 7 au 8 avril. Etape à Trélou. Remise de la Croix de guerre avec citation à l’ordre de la brigade.

Plateau de Paissy (Chemin des Dames)

Arrivée 22 avril (relève du 18e CA). Secteur particulièrement calme : « (…) nous trouvions que c’était bien notre tour de garder des tranchées commodes et bien aménagées, tandis que le 18e corps nous remplacerait à Verdun. Ce n’était pas très charitable, mais c’était si humain ! » (p 41) La tâche du prêtre n’est pourtant pas simplifiée dans ce nouveau secteur : l’éloignement des hommes et la faible occupation des tranchées l’oblige à parcourir de longues distances pour officier. Le calme du secteur autorise les déplacements à cheval. Blessure bénigne par obus au cours de l’un de ces déplacements. Rare critique du commandement au sujet des coups de main : « (…) nos chefs se  trompaient en croyant que par ces coups de main entretenir chez nos soldats l’esprit d’offensive. En réalité ces petites opérations de détail coûtaient cher et rapportaient peu, elles déprimaient le moral de nos soldats. » (pp 42-43)

Relation en fin de chapitre, à la manière d’un aparté hagiographique, d’« un souvenir qui m’est resté particulièrement cher » : un agent de liaison connu du prêtre ne peut poursuivre sa mission à Verdun. Ce dernier l’encourage en lui donnant la communion et le soldat repart terminer sa mission.

Chapitre 5 : 24 juillet – 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Camp de Crèvecoeur (Oise) – bataille de la Somme

Crèvecoeur et Gressaire

Déplacement du 201e à partir du 25 juillet vers le front de la Somme. Séjour au camp de Crèvecoeur pour une manœuvre visant à anticiper le futur engagement. 13 août : embarquement pour Villers-Bretonneux puis pour le camp de Gressaire où le 201e est doté d’une musique régimentaire : « Désormais nous n’avions plus rien à envier au 1er d’infanterie avec qui nous faisions brigade. » (p 45)

Bataille de la Somme

Arrivée en secteur à partir de la nuit du 19 au 20 août, relève du 20e CA. Un regard rétrospectif mi-admiratif et mi-critique sur l’allié britannique : « L’armée anglaise est bien différente de ce qu’elle était au début de la guerre. Elle a mis deux ans à se former mais elle est devenue nombreuse, puissante, admirablement équipée et très bien pourvue d’artillerie (…) La bataille de la Somme est leur première grande offensive, ils y sont entrés avec une ardeur magnifique, mais avec une inexpérience et une témérité qui nous rappellerons plus d’une fois nos erreurs du début de la guerre, et qui leur coûteront beaucoup de pertes inutiles. » (pp 15-46) Engagement du 201e à l’ouest de Maurepas. Installation d’un poste de secours de première ligne dans un ancien abri bétonné allemand dont la porte est tournée du côté de l’ennemi et qui reçoit le choc d’un obus allemand : l’auteur est blessé mais ne quitte pas son poste. « De fait je passe la matinée dans le chemin creux à confesser tous ceux qui le veulent et à donner des communions. Quand j’ai fini, mes soldats me confient leur lettres, pour beaucoup, peut-être le dernière. Ils l’ont écrite comme ils ont pu, au crayon, sur leurs genoux, avant le combat, ils y ont mis toutes leurs affections et ils tiennent à ce qu’elle parte. J’en apporte bien 300 au poste de secours d’Hardecourt » (pp 46-47) L’attaque du 201e réussit partiellement, les britanniques et le 1er RI n’ayant pu progresser au même rythme.

Multiples attaques mais progression limitée qui permet à l’aumônier d’aller à la recherche des morts et des disparus de l’attaque du 24. Court repos. 13 septembre, le 201e attaque à nouveau aux côtés des « joyeux » (bataillons disciplinaires africains) dans le secteur de Rancourt. Prise de Rancourt et de Combles. Citation du 201e à l’ordre de l’armée pour ces combats. 24 septembre, remise de la croix de guerre au drapeau du régiment et 2e citation de l’auteur, à l’ordre de l’armée.

Chapitre 6 : 2 octobre 1916 – 25 mars 1917 1er octobre 1916 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Secteur de Champagne – Affaire de Maisons de Champagne – En Brie

Champagne

Arrivée secteur Dampierre – Saint-Etienne-au-Temple – La Cheppe : « J’en profite pour aller visiter les bataillons et prendre contact avec les renforts qui sont venus combler les vides creusés dans nos rangs. Nous avons reçu des hommes de tous âges, des territoriaux grisonnants et des jeunes de la classe 16, de toutes régions aussi, car il en est venu de tous les recrutements et il y a même des Sénégalais du plus beau noir ! Heureusement, si j’ai désormais quelques païens et quelques musulmans parmi mes ouailles, la majorité reste catholique. » (p 55) Exploration du champ de bataille de Souain afin d’y retrouver des restes de corps de soldats du 201e abandonnés lors de l’offensive de mars 1915. Constitution d’un ossuaire surmonté d’une croix sur laquelle figurent les noms des soldats tombés dans ce secteur. Promotion du lieutenant-colonel Hebmann au grade de colonel. Il quitte le 201e pour prendre le commandement de l’ID : « Je le regrettais personnellement plus que les hommes qui l’appréciaient mal, car il n’avait pas la manière de leur parler. » (p 57) Remplacement par le lieutenant-colonel Mougin « qui, tout de suite, sut attirer l’estime et la confiance de tous. Notre premier entretien fut très cordial, il préludait à l’amitié sincère et profonde qui n’allait pas tarder à s’établir entre nous. » (p 57)

Maisons-de-Champagne

Le 201e est chargé d’aller porter secours au 208e dont deux bataillons ont été capturés par un coup de main allemand (c’est au cours de ce coup de main que des documents importants concernant l’offensive du printemps 1917 vont être pris par les Allemands ; Liénart semble ignorer ce fait.)

Les hommes du 201e sont pressentis pour reconquérir ce qui a été perdu par le 208e : « Pourtant le 23 [janvier 1917], le bruit court que c’est pour demain (…) Les hommes sont mornes et je ne sais que leur dire, car le bon sens me paraît être de leur côté. » (p 59) Cette attaque est finalement ajournée et le 201e quitte le secteur. Il part au repos pour Condé-en-Brie.

Maizy (Chemin des Dames)

Anecdote relatant la capture d’un soldat français du 233e accusé d’être un espion par un soldat du 201e.

Chapitre 7 : 26 mars 1917 – 26 juin 1917 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Assaut du Chemin des Dames – Vauchamps -Mailly – Gonaix

Du 16-23 avril au plateau de Craonne

« Le séjour à Maizy est assez agité. L’ennemi se rend compte de la concentration de troupes qui s’opère et bombarde tous les villages. » (p 63) Préparation difficile des festivités de Pâques (confessions, messes) dans un contexte de préparation d’offensive. « Le capitaine Battet m’explique le plan de notre offensive, qui nous paraît à tous deux effarant. » (p 63) Critique lucide de ce plan par l’auteur au regard de ce qui s’est passé dans la Somme (attaques successives de positions après préparations méthodiques d’artillerie) : « Cela faisait une pénétration prévue de sept kilomètres en profondeur qui devait s’opérer d’après horaire fixé d’avance, en sept heures. En regardant la carte d’état-major, nous constations combien la topographie de notre secteur était propice à la défense (…) S’il n’y avait pas eu d’Allemands, l’effort physique d’un tel assaut avec l’armement complet et la surcharge de quatre jours de vivres que les hommes devaient emporter, eut été déjà été très considérable. Aussi malgré la puissance de notre artillerie et la densité de l’armée de rupture dont nous faisions partie, ne pouvions-nous nous défendre d’un sentiment d’effarement devant un plan aussi audacieux. La position à enlever était formidable, et tout de même l’ennemi qui la tenait était de ceux dont il n’était pas si aisé de faire abstraction (…) Jamais pourtant la confiance et le moral de l’armée n’avaient été plus élevés. » (p 63)

Le 16 avril, le brancardier Liénart suit la progression du 5e bataillon du 201e décimé par les tirs allemands de la tranchée du Balcon. Il est contraint de se replier sur la « maison sans nom », au pied de la falaise, transformée en poste de secours avancé. Le capitaine Battet, commandant le 4e bataillon, parvient à s’infiltrer au sud du Tourillon de Vauclerc et à prendre pied dans la tranchée du Balcon qui est progressivement conquise par ses extrémités et conservée. Malgré la conquête du Balcon, l’évacuation des blessés de la « maison sans nom » demeure particulièrement périlleuse. La recherche des blessés ne peut se faire qu’à la nuit tombée. Le 17, après une dure journée passée à soigner les blessés, Liénart quitte le poste de secours avancé et se dirige, épuisé, vers le poste de secours de Craonnelle. Il ne reprend son service que le 20. Le 21, il part à le recherche des corps de soldats disparus : l’identification est possible mais non l’inhumation. Le 22, regroupement sommaire de 125 corps : « Les corps sont réunis dans de grands trous d’obus, et les objets sont recueillis, les noms sont inscrits dur des billets et placés dans des bouteilles laissées dans des trous d’obus, au milieu des corps. » (p 68) L’inhumation des corps ne peut être accomplie du fait d’une relève.

Chapitre 8 : 26 juin 1917 – 18 janvier 1918 Aumônier au 201e RI – 1ère division d’infanterie – Bataille des Flandres – Retour en Seine-et-Marne – Crouy-sur-Ourcq

Les Flandres

Acheminement du 201e vers le nord : « Allions-nous enfin, nous qui appartenions au 1er corps d’armée, nous battre directement pour arracher notre régions envahie à l’oppression de l’ennemi ? » Entrée en Belgique, observation « de l’armée belge, que nous avions vu en 1914 si peu préparée à soutenir le terrible choc de l’armée allemande, et que nous retrouvions à présent fortement équipée et très bien encadrée. » Relève d’une unité belge sur le rive ouest du canal de l’Yser : «  Dans ce pays plat, saturé d’eau, où les tranchées, au lieu d’être creusées dans la terre étaient établies en superstructure, point commode pour loger les compagnies de réserve. » Mise au repos : « Le commandement soucieux d’avoir des troupes d’attaque en parfait état physique et moral, nous avait fait voir le champ de bataille, et nous mettait au vert jusqu’à l’offensive. » (p 73) Le 201e attaque le 31 juillet mais son avance est stoppée par la pluie. A son habitude, comme après chaque offensive, Liénart inhume les morts du régiment. Au repos, il reçoit la croix de la Légion d’honneur des mains de Pétain : « Il me félicita d’un mot, mais ce qui me fut plus sensible encore, ce furent les félicitations vraiment cordiales et émouvantes qui me vinrent de tous mes soldats et des officiers du 201e.» (p 76) Le régiment est engagé à plusieurs reprises dans le même secteur, jusqu’à la fin octobre.

Paris

4 novembre : départ en permission. Messe à Montmartre (probablement au Sacré-Cœur). Visite à la famille. Retraite spirituelle de 3 jours au séminaire de Saint-Sulpice.

Secteur d’Oost-Cappel et changement d’affectation

Visite aux bataillons en secteur au nord d’Ypres : « Heureusement, il y a un prêtre-soldat à chaque bataillon (…) pour assurer le service religieux. » (p 80) 7 décembre : préparatif de départ du 1er CA. Liénart est convoqué par le médecin-divisionnaire « qui m’apprend qu’une circulaire ministérielle rappelle les aumôniers dans les groupes de brancardiers. Je suis pour ma part l’un des deux aumôniers du groupe de brancardiers de la 1ère DI (GBD). Le prétexte invoqué pour nous éloigner de nos régiments, est que par suite du départ des aumôniers dans les régiments d’infanterie, certains éléments de la division (artillerie, génie, cavalerie), se plaignent de ne jamais avoir d’aumôniers. En réalité, ils ont les prêtres-soldats qui font très bien l’affaire, et on veut surtout, au nom des règlements, nous éloigner de notre champ d’apostolat. Heureusement nos chefs immédiats sont plus compréhensifs, et le médecin-divisionnaire se contente de m’affecter pour ordre au GBD, en me laissant toute liberté de résider où je m’estime être le plus utile. En principe, je ne suis plus aumônier du 201e, en fait je le reste. » (p 81) Long déplacement à pied de la DI jusqu’à Crouy-sur-Ourcq.

Chapitre 9 : 18 janvier – 9 mai 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Secteur de Beaumarais – Bataille de Noyon – Secteur d’Ourscamp

Chemin des Dames

De retour dans ce secteur, au début de l’année 1918, Liénart note « On n’y apercevait pas encore les signes avant-coureurs de l’orage. » (p 85) Il y poursuit l’entretien des cimetières provisoires, constatant leur bon état ou les ravages causés par l’artillerie (cimetière du Blanc-Sablon). Le secteur conquis en 1917 est toujours l’objet d’aménagements défensifs : « Notre séjour dans cette zone assez calme n’est rendu pénible que par l’exécution d’importants travaux de défense. Il s’agit d’établir des réseaux de barbelés puissants et des centres de résistance solide en vue de contenir l’ennemi, s’il s’avisait d’utiliser la plaine pour tourner notre position du Chemin des Dames et du plateau de Craonne, si chèrement conquis. » (pp 85-86) Liénart entreprend avec une équipe de musiciens la réfection du cimetière du Blanc-Sablon et poursuit la recherche des corps de soldats du 201e tombés en 1917 dans le Ravin sans Nom, abandonnée quelques mois plus tôt du fait d’un départ précipité. Il constate que le travail d’identification et d’inhumation est resté en l’état, soulignant ici combien le devenir des corps des soldats dépend étroitement de l’unité à laquelle ils appartiennent.

L’Oise

La 1ère DI est jetée dans la brèche qu’ont ouvert les Allemands entre l’armée française et britannique le 21 mars. Le 201e résiste dans le secteur de Crisolles, sans le soutien de l’artillerie qui n’a pu suivre. L’unité se replie sur Noyon et est relevée par le 57e RI qui se fixe sur le Mont Renaud. Le 201e occupe une position en retrait dans le secteur de la forêt d’Ourscamp.

Chapitre 10 : 9 mai – 11 juillet 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – En réserve à Plassis-Bion – Bataille de l’Aisne – Forêt de Villers-Cotterêts

Au retour d’une permission, le 201e est envoyé dès le 28 mai pour soutenir une division qui tient le secteur entre Crouy et Chivres au nord de l’Aisne (suite à l’enfoncement du Chemin des Dames par les Allemands le 27 mai). Utilisation d’un bac pour passer au sud de l’Aisne. Repli sur Soissons alors que les ponts sur l’Aisne ont été détruits. Nouveau repli sur Noyant. Liénart rejoint la division à Septmonts qui est finalement pris : repli sur Vierzy puis Villers-Hélon et la forêt de Villers-Cotterêts. « Le 201e est anéanti. A l’appel qui se fit ce jour-là à Mongobert, nous étions en tout 170, et l’on nous envoyait à la division marocaine à Vivières, dès le soir, en attendant que l’on décide si le régiment serait dissous ou reconstitué. » (p 94) Le 4 juin, la première DI est reconstituée avec les restes de ses régiments et des renforts à venir. Participation du 201e à des combats locaux face à Longpont.

Chapitre 11 : 12 juillet – 13 octobre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Brève relève – Reprise de l’offensive – Prise du Plessier-Huleu – Oise et Alsace

Mention d’un combat au corps à corps  dans le secteur de Plessis-Huleu (pp 98-99). Obtention le 28 mai de 2 nouvelles citations, à l’ordre de l’armée et du régiment (p 99). Le 28 août, le 201e est envoyé en Alsace : « Je n’ai passé que trois jours à St Amarin mais quelle impression profonde j’en ai gardée. Ici toute la population parle de français, et elle est restée française de cœur. » (p 100) Les succès remportés par les armées alliées renforcent « les sympathies de la population alsacienne pour la France. » (p 102) A Bitchwiller, le nom de la place et de certaines rues est modifié (place Jeanne d’Arc et rues du président Wilson et du maréchal Joffre, p 102).

Chapitre 12 : 14 octobre – 11 novembre 1918 Aumônier du GBD détaché au 201e – Le dénouement – Granville – Lille – Vers Metz – Armistice

Difficulté à obtenir un laisser-passer pour Lille occupée par l’armée anglaise. Rencontre avec Thellier de Poncheville et obtention de permissions pour se rendre à Hazebrouck afin de se « débrouiller » pour entrer dans Lille. L’auteur parvient à se rendre chez son oncle. Surprise des lillois de voir un aumônier français arborant ses décorations. Départ pour les Vosges afin d’y rejoindre le 201e qui doit être engagé vers Saint Avold. L’auteur apprend la signature de l’armistice à Diarville : « A 11 heures, la joie éclate. Les cloches des églises sonnent à toute volée. C’est fini. Notre bonheur est si grand que nous avons peine à y croire, et que nous sommes obligés de réfléchir pour en prendre pleinement conscience. » (p 108)

Chapitre 13 : 12 novembre – 12 mars 1919 Aumônier du GBD détaché au 201e – Accueil triomphale en Lorraine – Occupation de la tête de pont de Myence – Dissolution du régiment – Congé de démobilisation

A partir du 15 novembre, le 201e se déplace vers la Lorraine : « A présent nous n’entrerons plus en Lorraine en combattants mais en triomphateurs. » (p 111) « Tous les villages sont pavoisés. Les habitants nous font un accueil enthousiaste. Tout le monde parle ici français, et nous sentons bien que la Lorraine est vraiment un lambeau de France qui nous a été arraché. » (p 112) Manifestations de joie dans les villages traversés. « Parmi les spectateurs de notre défilé, nous aperçûmes des soldats allemands en uniforme avec armes et bagages. Ils portaient la cocarde rouge, signe que la révolution qui avait éclaté dans l’armée vaincue. C’étaient des Lorrains qui s’étaient eux-mêmes démobilisés et qui étaient en train de regagner leur foyer. » (p 112)

1er décembre, mise en route pour la région de Mayence. Découverte des villes et villages intacts : « Les enfants pullulent littéralement, ce qui n’est pas sans faire réfléchir nos soldats sur l’avenir… Ils se pressent en foule sur notre passage et les hommes et femmes aussi, avec une curiosité qui nous étonne, et qui nous semble un manque complet de dignité. » (p 114) L’auteur loge chez l’habitant : « L’accueil est bon, mais visiblement les gens ont peur de nous. Et cela vaut mieux, car dès qu’ils ne nous craignent plus, ils deviennent aussitôt trop familiers. Force nous est de demeurer sur la réserve et un peu distants sous peine d’être traités presque en camarades. » (p 114) L’auteur est logé chez un curé qui fut aumônier militaire durant l’occupation de Lille. « Je lui dis que je suis de Lille, il baisse la tête et se tait. Il était chez moi, et voici que je suis chez lui. » (p 114) Fin décembre, l’auteur est atteint par la grippe espagnole. Participation à la rédaction de l’historique du 201e : « Je me hâte tant que je puis, d’achever l’historique du 201e avant que nous soyons dispersés. » (p 117). Le 13 février 1919, le régiment est dissous. Evocation de la cérémonie. Parti en permission, Liénart apprend sa future démobilisation qui sera effective le 12 mars.

4. Autres informations

Témoignages :

Grandmaison (de) Léonce, Impressions de guerre de prêtres soldats, Plon, 1917, 406 p.

Etudes :

Boniface Xavier, L’aumônerie militaire française 1914-1962, Le Cerf, 2001, 596 p.

Chaline Nadine-Josette, « Les aumôniers catholiques dans l’armée française » in Marie-Josette Chaline (dir.), Chrétiens dans la première guerre mondiale, Cerf, 1993, pp 95-120

Cru Jean-Norton, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Les Etincelles, 1929, 729 p. (notices consacrées à Bessières, Dubrulle, Lelièvre, Lissorgues, Payen, Thellier de Poncheville)

Masson  Catherine, Le cardinal Liénart, évêque de Lille, 1928-1968, Le Cerf, 2001, 769 p.

J.F. Jagielski, juillet 2009

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Baros, Léon (1877-1941)

1. Le témoin

Léon Baros est né à Fontaines (Territoire de Belfort) le 27 février 1877 d’une famille bourgeoise – son père fut maire du village. Après des études médicales, il s’installe en mai 1903 à Bussang (Vosges) et se marie le 15 février 1904 avec Lucie-Alphonse Bleck, issue d’une famille catholique alsacienne optante. Lorsque la guerre survient, il est mobilisé comme médecin-major de 2e classe (352e puis 217e RI), fait toute la campagne et revient à Bussang où il collaborera à plusieurs revues. Ecrivain-témoin de la Grande Guerre, il écrit également dans la Revue Médicale de l’Est sur les sources minérales de Bussang (en 1930), la revue Le Pays Lorrain (en 1933 sur le Théâtre du Peuple de Bussang) ou l’expansion scientifique française (1938). Dans l’autre guerre, il est président des Anciens Combattants de 14-18 de sa commune. Conseiller municipal, il sera conseiller d’arrondissement de 1937 à 1940. Il décède le 9 décembre 1941 à Bussang. Il a écrit deux livres de souvenirs de guerre correspondant à des fronts et des unités différentes.

2. Le témoignage

Docteur Léon Baros, Souvenirs de mobilisation et de dépôt, Nancy, imprimerie Humblot, 1924, 147 pages, non illustré. Le livre est achevé le 1er février 1924.
Dès la préface, Léon Baros prévient le lecteur : « Cet opuscule raconte la guerre à la façon de M. Paul Souchon, dans Les Tranchées de Pélissanne, celles-ci n’étant que le « Roman de guerre sous le soleil du Midi ». Il dépeint la guerre de l’arrière par opposition à la guerre de l’avant ». En effet, l’histoire qu’il raconte présente la guerre de l’arrière et est destinée aux siens et à ses amis. Cet envoi est heureux car l’ouvrage répond tout à fait à ce « cahier des charges ». L’auteur ne voit rien, ne fait rien et présente une succession de banalités. Mis à part quelques phrases relevées sur l’ambiance et les sentiments qui assaillent les cœurs des mobilisés et de leur famille et une description sommaire des soldats partant du dépôt, rien n’est apporté dans cette succession de pages de remplissage constituées de descriptions de lieux ou de portraits sans aucun intérêt. Ainsi en est-il à Langres où quatre pages tirées d’une plaquette de syndicat d’initiative décrivent la ville ! alors qu’une succession de personnages dénommés L…, P… ou Th… sont présentés à l’envi. Mais par delà ce constat d’impuissance littéraire, Léon Baros illustre à son corps défendant l’inaction d’une immense partie du corps médical, alors que meurent faute de soins d’innombrables blessés dans les combats de la bataille des frontières.

3. Résumé et analyse

Quand la guerre éclate, l’auteur est mobilisé comme médecin de réserve du 352e régiment d’infanterie et se trouve à Gérardmer dans les Vosges. Il y témoigne de l’effervescence de la mobilisation des troupes, mêlant l’inquiétude à la calme résignation des Vosgiens (page 3) et au courage des femmes (page 6). Il effleure une description de l’activité naissante du service sanitaire de l’arrière, mobilisant les énergies civiles (organisations caritatives et hôtelières) et militaires (page 14). Il n’échappe pas toutefois au colportage systématique des thèmes récurrents de la littérature d’août 1914, de l’espionnite (pages 26 et 54 puis 62 pour le traditionnel libelle contre Kub et Maggi) aux atrocités supposées (à Baccarat en Meurthe-et-Moselle page 141). Pourtant, sa présence si près du front naissant n’est pas indispensable et il est envoyé au dépôt régimentaire commun au 352e et 152e à Langres en Haute-Marne. Là, son activité n’étant pas débordante ; il décrit les lieux et les hommes qu’il côtoie avant d’apprendre la mort de son beau-frère, Charles Bleck, lieutenant au 158e RI, blessé au bois de la Rappe à Sainte-Barbe lors des combats de la Chipotte. Cette nouvelle met fin à ses « souvenirs de mobilisation et de dépôt » d’août – septembre 1914.

4. Autres informations

Bibliographie de et sur l’auteur
Baros Léon, (docteur), Quelques impressions de guerre. Largentière, Imprimerie Mazel, 1921 (réédition Paris, Eugène Figuière, 1936), 123 pages
Grasseler, Michel, « Le docteur Baros de Bussang : un médecin aux Armées », in Bulletin de la Haute-Moselle, n°25, 1999, p. 4.

Yann Prouillet

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Duhamel, Georges (1884-1966)

1. Le témoin
Georges Duhamel est né à Paris le 30 juin 1884. Troisième enfant d’une famille normande et malgré une enfance difficile, il devient médecin et entre en guerre en tant que chirurgien dans des ambulances d’immédiat arrière front. Véritables laboratoires d’écriture et de réflexion sur la condition humaine, Vie des Martyrs et Civilisations sont érigés au rang d’autopsies des souffrances de l’Homme en guerre. Elu à l’Académie française en 1935, il s’oppose dans l’autre guerre à l’occupant qui interdit ses écrits. Ambassadeur de la littérature française dans le monde, il décède à Valmondois le 13 avril 1966.

2. Le témoignage
Duhamel, Georges, Vie des martyrs. Mercure de France, 1917, 229 pages, non illustré.
Basant ses réflexions sur son vécu de médecin de guerre (Ambulance 9/3 du 1er Corps d’Armée), l’ouvrage est un témoignage sur la souffrance et de nombreux passages reflètent très exactement les sentiments rencontrés dans les ambulances de l’immédiat arrière front. La période couverte comprend les années 1914 à 1916 sans datation précise. Nous parcourons toutefois successivement les arrières du front vers Verdun (dont le corps d’armée est « un long serpent dont la tête combat alors que la queue serpente sur la route », page 111), Reims ou l’Artois.

3. Résumé et analyse
Georges Duhamel est médecin dans une ambulance de l’immédiat arrière front. Il va côtoyer pendant les deux années considérées la mort, la souffrance et l’héroïsme de centaines de blessés qu’il va magnifier au rang de martyrs. Dès lors vont se succéder les tableaux successifs de personnages, d’histoires simples, touchantes alliant humour, tendresse et naïveté malgré le tragique de la souffrance, parfois dépassée. Et dans cette vision infinie des blessés et de morts, l’auteur érige un martyrologe plus que touchant dans lequel il dépeint la douleur avec une diversité et un réalisme saisissants (cf. la vue des morts de l’ambulance et de leur traitement administratif page 140), lui qui en a si souvent côtoyé les visages. Mais cette souffrance renouvelée, qui pourrait refléter la plus profonde détresse humaine et le désespoir, est pourtant portée au pinacle de l’héroïsme et du courage. Duhamel réussit alors à transfigurer la désolation et l’horreur en sacrifice quotidien et en espoir formidable, rendant ainsi l’ouvrage d’une gaîté, d’une vivacité et d’un optimisme singuliers. Des pages terribles qui relatent l’horreur mais où le lecteur, plus qu’attendri se surprend maintes fois à sourire.

Un ouvrage profond qui, relatant l’immense tragédie physique et humaine de la guerre, la dépeint dans un héroïsme naïf et touchant de simplicité. Duhamel nous donne à lire des pages émouvantes et vraies et il réussit à nous faire aimer au-delà du respect ces simples hommes écrasés par la guerre (les deux camarades s’endorment donc de cet affreux sommeil où chaque homme ressemble à son cadavre, page 12). Pas de soucis majeur de chronologie ou de positionnement géographique pour ne conserver que l’hommage à la souffrance. Cette « Vie des Martyrs » est sans conteste l’un des hommages les plus intenses et les mieux transmis qui aient jamais été écrits sur les blessés et les morts de la Première guerre mondiale.

4. Autres informations

Bibliographie de et sur l’auteur
Collège d’auteurs Georges Duhamel. Médecin, écrivain de guerre. Abbaye de Créteil, 1995.
Duhamel Georges Vie des martyrs. Mercure de France, 1917, 229 pages (rééditions Guilhot, 1946, 136 pages et Club du Livre du Mois, 1953, 235 pages).
Duhamel Georges Mémorial de Cauchois. Ed. de la Belle Page, 1927, 62 pages
Duhamel Georges Œuvres de Georges Duhamel. Tome I : Vie des martyrs. Mercure de France, 1922, 250 pages.
Duhamel Georges Œuvres de Georges Duhamel. Tome II : Civilisation. Mercure de France, 1923, 281 pages.
Duhamel Georges Récits des temps de guerre. Tome I : Vie des martyrs. II : Civilisation. III : Lieu d’asile. Mercure de France, 1949, 380 pages.
Duhamel Georges Récits des temps de guerre. Tome II : IV : Entretiens dans le tumulte – V : Les sept dernières plaies – VI : Quatre ballades. Mercure de France, 1949, 333 pages.
Duhamel Georges La pesée des âmes. 1914-1919. Mercure de France, 1949.
Duhamel Georges Elévation et mort d’Armande Branche. Grasset, 1919, 45 pages.
Thevenin Denis (Duhamel Georges) Civilisation. 1914-1917. Mercure de France, 1918, 280 pages (réédition Hachette, 1944, 232 pages).
Duhamel Georges Guerre et littérature. Les cahiers des amis du livre, 1920, 52 pages.
Duhamel Georges Entretiens dans le tumulte. Chronique contemporaine. 1918-1919. Mercure de France, 1919, 271 pages.
Duhamel Georges La possession du monde. Mercure de France, 1930, 299 pages.
Duhamel Georges Elégies. Mercure de France, 1920.
Duhamel Georges Les sept dernières plaies. Mercure de France, 1928, 265 pages.
Duhamel Georges La chronique des Pasquier. Mercure de France, 1999, 1373 pages.
Duhamel Georges Récits de guerre. Vie des martyrs. Les sept dernières plaies. Correspondance inédite. Omnibus, 2005, 900 pages.
Duhamel Georges et Blanche, Correspondance de guerre. 1914-1919. Tome I (Août 1914 – Décembre 1916), Paris, Honoré Champion, 2008, 1632 pages.
Lafay Arlette Témoins d’un temps oublié. Roger Martin du Gard – Georges Duhamel, correspondance, 1919-1958. Minard (Paris), 1987.
Vildrac Charles Correspondance de guerre avec Georges Duhamel. Abbaye de Créteil, 1995.

Yann Prouillet

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Debré, Robert (1882-1978)

1. Le témoin

Né à Sedan (Ardennes) le 7 décembre 1882, fils et petit-fils de rabbin, Robert Debré fit de la philosophie en Sorbonne après ses années de lycée à Jeanson-de-Sailly avant de se lancer dans des études de médecine, toujours à Paris. Engagé au moment de l’affaire Dreyfus, proche de Péguy dans les années d’avant-guerre, il était sensibilisé à la question sociale et manifestait une sensibilité socialiste. Sa carrière médicale et universitaire dès l’entre-deux-guerres, son activité dans les questions démographiques avant et après l’Occupation, son engagement au sein de la Résistance, son rôle dans les réformes de l’hôpital et de la formation médicale ont fait de ce pédiatre de renommé internationale un des intellectuels les plus en vue au cours du siècle. Voir sa notice biographique, par Lucien Mercier, in Jacques Julliard et Michel Winock, dir., Dictionnaire des intellectuels français, Paris, Seuil, 1996, p. 341-342.

2. Le témoignage

C’est dans les années 1970 que Robert Debré livre ce qu’il appelle « mon témoignage » et, dès la première phrase du préambule de L’Honneur de vivre. Mémoires, le situe dans la continuité de ses nombreuses publications, un peu comme un couronnement et un point final. D’autres ouvrages suivirent néanmoins, notamment Ce que je crois (Paris, Grasset et Fasquel, 1976) tant il lui était malaisé de ne pas écrire. Cette aisance de plume, loin d’être commune à l’ensemble du corps médical, est un élément important de ce texte qui raconte à la première personne une vie bien remplie. Un seul des 41 chapitres de l’ouvrage est consacré à la Première Guerre mondiale (« Chapitre 11 : La Grande Guerre », p. 117-126 de l’édition de 1996, Paris, Hermann). Le chapitre 12, « L’Alsace retrouvée », relate l’entrée des troupes françaises dans Strasbourg et le choix qu’il fit de poursuivre sa carrière à Paris. Dans la préface de 8 pages à la seconde édition, son petit-fils, le médecin Bernard Debré, ne mentionne que pour mémoire ce conflit : « Après la Grande Guerre de 1914-1918, celle de 1939-1945 ».

3. Analyse

Déjà docteur en médecine au moment de la guerre, ancien interne des hôpitaux de Paris, son implication dans ce conflit est liée à son métier. La relation n’en est pas moins, plus d’un demi-siècle plus tard, téléologique : « Voici qu’approche pour notre génération l’épreuve suprême : la guerre » (p. 117). Le ton est grandiloquent (« Les tempêtes sur l’Europe annoncent l’ouragan », p. 117) et assez attendu. Il raconte la guerre comme dans un livre d’histoire et y ajoute des anecdotes personnelles, comme cette invitation que lui avait faite le 31 juillet 1914 Abel Ferry, alors sous-secrétaire d’Etat (qui n’en dit mot dans ses Carnets secrets 1914-1918, texte revu et notes établies par André Loez, préface de Nicolas Offenstadt, Paris, Grasset, 2005, p. 51-53) et explique qu’il s’en souvint lorsque, des années plus tard, il retourna au Quai d’Orsay pour une visite à son fils Michel, nouveau ministre des Affaires étrangères. Un demi-siècle plus tard, il rédige son autobiographie en fonction de ce qu’elle devrait être : « Je n’ai le souvenir ni de cris, ni de manifestations, ni de défilés, ni de pillage des laiteries Maggi et autres boutiques » écrit-il à propos du 2 août 1914 (p. 119).

Ce n’est qu’à la quatrième des dix pages qu’il aborde véritablement sa guerre, en des termes peu prometteurs : « J’ai fait la guerre comme tout le monde et, comme la plupart, n’aime pas beaucoup en parler » (p. 120). Dès lors, il raconte la guerre de son frère, « un des tout premiers décorés de la Légion d’honneur sur le champ de bataille » (p. 120) et même celle de son ami Charles Péguy, lorsqu’il égrène la liste de ses compagnons qui n’en revinrent pas, dont Abel Ferry dont il ramena le corps à Paris (p. 125). Quant à la sienne, il la commence par des horreurs : « On marche sur des cadavres d’hommes restés sur place, ne sachant, lorsqu’un obus arrive, où se coucher pour éviter les éclats » (p. 121). Les descriptions de blessés ou l’évocation des souffrances sont nombreuses dans ces pages. L’auteur, quant à lui, se met souvent en scène dans des situations socialement valorisantes, en train de commander ou de se déplacer à cheval. Dans la Somme ou à Verdun, il a vécu nombre des moments cruciaux de la guerre. Mais, tout en ne cachant pas les moments où le danger fut grand, il les relativise et se considère comme « privilégié » : « Pour les médecins, la guerre était moins dangereuse et la survie due au retour à l’arrière et aux mois passés loin derrière les lignes. Je fus moi-même affecté au  centre médical de Tours et pus passer plusieurs mois au milieu de ma famille » (p. 125-126).

Au delà d’un récit convenu, mais l’auteur sait fort bien que là n’est pas l’essentiel de sa vie et sans doute pas ce que liront en premier des lecteurs qui attendent surtout les récits de la Résistance, de son action médicale ou de réformateur du système santé, certains passages sont significatifs du recul qu’il sait prendre : « Il me semble que je revois, sur ce chemin longeant la Meuse, tout un vol de vautours qui n’ont certainement jamais existé » (p. 121). Il insiste également sur l’importance de la poésie dans ce contexte, de ses lectures des vers de Paul Valery, de ses rencontres avec le frère de Marcel Proust et en profite pour citer l’étude qu’il publia plus tard, Marcel Proust, ses sommeils et ses réveils, et le commentaire que lui en fit le général de Gaulle. En relatant son rôle lors d’une bataille, lorsqu’il remplaça un officier d’artillerie, il a une phrase terrible (« C’est la seule fois que directement je fus associé aux meurtres de guerre ») avant de décrire sans émotion : « Grâce à ma jumelle -une jumelle Zeiss, excellente, recueillie sur le cadavre d’un officier allemand-, je voyais l’effet de nos obus sur la tranchée ennemie et, dans l’explosion, jetés en l’air comme des pantins désarticulés, les corps des fantassins allemands » (p. 124). Il évoque le temps des mutineries (« Affreux furent les mois de mai et juin 1917 ») en se distinguant bien des mutins (« Nous avons tremblé, car si les Allemands avaient été avertis, il est probable qu’ils remportaient alors la victoire ») mais sans les condamner : (« Quelle pitié pour ceux qui avaient tant souffert et dont l’endurance était à bout après les attaques souvent mal préparées et les coups de mains inutiles ! », p. 124-125), et est hostile aux exécutions : « Dès ce moment, je pensais qu’aucune condamnation à mort n’aurait dû être prononcée », position qu’il met en rapport avec le souvenir de la mort d’un fuyard condamné par le conseil de guerre, deux ans auparavant, dans la Somme : « Au milieu du massacre, j’étais devenu l’ennemi de la peine de mort » (p. 125).

Ecrit plus d’un demi-siècle après les combats, ce témoignage sur la Grande Guerre ne se révèle somme toute qu’un épisode de la vie et de la carrière d’un personnage important du monde médical français du XXe siècle, d’où les nombreuses références aux rencontres avec ses collègues, comme dans le reste de l’ouvrage, et avec des hommes célèbres (Foch, Pétain). Robert Debré a plus de trente ans lorsque commence le conflit, et l’expérience de la guerre n’a pas pour lui le caractère initiatique qu’elle a pu avoir pour ses cadets. Sa relation en est d’autant plus détachée.

Christian Chevandier, novembre 2008

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Adam, Frantz (1886-1968)

1. Le témoin

Né le 1er janvier 1886 à Bourg-en-Bresse (Ain) dans une famille catholique aisée, Frantz Adam est un psychiatre confirmé lors de l’entrée en guerre (il est médecin adjoint des asiles et présente les thèses estudiantines dans la revue critique médicale de la faculté de Lyon 1912-1913). Son frère André (Bourg, 7 janvier 1894 – Pont d’Ain, 15 mars 1978), également combattant, fait prisonnier le 22 juin 1915, deviendra après guerre curé puis aumônier à Bourg. Médecin aide-major au 23ème R.I. de Bourg à la mobilisation, Frantz Adam passe médecin-major en novembre 1917. « Type extrêmement brave et modeste » (voir infra, Saint-Pierre, page 1083), il est manifestement apprécié de ses hommes qui le surnomment « Papa Adam » (voir infra, Dana, page 20). Après-guerre, il entre à l’hôpital psychiatrique de Rouffach en Alsace, dans lequel il fait toute sa carrière, et devient un aliéniste réputé jusqu’à sa mort en 1968, ayant institué la doctrine « soigne et traite chaque malade comme si il était ton père, ton frère ou ton fils ». Après avoir édité ses souvenirs (1931), il continue de publier tant sur l’âme alsacienne (1932) que sur la médecine psychiatrique (1937, 1941) jusqu’à sa retraite prise le 1er janvier 1956. Retiré en région parisienne, il décède en 1968 à Villejuif (Val-de-Marne) et est enterré au cimetière de Vanves (92).

2. Le témoignage

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Adam, Frantz (dr), « Sentinelles… prenez garde à vous… ». Souvenirs et enseignements de quatre ans de guerre avec le 23ème R.I. Paris, Amédée Legrand, 1931, 193 pages. Deuxième édition (même éditeur, 206 pages) la même année augmentée d’une carte de son parcours de guerre et d’une lettre à Norton Cru (12 pages). Il a lu Norton Cru et avoue que ce dernier l’a obligé à l’exactitude du témoignage, ce qui semble indiquer que son ouvrage a été écrit entre 1929 et 1931. Aux datations ponctuelles mais à la toponymie respectée, ses souvenirs permettent de suivre le témoin dans une narration par tableaux enrichis d’analyses. L’ouvrage n’est pas illustré.

3. Analyse

Le docteur Frantz Adam, qui vit la mobilisation à Châlons-sur-Marne, intègre le 23e R.I. qui s’est stabilisé dans les Vosges au début de novembre 1914. Il est médecin aide-major de 2e classe de réserve du 1er bataillon (cdt Rosset). Il participe à l’organisation d’un secteur qui va devenir terrible, celui de la Fontenelle au Ban-de-Sapt. D’autres lieux vont suivre ; la Somme, Verdun, le Kemmel ou les Flandres dans lesquels l’officier fait son travail avant d’être promu médecin-major, en 1917. Ses souvenirs sont alors le prétexte à dissection de son environnement, afin d’en tirer des enseignements. Sa préface rappelle sa longue « carrière » de combattant au 23e R.I., qu’il intègre le 11 novembre 1914. Responsable d’ambulance dans la commune de Saint-Jean-d’Ormont, il assiste à la formidable organisation défensive de ce contrefort des Vosges, jusqu’au col d’Hermanpère. Quand, le 22 juin, les Allemands déclenchent sur la cote 627 de la Fontenelle une attaque qui décime 452 hommes du régiment en quelques heures, il est du nombre. Lui-même, alors qu’il soigne sous l’obus, est gravement blessé aux jambes par un 210. De son lit d’hôpital, à Bourg, il apprend que la Fontenelle a été reprise. De retour en secteur à l’entrée de l’hiver, il reprend sa tâche sur une cote 627 pacifiée mais toujours mortifère, quotidiennement. Le 20 décembre 1915, il participe avec son régiment au tragique Noël sur le Vieil Armand, qui coûtera encore 24 officiers et 907 hommes. Début juin, le 23ème quitte les Vosges pour entrer dans l’enfer de la Somme, en avant de Curlu : « pour la troisième fois en treize mois » le régiment est à terre, perdant 519 hommes. Viennent ensuite l’Argonne, secteur de la Harazée, la Champagne, devant Reims, puis Fère-en-Tardenois où il assiste aux pénibles « manifestations d’indiscipline ». C’est après Verdun, secteur Tahure, côte du Poivre, à partir de juin 1917 et le terrible Kemmel, secteur des Monts de Belgique, jusqu’à l’été 1918. Entre temps, il a été nommé, à sa grande surprise, médecin-major en novembre 1917 : « officier depuis un peu plus de trois ans seulement, n’ayant que dix-huit mois d’ancienneté dans le grade précédent, je crus à une erreur, voire à une plaisanterie… » (page 146). Le 17 juillet 1918, il est dans la forêt de Villers-Cotterêts où le régiment continue de souffrir. Les derniers mois de guerre sont mouvants et c’est non loin de l’Escaut, à Maereke-Kerkhem, aux côtés du 15-2, qu’il apprend l’armistice. La guerre n’est pas finie, il pénètre en Allemagne, à Aix-la-Chapelle en vainqueur, le 7 décembre, devant une « population (…) dans les rues (…) correcte, presque sympathique à notre entrée triomphale » (page 189). Frantz Adam entre, le 21 décembre 1918, comme médecin à l’asile de Rouffach en Alsace. Sa guerre est terminée.

Outre le témoignage d’un médecin du front, ce livre fournit à l’Historien le regard d’un témoin honnête et observateur dont la volonté est de tirer des enseignements du conflit qu’il a traversé. La large évocation du front vosgien, – où le régiment a passé deux années – moins évoqué dans la littérature de guerre, vient renforcer l’intérêt de ces souvenirs de guerre. Car Frantz Adam s’avère être un fin analyste et un narrateur attachant de son expérience de guerre. Il critique les situations générales comme particulières ainsi que les visions littéraires du front, n’hésitant pas à fustiger les mauvais témoins, allemands notamment (pages 82 et 83). Il a des avis, notamment sur les mutineries, longuement évoquées (page 123 à 127), est sincère et honnête dans sa démarche. Aussi, peu d’erreurs (sauf pages 87 et 101 sur la mort de l’abbé Roux et « ressuscité » sur la Somme) mais surtout de nombreux enrichissements bibliographiques et comparatifs, tant Adam veut étayer ses dires de sources et de chiffres, ponctuent cet excellent témoignage. Au final, cet ouvrage, trop court, est une pièce essentielle du témoignage combattant, tant pour le point de vue d’un médecin du front, que pour celui d’un poilu lucide et doué d’esprit critique et d’analyse. Il est de qualité nettement supérieure à son homologue Bussi-Taillefer (in Les campagnes de Mulhouse et les combats dans les Vosges) dont il est le complétif intéressant au niveau de la chronologie de la narration mais n’a pas toutefois la puissance descriptive d’un Voivenel ou la justesse d’écriture de Duhamel.

Nombre de descriptions, dont et pour cause la plupart médicales, certes sommaires sont éclairantes ; calme de la mobilisation à Châlons-sur-Marne et vue de déserteurs alsaciens (page 15), évocation de l’état sanitaire des hommes du 75e R.I. à Ban-de-Laveline (Vosges) le 20 août 1914, aux espadrilles remplaçant les godillots (page 18) et fatigue du soldat (page 39), il évoque également le combat par intermittence : il faut « détromper les jeunes générations se figurant volontiers qu’à la guerre on passe son temps à s’entr’égorger » (page 43). Il disserte aussi sur la peur (page 44), les lettres au front (page 47), l’alcool, avec une différence entre Français et Allemands (page 82), la défécation (page 82), l’odeur du soldat (page 111), le suicide et les accidents par noyade (page 116) ou grenades (page 118), les infections nosocomiales (page 162) illustrant les autres façons de mourir en guerre avant de s’étonner que « …ce 11 novembre 1918 ne différa pas sensiblement, au Front, d’un autre jour de guerre » (page 178).

Dans la seconde édition, sa lettre à Norton Cru, empreinte d’adhésion et de contestation, lui reproche ses analyses sur le pacifisme d’après-guerre, précisant que les enfants des poilus « ne savent pas grand-chose de la guerre » (page 200) et que le désarmement n’empêchera pas la prochaine guerre.

4. Autres informations

Bibliographie de l’auteur

Adam, Frantz (dr), « Voyons…, de quoi s’agit-il ? » (Foch). La question d’Alsace-Lorraine exposée aux anciens combattants ». Paris, Amédée Legrand, 1932, 145 pages où l’on retrouve la verve de l’auteur, dans une vivante analyse, de même présentation, sur la question d’Alsace.

Rapprochements bibliographiques

Saint-Pierre, Dominique, La Grande Guerre entre les lignes. Correspondances, journaux intimes et photographies de la famille Saint-Pierre réunis et annotés par Dominique Saint-Pierre. Tome I : 1er août 1914 – 30 septembre 1916. Tome II : 1er octobre 1916 – 31 décembre 1918. Bourg-en-Bresse, M&G éditions, 2006, 794 et 825 pages. Adam y est cité pages 434, 629, 1083 et 1084.

DANA, Jean-Yves, J’ai vécu la première guerre mondiale 1914-1918. Paris, Bayard Jeunesse, 2004, 96 pages. « Papa Adam » y est cité page 20 par Claude-Marie Boucaud, l’un des derniers anciens combattants, qui s’en souvenait encore en 2003.

Il est cité pages 83, 85, 87, 89, 91, 93, 95 et 97 dans l’organigramme d’unité de l’historique du 23ème régiment d’infanterie au cours de la guerre 1914-1918. Paris, Fournier, 1920, 140 pages.

A noter deux de ses citations in Les médecins aliénistes et la guerre, cité par http://.bium.univ-paris5.fr/

Yann Prouillet, juillet 2008

Complément : Frantz Adam, Ce que j’ai vu de la Grande Guerre, photographies présentées par André Loez, postface d’Alain Navarro, Paris, AFP & La Découverte, 2013.

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Goudareau, Emile (1880-1961)

1. Le témoin

Né à Avignon le 4 juillet 1880 dans une famille de notables catholiques légitimistes. Son grand-oncle Albin Goudareau (1800-1889) avait correspondu avec Montalembert. Son père, Jules, était compositeur et critique musical. Emile fit son noviciat à Aix-en-Provence, puis poursuivit ses études en Angleterre pour devenir jésuite. Il fut ordonné prêtre à Hastings en 1913. A la mobilisation, il était brancardier au 58e RI d’Avignon. Il se blessa en février 1915 en allant ramasser des blessés (voir plus bas). En juillet, il passa mitrailleur au 111e RI, puis à nouveau au service de santé (voir plus bas), et fut fait prisonnier avec une partie du régiment près d’Avocourt, à l’ouest de Verdun, en mars 1916. Interné dans divers camps, dont celui de Darmstadt. Rapatrié en mars 1918, démobilisé en mars 1919. Après la guerre, il passa près de trente ans au Caire, notamment comme professeur de philosophie et de théologie au collège de la Sainte-Trinité. Il mourut à Bastia le 20 janvier 1961.

2. Le témoignage

La base du témoignage est constituée par les lettres adressées à sa famille ; elle est complétée par d’autres lettres adressées à des jésuites, conservées aux Archives de la Compagnie de Jésus à Vanves. Son petit-neveu Jacques Félix les a éditées et commentées dans un mémoire de Master 2 soutenu à l’université de Toulouse Le Mirail en 2006 : Edition critique de la correspondance de la Grande Guerre d’Emile Goudareau s. j. à sa famille et à d’autres pères jésuites entre 1914 et 1917, tome 1 Mémoire et corpus, 183 p., tome 2 Annexes. La transcription des 60 lettres de guerre (du 19 septembre 1914 au 18 mars 1916) occupe les pages 35 à 82 du tome 1 ; celle des 33 lettres de prisonnier (du 10 avril 1916 au 5 septembre 1917), les pages 87 à 105. L’index des noms propres figure dans ce même tome 1, p. 177-178.

3. Analyse

– Une longue lettre, adressée à son frère Joseph le 17 novembre 1915, est riche d’enseignements divers. Il décrit d’abord ce qu’il appelle « le milieu » : « Il est médiocre : recrutement du Var ou de Corse. Beaucoup de Corses. Classes jeunes, très bruyantes, et qui ne valent pas comme rapports les bons pères de famille ardéchois de l’an dernier. Esprit religieux nul ou à peu près ; esprit de sacrifice à l’avenant. Poincaré est un bandit, et vivement la paix ! Car Poincaré, je ne sais pourquoi, est tenu pour l’auteur responsable de la guerre. Pour le reste, pas trop mauvais garçons. J’ai fait connaissance avec un avocat de Grenoble, très religieux, très bien élevé, et qui est venu à moi comme s’il me connaissait depuis longtemps. Il m’a introduit chez une famille de braves paysans du cru [à Montzéville, près de Verdun] qui m’ont dit et répété que j’étais chez moi chez eux, et que j’y pouvais venir écrire, me chauffer, causer, etc., prendre une tasse de café, car ils font comme tous les gens du pays le petit commerce. » Il décrit ensuite la tranchée, à l’aune d’une propriété familiale dans le Gard : « Imagine-toi une vraie petite ville, avec ruelles et maisons, et une ligne continue de remparts crénelés. Dans chaque créneau, un fusil. Suppose que le village souterrain soit bâti dans les marronniers de Trois-Fontaines. Les Boches sont à Bagatelle, Bagatelle étant ici une hauteur boisée. Seulement ils ont jeté en avant dans le plantier, en l’espèce dans le terrain herbeux en pente douce qui descend jusqu’à nous, un grand boyau perpendiculaire qui aboutit à une tranchée recourbée aux deux bouts. De sorte qu’à 100 m environ de mon blockhaus, sur ma droite, nos poilus sont nez à nez avec eux, à moins de 10 m : suppose que tu sois au mur des marronniers regardant vers Jonquières, et que les Boches soient au jardin de Pierre ou même plus près. » Il évoque ensuite les torpilles qui font beaucoup de bruit et de mauvaises blessures. « Mais dans ce dédale de boyaux et d’abris, c’est assez difficile de toucher, et il ne peut y avoir de mal sérieux qu’avec un bombardement prolongé. » « La majeure partie du temps se passe en corvées », ajoute-t-il.

– En effet, une grande partie de la correspondance évoque les divers travaux : transport de matériaux, construction et réparation des boyaux et des abris, corvées de soupe… « La guerre que l’on fait ici n’est plus qu’un service de caserne, à 2 ou 300 m de l’ennemi, avec de temps en temps quelques épisodes sanglants, et chaque jour quelques petits risques. Ce qui absorbe le temps et les forces, ce sont les corvées, les revues, les appels, au cantonnement des exercices avec maniement d’armes et pas de gymnastique. » Décembre 1915 : « Nous menons en ce moment une vie éreintante, et qui nous laisse à peine le soir une heure ou deux. Les pluies effrayantes qui tombent depuis six jours ont bouleversé et à demi détruit le travail de six mois : les abris s’effondrent, les boyaux sont remplis d’eau et de boue, les tranchées s’éboulent. Il faut réparer tout cela et nos réparations s’effritent sous la pluie de la journée. Nous en avons pour longtemps. On fait main basse sur tout homme disponible. De sorte que mon nouveau travail est un travail de terrassier. Nous nous levons à 4 h, nous partons à 5 h et nous ne revenons le soir que vers 6 h. Sauf le temps de dîner, tout le reste du temps se passe la pelle à la main. Ces jours-ci, j’ai vraiment passé les jours les plus durs que j’ai encore eus. Pluie torrentielle ininterrompue ; nous étions dans des fossés, les pieds dans l’eau, avec une terre à creuser argileuse et visqueuse qui collait à la pelle ; pour qui ne regarderait que l’extérieur des choses, c’est un bagne, il n’y manque pas même l’accompagnement obligé du blasphème à jet continu. A certains moments, la détresse morale est grande. Si la pensée de Dieu pour qui on souffre, et qui nous en tiendra compte, n’était pas loin on se laisserait aller au découragement. Mais heureusement il est là, et on tiendra bien le temps qu’il faudra avec son aide. »

– En fait, il avait connu pareils travaux et pareille lassitude dans son premier régiment, ainsi que le montre la lettre du 3 janvier 1915 adressée à son frère Albin : « Depuis quelques jours nous avons pluie continuelle ; nous pataugeons avec résignation dans une boue liquide : nos souliers sont durs comme du fer, et nos chaussettes toujours mouillées. Quand cela finira-t-il ? » Albin étant mobilisé malgré une santé fragile, Emile lui souhaite de trouver une place dans un bureau, évoquant même l’éventualité d’un piston par un homme influent de la famille (1er septembre 1915). Lui-même, car « on a besoin ici de se remonter le moral », a recours à ce qu’il nomme « belle littérature », les journaux, avec notamment « les articles de Barrès, Bazin et autres du même genre ». C’était le 3 janvier 1915 ; les deux auteurs cités appartiennent à la même ligne de pensée que celle de la tradition familiale ; on ne sait pas si Emile Goudareau a évolué sur ce point. La lettre du 12 janvier 1916 (voir plus bas) laisse apercevoir un certain éloignement des positions de la « belle littérature ».

– De l’hôpital d’Agen, le 21 mars 1915, à un autre père jésuite, à propos de sa blessure : « Vous savez peut-être qu’il y a aujourd’hui juste un mois, je me suis troué la moins noble partie de ma personne à une baïonnette en rampant sur le terrain pour ramasser des blessés. Blessure inélégante. On m’a donné la médaille militaire pour ça. Je suis ainsi entre deux excès d’ignominie et d’honneur. Je souffre beaucoup ; il s’est formé une série d’abcès qu’on a largement ouverts, et on a placé un drain dans la plaie. Voilà un mois que cela dure. Je ne sais guère souffrir en douceur, et j’ai bien besoin de vos prières. »

– On a remarqué l’importance des allusions à Dieu, aux prières. Emile Goudareau est un prêtre sur le front ; il pense et il agit comme tel. Il relate des conversations avec des protestants, avec des incroyants. Un de ceux-ci, sous-lieutenant, sort bravement de la tranchée au moment de l’attaque : « Je lui avais promis d’aller le chercher dès qu’il tomberait. J’y allai, en effet, en rampant ; je me couchai près de lui, espérant qu’à ce moment-là la confession ne serait pas refusée. Mais il était déjà si certainement mort que je ne pus même essayer l’absolution sous condition. Je vous assure qu’en ramenant son corps j’avais envie de pleurer. Cet incroyant avait été magnifique. L’était-il bien, il est vrai, incroyant ? Et que s’est-il passé entre Dieu et lui à ces derniers moments ? » (lettre au père Dauchez, 24 avril 1915). Emile Goudareau confesse les croyants avant l’attaque. Il dit la messe, regrettant que l’assistance comprenne plus d’officiers que d’hommes de troupe (19 octobre 1915). Un paragraphe d’une lettre à son père, le 29 novembre 1915, contient une intéressante remarque sur l’autorité que donne à la parole du prêtre sa proximité du danger : « Je suis retombé dans le service de santé ; voilà pour répondre à Albin qui m’écrivait : « Un prêtre mitrailleur, quel renversement des choses ! » Il faut croire que la providence a été de son avis, car cette nomination de brancardier m’est arrivée sans la moindre démarche de ma part, uniquement sur le désir de l’aumônier divisionnaire qui est allé demander pour moi un peu de temps afin que je puisse m’occuper un peu plus activement du service de la chapelle. On lui a répondu par cette nomination. Je ne pouvais pas refuser ; c’eût été être vraiment dans l’erreur que de vouloir faire le soldat alors qu’on nous demandait de rester dans le rôle que l’Eglise désire pour nous, et qui est de faire le prêtre auprès des soldats. Pourtant, je regrette la vie plus dangereuse du blockhaus qui me donnait le droit de parler avec plus d’autorité aux poilus, mes auditeurs du soir dans mon grenier. »

– Une évolution ? Peut-être apparait-elle dans cet extrait de la lettre du 12 janvier 1916 à son père : « Vous me dites que Paul avait à Avignon la nostalgie du front. C’est qu’il est un peu de ceux que la guerre a campés et établis dans la vie, avec ordonnance, solde, et sport de grand seigneur [l’aviation]. Pour le pauvre diable qui fait métier de corvéable, et bien souvent de domestique, la guerre apparaît de plus en plus ce qu’elle est en réalité, le fléau des fléaux. Peut-être ne se doute-t-on pas assez de la jalousie et de la haine qui s’accumule dans le cœur du plus grand nombre, et Dieu veuille qu’après la guerre il n’y ait pas à se régler de terribles comptes. »

Rémy Cazals, juillet 2008

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Martin, Albert (1866-1948)

1. Le témoin

Albert Martin, qui avait des grands-parents originaires de Beaurieux (Aisne), était chirurgien à Rouen lors de la déclaration de guerre. A 48 ans, il fut d’abord mobilisé à l’Hôtel Dieu de cette ville, avant de devenir le médecin chef de l’ambulance 9/3, détachée auprès du 1er CA. Il eut comme adjoint Georges Duhamel qui, dans ses livres, fit passer les choses vues à l’ambulance « au miroir de l’art ». Albert Martin quitta l’Avant en avril 1917. Il fut ensuite, en Normandie, un chirurgien actif, créateur de la clinique Saint-Hilaire à Rouen, et un agriculteur moderne, président de diverses institutions.

2. Le témoignage

Pendant la guerre, il écrivait régulièrement à sa femme. Cette correspondance constitue la base du livre Un énergique et enthousiaste ‘Homme de cœur’ rouennais : Albert Martin (1866-1948). Souvenirs d’un chirurgien de la Grande Guerre, présentés par le Docteur Pierre-Albert Martin [son petit-fils], avec une préface de Mme le Professeur Arlette Lafay, et une postface de M. Le Professeur Bernard Tardif, Luneray, Editions Bertout, « La mémoire normande », 1996, 239 p., illustrations. La correspondance originale y occupe les p. 19 à 168, suivie d’un « Rapport d’Albert Martin sur le fonctionnement intensif de l’ambulance 9/3 sous Verdun », p. 201-230. Quelques documents, parmi lesquels des lettres de ou à Georges Duhamel, complètent l’ouvrage.

3. Analyse

– S’il y eut des médecins culpabilisés de ne pas participer aux combats, et d’autres « accrochés à l’arrière », beaucoup, comme Albert Martin [et Prosper Viguier, voir cette notice] étaient fiers de servir comme médecins, malgré le sentiment d’impuissance devant les problèmes insolubles. Albert Martin savait qu’il devait effectuer une « chirurgie de guerre brutale », « ingrate, décevante et pénible » (p. 92). Au début de la guerre, il en rendait responsable « l’ignoble Kaiser », pour qui il se sentait pris d’une « haine féroce », ainsi que pour « la majorité de la race allemande qui le suit, qui s’imagine être d’essence supérieure, faite pour dominer et domestiquer le reste du monde » (p. 53). Quoi qu’il en soit, les Allemands seront soignés comme les Français. L’un d’eux, Théodore, s’est fait des amis français à l’ambulance, anciens ennemis qu’il appelle « Camarades » et qui le considèrent comme tel (p. 146). Il rend tellement de services que, quoique guéri, le médecin chef tient à le garder.

– Les rythmes du travail sont très irréguliers. « Ou bien c’est le désœuvrement ou bien c’est le surmenage ! Il n’y a pas de milieu ; il est de fait qu’il ne peut guère en être différemment. C’est la même chose pour le combattant » (p. 109). Dans les phases de surmenage : « Ce qui est terriblement pénible c’est l’esprit de décision qu’il faut toujours tenir en éveil ; sacrifier un membre, souvent deux, quelquefois trois pour sauver une existence, c’est une situation qui rend soucieux ceux à qui en incombe le devoir » (p. 167).

– La phase la plus difficile fut celle de Verdun, du 28 février au 8 avril 1916. En trois semaines, l’ambulance pratiqua plus de mille opérations graves. Le rapport sur Verdun donne des précisions sur les armes ayant causé les blessures (sur 1045 blessés, 1004 par éclats d’obus et 41 par balles), sur les types d’opérations, la mortalité, l’importance du travail en équipe et de la qualité des installations [comme Prosper Viguier, Albert Martin a un sens poussé de l’organisation]. Il montre comment le casque limite les dégâts, comment il faudrait réduire le temps de transfert des blessés vers les ambulances. Il critique les modes et la recherche du sensationnel en installant des postes chirurgicaux dans les lignes ou en cherchant la guérison extraordinaire. Il indique aussi le temps nécessaire pour creuser les tombes et confectionner les cercueils (p. 225).

– Diverses remarques :

. Une accalmie sur le front : « On croirait vraiment que, par une sorte de convention tacite, les artilleurs se taisent. Ils semblent dire : si tu ne tires pas, je ne tirerai pas non plus » (p. 62).

. Un suspect de mutilation volontaire passant en conseil de guerre (p. 70). On n’a pas de certitude ; il ne faut pas risquer de faire condamner un innocent.

. Un blessé français survivant après avoir été attaqué par surprise, au couteau, par trois Allemands. Lardé sur tout le corps, il n’est pas mort (p. 74).

. L’ordre de mettre à l’abri à l’ambulance les pères de famille nombreuse (p. 120). Mais il reste beaucoup de curés : 8, le 1er septembre 1916 ; 11, le 27 novembre. « Je trouve, écrit Albert Martin, que onze curés sur trente-huit hommes, c’est tout de même exagéré » (p. 138).

. Sur la fin, le chirurgien se montre sensible à l’existence du bourrage de crâne, côté allemand par La Gazette des Ardennes (p. 144), côté français par Le Petit Parisien, par exemple (p. 143).

. En janvier 1917, sept à huit blessés sur dix sont cultivateurs (p. 147).

. Quelques jours plus tard (p. 149), il note que dire qu’il faut se battre jusqu’au bout pour que la génération suivante ne connaisse pas la guerre, « c’est le raisonnement qu’on fait pour se donner du cœur et pour tenir ».

Rémy Cazals, juillet 2008

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Carossa, Hans (1878-1956)

1. Le témoin

Né le 15 décembre 1878 à Bad Tölz, en Haute Bavière. Fils d’un médecin réputé d’origine italienne. Après des études de médecine, s’installe à Nuremberg puis à Munich.

Parallèlement à ses activités médicales, il écrit des poèmes ; un premier roman : La Fin du docteur Bürger (1913) ; ce « journal intime d’un médecin qui, confronté aux limites de la science, choisit de se suicider, sera remanié en 1930 » sous le titre : le Docteur Ghion (1931) ; puis en 1955 : la Journée du jeune médecin.

2. Le témoignage

L’édition originale de cet ouvrage a été publiée en 1924 par Inzel Verlag, à Leipzig sous le titre : Rumänisches Tagesbuch. Traduit en français en 1938 par Jacques Leguèbe, et publié une première fois aux éditions Grasset et Fasquelle. Publié en 1999, sous le titre Journal de guerre, aux éditions Bernard Grasset, coll° Les Cahiers Rouges, 196 pages. Avant-propos de Jacques Leguèbe.

« Ce Journal de guerre consigne d’octobre à décembre 1916, parfois heure par heure, l’expérience de l’auteur, alors médecin dans l’armée allemande, parti de la baie de somme pour rejoindre le front roumain avec son régiment » (Cf. Présentation, p. III)

3. Analyse

Relations cordiales avec des civils occupés : Libermont (France du Nord) : « Le 4 octobre 1916, je brisai le petit miroir de ma table de toilette. Je voulus m’en excuser auprès de la vieille Mme Varnier et lui proposer une indemnité. Bien qu’elle en fut certainement contrariée, elle n’en voulut rien laisser paraître et me répondit en souriant que ce n’était qu’une bagatelle ; […] Par bonheur je venais de recevoir de Münich un colis de macarons au chocolat que je lui offris. Elle le prit sans façons et l’emporta dans ses mains tremblantes.

Plus tard, en retour elle plaça sur ma fenêtre un arbuste, une sorte d’araucaria qui faisait songer à un pin… »

Départ le 9 octobre 16 : « […] Les vieux Varnier étaient déjà levés et habillés lorsque je vins à la cuisine les remercier et leur faire mes adieux. Ils se défendirent, « on remplit son devoir » me dit avec courtoisie Mme Varnier. Cependant, nous nous sommes cordialement serré les mains. »

Le repos : « 5 oct. 16 : Tous nous maudissons déjà ce prétendu repos avec sa nourriture chiche, ses inspections incessantes, ses exercices, ses appels, ses alertes, et les marques de respect que nous devons donner à des uniformes trop neufs. Beaucoup appellent déjà de tous leurs voeux la vie du front, plus rude et plus dangereuse mais plus digne et plus libre.. »

Censure du courrier par le lieutenant : « (8/10/16) il ne fallait laisser partir aucune lettre qui puisse laisser supposer l’imminente relève… »

Prisonniers français : « (9/10/16) Des Français en long manteau sombre, les épaules frileusement serrées, s’en vont en captivité. Quelques-uns de nos jeunes lourdaux s’approchent d’eux, rassemblent les rares mots français qu’ils connaissent et voudraient bien savoir ce qu’on mange là-bas en face, quelle est la solde, si la paix sera bientôt signée et d’autres choses semblables. Les étrangers ne paraissent pas comprendre, leurs pâles visages se durcissent, impénétrables sous la lune. Je ne m’étonne vraiment pas qu’ils ne répondent guère à la naïve affabilité de nos Allemands du sud, tels que je les vois, au milieu de leur pays dévasté… » (p. 14)

Mauvais esprit : 12/10/16 : après la découverte de fromages pourris et immangeables : « […] le fantassin Kristl décharge encore cette fois la mauvaise humeur qui le ronge sans cesse : il propose d’envoyer les fromages à Spa, pour la table de la cour Impériale. Il a parlé assez haut pour être entendu par le commandant mais le commandant sait depuis longtemps combien Kristl aimerait à être engagé dans l’imbroglio d’une poursuite judiciaire et regagner la patrie par le détour de la prison. Il fait mine de ne pas avoir entendu la remarque insolente. » (p. 17)

Pendant une marche, un homme crie « Halte » ; cela crée un incident, le chef exigeant de connaître le nom du coupable : « Si l’on cherche à voir clairement ce que signifie cet incident on sent que ce n’est que l’accès aigu d’un mal qui nous travaille depuis longtemps déjà. La guerre entre dans sa troisième année. Le soldat, souvent sans vocation, nourri maigrement, mal vêtu, mal chaussé, perd sa résistance nerveuse et sa discipline. Les officiers le savent et laissent, surtout les jeunes, beaucoup de choses aller à l’abandon, font mine de ne pas entendre des réflexions punissables, se disant qu’elles n’ont pas été pensées méchamment et que près de l’ennemi elles se tairont d’elles-mêmes… » (p. 52)

4/11/16 : « Nous sommes restés à observer par une petite éclaircie la hauteur de Lespedii que le bataillon doit attaquer pendant les prochaines journées. […] et le lieutenant K. exprima mon propre sentiment lorsqu’il demanda s’il y avait une utilité tactique quelconque à sacrifier le sang allemand pour ces misérables masses de pierre. Au nom de Dieu qu’on les laisse donc aux Roumains ! L’officier d’ordonnance regarda le jeune camarade d’un air scandalisé… » (p. 78-79)

La colonne s’égare dans la nuit : « Par place nous pataugions dans l’eau qui entrait avec des gargouillis dans nos bottes éculées. La 6e compagnie se détacha de la colonne et s’égara dans une vallée affluente : au bout d’une demi-heure, la liaison était reprise par les cris des coureurs et des signaux lumineux. Une fatigue infinie pourrissait les âmes. Plus d’un se mit à rugir sa rage et son désespoir : « Donnez-nous au moins des bottes entières si vous voulez faire une guerre ! » murmura une voix. « Ceux qui continuent sont des clowns ! Je reste ! » brailla une autre. Les officiers ne s’inquiétaient pas de ces appels au désordre. Ils étaient eux-mêmes trop occupés de leurs souffrances. Ils savaient bien aussi que les crieurs suivraient quand même car il y a moins de fatigues et de dangers en effet pour pour celui qui quitte la colonne sans raison valable, mais de nouvelles souffrances plus déshonorantes commencent pour lui.

Dans le lointain obscur deux flammes bleuâtres. On entend des détonations, un bruit strident et, coup sur coup, deux obus éclatent sur le gravier. Un homme s’affaisse. Le lieutenant S. est blessé. Nous le pansons aussi bien que nous le pouvons dans l’obscurité Ce sont nos signaux qui ont dû attirer les coups. La défense absolue de faire de la lumière est donnée. C’en est fini des cris séditieux. Ramenés à la discipline par l’ennemi lui-même, les hommes parlent entre eux à voix basse. Une sorte d’accord résolu, cohérent, s’est établi… » (p. 138-139)

Hongrie (Roumanie après la guerre): secteur de Parajd (Transylvanie), 19 octobre 1916 ; Szentlelek, 21 octobre ; Ottelve, 24 octobre 1916 : « Autour de la ville a poussé une couronne de tombes nouvelles. Beaucoup de maisons ont été détruites et pillées, en bien des endroits on a fait sauter avec des grenades à main les rideaux de fer des boutiques. Les Roumains en fuite ont détruit les ponts de l’Aluta. Maintenant les pionniers prussiens jettent en quelques heures un pont de fortune en bois, hardi, presque élégant… »

Koczmas, 25/10/16 ; Esztelnek, 30/10/16 ; escalade du Bako Tetö le 1er novembre 16 ; manque d’équipement hivernal ; soldats aux orteils gelés (p. 70) ; montagne de Kishava, 2 nov. 16

Tuer ou ne pas tuer : 2 novembre 1916 « […] Je vois dans la lunette une petite colline rocheuse couverte de beaucoup de broussailles et de quelques arbustes. Tout à coup je découvre un groupe entier de Roumains en train de construire un obstacle derrière un buisson de genévriers. Je vais avertir l’observateur lorsque je ressens une contrainte et je me tais. Je me trouvais pour la première fois devant le devoir de tuer, car l’ennemi qu’on épargne risque l’instant d’après de menacer les nôtres. Et pourtant, ces hommes, j’avais l’impression de les tenir dans ma main. J’en voyais un bourrer sa pipe, un autre boire son bidon. Ils étaient sûrs de n’avoir rien à craindre et tant qu’en effet je me tairais il ne leur arriverait rien. Situation étrange pour un homme qui n’est pas soldat et qui vit à peu près en paix avec lui-même… » (p. 72-73)

Nouvelles de Vienne : 2 novembre 1916 : « Il paraît que la Hofburg à Vienne est assiégée jour et nuit par des foules affamées qui supplient l’Empereur de faire le premier pas pour la paix… » (p. 73)

Bosniaques (p. 75); (p. 90) ; Russes (p. 145)

Indices du moral et de l’ambiance au sein d’une armée multinationale : 12/11/16 : […] Des troupes autrichiennes traversent la montagne, faisant halte parfois. J’ai vu, un peu à l’écart de la forêt, un jeune officier polonais, le visage pâle, frapper avec son poing fermé aux épaules et à la tête un Bosniaque plus âgé qui ne paraissait pas comprendre ses ordres. De telles scènes ont dû se produire par-ci par-là depuis peu de temps dans les armées alliées. Cette armée est tellement disparate et tous se haïssent les uns les autres. Le chef ne sait pas parler et ne comprend pas la langue de sa troupe et il se juge trop distingué pour l’apprendre… » (p. 91-92)

29/11/16 : Chefs autrichiens et allemands se sont disputés pour une question de logement : « A midi, pendant que nous, allemands, isolés et hostiles, nous mangions cette viande de conserve dont nous étions saturés, du pain dur et buvions un café amer, dans la même salle, à la table de nos alliés le vin coulait et les ordonnances autrichiens, les yeux fixés sur nous avec une indifférence et une fixité commandées, faisaient passer devant nous de beaux rôtis et des crêpes… » (p. 135)

4/11/16 : « […] Soudain nous nous trouvons devant un mort et comme s’il nous avait ouvert les yeux, nous voyons maintenant que la forêt est pleine de cadavres. La plupart sont des Roumains, les Autrichiens ayant été ensevelis. Ils ont été abattus en rangs, autour des hauteurs de Lespedii. Ils portent une casquette à deux pointes. […] Ils ont tous des uniformes entièrement neufs, des demi-bottes taillées dans un seul morceau de cuir et tenues en haut par de forts lacets verts qui font dans des oeillets le tour de la jambe… »

Ramassage de trophées : « […] Nous voyons des blessés légers allemands descendre au milieu de la zone mortelle, les uns pâles et battus, d’autres pleins de jactance, attifés comme à Carnaval de ceintures, de vestes et de décorations prises sur les morts ennemis. L’un d’eux rapporte de la position roumaine un gramophone qu’il lui vient maintenant l’idée d’ouvrir et de poser sur un rocher. Figaro entonne un grand air et la chanson de Mozart retentit comme la voix d’un fou dans ce monde bouleversé… »

Au poste de secours :

Odeurs : « […] dans l’abri, la vapeur de sang devient de plus en plus épaisse. Cette puanteur animale et gluante exaspère et attriste les nerfs, on court sans cesse respirer un peu d’air pur… » (p. 108)

Blessé revenu à lui : « […] Le fantassin Pirkl, après être resté pendant deux jours sans connaissance dans le poste de secours a repris aujourd’hui un pouls vigoureux, à sa dixième piqûre camphrée. Il a recommencé à respirer profondément. Complètement revenu à lui, il a bu un dernier bidon de thé et mangé de la viande de conserve. Couché dans ses propres excréments, il se sentit gêné à la fin et, sortant aussitôt pour se nettoyer, il aperçut brusquement la croix que son frère lui avait taillée. Il y lut attentivement son nom, regarda ensuite dans la fosse ouverte et se frotta longuement les yeux. Puis il se mit à rire… » (p. 117)

Un soldat commotionné (p. 146-147)

« […] sans cesse des imprudents s’offrent aux tireurs ennemis intrépides qui sont cachés dans les arbres et restent des demi-journées entières à l’affût, avec une patience animale, attendant que quelqu’un des nôtres s’oublie et quitte son abri. C’est une tactique féline pour laquelle aucun soldat au monde n’est si mal fait que l’Allemand » (p. 118)

22 novembre 1916 : relève par la Landwehr prussienne. Repos à Kezdi-Almas ; « […] La journée s’est passée tranquillement bien que plusieurs hommes fussent venus me trouver, se plaignant d’avoir la poitrine oppressée. A l’auscultation, je découvris de nombreuses stases du coeur. Aucun ne veut aller à l’hôpital car chacun compte sur des semaines de repos et se contente de gouttes de valériane » (p. 120)

Femmes : « […] Elle désirait avant tout savoir si les maisons de Hosszuhavas avaient été détruites. Elle parut joyeuse lorsque je lui dis que non. Elle me demanda ensuite qui nous avions comme adversaires. Lorsque je lui dis que c’étaient des Russes, elle sourit. Elle me raconta que, dans ce cas, c’est à peine s’ils auraient eu à fuir car les Russes ne faisaient aucun mal aux petits paysans et ils avaient plus de respect pour les femmes que les Roumains… » (p. 158)

La pression du groupe :

« […] En haut, pendant une courte halte sur un large champ de neige, un fantassin se fit porter malade, – une des recrues qui nous ont rejoints à Palanka. Pendant qu’il s’approche il doit essuyer les mots cruels des gens de sa section ; l’un d’eux fait mine de lui barrer la route et ne recule que sur mon ordre.

« J’ai attendu vingt-huit mois une permission », s’écrie le vieux Lutz. – Je suis devenu gris et tordu à la guerre et toi tu veux te sauver dès le deuxième jour, poule mouillée !  » Un autre raille : « Tiens bon, camarade, tiens bon. »

Le jeune homme, une petite figure d’enfant gâté sous un casque d’acier bien trop grand, explique, en pleurant presque, qu’il est engagé volontaire pour le front et qu’il reviendra aussitôt qu’il sera guéri mais qu’il n’en peut vraiment plus. On se moque de lui. Son souffle précipité lance une vapeur blanche dans le froid et ses yeux luisent de fièvre ; mais à cela les autres ne prennent plus garde. Exaspérés par la fatigue et leur destinée incertaine, ils haïssent comme un damné celui qui cherche à fuir l’enfer commun… » (p. 168)

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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Barruol, Jean (1898-1984)

1.   Le témoin

Né en 1898 à Apt (Vaucluse) dans une famille dauphinoise établie au Revest-du-Bion (Alpes de Haute-Provence), sur le plateau d’Albion, depuis la fin du XVe siècle. Son père, Gabriel, est médecin, installé à Apt en 1896. En 1914, Gabriel Barruol dirige l’hôpital militaire auxiliaire créé à Apt jusqu’à son décès survenu le 19 décembre 1917, à l’âge de 47 ans.

Jean Barruol, orphelin de mère à l’âge de 11 ans, effectue ses études au collège catholique d’Aix où il passe son baccalauréat ès-lettres en 1914 et 1915. En 1916, poussé par sa famille, il effectue une année de médecine à Marseille. Sa mobilisation, la guerre, le décès de ses parents le détournent finalement de cette profession (lettre du 13 janvier 1919).

La mobilisation : classe 1918, il est affecté le 15 avril 1917 (il a 19 ans) au 112e R.I. de Toulon pour y faire son instruction ; du 1er juillet à la mi-octobre, sa compagnie est à Eygières, près de Salon (Bouches-du-Rhône) ; puis au 9e bataillon d’instruction du 112e dans la zone des armées, à Toul (Meurthe-et-Moselle) ; nommé infirmier le 31 octobre au fort du Vieux-Canton (Toul) pour y assurer le service de santé. Le 8 janvier 1918, son bataillon est transféré à Mirecourt (Vosges).

Le front : le 23 mars 1918, son unité est dissoute ; ses éléments sont affectés au 411e R.I., à Saulxures près de Nancy. Le 30 mars, première montée en ligne entre Bioncourt (Moselle) et Moncel-sur-Seille (Meurthe-et-Moselle).

Début juin 1918, en renfort en Champagne puis sur le front de la vallée de l’Oise près de Compiègne ; à partir du 10 juin, en première ligne durant deux mois ; 10 août, blessé et gazé à Vignemont ; évacué sur l’hôpital de Montmorillon (Vienne).

21 septembre, cité à l’ordre du régiment avec Croix de guerre avec étoile de bronze (p. 176).

1er septembre 1918, retour au dépôt du 411e à Jaux, près de Compiègne ; retrouve son régiment en ligne le 23 à Fonsommes près de Saint-Quentin (Aisne) ; le 4 novembre, près d’Etreux (Aisne), son régiment fait 900 prisonniers et libère Le Nouvion. Le 11, pénètre en Belgique à Robechies près de Chimay.

5 décembre 1918-25 janvier 1919, le 411e R.I. se rend en Alsace à pied. Barruol est secrétaire à l’état-major du général commandant l’infanterie divisionnaire.

Occupation de l’Allemagne de juillet 1919 jusqu’à sa démobilisation en avril 1920 à Neustadt, puis Trèves (Palatinat)

Nommé caporal le 10 octobre 1919.

« Imprégné par une éducation chrétienne très traditionnelle, dans un milieu très protégé, Jean Barruol n’était en rien militariste, tout au plus patriote comme on pouvait l’être alors (lettre du 23 janvier 1917), avec le sentiment très fort, et la fierté, d’appartenir à une vieille et solide famille rurale, qui se doit de faire son devoir et de remplir sa mission (21 nov. 1917 ; 21 juillet 1918 ; 26 sept. 1920). Dans les moments les plus difficiles, il sollicite les prières de sa famille, s’en remet à la Providence… » (Cf. présentation de Guy Barruol, p. 8)

2.   Le témoignage

D’une correspondance fort abondante, l’ouvrage (Un Haut-Provençal dans la Grande Guerre : Jean Barruol. Correspondance 1914-1920), présentation par Guy Barruol, Forcalquier, Les Alpes de lumière, coll° Les Cahiers de Haute Provence. 1., 2004, 256 pages) ne présente que des extraits soigneusement choisis par son fils, Guy Barruol. Cependant, même si l’essentiel de la correspondance concerne la période consécutive à la mobilisation, l’éditeur y a fort judicieusement adjoint quelques lettres adressées aux siens par le jeune étudiant de 1914 à 1917. Quelques reproductions de lettres.

3.   Analyse

La guerre au travers des yeux et des oreilles d’un adolescent :

Témoin de la mobilisation à Aix-en-Provence où il est alors pensionnaire au collègue catholique : « parfaite et exemplaire » (3/8/14) ; constitution d’une garde civile : « ils ont un brassard rouge, un revolver et 25 balles. Ils gardent les ponts et le viaduc nuit et jour » ; (22/8/14), « Aix est rempli de territoriaux et surtout de turcos, car il y a le dépôt de deux régiments de turcos. Ils rient, ils abordent les gens. La plupart ont des médailles de la Ste. Vierge épinglées sur la poitrine, quoique de religion musulmane. Ils disent que c’est le « marabout » qui les leur a donné, c.à.d. le prêtre… ».

La mobilisation des esprits au collège catholique d’Aix :

24-8-1914 : « M. le supérieur nous lit toujours les communiqués. De même on affiche les lettres et cartes des professeurs à l’ennemi, à la grande étude, et là nous pouvons les lire à loisir ainsi que le petit Marseillais, aussi affiché. Nous avons même dans notre étude, devinez quoi !… Un hideux béret de soldat allemand. Il est gris avec un liseré rouge, et porte sur le devant une horrible cocarde aux couleurs de la Germanie !… »

1er/11/14 : « M. le supérieur nous a demandé, il y a quelques temps, la liste de nos parents à l’armée, pour en faire une statistique : je vous ai envoyé la liste que je lui ai remise à ce sujet : elle est éloquente et nous pouvons être fiers ! […] Avez-vous vu d’ailleurs la façon dont on a fait déguerpir les Prusses, près d’Ypres ? Ça a été fort comique : on a ouvert les digues, qui ont inondé leurs taupières. Ils en ont été réduits à fuir précipitamment sous le feu de nos canons, tout en barbotant comme de parfaits canards.

Voulez-vous que je vous raconte une histoire d’Allemands ? la voici. Nous avions avant la guerre, comme professeur d’allemand, un prussien, un vrai prussien : « Herr professor Butmann » ! Bien entendu la guerre déclarée, on n’a plus entendu parler de lui à Aix : figurez-vous que ce matin, M. le Supérieur reçoit une lettre du dit Butmann, officier dans l’armée teutonne, dans laquelle il assure à M. le supérieur qu’il retournera, une fois les hostilités finies, apprendre sa belle et sublime langue aux élèves du Collège Catholique (sic). On a lu cette lettre en cours, au milieu des cris et de huées, et M. le supérieur a dit qu’il y répondrait de la belle façon… » [N.B. Cf. reproduction de la lettre p. 18: sous la signature, Jean a dessiné deux petits drapeaux français…]

29/11/14 : « […] Sur une pétition des élèves, il a été décidé qu’on lirait des articles se rapportant à la guerre au réfectoire. Ce sont les philo qui lisent. Comme on a commencé par ordre alphabétique, j’ai eu l’insigne honneur de lire le premier. »

13/12/14 : « […] Nous avons depuis qqes. jours ici un bénédictin anglais d’Oxford « brother Stiven Marhood ». On l’a applaudi frénétiquement car comme le dit M. le Supérieur « il incarne ici la glorieuse Angleterre notre alliée »…

L’état de guerre suscite une profonde pression sociale qui s’exerce sur tous les jeunes gens ayant ou approchant l’âge d’être mobilisé : pour cette raison, le fait d’être déclaré « bon pour le service » soulage le jeune homme ; cela permet notamment de couper court aux rumeurs d’embusquage systématique des fils de bourgeois (lettre du 23/1/17).

Jean est donc soldat ; pour autant, il ne rejoint pas immédiatement le front ; grâce à son niveau d’études (bachelier, première année de faculté de sciences), grâce aussi à l’entregent de son père, docteur, il réussit à devenir infirmier : (lettre du 5/8/17). Une fois cette situation acquise, toute la difficulté est ensuite de conserver une telle affectation. 13/11/17 : « […] j’espère qu’on me laissera infirmier, toutefois, tout danger n’est pas conjuré. Je suis à la merci du premier ordre venu…. » ; pour autant, Jean est parfaitement conscient du caractère enviable de sa situation. 30/11/17 : « […] Comme vous le voyez, en somme mon service est pénible et me fait faire plus de gymnastique que si j’étais dans le rang. Mais on passe ainsi de bons moments lorsque le travail est fini. On n’est pas ennuyé par les revues incessantes et la foule des gradés. On est chauffé et dans une bonne chambre. On ne fait plus de marches éreintantes. On ne porte plus le sac, on ne connaît plus le fusil. Aussi c’est le « filon ». Mais, il faut que je vous dise bien, dès que ma Comp. partira, je serai sûrement reversé dans le rang. […] Le lieut. Bonnet peut me pistonner ici, mais il ne le pourra plus quand je partirai d’ici. Voilà exactement où en est la question. Il convient d’envisager ma place d’infirmier, comme devant durer simplement tant que je serai ici. Le hasard seul pourrait la faire devenir définitive. Aussi, je crois qu’il serait sage et prévoyant de toujours s’occuper de l’aviation. Il arrive des accidents : c’est vrai… mais dans la tranchée !… »

Dans la correspondance de Jean, est perceptible la tension permanente entre les attentes de l’arrière (notamment au lendemain du décès de son père qui fait de lui, l’héritier et le nouveau chef de famille, les femmes de sa famille s’inquiètent particulièrement) et son sens du devoir à accomplir, compte tenu de sa naissance et de son rang social. 5/2/18 ; 20/2/18 : « Le renfort dont je vous ai parlé hier s’est confirmé officiellement, et je suis inscrit sur la liste des partants. […] au moins, après la guerre, les gens ne pourront pas me reprocher de ne pas avoir défendu mes propriétés ! » ; 20/3/18 : « […] C’est pour le 411e que nous sommes désignés. […] Je compte en avril, faire une demande pour les élèves aspirants ; j’ai qques chances qu’elle soit agréée à cause de mes examens (bacc. Et faculté de sciences). Si ma demande est agréée, je suis à l’abri pour quatre mois. Sinon je tâcherai de faire mon devoir comme mes devanciers l’ont fait : le mieux possible…. » ;

Jean devient combattant : 2/4/18 : « […] Depuis que je suis monté en ligne, le bataillon n’a pas eu un seul mort ni un seul blessé. […] Inutile de vous dire que je me prépare à faire tout le nécessaire pour être admis au cours d’aspirant. Je suis en train de prendre des renseignements. Blondel d’Aix, qui était au collège, mon excellent ami, est ici paraît-il, aspirant au 411. Je le cherche nuit et jour, mais je n’ai pu savoir encore où il se trouve. Si je réussis à être admis à suivre les cours de St-Cyr, ce sera un filon épatant, c’est surtout une affaire de piston… Si le général de Lestrac ou le colonel d’Izarny écrivait à mon colonel (colonel Chaillot), je serais à peu près sûr d’obtenir ma demande. Et le commandant Stephani ? J’y songe beaucoup en ce moment. C’est le seul moyen de se tirer de cet enfer. Après, quand je serais gradé, la vie de tranchées sera cent fois plus douce pour moi, je m’en rends compte en ce moment ; ce ne sera plus que le purgatoire… »

Toutefois, à mesure que Jean se rapproche du front et des tranchées, son esprit évolue nettement ; devenu combattant au printemps 1918, et tout en continuant de rassurer ses chères parentes, son patriotisme devient de plus en plus actif et assumé en conscience : « Noblesse oblige » écrit-il… En cela, Jean se distingue certainement de nombreux autres témoins. 6/4/18 : « […] je vois aussi dans le lointain nos chers pays d’origine, […] L’idée que je défends tout cela, ou tout au moins que je souffre pour la défense de tout cela, me soutient dans l’accomplissement du très rude devoir de chaque jour, et j’en éprouve, quand j’y pense, une joie infiniment douce. Oui, la souffrance est bonne, je le sens… » ; 10/4/18 : « […] Si nous allions dans l’Oise et la Somme vous ne recevrez plus rien de moi, de 8 jours, car paraît-il que là-bas, tous les courriers son arrêtés. Je ne souhaite pas d’ailleurs effectuer ce petit voyage d’agrément. D’un autre côté j’aurai beaucoup de chances d’être blessé, et vous savez, une blessure c’est le meilleur filon maintenant… » ; 29/4/18 : « […] il est certain, que d’une façon ou d’une autre, si la bataille du Nord se prolonge, nous irons y coopérer. […] Il est naturel aussi, que les divisions si éprouvées qui retournent de là-bas, soient envoyées dans un secteur calme comme le nôtre, tandis que nous, troupes fraîches nous irons les remplacer…. » ; 3/6/18 : « […] On entrera dans la bataille vers le 9 ou le 10 juin, pas avant. On va défendre Paris et livrer la seconde bataille de la Marne, qui espérons-le sera la dernière ? Je suis avec l’abbé Sarrabère. Plus que jamais courage et confiance inébranlable en nos saints protecteurs du Ciel. Je suis fier de collaborer à la plus grande bataille du monde où vont se jouer les destinées de la France !… » ; 9/7/18 : « […] Très grosse déception ! ! Notre fameuse relève n’a pas eu lieu à la date annoncée ; ce soir nous montons en ligne… c’est la guerre ! la guerre et sa répétition quotidienne de sacrifices innombrables. J’accepte de tout coeur ce gros sacrifice, pour notre victoire et ma propre conservation. Et j’espère que cette acceptation docile sera agréable au Sacré Coeur et à tous ceux qui du haut du ciel me protègent !.. ». Sa foi, profonde, procure indéniablement à Jean un soutien véritable et alimente le lien qui le relie à sa famille. Ainsi, durant les éprouvantes journées de la bataille de l’Oise, il porte « le sacré coeur sur la poitrine » (12/6/18) que ses parentes lui ont adressé (lettre du 22/2/18 : « dès que je serai en ligne j’en couvrirai ma poitrine, tels les soldats de Charette ! »); d’une façon générale, les considérations d’ordre religieux abondent dans toute la correspondance (messe, prières, dévotions, voeux, mais aussi déclarations de principe en faveur du catholicisme, etc.).

Parallèlement, Jean se montre particulièrement intéressé et préoccupé par les nouvelles en provenance de Russie ; il craint une extension du bolchévisme ; dans une lettre du 15/3/17 à son père, il établit un lien entre les événements de Russie et ceux qui secouent alors Paris : « […] voilà qu’à Petrograd, comme à Paris, des mouvements intérieurs menacent de tout gâter. Quelle chose affreuse si l’on abandonnait la partie au moment de toucher au but ! Je ne suis pas pessimiste, mais je trouve la situation grave. Tout le monde ici à Marseille est assez énervé par toutes ces nouvelles. Des discussions troubles etc. ont lieu fréquemment dans les rues. L’esprit populaire est très surexcité. Les nouvelles réglementations pour les vivres, et les incommodités des communications y sont pour beaucoup.. » ; dès lors, l’inquiétude de Jean ne va plus cesser de croître à propos des événements de la Russie (11/11/17) et de leurs répercussions en France, notamment dans l’armée ; 27/11/17 ; 29/11/17 ; 1er/12/17 : « […] devant l’anarchie russe je ne puis m’empêcher de penser ceci : sous les tsars, Broussiloff fait 400 000 prisonniers, sous le « gouvernement de la république russe » comme dit Lénine, l’armée russe se rend, et rend ses prisonniers. Que pensez-vous de tout ceci ? Qu’en dit-on là-bas ? Qu’en faut-il penser ? Ici, je ne vous dis pas ce qu’on raconte sur tout cela, car c’est terriblement démoralisant ! La troupe admire la Russie et veut la paix à tout prix ! Et je ne peux vous en dire plus… Il y aurait à en dire encore. Ah ! si on avait écouté les suggestions de paix de Benoit XV ! Elles étaient honorables pour nous, et nous donnaient l’Alsace-Lorraine… » ; 11/12/17 ; 11/12/17 (p. 85) : « […] Puissions-nous récolter la récolte de 1918 ! Car l’esprit de la Révolution souffle partout. En Europe, en France et dans tous les milieux français. Jamais les esprits n’y ont été mieux préparés. Attention ! attention ! ! Vous n’ignorez pas qu’en Russie toutes les propriétés foncières et bâties sont à tout le monde depuis 15 jours. Attention pour nous. Il vaut mieux prendre ses précautions à l’avance. L’exemple est contagieux… » ; 22/5/18 : « […] A l’heure actuelle, un patriotisme bien entendu consiste à manœuvrer diplomatiquement pour la paix et à joindre son effort à celui du Pape pour cela. Si la guerre se poursuit un an, qu’arrivera-t-il ? 1 000 000 d’hommes hors de combat en plus, cent milliards de perdus, encore. Le tout pour une paix absolument identique à celle que nous pourrions faire maintenant. Je ne crois pas que le temps travaille pour nous, car il aiguille plutôt le troupier vers l’exemple… de la Russie ! C’est triste, mais c’est frappant. Pour le moment, évidemment on ne doit avoir qu’une pensée : repousser la ruée boche dans le Nord, mais après, qu’on arrête, sinon… » ; 10/2/19, Ferrette : « […] Le très grand danger, je le répète, c’est le bolchévisme. Je vous dirai de vive voix pourquoi, je vous répète souvent cela… » ; 2/4/19, Mulhouse : « […]voilà quatre jours, le Ministre des Affaires Etrangères a déclaré formellement qu’on enverrait personne en Russie, et que notre action anti-bolchevik se bornerait à fournir des subsides, des armes, des vivres à nos alliés, les Roumains et les Polonais. Du côté de la France, on parle moins de bolchévisme.. mais je puis vous assurer que le Commandement français s’en occupe énormément, et que c’est un de ses grands soucis de l’heure présente : je suis tenu au secret professionnel, mais n’ayez crainte, je puis toujours vous dire que l’on prend d’excellentes mesures… »

La profonde solitude morale ressentie par Jean Barruol, soldat chrétien et monarchiste :

Au Camp d’Eyguières : 9/8/17 : « J’ai reçu hier et aujourd’hui les Croix [le journal] et les lettres de Can. Continuez toujours à m’écrire ainsi, dans la mesure du possible naturellement, même si vous n’avez rien de nouveau à m’apprendre, et cela me fera grand bien en chassant le « cafard » parfois trop persistant.

Je vous l’ai dit souvent : une de mes plus grandes épreuves ici est ma solitude morale complète. Sans cesse j’entends bafouer et blasphémer ce que j’ai appris à craindre, à respecter, aimer. Sans cesse on ravale l’idéal dans lequel j’ai été élevé, l’idéal que je me suis fait de la vie. Je sais bien que j’ai pour moi l’Ordre éternel et immuable et que nos idées en matière religieuse et morale finiront bien par être confirmées avec éclat. Mais il est dur néanmoins de voir le peuple dont on ne voudrait que le bonheur, déchirer lui-même les possibilités de ce bonheur. Il n’aspire qu’à l’anarchie dans tous ordres établis et ne voit pas qu’ainsi il ne fait qu’accentuer sa misère ! Dire que ce soir il m’a fallu être éloquent pour persuader un soldat aptésien que M. Petitcolas n’avait pas voulu la guerre ! Lui qui a donné un de ses fils pour la patrie ! Et ce soldat ne parlait rien moins que « de le pendre à un bec de gaz » après la guerre pour le punir… d’avoir voulu la guerre.

On en rirait, et l’on en pleurerait aussi ! Et bien figurez-vous que de tels propos sont répétés toute la journée, et assaisonnés de mots affreux ! Et pas un seul homme ne pense comme moi ! Personne à qui se confier ! L’église seule est devenu le refuge où l’on retrouve la Paix et la consolation. […] L’autre grande consolation pour le soldat chrétien ce sont les lettres qu’il reçoit de sa famille, lettres qui le retrempent un peu, dans cette atmosphère de sentiments et d’idées, dont il est constamment privé. Aussi écrivez-moi, écrivez-moi ! Envoyez-moi des tracts, des articles, des lettres comme celles de Sr. Ste. Julie tout cela me fait beaucoup de plaisir… » ; 5/9/17 ; 15/4/18 : « […] J’apprends à connaître ce que c’est la solitude morale ! Mes nouveaux camarades sont gentils pour moi, mais ne me plaisent néanmoins pas du tout. On voit que les quatre ans de guerre qu’ils ont tous faits, les ont quelque peu abrutis. Ils sont tous du nord-ouest et ne pensent qu’à boire du pinard. D’ailleurs moi-même je ne me sens, je ne sais trop comment, je suis comme ébahi, par exemple je ne trouve plus très bien mes mots pour écrire ! Il n’y a rien d’étonnant avec la vie qu’on mène, à se rapprocher ainsi de la bête !… » ; 23/4/18 : « […] Je ne me suis pas gêné, il y a qqes jours, pour engueuler dur deux misérables soldats d’une trentaine d’années qui chantaient une Carmagnole dix fois plus épouvantable que celle que vous connaissez. Comme ils étaient ivres, ils voulaient me lyncher, mais je les ai fixés avec un tel regard et je leur ai parlé de la liberté de conscience avec de telles menaces (en référer au colonel puisque je sais qu’il y a des circulaires qui la garantissent au régiment) qu’ils n’ont pas oser me toucher, car ils sont lâches au fond ces gens-là. C’étaient deux « instituteurs laïcs ». L’adjudant a été témoin (il est prêtre), et cela a cimenté notre amitié. » ; 9/5/18 : « […] Plus que jamais je crois à une intervention divine pour la cessation de cette guerre, et la rédemption de la France, mais hélas !… Aujourd’hui, anniversaire de ma Première Communion, j’ai une discussion avec toute mon escouade… Eh bien, au point de vue religieux et moral la mentalité est effroyable ! Il n’y a pas d’autres mots pour l’exprimer ! L’imagination la plus dépravée ne pourra jamais concevoir les théories et les paroles que j’ai entendu énoncer froidement ! J’en connais cependant depuis un an que je suis avec les apaches marseillais ! C’est formidable comme ignorance, bêtise, grossièreté, cynisme et méchanceté ! Sachez que les élucubrations de la Taudemps, la déléguée de la franc-maçonnerie, sont bien peu de choses auprès de ce que la majorité ose soutenir ici ! Et ce sont des Bretons, des Vendéens ! ! ! Les petits fils de La Rochejaquelein ! Je sors de cette discussion avec cette idée, qu’après la guerre les catholiques ne devront s’imposer que par la force. La force de l’organisation, la force de la science, voire la force brutale. Est-ce terrible d’en arriver là ! »

Cette solitude est à rapprocher de ce qu’écrivait Robert Herz dans une lettre adressée à sa femme, le 1er janvier 1915 : « Vois-tu, les catholiques et les socialistes seuls savent pourquoi ils se battent. Les autres ont seulement un excellent fond de patience et de bonne humeur, mais leur raison paysanne proteste contre la guerre et refuse son assentiment… » (Cf. Un ethnologue dans les tranchées. Août 1914-Avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice, présentées par Alexandre Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et Christophe Prochasson, Paris, CN.R.S. éditions, 2002, p. 175.)

Discipline : au dépôt divisionnaire du 411e : 25/3/18 « […] Il y règne une discipline de fer. Deux de mes camarades de la classe 18 étant rentrés hier au soir 3 minutes après l’appel ont reçu 15 jours de prison, et ont été envoyés aussitôt en ligne, dans la Cie de discipline pour y purger leur peine… »

Prisonniers allemands : 26/5/18 : « […] Une de nos patrouilles a fait 4 boches prisonniers cette nuit, juste devant nous Savez-vous ce qu’ils faisaient ces boches là quand je les ai vus passer ? Ils dansaient tous les 4 de joie ! Ils ne pouvaient contenir leur bonheur ! C’est qu’ils en ont encore plus assez que nous, eux !… »

Alsace : 25/1/19 : Kotsingen, apprentissage du français aux enfants et aux adultes ; 2/2/19, Ferrette, expulsion des Alsaciens à sentiments germanophiles.

Occupation du Palatinat ; 28/2/20, Neustadt : « […] Ici rien de nouveau. Les boches crèvent de faim et de temps en temps ils essayent de piller quelques magasins comme cela s’est passé à Ludwigshafen récemment… »

Le 15 février 1919, Jean Barruol a rédigé le récit de sa guerre en 5 pages. On y trouve cette description d’un combat contre des porteurs de lance-flammes non relaté dans la correspondance : « Le 12 juin [1918] devant Antheuil, […] les Allemands nous attaquèrent à jets de liquides enflammés ! Ils projetaient la flamme à 40 mètres et provoquaient une fumée noire d’une épaisseur extraordinaire : notre fureur et notre acharnement se trouvèrent portés à leur comble, et tous les feux de nos fusils convergèrent vers les porteurs d’appareils à jets enflammés. J’affirme avoir vu un de ces porteurs griller tout vivant ; je le vis gesticuler tout enflammé sur la route de Villers à Vignemont et s’abîmer consumé par les flammes dans le fossé de la route ! »

Frédéric Rousseau, avril 2008.

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