Duclos, Jacques (1896 – 1975)

Le chemin que j’ai choisi. De Verdun au Parti communiste

Mémoires, tome 1 (1896 – 1934)

1. Le témoin

Jacques Duclos est né à Louey dans les Hautes-Pyrénées en 1896, son père étant charpentier et aubergiste. Ouvrier pâtissier, il travaille après le début des hostilités dans une usine d’armement de Tarbes. Classe 16, il est incorporé au 18e RI de Pau, puis versé au 407e RI. À Verdun en juin 1916, il est hospitalisé à l’automne puis revient en ligne en décembre 1916. Il est ensuite fait prisonnier lors de l’offensive du 16 avril. Militant socialiste proche de Marcel Cachin, il devient après Tours un militant actif de la S.F.I.C.. Sa fiche matricule mentionne son exclusion de l’armée (réserve) en 1932. Il dirige le P.C.F. au moment de la maladie de Maurice Thorez, et exerce durant sa carrière plusieurs mandats de député puis de sénateur.

2. Le témoignage

Le tome 1 des Mémoires de Jacques Duclos, 1896 – 1934, Le chemin que j’ai choisi, De Verdun au Parti communiste, a paru en 1968 aux éditions Fayard (434 pages). La partie qui concerne l’expérience de la Grande Guerre va de la page 82 à la page 153, mais la suite immédiate est aussi intéressante, avec des réflexions sur les révolutions allemande ou hongroise ou sur la crise sociale de 1919. L’auteur précise qu’il n’a pas tenu de journal, et qu’il se replonge dans le passé par la mémoire. Au moment de la publication ses Mémoires, l’auteur a encore une responsabilité publique puisqu’il est sénateur communiste.

3. Analyse

Dans son introduction, J. Duclos précise que tout jeune, il a manifesté contre la loi des trois ans en 1913. Ouvrier pâtissier à Tarbes puis à Paris en 1914, il lit de temps à autre l’Humanité, mais il est surtout séduit par La Guerre sociale de Gustave Hervé, à cause de son ton antimilitariste. Son récit du mois d’août 1914 contient des anecdotes intéressantes, ainsi lorsque sa pâtisserie ferme, il est payé en or et doit faire des heures de queue à la banque pour obtenir des petites coupures, et il lui faut pendant ce temps (p. 82) «écouter les pires bêtises sur la guerre-promenade ». Devenu vendeur de journaux, il n’aime pas ce travail, car il se rend vite compte que ses exemplaires se livrent au « bourrage de crâne » (p. 83). Il revient ensuite à Tarbes pour y travailler à l’arsenal pendant les six mois qui le séparent de sa mobilisation en avril 1915. Son récit est aussi parcouru de longues analyses historico-politiques, à propos de l’attitude de Jean Jaurès ou de la IIe Internationale, ou sur l’Union Sacrée, sévèrement jugée (p. 101) : « en fait le Parti socialiste pataugeait lamentablement dans la politique de collaboration des classes. ». Alors qu’il est jeune mobilisé à la caserne de Pau, J. Duclos évoque le sujet des mutilations volontaires au cours d’une très curieuse scène de somnambulisme (p. 103) : un de ses camarades, dans son sommeil, récapitule la guerre dans une longue période de discours automatique où il évoque les gradés, la caserne, les tranchées, une tentative de mutilation volontaire. J. Duclos précise qu’ils ne parlaient pas entre eux de ce thème, et que le rêveur en avait probablement entendu parler par des blessés revenus du front : «Cette réaction du subconscient d’un soldat témoignait de la lassitude de la guerre qui commençait à faire du chemin dans la conscience des hommes promis aux massacres. » Réelle ou imaginée, cette scène onirique est emblématique de la façon dont en 1968, un sénateur de la République estime qu’il peut aborder un passé encore brûlant, en donnant sa vérité, mais non sans précautions.

Arrivé au front avec le 407e RI, J. Duclos combat à Verdun en juin 1916, et il y évoque la classique rumeur hostile aux gendarmes (p. 108) « et l’on parlait de policiers qui auraient été pendus à des crochets de boucherie par des soldats. Cette information était-elle exacte, je ne l’ai jamais su ». Il raconte ensuite ses très difficiles dix jours en ligne vers Vaux-Chapitre ; après un long séjour dans un trou d’obus transformé en mare, il ne peut plus supporter ses chaussures (« pieds gonflés ») et son capitaine l’autorise à se rendre au poste de secours. L’auteur décrit un retrait pénible, de 20 h 30 à minuit, en rampant sur les genoux, avec les pieds qu’il essaie de tenir levés « pour qu’ils ne traînent pas à terre ». A l’ambulance de Dugny, son état lui fait craindre une amputation, mais finalement la position couchée prolongée lui permet et la guérison et la lecture de l’essentiel de l’œuvre de Balzac à la bibliothèque de l’hôpital. Étant soigné dans des hôpitaux religieux, c’est l’occasion pour l’auteur de narrer ses démêlés avec le sectarisme catholique : on veut l’obliger à aller à la messe, et il fait plusieurs fois aux religieuses un rappel à la règlementation (p. 116), avec la circulaire de Justin Godart sur le respect de la liberté de conscience : «Cette circulaire était placardée sur les murs de l’hôpital et l’on sentait que si elles avaient osé, certaines sœurs l’auraient fait disparaître. » Il montre aussi le suivisme des poilus qui ont peur, par une attitude mécréante, d’être mal vus, et de ce fait renvoyés plus vite en ligne. Lors de sa convalescence, il bénéficie d’une permission pour rendre visite à son frère à l’hôpital du Val de Grâce à Paris. Celui-ci a été grièvement atteint à la face dans la Somme, et l’auteur est épouvanté par l’état de son frère défiguré et celui des blessés à la face qui l’entouraient (octobre 1916, p. 119) «J’avais envie de pleurer en voyant mon pauvre frère dans ce triste état mais je me retins et pendant trois jours je vécus au milieu de ces grands mutilés que je finissais par voir avec d’autres yeux

Au début de 1917, il réintègre son régiment devant Reims, puis participe à l’offensive du 16 avril devant la ferme du Godat. Il évoque au printemps 1917 les discussions entre soldats et insiste sur l’intérêt général que suscite la révolution de Février en Russie, et sur l’indignation contre ceux qui faisaient durer la guerre (p. 122) : « Est-il juste que les uns se fassent tuer et que d’autres s’enrichissent ? » Il signale aussi que le nom de Karl Liebknecht revenait souvent dans les discussions [discussions entre sympathisants socialistes ?], car on le savait persécuté parce qu’il avait pris publiquement position contre la guerre. J. Duclos décrit l’attaque du 16 avril, il évoque un de ses chefs direct, le lieutenant marquis de Colbert, mutilé revenu au front avec un bras en moins, et qui est tué en montant à l’assaut avec sa canne : l’auteur dit respecter cet « aristocrate », mais il méprise les officiers tracassiers à l’arrière et lâches à l’avant (p. 127), « Le 16 avril un capitaine de mon régiment (…) fut tué, mais par derrière, alors que cependant il faisait face à l’ennemi. ». Dans le tourbillon de l’assaut, J. Duclos a une altercation avec un Français qui se prépare à tuer un jeune prisonnier allemand : il menace de l’abattre, et plus tard, le souvenir des regards de gratitude de cet Allemand, «a souvent hanté ma mémoire. (…) j’avais conscience d’avoir fait mon devoir d’homme. » (p. 127). Très en pointe, l’auteur et ses camarades sont pris dans une contre-attaque ennemie et faits prisonniers, non sans qu’un Allemand n’ait montré le projet de l’abattre, et qu’ensuite un autre ennemi n’ait écarté le fusil menaçant (p. 129). L’auteur se dit très marqué par ces deux faits le même jour, « le soldat allemand que j’avais sauvé des balles d’un excité, et le soldat allemand qui m’avait sauvé des balles d’un autre excité. ». Les prisonniers travaillent d’abord dans les Ardennes. Sous-alimentés et souvent dysentériques, ils sont trop près du front pour figurer sur les listes de la Croix-Rouge, et donc ne reçoivent aucune aide. L’auteur, malade, se fait inscrire pour être transféré avec des captifs italiens dans un camp en Allemagne (Meschede). Les discussions politiques y sont animées, et il signale avoir appris l’existence de Lénine dans la Gazette des Ardennes. Il raconte l’intérêt qu’il porte aux discussions avec des groupes de Russes politisés, c’est-à-dire des Kerenskistes et des Bolcheviks, vers qui va sa sympathie. Il part travailler dans une ferme en Hesse, évoque sans aucun détail une tentative d’évasion avortée, son retour à Meschede pour y subir sa peine de cachot disciplinaire ; atteint à cette occasion par une double pneumonie, il est quelques jours entre la vie et la mort. Il a à cette occasion de nouveaux démêlés avec un prêtre (p. 143) : ayant prévenu devant témoins qu’en cas de décès il ne voulait pas d’enterrement religieux, ce curé l’administre tout de même alors qu’il est dans le coma. Des camarades le renseignent à son réveil et cela se termine par une violente altercation avec ce « fanatique ». Toutefois, l’auteur ajoute qu’il a aussi rencontré pendant la guerre des prêtres moins obtus. En novembre 1918, J. Duclos décrit des conseils de soldats allemands, au milieu de l’épidémie de Grippe espagnole, mais aussi, rapidement, le retour des troupes régulières, fêtées par la population. Ces troupes reprennent la direction du camp, les conseils d’ouvriers et de soldats disparaissent, et l’auteur inquiet décide de fuir clandestinement jusqu’à Düsseldorf, il y retrouve les alliés en hélant une sentinelle belge de faction sur le côté gauche du pont traversant le Rhin.

À son retour chez lui, la situation n’est pas gaie, son père vient de mourir de la grippe espagnole et son frère mutilé au visage est toujours hospitalisé. Lui-même doit rejoindre le 12e RI de Tarbes où il participe à la démobilisation progressive de soldats du Sud-Ouest. Il produit alors de longues considérations (p. 154) sur l’échec de la Révolution allemande, en chargeant les sociaux-démocrates, alliés des petits-bourgeois, ainsi « en sauvant le capitalisme en Allemagne, la social-démocratie allemande contraignit l’Union soviétique à édifier le socialisme à partir d’une économie arriérée. » Il évoque l’ambiance en France au début de 1919, Clémenceau et la journée de 8 heures, le 1er mai, la Mer Noire… L’auteur évoque sa fréquentation de Marcel Cachin et son adhésion, avec son frère, à l’ARAC, la campagne des législatives de 1919… On peut considérer que le récit lié à la guerre s’arrête en à la fin de 1919, avec le chapitre 3 (p. 166), intitulé « militant communiste ».

Parmi les motivations des majoritaires à Tours en 1920, on constate que c’est la haine de la guerre qui est le premier moteur de l’adhésion à la IIIe Internationale. Cette détestation revient plusieurs fois dans ces mémoires, et elle apparaît très tôt (p. 8): « La haine de la guerre qui s’était accumulée en moi me rendit particulièrement perméable à la déclaration de paix au monde qui fut lancée par le jeune pouvoir soviétique au lendemain de la Révolution d’octobre. » Jacques Duclos dans son livre produit ainsi un témoignage intéressant, avec des souvenirs dans lesquels l’expérience du conflit comme soldat et l’engagement communiste ultérieur sont indissociables. Sa vision de la guerre se fait toujours à travers un prisme politique, avec la dénonciation des nantis, des profiteurs qui ont intérêt à faire durer le conflit, de la religion obscurantiste… Y a-t-il une part de reconstruction, sachant que l’auteur restitue un passé de plus 50 ans, avec sa seule mémoire ? Connaissant la précocité de son engagement socialiste, on peut affirmer que sa flamme d’indignation est authentique et bien réelle dès les débuts de la guerre, mais que le récit, construit autour d’anecdotes qu’il a probablement narrées à de nombreuses reprises par la suite, a fini par se structurer en un corpus édifiant, presque téléologique, c’est-à-dire destiné à préparer, expliquer et justifier sa vie politique et ce qu’il est devenu à la fin des années Soixante.

Vincent Suard, mai 2023

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Astruc, Rosa, épouse Roumiguières (1889-1972)

Trois livres
Des extraits du très important corpus de lettres échangées entre Rosa et Alfred Roumiguières pendant la guerre de 1914-1918 ont déjà été publiés dans le livre de Gérard Baconnier, André Minet et Louis Soler, La Plume au fusil, les poilus du Midi à travers leur correspondance, Toulouse, Privat, 1985. En 2013, la Société culturelle du pays castrais éditait un important volume, toujours au niveau des extraits (Un instituteur tarnais dans la guerre 1914-1918 ; voir la notice Roumiguières dans le présent dictionnaire). Le même éditeur et le même présentateur (François Pioche) apportent un nouveau regard en donnant principalement la parole à l’épouse, à l’arrière, même si le livre reprend des passages du mari, mobilisé : Cinquante-cinq mois d’attente, une épouse de soldat pendant la Grande Guerre, 2018. La couverture est illustrée d’une photo de Rosa avec ses deux enfants, prise en décembre 1914 et envoyée vers le front, vers celui qui ne les verra pas grandir. Ainsi Alfred écrit-il, le 20 janvier 1918 : « J’aime bien que tu me racontes les petites scènes dont nos enfants sont les héros. Un de mes plus grands regrets que me donne la guerre, c’est celui que j’ai de ne pouvoir profiter de nos enfants tant qu’ils sont petits. »
Rosa Astruc est née le 23 mars 1889 à Burlats, près de Castres (Tarn) dans une famille de petits cultivateurs. École normale d’Albi, mariage en 1910, deux enfants nés en 1911 et 1913. Lors de la déclaration de guerre, Alfred et Rosa sont en poste à l’école publique de Sorèze (Tarn). (Note : un colloque sur le thème Enseigner la Grande Guerre a eu lieu à Sorèze en octobre 2017 et a été publié en 2018, sous la direction de Rémy Cazals et Caroline Barrera.)
Le poilu
Même si ce n’est pas le plus important, le nouveau livre fournit des précisions ou des rappels sur la biographie et les sentiments du sergent, puis adjudant Roumiguières. Par amour de la vérité et de la justice, il est devenu socialiste et s’est abonné à L’Humanité ; il remarque que les socialistes font leur devoir mieux que les bourgeois. Il éprouve une grande antipathie pour les bourgeois rétrogrades. Il regrette d’avoir reçu une instruction insuffisante dans le domaine des « humanités » et il voudrait lire L’Iliade et L’Odyssée (14/8/1917). En janvier 1917, il fait part d’un « grand événement » dans sa vie, son passage à Paris ; lors d’une nouvelle visite en août, il tient à voir le mur des Fédérés. Son frère est tué sur le front ; sa sœur meurt de la grippe espagnole. Il écrit qu’il a tué un Allemand (11/11/1914). Il est blessé en octobre 1915 et constate qu’à l’hôpital on ne trouve à lire que des livres catholiques. Blessé à nouveau en juillet 1918. Ses lettres autour du 11 novembre 1918 sont citées dans Rémy Cazals, La fin du cauchemar, 11 novembre 1918 (Toulouse, Privat, 2018).
Comme tous les poilus, il n’aime pas les embusqués patriotes et leur conseille de s’engager (27/10/1914). Il donne des détails concrets : il pèse 68 kg, mais 93 kg en tenue de campagne ; il reçoit deux lettres par jour en moyenne, de sa femme et de correspondants divers ; il explique comment, dans l’armée, on en vient à devenir fumeur. Il note (30/3/1915) que beaucoup d’hommes réclament la paix ; que les soldats aiment rendre service aux paysans, ils ont plaisir à manier la faux : il leur semble qu’ils sont chez eux (5/6/1915). Il pense que les permissions ont été instituées en songeant à la classe 35 (7/7/1915). Sur la nourriture et « la façon de manger », il rejoint les griefs de Jules Puech : « Tu me vois assis par terre mangeant quelques pommes de terre ou quelques haricots brûlés que nous fournit l’ordinaire. Sans doute, je mange à ma faim. La plupart du temps, j’en ai même de reste, mais c’est la façon de manger qui n’est pas toujours ce qu’il y a de plus agréable. »
Rosa
Les lettres de Rosa contiennent rarement des expressions comme « ces maudits allemands », « ce maudit Guillaume ». Le 4 juillet 1918, elle écrit : « Il me semble qu’on ne peut pas éprouver de haine contre ces malheureux. Les soldats allemands doivent bien être comme nous. Beaucoup aimeraient mieux être chez eux qu’à la guerre, sans doute. » Elle est fière des décorations de son mari, elle estime qu’il doit faire son devoir, mais pas de zèle. Elle lui demande conseil pour placer de l’argent et regrette qu’il ne soit pas là pour lui apprendre à monter à bicyclette. Comme dit plus haut, elle lui décrit la vie de ses enfants.
Rosa expose des analyses intéressantes sur la guerre, la diplomatie, la politique. Elle critique les réactionnaires locaux, en particulier le maire de Sorèze et les cléricaux qui veulent profiter des difficultés pour retrouver leur puissance (3/10/1914). Le maire favorise l’école catholique et néglige l’entretien de l’école publique (27/1/1915). « On parle d’une union sacrée (24/2/1915), mais je crois que les réactionnaires ne la veulent qu’à une condition, c’est qu’eux auront le droit de tout dire. » On peut citer encore ce passage de sa lettre du 17 octobre 1917 : « Moi aussi, je suis de ton avis. Je trouve que la République n’a pas démérité depuis la guerre. Mais par exemple, si j’étais quelque chose, je t’assure que Daudet aurait perdu ou perdrait la fantaisie de parler à tort et à travers et que son Action française n’actionnerait pas longtemps quelque chose. Je l’ai toujours pensé et dit. La formule Union sacrée a servi qui ? Toujours les mêmes ces réactionnaires. Ils veulent donner des leçons de patriotisme aux autres et ils amèneraient un roi dans les fourgons de l’étranger comme autrefois. Quelle aberration ! » Et encore, sachant que Daudet fut un des principaux ennemis de Caillaux : « Moi, je ne suis pas comme toi. Je m’intéresse à l’affaire Caillaux. Je reconnais qu’il n’est pas des nôtres, qu’il a connu toutes les grandeurs comme tu dis. Mais peu importe. Il est homme et Français. Comme tel, il a droit à la justice. Et je n’admets pas que n’importe qui puisse accuser n’importe qui sans raison. Je souhaite donc et j’attends impatiemment que toute la lumière se fasse. »
Les lettres de Rosa donnent de multiples informations sur la vie à l’arrière. Ses grandes élèves tricotent pour les soldats. Elles participent aux « journées », par exemple en faveur des orphelins de guerre, mais (27/6/1915) : « Comme les insignes représentaient une nudité, les archevêques avaient publié des lettres pastorales dans lesquelles ils disaient que toute personne chrétienne ne devait pas porter ces insignes qui étaient une offense à la pudeur. » Et cela se poursuit au niveau individuel. Marguerite, sa fille (4 ans en 1915) confie à Rosa : « Maman, il te faut aller à la messe pour aller au ciel, Françounelle me l’a dit, il faut faire la prière. Au ciel, on est bien : tu veux des gâteaux, tu en as. »
Rosa signale le passage et les méfaits d’un chien enragé (16/10/1915) ; l’instauration des cartes de sucre (26/2/1917) ; la difficulté et la longueur des voyages…
Une certaine lassitude
Comme l’ont bien montré les notices publiées dans 500 témoins de la Grande Guerre, la séparation a ravivé les sentiments d’amour conjugal. Le 8 mai 1915, Rosa écrit à Alfred : « Je t’aimais bien quand nous nous sommes mariés, mais ce sentiment-là n’est pas comparable à celui que j’éprouve maintenant. Les sentiments comme les âmes sont grandis et mûris par les épreuves. » Toutefois, la longueur de la guerre provoque quelques tensions et quelques incompréhensions, à partir de novembre 1916. Revenu en permission, Alfred parait distant parce qu’il est obnubilé par la nécessité de repartir (14/12/1916). Le 2 juillet suivant, il écrit : « Tu ne me fâches pas en me disant que je suis devenu abruti. C’est d’ailleurs la vérité. Comprends un peu ma situation et tu ne t’en étonneras pas. D’abord un abandon complet de toute idée personnelle. Je ne fais que ce qu’on me dit de faire, que je trouve bien ou idiot, je le fais de mon mieux par discipline. » Le 4 janvier 1918, il estime que Le Feu de Barbusse a une couleur « poilue », mais que ce livre donne le cafard car il ne décrit que les mauvais moments.
Pour terminer
Rosa (28/1/1917) a critiqué la réaction tardive du président américain Wilson : « Son message au Sénat, il aurait dû l’adresser au mois de juillet 1914. C’est alors qu’il aurait dû se poser en arbitre. » Le 8 juillet suivant, elle écrit : « Je crois que la guerre finira par une révolution en Allemagne. Ce serait d’ailleurs ce qu’ils auraient de mieux à faire dans leur intérêt. Balancer leur kaiser qui, somme toute, n’est qu’une personne. » Le 5 juillet 1918 : « Se peut-il qu’au 20e siècle, il y ait eu un homme, des hommes assez fous pour déclencher cette tuerie ? Se peut-il que des millions d’autres hommes n’aient pas résisté à l’un d’eux, ni plus fort, ni plus intelligent, seulement parce qu’il se nommait empereur ? Et on vante l’intelligence et la raison humaines ! »
Même si le livre est avant tout celui de Rosa, je terminerai avec une phrase d’Alfred, du 4 novembre 1918 : « A la réflexion, c’est tout de même un temps merveilleux que nous vivons. Les trônes croulent comme des feuilles mortes et partout la république s’apprête à remplacer les empereurs ou les rois impérialistes. Après la république russe, voilà que nous allons avoir la république bulgare et la république autrichienne (tchèque, hongroise ou yougoslave ou peut-être même les trois). Comme Jaurès avait raison lorsqu’il nous démontrait que l’idée démocratique était en progrès en Europe ! Le jour n’est pas loin où nous allons avoir la république en Allemagne. Quel bouleversement tout de même ! »
Rémy Cazals, décembre 2018

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Chaussis, Ernest (1884-1950)

2. Le témoin

Ernest Chaussis est né le 10 septembre 1884 à Saint-Mard-de-Réno (Orne), issu d’une famille  paysanne mais dont le père est maire de la commune. Instituteur depuis 1903 en Normandie, il vient juste d’être nommé inspecteur primaire à Loudéac, dans les Côtes-du-Nord, où il habite lorsque se déclenche la Première guerre mondiale. Il s’est marié en 1906 avec Andrée Lévesque, fille d’un imprimeur de Flers (Orne), avec laquelle il aura un fils, André, né l’année suivante. Après-guerre, il reprend son métier d’inspecteur primaire à Lannion (1919), Saint-Brieuc (1922) puis Compiègne (1926) où il termine sa carrière en 1940. Socialiste déclaré et laïque convaincu, il fonde l’amicale laïque de Saint-Brieuc (1923), les Amis de l’Ecole Publique à Compiègne (1927) et est impliqué dans l’UFOLEP de l’Oise, où il organise une fête départementale en 1937. Enfin, il écrit au moins un ouvrage pédagogique (Les Côtes du Nord, nouvelle géographie départementale (Imprimerie Moderne, en 1926. Eclectique, comme le sont les instituteurs de cette époque, il est passionné de géographie, de lecture, de musique, l’écrivant lui-même et correspondant avec le chansonnier Roger Max. Pendant la guerre, son journal est teinté également d’un patriotisme mâtiné d’antimilitarisme anti-grade, qu’il ne passera pas lui-même d’ailleurs, sentiments auxquels s’ajoutera une lassitude profonde de la guerre. Il décède en 1950.

2. Le témoignage

Chaussis, Ernest, Journal du poilu Chaussis, inspecteur primaire normand, Louviers, Ysec, 2004, 366 pages.

Classé ante bellum dans le service auxiliaire, il passe en service armé par une commission de réforme mi-novembre 1914 et est mobilisé le mois suivant au 104e RI d’Argentan. Il reste au dépôt jusqu’au 6 juillet 1915, date à laquelle il intègre le 150e RI alors en Argonne. Il y reste peu de temps et est muté au 154e stationné en Champagne. Là, il attrape une sévère typhoïde qui l’éloigne du front, entre hôpitaux militaires (Châlons-sur-Marne, Sens, Villeblevin ou Auxerre) et dépôt (Saint-Brieuc-Pontrieux), jusque à la fin de 1916. Il ne retourne en première ligne que le 2 août 1917 pour retomber malade et être hospitalisé à Contrexeville dans les Vosges. Remis sur pied, il revient en Argonne le 23 mars 1918 avec le 202e RI dans le secteur de Verdun puis à nouveau en Champagne. A la fin de l’année, il change à nouveau d’affectation et devient cartographe régimentaire. Il garde ce poste quelques semaines et, à partir du 23 mars, remonte en ligne. Là, il parcours les fronts mouvants en Argonne, en Champagne, en Picardie, dans les Vosges et finalement en Alsace libérée jusqu’à sa démobilisation le 1er février 1919.

3. Analyse

L’introduction rapporte une lettre introductive du poilu Chaussis lui-même, intitulée « A qui ouvre ce carnet… », qui rappelle que certaines de ces pages ont été réécrites après coup, dans un hôpital d’Auxerre, en 1915. Suit un décryptage d’Arlette Playout-Chaussis qui présente la découverte et la publication des manuscrits, ses enrichissements, notamment cartographiques et surtout le ressort d’écriture de son aïeul. Elle s’interroge sur le public que le scripteur visait et rend hommage à son altruisme et à sa philosophie. Enfin, elle conclut sur son interrogation d’un certain oubli familial, corrigé par « devoir de mémoire ». L’aveu est toutefois formulé de cahiers non retranscrits en totalité, ce qui interroge l’historien sur les raisons et l’étendue de ce choix. Particulièrement dense bien que lacunaire et d’un suivi chrono temporel parfois ardu – ainsi, certaines parties du parcours n’ont pas pu être recomposées par les présentateurs mêmes -, l’apport à l’historiographie testimoniale est certain. Un autre écueil est celui du choix d’une présentation codée également compliquée, mal expliquée de surcroît, et sans apport évident à l’Historien, d’autant que ce point n’est expliqué qu’à la fin de l’ouvrage. En effet, des numéros, qui se révèlent parasites, entre parenthèses renvoient, au début de l’index (page 336) aux pages du manuscrit original (sur ce point, il est d’ailleurs mentionné un 17e carnet alors que 13 ont été retrouvés). A trop vouloir en dire, on s’y perd un peu parfois. Enfin, quelques abréviations auraient pu être opportunément traduites.

Décidément ce soldat aura été aussi itinérant que polyvalent dans cette guerre qui ne fut pas uniquement et loin de là une guerre de tranchées pour cet inspecteur primaire. On peut suivre dans son récit tour à tour le parcours d’un soldat de dépôt, d’un malade, d’un cartographe de PC de régiment, d’un chef de musique et d’un caporal fourrier. Il en ressort ainsi un excellent témoignage, Ernest Chaussis produisant le journal d’un homme clairvoyant, d’esprit vif et d’un réel don d’écriture, statut d’instituteur oblige. Il nous décrit précisément et importunément son environnement comme ses états d’âme sans concession pour ceux qui le commandent. Il fustige l’officier presque à chaque page, et la plupart du temps avec juste raison, du seul fait de côtoiement avec la « caste ». Il justifie longuement d’ailleurs (pages 307-308) son absence de galon comme de récompense par des circonstances fortuites ayant toutes pour origine l’impéritie militaire. Mais il doit certainement plus cet état de fait à son absence de faveurs envers ce milieu qu’il dénonce ouvertement. Car c’est au fil des pages, dans son évolution au sein des états-majors, qu’enflent les critiques des comportements de leurs officiers, de leur fonctionnement, des inepties voire de l’inutilité dont ils font preuve avec un caractère despote et cabotin. Chaussy enfonce le clou le 4 juin 1918, décrivant une guerre vaudevillesque face à « l’organisation et la volonté sérieuse de l’ennemi » (page 207). Son esprit critique rappelle sur certains points celui d’Henri Désagneaux (in Journal de guerre. 14-18, Paris, Denoël, 1971), par exemple sur le coup de main qui doit réussir (page 228) dans une formulation parfaitement similaire.

Ouvertement socialiste, il ne cache pas ses obédiences et en profite pour faire un plaidoyer constant pour les instituteurs. Quelques critiques littéraires (de « J’accuse », Sembat, Lysis ou Rédier) prouvent son éclectisme littéraire et plusieurs tableaux ethnographiques sont très intéressants, tel le réveil des soldats dans la baraque Adrian (pages 133 à 137). Le 30 janvier 1915, il endosse l’habit militaire qu’il qualifie de « livrée » (page 19) et dénonce les « embusqueurs » : « Je n’ai pas encore découvert les veules égoïstes qui (…) se dissimulent dans l’ombre des bureaux et mettent en mouvement toute une diplomatie dont les efforts coupables permettront à ces mauvais Français de demeurer à l’abri des glorieux dangers » (page 19). Il y revient plus loin longuement en donnant force exemples nominaux « d’embusqués d’Argentan », avec leurs méthodes (page 35). Il fait aussi en contrepoint une liste des faux embusqués : mitrailleurs, brancardiers, cyclistes ou ravitailleurs (page 318). A Sens, il décrit ses sentiments à la vue de prisonniers : « quelques invectives à leur adresse et surtout un violent sentiment de curiosité » (page 99). Il voit des Américains à Verdun, « nom mystérieux qui force l’admiration des Américains, faisant debout le salut militaire quand on prononce ce nom » (page 151), se plaint des Anglais « pillards et flanchards » (page 182), constatant la même chose chez les poilus français (pages 182 et 212), se plaignant des vols ordinaires dans les maisons abandonnées (page 201). A Wacquemoulin, il voit une femme assise entre deux gendarmes ; « une espionne allemande déposée par avion » selon le planton (page 182). Il donne en vrac quelques définitions et argot personnel : Singe, pigeon, Société des Nations, paix, tranchée, boyau, culot, la vie chère, bombe, quart, obus à shrapnells, éclat, piston, etc. (page 187) et fustige la paperasserie (page 191). La mort d’un camarade renvoie le poilu à sa propre mort, révélant le « désir de ne pas souffrir » et de « traverser cette grande tourmente imbécile sans y laisser trop de plumes et de fraîcheur d’esprit » (page 197). Chaussis à en effet conscience que la guerre vieillit l’homme et les éléments (d’où le titre de ce livre) : « Car les tranchées et les boyaux sont les rides du sol ; et le plus terrible est de voir vieillir en quelque jours des contrées vertes, joyeuses, pleines de vie (…) » (page 204). Le 17 novembre 1918, il passe l’ancienne frontière entre les Vosges et l’Alsace et « ce n’est pas sans émotion que nous foulons cette terre d’Alsace, et la chanson vole » (page 288). Il y constate immédiatement la fidélité du peuple alsacien (page 291) et s’indigne de leur traitement « entre deux soldats », au retour de captivité (page 298). La guerre à peine terminée, il constate, amer, que « les civils ont tenu. Et le poilu ne les épatait plus, sur la fin. On trouvait tout naturel que des hommes fussent prédestinés à une vie infernale pendant que les autres jouissaient de la vie, amassaient des bénéfices « de guerre » (Criminelle expression ! épouvantable mentalité que celle qui admet que la guerre puisse rapporter quelque chose à des individus, la mort des uns faisant la vie des autres !) ». Il augure ce qu’on retiendra de la guerre : « Quels exploits raconteront ceux qui auront contemplé, célébré, divinisé la guerre ? Que tairont, par modestie ou par dégoût, ceux qui l’on faite, vue ; soufferte ? » et d’achever ses acrimonies par cette sentence définitive sur l’arrière : « C’est curieux comme à beaucoup le front a paru plus gai, plus accueillant que l’« intérieur » (page 318).

L’ouvrage est enrichi d’un index des noms des unités militaires citées (page 337), de titres d’ouvrages cités (page 337 à 339), d’un index des noms de lieux et de personnes (pages 340 à 357), d’une table des illustrations (pages 357 à 359), d’une cartographie (page 359) et d’une table des matières détaillée (pages 359 à 366), le tout formant un excellent outil de recherche, manquant trop souvent dans ce type de parution. Le livre est illustré de nombreux dessins (jusqu’aux feuilles de température du malade Chaussis !), croquis, cartes, plans, et images, certes de qualité moyenne, mais complétant ce remarquable travail d’enrichissement évoqué ci-dessus, non diminué par quelques rares fautes (pages 197, 209 ou 253). Il témoigne également de l’imposant travail de réappropriation de la mémoire familiale et de recherches sur le parcours d’une descendante de poilu.

Liste des communes citées (datation et pagination entre parenthèses) :

1915 : Argentan (13 novembre 1914 – 13 juillet 1915 – 17-44), Sainte Menehould, camp de Florent II (14-23 juillet – 44-51), Florent, le Claon, la Chalade, le Four de Paris, la Harazée (24 juillet – 17 août – 51-64), Matougues (18 août – 18 septembre – 65-71).

1916 : Hôpitaux militaires (Châlons, Sens, Villeblevin, Bretagne) (19 septembre 1915 – 24 décembre 1916 – 72-133).

1917 : Champagne, Suippes (25 décembre 1916 – 2 août 1917 – 134-140), Mont-Haut, Mourmelon (2 août – 4 octobre 1917 – 141-148), Verdun, camp Driant, Douaumont, Souilly (4-31 octobre – 149-154), Contrexéville, camp de la Souveraine (novembre – 154)

1918 : Givry-en-Argonne, camp Marquet (21 janvier – 1er avril – 172-180), Picardie, Château-Thierry, la Ferté-Milon, la Croix-Saint-Ouen, le Meux, Arsy, Coivrel, Maignelay, Sains-Morainvilliers, Welles-Pérennes, Harinart, Prétoy, Plainville, ferme de la Hérelle, Mesnil, Orry-la-Ville, Lignières, Dancourt, Popincourt, Tilloloy, Beuvraignes, Amy, bois du Bec, Margny-aux-Cerises, ferme de la Croix, Frétoy-le-Château, Plessis-Patte-d’Oie, Berlancourt, château de Mesny, Villeserve, Haut-des-Bois, Petit-Détroit, Remigny-Rouquenet, bois de la Haute-Tombelle, Moÿ, ferme Cappone, Hinacourt, Hamegicourt, Regny, Itancourt, Flavy-le-Martel (2 avril – 17 octobre – 180-273), Vosges, Nancy, Corcieux, Taintrux, Rougiville, Saint-Dié, Dijon (1er-15 novembre – 275-285), Alsace, Frapelle, Combrimont, Provenchères-sur-Fave, Saales, Urbeis, Fouchy, Bleinschweiler, Dambach, Herbsheim, (15-24 novembre – 286-294), Boofzheim (24 novembre 1918 – 1er février 1919 – 294-324).

Yann Prouillet, Crid 14-18, septembre 2011

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Bès, Victorin (1895-1961)

1. Le témoin

Né à Castres (Tarn) le 14 mai 1895, Victorin Bès avait 19 ans en 1914. Il habitait rue de Venise à Castres. Après des études à l’EPS de Castres, il est devenu surveillant de collège à Mirande (Gers). Il est passionnément attaché à sa famille et à Castres. Son grand-père avait été  métayer de Crabier, son père, serrurier-mécanicien dans une usine textile. Il est par ailleurs très marqué par l’anticléricalisme du début du siècle et le socialisme jaurésien. Son oncle, Henri Bès, socialiste, avait été adjoint au maire radical-socialiste de Castres Louis Vieu, et conseiller d’arrondissement de Castres. En septembre 1915, il rejoint le 161e régiment d’infanterie sur le front de Champagne. Fortement commotionné le 24 avril 1916 à Verdun, il est évacué à Bar le Duc, puis à l’hôpital mixte de Saint Dizier. A partir du 2 août, il peut achever son repos à Castres. Il rejoint le dépôt du 161e régiment d’infanterie à Guingamp et apprend, le 21 décembre qu’on peut être volontaire pour le front d’Orient. Il y reste jusqu’au 28 avril 1918. Victorin Bès demande alors à devenir élève-aspirant. Il ne reviendra plus au front. Après la guerre, il fera carrière dans l’administration des finances.

2. Le témoignage

Du 20 décembre 1914 au 28 avril 1918, Victorin Bès tient des carnets, écrits au crayon. Des extraits de ce témoignage (7%) ont été publiés dans la Revue du Tarn, avec l’accord des enfants de Victorin Bès, Jean, Pierre et Suzanne, sous le titre « Quelques extraits des carnets de guerre de Victorin Bès. Un Castrais « combattant involontaire » » (n° 196, hiver 2004, p. 673-690). Ils sont présentés par Jean Faury qui précise en introduction que « ces carnets doivent faire l’objet d’une publication complète ». On ne peut qu’inciter à une telle entreprise : ces courts extraits laissent en effet entrevoir l’immense richesse et l’intérêt certain de ces notes prises au jour le jour par un non professionnel de l’écriture.

3. Analyse

Le témoignage de Victorin Bès est d’une richesse telle que l’on regrette de n’en avoir que 7%.

Ce jeune homme se distingue d’abord par ses qualités d’analyste. Il propose ainsi, en décembre 1914, une réflexion sur l’entrée en guerre, marquée par ses sympathies pour les idées socialistes : « Depuis le 4 août nous sommes en guerre contre l’Allemagne. […] J’ai vécu la fièvre de tous mes compatriotes. J’ai entendu hurler « A Berlin » […] Après les pleurs des femmes pendant la journée du 4 août, après les chants, après les musiques militaires, le canon a tonné […] Chassons de nos esprits tous les doutes. […] Il faut que, malgré mes opinions, je sois persuadé de la volonté de paix de nos représentants du peuple. Certes, la structure capitaliste des nations, la Paix armée, les conflits d’intérêts des magnats des mines et de l’industrie, sont moralement responsables de l’état de choses actuel. Mais qui a déclaré la guerre ? C’est l’Allemagne. Qui est attaqué ? C’est la France. »

Ses qualités d’observateur, ensuite, sont remarquables : il décrit avec précision ses conditions de vie, sans passer sous silence les aspects les plus pénibles comme par exemple l’odeur des cadavres (p. 678). Les récits de combats sont saisissants : son ton est vivant, haletant, et traduit à certains moments l’agitation de l’auteur. En fait, le carnet fait office d’exutoire : à son angoisse pendant un bombardement (22 avril : « c’est un besoin [d’écrire], je suis sourd aux explosions »), à son agitation après l’attaque (19 mai 1916), et à sa colère à plusieurs reprises. Dans ces moments-là, le récit se fait au présent, les phrases s’enchaînent, se bousculent même. A titre d’exemple, le 8 octobre 1915, il se lance dans le récit de ce qu’il a vécu lors d’une attaque sur le front de Champagne, quelques jours auparavant. Il tente de mettre des mots sur ce tourbillon d’images dans lequel il semble toujours pris : « Sifflet : En avant ! Pas de traînards ! Les corps bleu horizon se dressent, gravissent le parapet, l’arme à la main. On crie, on hurle […] Les balles sifflent éperdument, s’écrasent à nos pieds. Des corps tournoient, tombent en arrière. Quoi ? Des obus maintenant ? Le capitaine hurle En avant ! La ligne d’attaque flotte, s’éclaircit. Je continue à marcher comme un automate, à courir plus exactement. » (p. 677) Chaque mot posé semble insuffisant à rendre compte de la réalité et Victorin Bès doit inlassablement en proposer d’autres (« plus exactement ») pour essayer tant bien que mal de faire entrer son expérience dans le champ du langage. Ce sentiment de l’étroitesse des mots, impuissants à couvrir le réel, beaucoup en ont fait l’expérience.

La richesse de ce témoignage tient enfin dans les différentes stratégies d’évitement déployées par l’auteur pour échapper à la violence du front (tentative d’automutilation, départ volontaire pour le front d’Orient perçu moins dangereux, etc.) et dans la complexité des relations à l’ennemi (de sa sympathie pour les fraternisations à sa colère au moment où il apprend la mort d’un camarade ou face à des ennemis qui refusent de se rendre).

08/03/2009

Marty Cédric.

Complément : édition intégrale du texte : Victorin Bès, Journal de route 1914-1918, Castres, Société culturelle du pays castrais, 2010, 208 pages. Dans 500 Témoins de la Grande Guerre, photo de Victorin p. 71 et de la couverture de son carnet p. 11.

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Hudelle, Léon (1881-1973)

1. Le témoin

Né à Peyriac-Minervois le 9 juin 1881, fils de François Hudelle et de Marguerite Mourlan. Famille de propriétaires aisés. Etudiant en Lettres à Toulouse, il devient un actif militant socialiste. Candidat aux Législatives de 1910 dans l’Aude, il est largement battu par le radical. Il succède à Vincent Auriol, lui-même élu député en 1914, comme rédacteur en chef du Midi socialiste créé en 1908. Par ailleurs, passionné de rugby. Lieutenant de réserve en 1912, capitaine en septembre 1914, il ne monte pas plus haut dans la hiérarchie malgré blessures et citations. Il obtient cependant la Croix de guerre et la Légion d’Honneur après sa deuxième blessure en février 1918. Resté célibataire, il reprend son métier de journaliste après la guerre. Un pacifisme désespéré, fruit de son expérience de la Grande Guerre, le conduit à approuver Munich en 1938 et à poursuivre la publication de son journal sous Vichy, jusqu’en 1944. Il a quelques ennuis à la Libération. Mais ces dernières informations n’ont pas à être prises en compte pour aborder son témoignage de 14-18.

2. Le témoignage

Le carnet personnel de Léon Hudelle porte quelques renseignements, mais l’essentiel de son « témoignage » se trouve dans la collection de 132 photos ramenées du front, et dans 200 articles envoyés au Midi socialiste entre la mobilisation de 1914 et l’armistice de 1918. Carnet et photos originales sont déposés aux Archives de l’Aude, cote 23 Fi. Voir La Grande Guerre 1914-1918. Photographies du capitaine Hudelle, présentées par Rémy Cazals, Carcassonne, Archives de l’Aude, 2006, 128 p., volume dans lequel sont reproduites toutes les photos, sont donnés des extraits des articles, et sont rappelées les pages du caporal Barthas qui se trouvait dans le même régiment, le 280e RI, en Artois à la fin de 1914 et en 1915.

3. Analyse

La plus grande partie des photos concerne justement les secteurs de Vermelles, Annequin, Loos, en Artois, jusqu’à la première blessure du capitaine Hudelle en juin 1915 : ruines, tranchées et abris, popote et rugby, rencontre des Britanniques… Revenu sur le front, au 80e RI, Hudelle combat du côté de Soissons, à Verdun, en Argonne en 1916, à nouveau à Verdun en 1917, en Haute Alsace où il est blessé le 23 février 1918. Les articles concernent d’une part la politique internationale, les fissures de l’union sacrée, l’hostilité au ministère Clemenceau, de l’autre la vie des combattants dans les tranchées. L’article « Poilu » du 26 décembre 1915 a été reproduit dans plusieurs journaux socialistes et a été fort apprécié des combattants. Certains l’avaient recopié et conservé dans leur portefeuille. La censure a amputé quelques-uns de ces articles.

4. Autres informations

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW 532.

– Alain Lévy, Un quotidien régional, Le Midi Socialiste, mémoire de DES, Faculté des Lettres de Toulouse, 1966.

Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, Maspero, 1978 pour la 1ère édition.

– Notice dans Les Audois, dictionnaire biographique, sous la dir. de Rémy Cazals et Daniel Fabre, Carcassonne, 1990, p. 193.

– Mémoire de maîtrise de Marie-Pierre Dubois, Léon Hudelle, journaliste socialiste et combattant 1914-1918, Université de Toulouse-Le Mirail, 1997, 124 pages + deux volumes d’annexes reproduisant la totalité des articles de Hudelle, du 1er janvier 1914 au 31 décembre 1918.

– Photo dans 500 Témoins de la Grande Guerre, p. 262.

Rémy Cazals, 11/2007, complété 05/2016

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Barthas, Louis (1879-1952)

 

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1. Le témoin

Né à Homps (Aude) le 14 juillet 1879, fils de Jean Barthas, tonnelier, et de Louise Escande, couturière. La famille s’installe ensuite à Peyriac-Minervois dans le même département. Louis Barthas est allé seulement à l’école primaire, mais il a été reçu 1er du canton au Certificat d’études. Grand lecteur : dans son témoignage de guerre figurent de nombreuses citations tenant à l’histoire (Valmy, Crécy, Attila, Turenne, Louis XIV, Louis XVI, Napoléon, chevalier d’Assas, César, les Francs et les Wisigoths), à la littérature (Victor Hugo, Anatole France, Goethe, Mme de Sévigné, Courteline, André Theuriet, Dante, Homère), à la mythologie (Bacchus, Damoclès, les Danaïdes, Tantale, Mars, Vulcain, Borée).

Marié. Deux garçons, 8 et 6 ans en 1914. Tonnelier et propriétaire de quelques arpents de vigne.

Il se dit lui-même chrétien, il est de culture catholique (Jésus, le Calvaire, Sodome et Gomorrhe). Anticlérical sans excès (allusion aux rigueurs de l’Inquisition, au supplice du chevalier de la Barre).

Adhère au parti socialiste (très nombreuses allusions anticapitalistes). Antimilitariste.

Sa situation ne change pas après la guerre. Il meurt à Peyriac-Minervois le 4 mai 1952.

2. Le témoignage

L’édition la plus complète et la plus accessible est celle « du Centenaire » : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, introduction et postface de Rémy Cazals, cahier photo de 8 p., croquis de localisation, Paris, La Découverte poche, 2013, 567 p.

En 1977, la FAOL, à Carcassonne, avait publié des extraits réunis dans une brochure de 72 p. La 1ère édition par Maspero en 1978, grand format, ne comporte pas de postface. La première édition de poche par La Découverte date de 1997, avec une couverture différente. Edition en néerlandais : De Oorlogsdagboeken van Louis Barthas, tonnenmaker, 1914-1918, Amsterdam, Bas Lubberhuizen, 1998, 472 p., illustrations [6e édition 2014].

Les 19 cahiers originaux sont conservés par le petit-fils de Louis, Georges Barthas, à Carcassonne. Sur les originaux sont collées 333 illustrations dont 309 cartes postales, qui n’ont pu être reproduites dans l’édition. Existent en version numérisée aux Archives départementales de l’Aude.

Il s’agit de notes du temps de guerre mises au propre après la guerre. Abel Barthas a vu son père les recopier sur des cahiers d’écolier. Les notes originales elles-mêmes ont malheureusement disparu. Quelques phrases ont été rajoutées : remarques sur ses compagnons d’armes décédés, sur sa lecture d’Henri Bordeaux, sur la construction du monument aux morts de Peyriac-Minervois. Elles sont immédiatement identifiables. Il faut surtout souligner l’exactitude des dates (confirmée par la consultation des JMO des régiments), des lieux, des descriptions. Ses camarades, et même ses chefs, savaient qu’il rédigeait l’histoire de leurs souffrances. Il serait faux de dire qu’il a réécrit ses carnets avec d’autres sentiments que ceux qu’il avait pendant la guerre (voir ci-dessous la référence aux travaux de Romain Ducoulombier).

L’histoire du livre, son accueil, sont évoqués dans la postface à l’édition de poche.

3. Analyse

Du 4/8/14 au 6/11/14 : caporal au 125e RIT à Narbonne et garde de PG à Mont-Louis (P.-O.)

Du 8/11/14 au 20/12/15 : caporal au 280e RI de Narbonne, en Artois.

Du 20/12/15 (dissolution du 280e) au 5/3/16 : caporal au 296e RI de Béziers, même secteur.

Du 5/3/16 au 28/5/16, cassé de son grade, il est simple soldat.

Du 11 au 18/5/16 : Verdun, cote 304.

Du 28/5/16 au 26/9/16 : caporal au 296e RI, Champagne (autour de Suippes).

Du 26/9/16 au 28/1/17 : dans la Somme.

Du 29/1/17 au 31/5/17 : Valmy, Main de Massiges, Mont Cornillet.

Du 31/5/17 au 16/11/17 : La Harazée, secteur calme.

Du 20/11/17 (dissolution du 296e) au 6/4/18 : caporal au 248e RI de Guingamp. Meuse.

6/4/18 : évacué, hôpital de Châlons, puis Bourgoing, puis au dépôt à Guingamp.

14/2/19 : démobilisation.

Quelques mots-clés, parmi des centaines d’autres possibles :

prisonniers, fraternisations, bourrage de crâne, tranchées, pillages, soif, escouade, attaque, bombardement, alcool, humour, rats, panique, révolte, corvées, blessés, mort, décorations, baïonnette, embusqués du front et de l’arrière, détresse, poux, boue, déserteur, permission, gaz, destructions, coup de main, profiteurs, langages, mutineries, Gustave Hervé, Clemenceau, Poincaré, messe, coutelas, fine blessure, refus de sortir, brimades, gendarmes, camaraderie, cavaliers, artilleurs, censure, grignotage…

Le récit de Louis Barthas repose sur une observation précise et une curiosité toujours en éveil. Il fait connaître les sentiments profonds que les poilus n’expriment pas souvent en dehors de la petite famille qu’est l’escouade, en particulier sur la hiérarchie. Il donne une typologie intéressante des trêves et fraternisations (voir Marc Ferro et al., Frères de tranchées, Paris, Perrin, 2005, p. 76-85). Sa vision de la guerre est celle du combattant de première ligne, au ras du sol. En même temps il est capable de comprendre la nature de cette guerre de tranchées et d’artillerie. Ses pages sur les mutineries de 1917 sont confortées par les analyses les plus récentes des historiens (voir Denis Rolland, La grève des tranchées. Les mutineries de 1917, Paris, Imago, 2005, p.278-279). Très intéressant sur toutes les formes de sociabilité, il montre aussi les spécificités des combattants du Midi. Le talent et la capacité de réflexion du caporal tonnelier ont donné un grand livre alors que lui-même ne l’avait pas destiné à la publication, estimant toutefois qu’il avait écrit pour la postérité.

4. Autres informations

Sources

– Etat-civil, communes de Homps et Peyriac-Minervois.

– Registre matricule, Archives de l’Aude, RW 451.

– JMO du 280e RI et du 296e RI, SHDT 26N 737 et 26N 742.

– Lettre de Louis Barthas au député Brizon, 17 août 1916, dans Nous crions grâce. 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, présentées par Thierry Bonzon et Jean-Louis Robert, Paris, Les Editions ouvrières, 1989, p. 76-77.

La Grande Guerre 1914-1918, photographies du capitaine Hudelle, Carcassonne, Archives de l’Aude, 2006, 128 p.

Bibliographie

– Rémy Cazals, « La culture de Louis Barthas, tonnelier », dans Pratiques et cultures politiques dans la France contemporaine, Hommage à Raymond Huard, Montpellier, Université P. Valéry, 1995, p. 425-435.

– Pierre Barral, « Les cahiers de Louis Barthas », dans Sylvie Caucanas et Rémy Cazals, éd., Traces de 14-18, Carcassonne, Les Audois, 1997, p. 21-30.

– Rémy Cazals, « Les carnets de guerre de Louis Barthas », dans Les Cahiers de la Cinémathèque, Revue d’histoire du cinéma, n° 69 « Verdun et les batailles de 14-18 », novembre 1998, p. 77-82.

– Rémy Cazals, « Deux fantassins de la Grande Guerre : Louis Barthas et Dominik Richert », dans Jules Maurin et Jean-Charles Jauffret, éd., La Grande Guerre 1914-1918, 80 ans d’historiographie et de représentations, Montpellier, ESID, 2002, p. 339-364. Voir une version plus exacte sur le site http://dominique.richert.free.fr ou sur le site du Crid 14-18.

– Philippe Malrieu, La construction du sens dans les dires autobiographiques, Toulouse, Erès, 2003, p. 163-175, « La personne dans la cité de servitude. L’assujettissement de la personne dans l’état de guerre ».

– Romain Ducoulombier, « La Sociale sous l’uniforme : obéissance et résistance à l’obéissance dans les rangs du socialisme et du syndicalisme français, 1914-1916 », communication au colloque « Obéir/désobéir, Les mutineries de 1917 en perspective », Craonne-Laon, novembre 2007, Actes à paraître.

Iconographie

– En dehors des illustrations de l’ouvrage proprement dit et des photos de la collection Hudelle mentionnées ci-dessus, des reproductions de pages des cahiers originaux se trouvent dans le n° 232 de la revue Annales du Midi, « 1914-1918 », octobre-décembre 2000, et dans Rémy Cazals et Frédéric Rousseau, 14-18, le cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001.

Barthas dans l’espace public

Le caporal a inspiré une chanson de Marcel Amont, et la pièce de théâtre Caporal tonnelier avec Philippe Orgebin dans le rôle principal. Le livre a été au cœur du travail de Jean-Pierre Jeunet pour le film Un long dimanche de fiançailles (voir Jean-Pierre Jeunet, Guillaume Laurant, Phil Casoar, Un long dimanche de fiançailles, Album souvenir, Paris, les Arènes, 2004). Le monument pacifiste de Pontcharra-sur-Bréda (Isère) porte une phrase de Louis Barthas (voir Danielle et Pierre Roy, Autour de monuments aux morts pacifistes en France, FNLM, 1999, p. 55-56). D’une façon générale, voir : Rémy Cazals, « Témoins de la Grande Guerre », dans Réception et usages des témoignages, sous la dir. de François-Charles Gaudard et Modesta Suarez, Toulouse, Editions universitaires du Sud, 2007, p. 37-51.

Compléments :

Un article : Alexandre Lafon, « La camaraderie dévoilée dans les carnets de Louis Barthas, tonnelier (1914-1918) », Annales du Midi, avril-juin 2008, p. 219-236.

Une exposition à la BnF (Paris), reprise aux Archives de l’Aude qui en ont publié le catalogue : Sur les pas de Louis Barthas 1914-1918, Photographies de Jean-Pierre Bonfort, Archives de l’Aude, 2014, 80 pages.

Les Archives de l’Aude ont également publié : Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, 2014, 44 pages (textes de Georges Barthas et de Rémy Cazals, reproduction des cahiers et de documents d’archives). Et : Entre Histoire et Fiction, Autour de la bande dessinée Notre Mère la Guerre de Kris et Maël, 2015, 124 pages (Louis Barthas a inspiré ces deux auteurs et notamment le personnage du caporal Perrac).

Traduction en anglais par Edward M. Strauss : Poilu, The World War I Notebooks of Corporal Louis Barthas, Barrelmaker, 1914-1918, Yale University Press, 2014, 426 pages (en paperback en 2015). Traduction en espagnol par Eduardo Berti : Louis Barthas, Cuadernos de guerra (1914-1918), Madrid, Paginas de Espuma, 2014, 647 pages.

* Rémy Cazals, « Louis Barthas et la postérité. Réflexion sur la relation entre documents privés et publics », dans Ecrire en guerre, 1914-1918. Des archives privées aux usages publics, sous la direction de Philippe Henwood et Paule René-Bazin, rennes, PUR, 2016, p. 173-180.

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