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de 1914-1918








McCartney, Helen B., Citizen Soldiers. The Liverpool Territorials in the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 2005, 275 pages.

Le livre d’Helen B. McCartney paraît aux Presses de Cambridge dans la collection « Studies in the Social and Cultural History of Modern Warfare » animée par Jay Winter. Il y est question de l’expérience des hommes du Liverpool Rifles et du Liverpool Scottish, deux bataillons du régiment royal de Liverpool, qui sont deux bataillons de territoriaux (ils constituent la Réserve) constitués avant 1914 et qui ont combattu en première ligne durant la Grande Guerre. Au sens premier du terme, il s’agit d’une monographie locale ; fort astucieusement, l’auteure justifie l’intérêt que peuvent revêtir de telles monographies locales en invoquant le fait qu’en 1914 la Grande Bretagne était une nation décentralisée et que les horizons des citoyens étaient essentiellement locaux. A juste titre encore, l’auteure estime que les questions relatives à l’identité des soldats citoyens en temps de guerre, leurs relations avec l’arrière et leur impact sur les relations hiérarchiques peuvent être analysées de façon adéquate à un micro-niveau. Dans cette perspective, les deux mondes de ces hommes, celui des tranchées et celui de leur arrière, sont étudiés de pair, pour comprendre les motivations, les attitudes et les réactions des soldats confrontés à la guerre (p. 3).

    Dès l’introduction, le ton est donné : l’auteur entend par ce livre prendre ses distances vis à vis d’une « tradition historiographique qui doit beaucoup à la littérature de témoignage des années 20 et 30 » (Owen, Sassoon, Graves, etc.), dépoussiérer un certain nombre d’images, et particulièrement celle du soldat britannique de la Première Guerre mondiale longtemps présentée comme une « victime passive de la guerre en général et du système militaire en particulier » ; récemment, se félicite encore Helen McCartney, cette image du soldat victime impuissante a commencé à subir quelques retouches : sont ici cités les ouvrages de Smith et d’Audoin-Rouzeau (Men at War : national sentiment and trench journalism in France during the First World War ; Between Mutiny and Obedience : the case of the French Fifth Infantry Division during World War One, p. 3, note 8).

Des hommes ordinaires ?  Les hommes qui composent ces bataillons sont principalement issus des classes moyennes provinciales ; ce caractère middle class se maintient jusqu’au bout même s’il diminue sensiblement au cours de la guerre (en 1918, si 40% des soldats du Liverpool Rifles sont des ouvriers, essentiellement des ouvriers qualifiés, la sur-représentation des cols blancs et des ouvriers qualifiés demeure forte). Majoritairement, et globalement, ces hommes partagent une même origine sociale ainsi qu’un haut niveau d’éducation. Ces deux caractéristiques foncières ne sont pas sans influence sur les sources disponibles : l’auteure a ainsi pu s’appuyer sur de nombreux documents personnels (correspondances, carnets, etc.). De façon fort juste, Helen McCartney insiste sur le fait que ces documents reflètent essentiellement les croyances, les sentiments des classes moyennes ; elle note encore que cette ressource se tarit après 1917 du fait des pertes subies par ces bataillons et de l’incorporation d’hommes issus de milieux plus populaires.

Ces bataillons d’infanterie territoriale s’inscrivent dans une longue tradition d’engagement volontaire dans le Lancashire. Ce sont les hommes de Liverpool qui levèrent le premier bataillon de volontaires en 1859, véritable amorce du retour durable du mouvement de volontariat en Grande-Bretagne. L’auteure explique fort bien que les événements sportifs et sociaux auxquels les membres de ces unités prennent part, jouent un grand rôle dans l’attraction exercée par ces bataillons ; avant guerre, ceux-ci possèdent de nombreux caractères d’un club socialement délimité organisateur de tournois de rugby, de football, des concerts, des bals, et aussi... des exercices de tir. Pour un certain nombre de territoriaux, faire partie de ces bataillons, offre un moyen d’affirmer et d’afficher sa respectabilité, son rang social (classe moyenne) ou son identité ethnique. L’une des particularités de ces unités de classe réside dans le fait qu’elles promeuvent une discipline militaire souple et placent les codes d’un club d’élite sociale plus haut que ceux d’une véritable unité militaire de l’armée régulière.

Par ailleurs, le bataillon des Liverpool Scottish remplit pour ses membres écossais d’autres fonctions identitaires : les parades en uniformes des Highlands et cornemuses, la célébration des fêtes écossaises comme la Saint-Andrew, l’adoption des coutumes écossaises, tout cela aide les Écossais de Liverpool de la seconde et troisième génération à conserver quelques survivances de leur identité écossaise. Ce bataillon est la fierté de la communauté écossaise de Liverpool, même s’il accueille aussi en son sein des Anglais, ces derniers s’empressant d’ailleurs d’adopter les coutumes écossaises.

L’identité sociale et ethnique de ces bataillons est une évidence pour tous, y compris pour ceux qui jusqu’à la guerre avaient évité tout service militaire. Les membres des classes moyennes de Liverpool se considèrent eux-mêmes comme un groupe à part et supérieur. Ils se définissent à la fois par leur emploi (non manuels), leur lieu de résidence et leurs loisirs. Ils fréquentent, dirigent, animent de nombreux clubs, notamment sportifs, qui fonctionnent comme autant de cercles de sociabilité.

D’ailleurs, au moment de l’entrée en guerre, ces bataillons n’acceptent pas d’engagement d’hommes ayant un statut inférieur à celui d’employé. C’est précisément cet exclusivisme social qui a attiré vers ces bataillons les hommes appartenant aux échelons les plus élevés de la classe moyenne au moment de l’entrée en guerre. « La croyance en une guerre courte et glorieuse rendait acceptable à tout homme de haut statut social de s’engager dans une unité socialement exclusive en tant que simple soldat. Socialement, ces engagés sont les égaux des officiers ; cette caractéristique modifie quelque peu le profil social des bataillons d’avant-guerre où les officiers avaient généralement un statut social supérieur à celui des hommes du rang.

Pour entrer au Liverpool Scottish il est en outre exigé d’avoir des ancêtres écossais, une occupation non manuelle et l’acquittement d’un droit d’entrée de 10 shilling, une somme qui en principe n’exclut que les plus pauvres, notamment les dockers. Au total, les classes moyennes représentent 22% de la population masculine de Liverpool en âge de porter les armes mais elles représentent 50% des engagés du Liverpool Scottish (entre juin et octobre 1915). Les artisans, eux-mêmes, ont alors une sur-représentation égale à 9%. Helen McCartney estime qu’il est difficile de dire si cet engouement des classes moyennes est à mettre en relation avec les pratiques de sélection sociale d’avant-guerre, tant il est a été montré que dans toute la Grande-Bretagne, ce sont les classes moyennes et les artisans les plus aisés qui se sont le plus engagés (p. 32). À titre de comparaison, à Londres, 60% des engagés furent des travailleurs manuels... Cependant, note l’historienne, ce pourcentage vaut pour l’ensemble de la guerre et ne distingue pas les engagés volontaires des conscrits... (Cf. A. Gregory, « Lost generations : the impact of military casualties on Paris, London, and Berlin », in J. Winter and J.-L. Robert (eds), Capital cities at war : London, Paris, Berlin 1914-1919, Cambridge, 1997, p. 79).

Ces considérations n’indiquent pas que les travailleurs manuels de Liverpool boudèrent le volontariat. Ceux-là également furent attirés par l’engagement volontaire, au risque d’ailleurs de compromettre l’effort de guerre, puisqu’on dut augmenter les salaires pour en conserver suffisamment dans les usines et les ports (p. 34). Cependant, ces travailleurs évitèrent de s’engager dans ce type de bataillons...

L’introduction de la conscription d’une part, et les pertes considérables de la Somme de l’autre, aboutirent à la dilution relative de l’homogénéité sociale des deux bataillons. En 1918, les statistiques d’une patrouille signalent une diminution de la représentation des classes moyennes : 38% au lieu de 50% ; soit 2% de moins que chez les Londoniens pour toute la guerre. Mais, globalement, le fléchissement de la représentation des classes moyennes est compensée par une augmentation de celle des artisans ; jamais par celle des travailleurs manuels non qualifiés. Par ailleurs, l’encadrement en sous-officiers est composé de membres des classes moyennes à 59%. (p. 36) Dans les registres de février et mai 1918, 67 et 69% des chefs sont encore issus des classes moyennes. Les officiers quant à eux sont les fils des leaders des milieux religieux, civiques et d’affaires de la cité. Ils sont en position d'oeuvrer au maintien des traditions de ces bataillons et d’initier les nouvelles recrues. Cela permet aux spécificités de ces bataillons de perdurer.  

Liverpool, à la veille de la guerre est un port prospère. En 1907, 1/3 des exportations brit., ¼ des importations britanniques passent par Liverpool. Le poids des négociants, celui des armateurs, des institutions financières (bourses du blé et du coton), des bureaux, des compagnies d’assurances et des banques est en pleine phase d’expansion. La cité se glorifie d’avoir peu d’emplois industriels ; notamment par rapport à sa rivale plus industrieuse et populaire, Manchester. Les employés, fort nombreux, s’identifient généralement aux intérêts de leurs employeurs et de la classe moyenne à laquelle ils prétendent d’ailleurs appartenir. A Liverpool, peu d’employés sont syndiqués note encore Helen McCartney.

Le port emploie néanmoins de nombreux dockers et ouvriers sans qualification ; ils vivent dans des habitations alors réputées comme les pires taudis d’Angleterre. Selon l’auteure, l’absence d’une classe ouvrière industrielle composée d’artisans qualifiés a constitué un frein à la syndicalisation. Néanmoins, en août 1911, une fragile alliance entre les marins et les travailleurs du port s’était nouée et avait gravement perturbé la cité au point d’entraîner une intervention de l’armée et l’enrôlement de 4 000 policiers. La grève immobilisait les docks ; un comité de grève contrôlait les mouvements de transport dans la ville. En réponse, le gouvernement envoya les troupes régulières pour renforcer la police et « rétablir l’ordre ». Le 13 août, une manifestation fut chargée par la police ; une émeute s’ensuivit dans laquelle 200 personnes furent blessées et un policier tué. Les désordres recommencèrent lors du transfert des personnes arrêtées : le véhicule fut attaqué. Cependant, la grève s’arrêta le 19 août après l’aboutissement des négociations engagées entre les patrons de navires et les marins (après des concessions infimes des patrons). A ce stade, ce qu’Helen McCartney veut que nous retenions, c’est que le fossé qui sépare les dockers les plus pauvres et les employés de la ville est profond. Nous y reviendrons plus bas.

Enfin, Liverpool et l’activité de son port attirent de nombreux immigrants : Gallois, Ecossais et Irlandais. Les premiers conservent leur identité en arrivant à Liverpool, en retrouvant des institutions distinctes, des sociétés culturelles et des organisations. Employés, techniciens ou ingénieurs, réparateurs de navires, ils vivent dans des quartiers qui révèlent leur appartenance sociale. À l’inverse, les Irlandais catholiques — le groupe le plus nombreux — sont cantonnés en bas de l’échelle sociale et vivent près de leur emploi de dockers. Il faut ajouter que les différences confessionnelles accroissent la séparation des communautés. Les Irlandais catholiques notamment, étaient regardés comme une communauté distincte par les membres des classes moyennes des Rifles et des Scottish.

Cette forte homogénéité sociale a un impact sur les relations hiérarchiques et la discipline. Ainsi, de nombreuses concessions sont faites par les officiers envers leurs hommes appartenant aux classes supérieures. Domine au sein de ces bataillons une tradition de discipline relâchée, de rapports tranquilles et détendus entre les différents grades. Autres conséquences : le taux élevé de maladies dans les premiers mois est mis au compte du fait que les cols blancs, les hommes de bureau éprouvent quelques difficultés à s’acclimater à la vie en plein air...

En avril 1915 (seconde bataille d’Ypres), les engagés réalisent que la guerre sera longue et sanglante ; aussi, souligne l’auteure, de nombreux hommes des classes supérieures commencent à réévaluer leur décision impulsive de s’engager dans le rang et commencent à chercher tous les moyens de promotion possibles. Toutefois, l’homogénéité sociale de ces bataillons aide les hommes à tenir dans les tranchées ; elle cimente la cohésion des unités. Et puis au pays, elle génère un réseau de soutien basé sur les relations nouées avant-guerre qui joue un rôle éminent dans le maintien du moral des hommes. Les engagés sont en effet attachés les uns aux autres par de nombreux liens familiaux, des liens qui remontent souvent à l’enfance. A cela s’ajoute, pour un certain nombre d’Écossais d’obédience presbytérienne, le soutien de leur communauté religieuse. La plupart d’entre eux partagent un même système de valeurs et de représentations. On retiendra que tous ces liens préexistaient à la guerre et que le combat n’a fait que les renforcer ; la guerre ne les a pas créés. En d’autres termes, dans ces deux bataillons, la culture civile perdure, protégée par le sentiment communautaire de ses éléments.

Pourquoi s’engagent-ils ? De nombreux territoriaux estiment qu’ils ont le devoir de défendre l’honneur de Liverpool et de délivrer leur pays de la menace d’hégémonie allemande en Europe. Mais joue aussi le besoin de sauvegarder le pouvoir et l’autorité de la classe moyenne à Liverpool des menaces externes et internes. Ainsi, de nombreux engagés combattent pour sauvegarder leur statut et leur position. Car s’engager dans ce type de bataillons, c’est légitimer sa position sociale et sa domination ; c’est nourrir sa réputation par le courage démontré sur le champ de bataille.

Le « localisme » comme substitut du patriotisme : d’après Helen McCartney, le « localisme »  est une caractéristique clé de la société britannique d’avant-guerre ; en Grande Bretagne, chaque ville, comté, région, possède ses propres caractères distinctifs : administration, dialectes, coutumes, loisirs, occupations ; le maillage social est dans la main des autorités locales et des institutions volontaires. Pour comprendre le comportement de ces engagés, le « localisme » est donc aussi important que l’exclusivisme social pratiqué dans ces bataillons ; dans les premiers mois, le patriotisme local et même les rivalités locales ont joué dans le sens d’une motivation des volontaires. Ce facteur joua un plus rôle beaucoup plus éminent dans ces deux bataillons-là que dans les autres unités de l’armée britannique dans lesquelles de nombreux hommes combattent dans des unités n’ayant aucun lien avec leur lieu de résidence. À nouveau, Helen McCartney marque fort bien la spécificité de ces deux bataillons qui d’après elle ne participent pas à la britannisation de l’armée britannique généralement relevée d’un point de vue global à partir de l’instauration de la conscription en 1916. Ce « localisme », cet esprit local, joue un rôle important dans le sens où les territoriaux d’avant-guerre étaient recrutés avec l’idée qu’ils auraient à défendre leur propre territoire en cas d’invasion de la Grande Bretagne ; d’ailleurs, de nombreux entraînements visaient à préparer la défense du port de Liverpool. La protection du foyer constituait donc une motivation forte dans l’engagement. Cependant, l’attachement au concept de défense du foyer joua dans les deux sens : il motiva les engagements en même temps qu’il en empêcha d’autres ; on dut persuader avec force les hommes à s’engager à servir outre-mer ; d’autres refusèrent de servir hors de l’île et durent être remplacés par de nouveaux volontaires. Et même si une minorité d’hommes s’engagea uniquement à servir en Grande Bretagne, cette tradition territoriale étroitement entendue autorisa un certain nombre d’hommes à échapper au service outre-mer jusqu’à l’instauration de la conscription. (Sur ce point, on aurait aimé disposer de chiffres précis...)

D’autres hommes ont une conception plus large du devoir de défense locale, éprouvant le sentiment de défendre en Belgique ou en France le port de Liverpool... Se porter volontaire est donc aussi l’expression d’une loyauté civique, la marque d’un fort sentiment d’appartenance locale.

Lorsque l’homogénéité sociale diminue du fait des pertes, l’identification locale, étendue au comté, prend le relais et joue un rôle de cohésion de plus en plus fort ; il existe une fierté de comté... En témoigne l’utilisation du symbole de la région, la rose de Lancaster, adoptée comme un badge à partir de 1916. On retrouve ce symbole dessiné partout : sur les armes, sur les camions ; comme un insigne sur chaque épaule. A partir de juin 1918, la rose est imprimée sur des plaques métalliques pour être placée sur les tombes des tués de la division. A contrario, ne pas posséder cet emblème est un signe d’indignité, et désigne les hommes ayant manqué à leur division, à  leur comté, à leur famille.

Des liens forts avec l’arrière (Home Front) maintenus malgré la durée de la guerre : sur ce point également, l’auteure entend prendre ses distances vis-à-vis d’une historiographie « traditionnelle » décrivant des liens entre le front et l’arrière très distendus, les civils demeurant largement ignorants de la nature réelle de la guerre et gardant une représentation romantique et idéaliste des combats (p. 89) ; une historiographie qui soutient encore que l’ignorance des civils découlerait du double effet de la censure et de la propagande. Helen McCartney cite les principaux représentants de cette historiographie de l’aliénation (« alienation thesis ») : C. Haste,  Keep the home fires burning, London, 1977 ; P. Knightley, The first casualty, London, 1978 ; M. L. Sanders and P. Taylor, British propaganda during the First World War, London, 1982 ; G. Messinger, British propaganda and the state in the First World War, Manchester, 1992 ; P. Buitenhuis, The Great War of words, London, 1989 ; E. Leed, No Man’s Land, Cambridge, 1979.

Aujourd’hui, poursuit l’auteure, cette vision ne fait plus consensus mais est au contraire fortement combattue par un certain nombre d’historiens : sont cités, J. Bourke, Dismembering the male : men’s bodies, Britain and the Great War, London, 1996 ; N. Hiley, « You can’t believe a word you read », in Newspaper History, 1994 ; J. Winter, Sites of memory, sites of mourning : The Great War in European cultural history, Cambridge, 1995 ; D. Englander, « Soldiering and identity : reflections on the Great War »,  in War in History, 1, 3 (1994), 300-318 ; et pour la France, S. Audoin-Rouzeau, Men at War 1914-1918 : national sentiment and trench journalism in France during the First World War, Oxford, 1992...

Ces historiens auraient démontré que des récits remarquablement précis et véridiques concernant la nature des combats étaient régulièrement transmis à l’arrière et qu’en conséquence, l’image du soldat désenchanté et se sentant trahi par la société civile serait largement un mythe. Les chercheurs familiers des témoins français, notamment, sursauteront sans doute à cette affirmation. Pourtant, assure Helen McCartney, l’expérience de guerre des territoriaux de Liverpool conforte le nouveau courant historiographique (revisionist interpretation) : des liens forts ont bien existé entre le front et l’arrière, entre les combattants et les civils. La force de ces liens est mesurée au travers de trois sources de communication qu’elle a examinées : la correspondance, les permissions et les articles de presse. C’est ce que nous allons examiner et discuter maintenant.

Dans l’armée britannique les lettres envoyées depuis le front sont en principe toutes censurées : celles des hommes par leurs officiers ; celles des officiers par leur base. Cette procédure a-t-elle eu un impact sur le contenu des lettres ? Helen McCartney le croit minime car cette censure officielle demeure très subjective ; et puis, surtout, cette censure est souvent peu effective, dans la mesure où les officiers n’ont absolument pas le temps matériel de censurer réellement le courrier produit chaque jour par leurs troupes. Mais peut-on, et, comment mesurer, l’effectivité de cette censure ?

Bien sûr, mais cela n’est pas spécifique à l’armée anglaise, les soldats peuvent contourner la censure en confiant leur correspondance à un camarade blessé évacué ou à un permissionnaire. En outre, une fois par mois, chaque homme pouvait envoyer une lettre échappant à la censure de son officier : placée dans une enveloppe spéciale, elle est alors censurée à la base où un service spécialisé les examine dans le but de mesurer l’évolution du moral des troupes. Selon l’historienne, l’existence même de ce service suffirait à démontrer que les soldats avaient la possibilité d’exprimer ce qu’ils pensaient réellement. Mais aussi bien pourrait-on supposer que si ce service a été créé, c’est précisément parce que la censure exercée par les officiers ne laissait filtrer que peu d’informations utiles au commandement désireux de connaître l’état du moral des troupes !

Toujours selon l’auteure, l’examen des correspondances rédigées par les hommes des deux bataillons à l’intention de leurs familles montrerait que rien de la vie, des attitudes, des sentiments des hommes des tranchées n’est occulté ; grâce aux flux de courrier, les familles peuvent élaborer pour elle-même une représentation réaliste de l’expérience du front : la nature et les circonstances de la mort dans les tranchées sont fréquemment décrites dans le détail ; idem, concernant les conditions physiques : la boue à hauteur des genoux, les travaux exténuants, les cadavres français intégrés aux parois des tranchées, le froid intense, la nourriture inadéquate, etc. Sans doute. Mais l’historienne indique qu’après la première expérience de la mort, du premier ou des premiers cadavres, la mort n’est mentionnée dans les carnets, les correspondances et les mémoires que lorsqu’elle touche un proche, ou dans le souvenir d’une action importante (p. 201). Cette indication ne limite-t-elle pas la capacité d’information et de compréhension des civils concernant la réalité de la guerre ?

Fort justement, il est noté que l’expérience de guerre de chaque soldat dépend étroitement de sa fonction dans la guerre et que cela influe sur le contenu de ses lettres : les cuisiniers, les conducteurs, les magasiniers ont une expérience très épisodique des premières lignes. Mais selon l’auteure, « les correspondances présentent une vie au front beaucoup plus nuancée que ne l’exposent les tenants de la thèse de l’aliénation » (p. 93). Au total donc, peu d’hommes rejettent totalement la guerre et ses objectifs, mais ils sont également peu nombreux à être constamment enjoués et à accepter la guerre sans se poser de question. Helen McCartney ajoute que ceux qui écrivent le moins peuvent envoyer des cartes postales à ceux qu’ils aiment. Certes, mais combien sont-ils, ceux qui « écrivent le moins » ? Et pourquoi écrivent-ils moins que les autres, alors qu’une écrasante majorité sont issus de couches aisées et éduquées ?

Mais poursuivons. Au travers du courrier adressé aux familles, soutient l’auteure, des informations sont transmises sur la nature de la guerre : ainsi trouve-t-on de nombreuses cartes postales françaises et belges montrant des villes avant et pendant la guerre dans les papiers des hommes des deux bataillons. Ces cartes évitent de montrer toute l’horreur de la guerre en se contentant d’exposer les dommages infligés aux bâtiments ? Effectivement, le reconnaît Helen McCartney. Toutefois, elle assure, non sans une certaine candeur, que cela n’empêche personne de faire preuve d’un peu d’imagination pour « réaliser que les maisons ne sont pas les seules cibles pour l’artillerie ennemie » (p. 93)...

L’autocensure ? Elle existe. Helen McCartney l’a rencontrée ; effectivement, certains hommes (combien ? ?) ne veulent pas inquiéter outre mesure leurs familles ; mais cela ne l’empêche pas de réaffirmer que néanmoins, la majorité des familles comprennent l’évolution de la guerre selon le point de vue de leurs soldats... Ce qui relève davantage de la spéculation que de la démonstration.

Les permissions, quant à elles, sont peu fréquentes, à peu près une fois par an. Mais les hommes en permission en profitent pour visiter le maximum de parents et d’amis au pays ; et la plupart se montreraient « fort diserts » sur leur expérience du front. À nouveau, on se demande ce qui permet à l’historienne d’avancer cette affirmation. À l’en croire, le fait qu’un soldat prévienne ses parents par lettre que lors de sa prochaine permission, il leur faudra plusieurs nuits pour qu’il puisse les mettre au courant de ce qu’il vit au front constituerait une preuve ! Il est permis d’en douter, d’autant que cet extrait de lettre paraît dans le Liverpool Echo ! ! (p. 101)

Un peu plus convaincant est l’argument déroulé ci-dessous : à partir de 1917, le gouvernement se serait ému du peu d’efficacité de la censure tant le désastre subi par la 55e division près de Cambrai en novembre 1917 fut rapidement connu à Liverpool. On le comprend, la composition très homogène des deux unités renforce l’efficacité des transmissions de l’information dans les deux sens. Les pertes massives touchant de telles unités formées localement trouvent immédiatement et irrémédiablement un fort impact sur la région d’origine. Dans ce cas si spécifique, les pertes sont effectivement, plus qu’ailleurs, reçues et ressenties collectivement ; contrairement à celles qui touchent les soldats dispersés dans des unités sans identité régionale cohérente.

À propos de l’utilisation de la presse, Helen McCartney a des mots très durs vis-à-vis de ses prédécesseurs qui, se fondant sur ces publications, ont mis en avant le fossé existant entre le front et l’arrière et affirmé que les journaux ne contenaient pratiquement pas de réelles informations sur ce qui se passait au front : « Il est surprenant que ces historiens n’aient pas examiné le contenu de ces organes de presse qu’ils discutent » écrit-elle (p. 104). Autre reproche, ces auteurs ont dédaigné la presse locale pourtant si influente. Or, à Liverpool, il existe alors 5 grands journaux : le libéral Liverpool Daily Post et le Liverpool Echo ; les conservateurs Liverpool Express, le Liverpool Courrier auquel s’ajoute l’édition septentrionale du Daily Dispatch. Helen McCartney les a amplement dépouillés. Que ressort-il de sa lecture ?

Plusieurs périodes sont distinguées. Durant les premiers mois, l’armée s’est montrée tout à fait hostile à la presse. L’information officielle est rare. A partir de mai 1915, 5 correspondants sont autorisés à circuler dans la zone du front accompagnés par un militaire chargé de les surveiller et de les censurer. Cependant,  à côté des sources d’information officielle, des informations circulent au travers de nombreuses rubriques : ainsi les messages « In Memoriam » remplissent plusieurs colonnes par jour ; des informations provenant de soldats du front, les listes d’honneur, les listes des morts, des blessés et des hommes décorés, listes souvent accompagnées de photographies et d’informations biographiques.

Assurément, la presse régionale possède un avantage majeur sur la presse nationale : ses relations directes avec les bataillons recrutés dans les différentes villes. Les hommes écrivent et les familles envoient des lettres beaucoup plus facilement à la presse locale qu’à la presse nationale, jugée beaucoup plus distante. Les détails les plus crus de la vie et de la mort au front se retrouvent ainsi dans la presse locale. Contrairement aux journaux nationaux, les organes locaux reconnaissent l’ampleur des pertes subies (exemple de la bataille de Hooge). Des photos du no man’s land sont également publiées ; selon l’auteure, les articles publiés à partir de 1915 dans la presse locale remettraient clairement en cause le « mythe » de l’ignorance des civils des conditions et des conséquences de la bataille (p. 109). Pourtant, quelques pages plus loin, elle indique à nouveau que les gens de l’arrière n’ont pas besoin de descriptions pittoresques pour prendre conscience de la nature hideuse du combat. Pour les deux côtés, les lettres et les journaux fournissaient de l’évasion et du soutien, et pour cette raison, ils ne tenaient pas à ce que leurs journaux les gavent d’images horribles (p. 112). Comment sortir de ce qui apparaît comme un paradoxe ? Est-il possible de mesurer, de quantifier, ce qui relève de l’évasion, du soutien et ce qui relève du compte-rendu réaliste de la bataille ? Les images réalistes ou « pittoresques » sont-elles furtives ou régulières ?

Par ailleurs, d’après l’auteure, les messages familiaux publiés dans la rubrique « In Memoriam » indiqueraient à quel point les familles ont abandonné toute notion de guerre glorieuse. Ils cherchent une consolation en espérant que leurs hommes sont morts pour l’amour de leur pays. Le concept d’honneur et de devoir est très présent. Là encore, on ne comprend pas bien : en quoi le fait d’espérer que ses enfants sont morts pour l’amour de son pays signifie-t-il un abandon de toute notion de mort glorieuse ? En tout état de cause, retenons que pour Helen McCartney, on ne peut pas dire que les civils de Liverpool soient de parfaits ignorants des réalités de la guerre. Pour autant, certaines omissions ont bien été relevées : les conséquences des « tirs amis » de l’artillerie, par exemple. Et puis, constante durant toute la guerre, l’absence de critique envers l’armée ; les défaillances de l’artillerie à Hooge ne furent pas non plus commentées. Et pas davantage le revers de Cambrai subi en novembre 1917. Les seules critiques apparentes sont celles formulées par des députés à la Chambre ; enfin, aucune critiques n’est jamais formulée à l’encontre de la 55e division à laquelle sont rattachés les deux bataillons (p. 113). Il me semble que mises bout à bout, ces différentes omissions effritent largement la dénonciation sévère des historiens qui se fondant sur l’étude de la presse ont émis l’idée que l’arrière était largement ignorant des réalités du front. Non ?

La propagande ? Sans aucun doute, la presse est-elle porteuse d’un dénigrement constant de l’ennemi, d’une stigmatisation de celui-ci comme un être faible, inhumain, mauvais et barbare. Mais nous assure l’auteure, cela ne creuse pas un fossé entre les représentations de l’arrière et celles de l’avant. Les récits d’atrocités ne transforment pas les habitants de Liverpool en des xénophobes déchaînés. Ayant accès à de nombreuses sources d’information, ils ne croient pas tout ce qu’ils lisent. À l’inverse, les soldats n’éprouvent pas tous de la camaraderie et un sentiment de solidarité avec l’ennemi. La preuve ? Elle est apportée par le magazine de la 55e division qui publie des contributions de soldats exprimant un profond mépris pour l’ennemi. Ici, la source citée est Sub Rosa : Being the Magazine of the 55th West Lancashire Division, magazine divisionnaire (juin 1917- juin 1918). Cela indique effectivement que des soldats sont tout à fait capables d’accepter et même de générer des stéréotypes très crus dignes de la propagande anti-allemande de la presse, mais cela ne permet aucunement de conclure qu’il s’agit d’une représentation dominante parmi les soldats des tranchées (Voir sur ce sujet, les observations de Rémy Cazals à propos des « journaux dits de tranchée » dans R. Cazals, F. Rousseau, 14-18, Le Cri d’une génération, Toulouse, Privat, 2001 et 2003).

Plus solide est l’argument suivant : en fait, tant à l’arrière qu’au front, la façon de regarder l’ennemi dépend davantage de son comportement sur le terrain que de ce qui est colporté dans la presse ; ainsi, la première utilisation des gaz à Ypres en 1915 a fait naître chez les hommes une véritable haine pour cet ennemi si peu respectueux des lois de la guerre. Progressivement, cependant, cette haine diminua, et quand ils se retrouvent face aux Saxons dans la Somme, un accord tacite de « Live and let live » fut conclu. En novembre 1915, donc quelques mois après Ypres, Macfie écrit à son père que les « hommes semblent en excellents termes avec l’ennemi... » Helen McCartney n’indique malheureusement pas si ce genre de lettre avait une chance d’être publié dans le magazine divisionnaire déjà cité... Dans le même ordre d’idée, on comprend que le torpillage du Lusitania, navire qui faisait la fierté de Liverpool depuis son lancement en 1907 ait eu un fort retentissement ; un mois après le torpillage, lors de leur premier engagement à Hooge, les Ecossais de Liverpool montent à l’assaut en criant : « souviens-toi du Lusitania ! »...

En définitive, la presse locale aurait fonctionné comme un forum à travers lequel les soldats pouvaient exprimer leurs idées à l’intention d’une large audience. En conséquence l’auteure estime qu’il est difficile d’admettre que les soldats aient pu se sentir aliénés par les journaux alors qu’ils leur adressaient des matériaux pour qu’ils soient publiés. Toutefois la démonstration manque ici de fermeté : un peu plus loin en effet, l’historienne évoque le mécontentement à l’égard des directeurs de journaux (p. 117) ; alors, quel est le sentiment dominant ? La confiance ou la méfiance, voire le mécontentement ? Par ailleurs, on peut supposer que ceux qui se sentaient aliénés par la presse ne leur adressent pas de matière à publication.

Par la presse locale et nationale à laquelle les soldats ont en permanence accès, poursuit l’auteure, ceux-ci sont reliés en permanence aux civils ; tous partagent et font une information commune. Aussi, loin d’agrandir le fossé entre combattants et non-combattants, cette communication aiderait chacun à mieux comprendre la vie de l’autre. A mon sens, cela devrait être nuancé ; cette communication aide-t-elle à mieux comprendre, à mieux se comprendre, ou simplement à tenir ? Ce n’est pas la même chose.

Pourtant, que certains hommes ait pu souffrir d’une forme d’aliénation de la part de l’arrière en revenant au foyer en permission ou réforme, l’auteure ne le nie pas. De tels sentiments, écrit-elle, sont présents dans la littérature des deux côtés : Siegfried Sassoon et Erich Maria Remarque par exemple. Mais, toujours selon elle, ces témoignages ne sont pas représentatifs. Pour la plupart des hommes, les sujets de mécontentement sont très ciblés : les embusqués, les profiteurs et les politiciens. Outre que cela fait déjà une bonne liste, remarquons que ces sujets de mécontentement ne sont pas spécifiques aux soldats de Liverpool. Plus surprenant, l’historienne choisit d’illustrer son propos avec les mots du sergent Macfie, son témoin préféré ou tout au moins le plus cité, qui écrit en mars 1915 à propos de civils grévistes : « à mon avis, tous les grévistes devraient avoir le choix entre l’engagement et la corde... » (p. 116). À vrai dire, connaissant l’origine sociale des cadres de ces deux bataillons, on peut se demander si ce sergent n’aurait pas écrit la même chose en 1911. Et surtout, ces civils en grève sont-ils assimilables à des embusqués, des profiteurs, ou des politiciens ? Si tel était le cas, il faudrait le démontrer. En tout état de cause, ces propos ébranlent la thèse de la compréhension mutuelle des soldats et des civils ? Mais en définitive, peut-être que ceux que l’on nomme ici « l’arrière » ou les « civils » ne soient en fait réduits aux seuls membres de la communauté middle class qui constitue aussi l’ossature de ces deux bataillons. Cette dernière hypothèse est renforcée par cette remarque : « le mécontentement à l’égard des politiciens, des directeurs de journaux et des profiteurs de guerre ne signifie pas une coupure avec les amis, la famille, la communauté d’origine » (p. 117)...

Le chapitre 6 qui traite plus spécialement de l’autorité et du consentement dans les tranchées (Command and consent in the trenches) est ainsi introduit par l’historienne :

« dans les années qui précèdent 1914, la société britannique a atteint un degré notable de cohésion, en dépit des inégalités évidentes qui existent entre les classes sociales dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’influence. Il s’agissait d’une société hiérarchique davantage fondée sur le consentement et l’accord mutuel que sur la coercition. Les mécanismes répressifs de l’Etat étaient très faibles. Le pouvoir judiciaire, bien qu’aux mains des classes supérieures, demeurait indépendant, et le gouvernement ne disposait d’aucune force armée pour imposer ses vues. En outre, bien que le droit de vote soit réservé à une élite, les représentants des classes les plus basses de l’échelle sociale sont satisfaits de la liberté d’exprimer leurs opinions, et il existe un droit du travail permettant la négociation collective. Ni le gouvernement, ni les employeurs ne sont libres d’imposer leur pouvoir à ceux qui se trouvent à la base de la pyramide. Employeurs et employés, leaders et suiveurs, reconnaissent qu’ils appartiennent à un même système de relations réciproques » (p. 121)

La même historienne, dans ce livre-ci, on s’en souvient, a pourtant jugé nécessaire d’évoquer l’affaire du mois d’août 1911 durant laquelle dockers et marins en grève ont fait face à l’armée et à la police pendant plusieurs jours et où 200 blessés et un policier tué ont été relevés... Il s’agissait, il est vrai, dans le chapitre introductif, de nous convaincre de la distance sociale, et spatiale, séparant notamment les dockers et les employés de la ville (voir plus haut). Mais tout de même, de tels mouvements témoignent-ils vraiment du « consentement » des classes les plus basses de l’échelle sociale à leur condition ? Et puis, si les « représentants » des « classes les plus basses » se montraient satisfaits de pouvoir exprimer leur opinion, qu’en était-il des membres de ces fameuses « plus basses classes » ? Pas de réponse.

Il reste que cette version civile du « consentement » sert de fil rouge à Helen McCartney qui poursuit en indiquant que l’armée régulière d’avant-guerre fonctionne aussi sur la négociation implicite entre officiers et hommes du rang, bien que les rangs les plus bas demeurent dans une position d’extrême dépendance et que les relations sociales au sein de l’armée sont sous-tendues par un système disciplinaire punitif. Référence est ici faite aux travaux de J. Bourne, « The British working man in arms », in H. Cecil and P. Liddle (eds), Facing Armageddon : the First World War experienced, London, 1996, p. 336-352 ; G. D. Sheffield, Leadership in the trenches : officer-man relations, morale and discipline in the British Army in the era of the First World War, London, 2000.

Issus des secteurs les plus pauvres, les plus marginalisés de la société, les recrues de l’armée régulière sont généralement jeunes, chômeurs, habitant les taudis et fort peu instruits. En outre, ces soldats de l’armée régulière servent souvent durant de longues périodes à l’étranger, assurant la police de l’Empire. À l’écart de la vie civile, les soldats deviennent psychologiquement et pratiquement dépendants de leur régiment qui leur fournit une famille de substitution et pourvoit à tous leurs besoins quotidiens. En échange, les soldats doivent une obéissance absolue à leurs officiers et une totale loyauté à leur unité et à ses traditions. Dans cette armée, la sanction du non-conformisme est sévère et  sans compromis.

Il est clair, selon l’auteure, que les volontaires adultes territoriaux, qui par leur statut social diffèrent tant des recrues de l’armée régulière, n’étaient pas prêts à servir sous un régime aussi oppresseur que l’était celui de l’armée régulière. Ensuite poursuit-elle, comme l’a montré Smith avec les soldats français qui négociaient un contrat social avec les autorités militaires, les territoriaux de Liverpool attendaient de leur hiérarchie qu’elle respecte leur statut de « citoyen soldat » (p. 122) et donc que les décisions au sein de l’armée fassent l’objet d’un certain degré de consultation et de négociation. La croyance que les hommes ont certains droits et privilèges, même dans l’armée, est renforcée par leur volontariat. Pour eux, le fait de se porter volontaire constituait un exemple de démocratie consensuelle en action. Fort justement, Helen McCartney établit une distinction entre les volontaires, les volontaires Derbyites (Les « Derbyites » sont aussi des soldats volontaires, mais selon la formule de Derby — du nom de Lord Derby, représentant de Liverpool — valable seulement d’octobre à décembre 1915 : ces hommes ne devaient être appelés qu’en cas de besoin, les célibataires d’abord) et les hommes contraints de servir (« pressed men » ; « conscripts who had to be forced » p. 130-131). De même distingue-t-elle les territoriaux britanniques et les soldats du continent : se porter volontaire est bien perçu comme un devoir, un devoir que les citoyens ont le choix d’accepter. En comparaison, les hommes des pays continentaux qui recourent à la conscription n’avaient pas le même choix (p. 123). On ne peut qu’approuver cette distinction.

Les territoriaux bénéficient d’un statut spécial, codifié depuis 1908. Les privilèges accordés ont été à peu près préservés jusqu’en 1916 (bien qu’ils n’aient pas été étendus aux autres types de volontaires) : ainsi du droit de servir dans l’unité de son choix ; ainsi de la liberté de refuser de servir à l’étranger ; de même, les territoriaux ne peuvent servir d’appoint aux unités régulières et ne peuvent être envoyés outre-mer sans l’assentiment d’au moins 60% des hommes. Une tentative de supprimer ces privilèges avorta du fait de l’opposition au Parlement et eut pour conséquence immédiate une baisse des engagements. Helen McCartney indique encore que de nombreux hommes du Liverpool Rifles résistèrent longtemps avant d’accepter de servir outre-mer. Les causes sont variées : ainsi des considérations financières retinrent certains membres de cette classe moyenne, leur assurance vie ne valant pas en cas de service à l’étranger... Le Liverpool Scottish éprouva les mêmes difficultés à trouver suffisamment d’hommes pour envoyer sur le continent un bataillon indépendant. Ensuite, un certain nombre d’hommes étaient aussi trop âgés pour servir outre-mer.

On apprend que les bataillons eux-mêmes, dans une certaine mesure, peuvent négocier les termes de leur déploiement : ainsi, en septembre 1914, les Rifles qui viennent juste d’atteindre le nombre requis de volontaires pour servir outre-mer, refusent d’être envoyés en Egypte ; une proposition similaire est déclinée par le Scottish ; les deux bataillons veulent aller en France, pas dans une région périphérique à la guerre. Autre privilège : jusqu’en 1916, les territoriaux pouvaient quitter l’armée, une fois leur temps de service atteint ; ceux-là sont encouragés à re-signer avec la promesse d’un congé d’un mois en Grande Bretagne et d’une bonne prime. L’auteure n’indique pas combien d’hommes ont effectivement quitté l’armée après leur temps de service...

D’autres hommes estiment qu’après un an ou plus de service en France, ils ont rempli leurs obligations morales et que d’autres peuvent prendre leur place. Combien sont-ils ? On l’ignore... Après la bataille de Hooge (juin 1915), qui fut une grande boucherie, domine le sentiment que le bataillon a fait son devoir et qu’il a besoin d’une pause... Les hommes n’obtiennent que 6 jours de permission en Angleterre, car le commandement ne peut leur accorder davantage, faute de moyens. Les territoriaux auraient accepté ces 6 jours de permission comme un bon compromis... (a fair compromise p. 129). D’une façon générale, ces hommes attendaient de la part des autorités, de leurs camarades et de la société tout entière un certain fair play.

En outre, le fait de s’être porté volontaire remplit la recrue d’une fierté qui soutient son moral dans les tranchées. Mais en même temps, leur engagement rend les volontaires très méprisants à l’égard de ceux qui n’ont pas fait comme eux. Pour les Britanniques, le label de « conscrit » devient un terme de dénigrement évoquant un soldat inefficace et en lequel on ne peut avoir confiance. Les recrues de la formule Derby ne suffirent pas à éviter l’instauration de la conscription. En janvier 1916, on appela tous les hommes célibataires ; en mai, la conscription fut étendue à tous les hommes de 18 à 41 ans. La plupart des célibataires Derbyites furent appelés entre janvier et mai 1916 ; ce sont eux qui fournirent les renforts de l’après bataille de la Somme. Les conscrits véritables n’arrivèrent qu’ensuite. Au passage, Helen McCartney note combien il est difficile de travailler sur les conscrits dont peu de journaux nous sont parvenus.

Négociation... Selon l’historienne, qui se place ici dans le droit fil de Smith, les hommes négocient leurs conditions de vie quotidienne ; mais ils ne s’arrêtent pas là : ils influeraient aussi sur le niveau de violence auquel ils s’exposent au front. Les pertes doivent être proportionnées aux objectifs convoités ; les massacres inutiles ne sont pas tolérés. Si les hommes ont le sentiment d’être abandonnés par leur commandement, ils se rendent. Selon l’auteure, cela ne signifie pas qu’ils ont automatiquement un bas moral ou qu’ils ne souhaitent plus la victoire de leur pays. Certes. Mais à ceci près que la reddition ne constitue pas un marqueur de négociation avec le commandement, mais un indice de son échec.

Les trêves tacites seraient un autre résultat de l’évaluation de la situation : ainsi, lorsque le 6e Riffles occupe le village de Vaux en 1915, un accord tacite est conclu avec l’ennemi pour ne pas bombarder, car les deux camps retranchés sont en hauteur et dominent le village occupé par l’adversaire ; mais dans le No Man’s Land situé en dessous, les combats entre patrouilles continuent : « a clear indication that the men were prepared to use violence if it served a useful purpose ». Ici, l’explication tient surtout du syllogisme. On peut au moins faire observer ici que ce ne sont pas les mêmes soldats qui sont concernés dans les deux situations comparées ; certains sont en trêve, les autres continuent à se battre ; ensuite, qui indique que le combat mené par les dites patrouilles est « utile » ? Est-ce l’historienne, le commandement, l’unité en patrouille ? Enfin, quels sont les effectifs occupés par ces patrouilles ?

L’auteure avance d’autres éléments pouvant intervenir dans le comportement au combat : l’envie de se venger ; ou encore le besoin de reconnaissance, envers ses copains, envers soi-même, envers ceux que l’on a laissé à la maison. Ces mentions successives finissent par dessiner un faisceau de facteurs maintenant bien repérés dans toutes les armées. De même, comme partout, le commandement est en partie fondé sur un échange de type paternaliste : on obéit plus facilement à un chef qui montre l’exemple et qui est soucieux de ses hommes. Rien de neuf là-dedans. Pourtant, là aussi, on retrouve la marque de la spécificité des territoriaux de Liverpool. En effet, au début de la guerre, les officiers n’ont guère l’occasion de remplir ce rôle traditionnel de l’officier car les hommes reçoivent des compléments alimentaires et vestimentaires en provenance de leurs foyers respectifs et de nombreuses organisations charitables de Liverpool. Ils n’attendent rien de leurs officiers pour améliorer leur ordinaire. Aussi, les officiers prirent un soin particulier à ce que les hommes soient régulièrement et correctement payés. De même portèrent-ils une grande attention à leur santé. La différence d’âge permit aussi à de nombreux officiers et sous-officiers d’apporter un soutien psychologique de type paternaliste.

Degré d’autonomie élevé et participation à la prise de décision ? Dans ces unités, sur le champ de bataille, une grande marge d’initiative est dévolue aux chefs de patrouille, et ceci jusqu’aux grades les plus bas. À l’entraînement, on cherche à développer cet esprit d’initiative. Selon l’auteure cela contredit l’idée selon laquelle le commandement étouffait toute initiative et toute autonomie dans l’armée britannique (p. 148). Pour preuve, le Major Général Jeudwine rappelait que nombre de ses soldats tenaient dans la vie civile des postes à responsabilité qui requéraient un esprit d’indépendance élevé et qu’en conséquence, il s’agissait d’exploiter ces qualités et de les mettre au service des besoins tactiques sur le terrain. Une nouvelle fois éclate la spécificité sociale de ce type de bataillons... Les chefs doivent répondre à ce besoin de participer à la prise de décision. Les actions projetées seraient discutées au sein des unités... Admettons, mais jusqu’à quel rang ? Jusqu’à quel point ? Et sur quelles sources se base l’auteur pour tenir cette affirmation ?

Chez les territoriaux, la tradition d’une discipline souple et de discussions inter-grades facilite la transmission de l’information d’en haut vers le bas et inversement. Pour preuve de cette communication circulant dans les deux sens, Helen McCartney indique que des soldats n’hésitent pas à proposer leurs idées par écrit (p. 150). Est ainsi donné l’exemple du soldat W.E. Pinnington qui propose un nouveau type de... brancard accepté par la hiérarchie et développé. Un autre soldat des Liverpool Scottish invente une astuce pour améliorer le fonctionnement de la mitrailleuse. Adoptée ! Il est clair que ce type d’initiatives venues d’en bas proviennent d’hommes ayant tous un bon niveau d’instruction et un rapport facile avec l’écrit. L’origine sociale de ces hommes est donc bien toujours aussi déterminante.

Après la 3e bataille d’Ypres, le général Jeudwine décide de faire rédiger l’historique de son unité ; à cette fin, il fait interviewer les officiers, sous-officiers, et lorsque les cadres n’ont pas survécu, les hommes du rang, afin de connaître le point de vue des hommes qui tiennent le terrain et qui à ce titre lui paraissent détenir une connaissance utile. Cette enquête aurait permis de recueillir de nombreux récits de bataille ; d’après Helen McCartney, certains ne sont que des moyens d’auto-glorification ; d’autres encore sont des chroniques purement chronologiques ; d’autres enfin relèvent les principales défaillances et proposent des remèdes. Mais on ignore qui écrit, et qui écrit quoi ? En outre, on voit ici que l’on s’adresse avant tout aux cadres. C’est à se demander si finalement, cette capacité de « négocier », n’est pas laissée aux seuls gradés, dans une certaine mesure. Selon l’historienne, les journaux de tranchée offrent un autre moyen d’expression. Mais, tout n’est pas publié... admet-elle.

Quant à la communication verbale, les cours et conférences prennent après décembre 1916 une importance croissante comme moyen de contrôle tactique ; mais une note du général Jeudwine datée du 28 juin 1918, indique tout de même que les officiers ne parlent pas assez à leurs subordonnés... Ce qui relativise l’impact de telles discussions...

Au passage sont évoquées les visites de généraux sur la ligne de front ; une occasion pour l’auteure de contredire une autre « légende », celle des généraux qui seraient restés confortablement dans leurs châteaux bien à l’abri ; est citée en référence l’étude de John Bourne qui a établi le nombre de généraux tués en première ligne [J. Bourne, « British generals in the First World War », in G.D. Sheffield (ed.), Leadership and command : the Anglo-American experience since 1861, London, 1997 ; et F. Davis and G. Maddocks, Bloody Red Tabs : General Officer casualties of the Great War 1914-1918, London, 1995...

En définitive, affirme Helen McCartney, la conduite d’un soldat est ce qui exprime le mieux son degré d’adhésion. D’après elle, le soldat « peut choisir d’obéir à ses chefs, suggérant par là qu’il adhère globalement aux objectifs fixés et au comportement attendu de lui, ou il peut rompre et désobéir ». Le tirage au flanc individuel ou collectif, la lenteur à exécuter les ordres constitueraient une façon d’exprimer son mécontentement ou son désaccord. Ainsi, l’affaire serait simple : obéissance vaudrait adhésion. Mais n’est-ce pas oublier le poids du conformisme de groupe, celui de la loyauté aux chefs immédiats que l’on admire et respecte, celui de la fidélité aux membres du groupe primaire, l’efficacité du maillage des multiples contraintes sociales (orgueil viril, regard sur soi, regard des autres), le caractère dissuasif du maillage disciplinaire, etc. ? ?

Helen McCartney indique que les territoriaux peuvent aussi recourir aux autorités civiles pour faire valoir leurs droits ou griefs. Ceux de 1914-15 sont arrivés dans les tranchées soucieux de faire leur devoir, mais en étant conscients de leurs droits et responsabilités en tant que soldats volontaires. Elle rappelle qu’ils possèdent l’éducation et les contacts civils nécessaires pour négocier effectivement au sein de leurs formations. Jusqu’à quel point ? on l’ignore... Il n’est en revanche pas contestable que les bataillons de territoriaux de Liverpool possèdent davantage d’opportunités que les autres unités de l’armée de communiquer et de négocier (à la fois sur les aspects de la tactique et sur les droits et responsabilités des soldats, assure l’auteure). Cette capacité fournirait aux hommes l’impression qu’ils exercent un certain contrôle (which gave the men a sense of control), et les aideraient à perpétuer leur consentement à poursuivre la guerre (p. 161)... Cette remarque laisse toutefois entière la question de la ténacité des hommes plus ordinaires qui peuplent les autres unités...

Concernant la discipline, et la menace de punition, Helen McCartney parle d’un « ethos territorial » (p. 162). Selon elle, les bataillons de territoriaux préfèrent motiver leurs hommes en recourant à des stratégies positives inspirées de la vie civile. Mais cela n’empêche pas les chefs, dans les circonstances qui sont celles de la guerre et du danger de mort quotidien, de voir dans la menace de punition, un outil important facilitant l’obtention de l’obéissance. (p. 162). L’auteure rappelle que de nombreuses études du système disciplinaire britannique se sont focalisées sur les exécutions capitales et qu’elles ont passionné le public et alimenté la campagne en faveur d’une réhabilitation des fusillés ; le chiffre des exécutions capitales est cité : 346 exécutions « seulement », soit 11,23% de toutes les sentences de mort prononcées par les cours martiales ; soit encore 0,006% des soldats britanniques ont été fusillés. Suit une conclusion que l’on ne contestera pas : « Clairement, le recours à la peine de mort n’intervint que dans une minorité de cas » (p. 163). Effectivement. Cependant, ces chiffres traduisent-ils toute la réalité ? Si l’on s’en tient aux chiffres fournis, cela signifie que plus de 3 000 soldats ont été condamnés à mort. Certes, le chiffre rapporté à celui du corps expéditionnaire britannique reste relativement faible. Toutefois, si l’on tient compte de la publicité déployée autour de ces punitions, si l’on considère les rituels et les mises en scènes savamment codifiés qui accompagnent les exécutions très publiques des soldats condamnés à la fusillade, ce chiffre n’est certainement pas négligeable. Et même s’il est loin d’être le seul, la condamnation à mort potentielle constitue un outil disciplinaire efficace (sur ce point on se reportera notamment à N. Offenstadt, Les Fusillés de la Grande Guerre et la Mémoire collective (1914-1999), Paris, 1999 et 2003). Et l’on ne parle pas des exécutions infra-judiciaires, les exécutions sommaires sur lesquelles peu de travaux ont été menés, faute de sources (pour l’Italie, on peut se reporter sur ce site à la recension de la belle étude de Irene Guerrini et Marco Pluviano, La Fucilazione sommarie nella prima guerra mondiale, Udine, Paolo Gaspari, 2004).

Néanmoins, il est vrai qu’un certain nombre d’études commencent à élargir la discussion des stratégies disciplinaires déployées par l’armée britannique et les armées alliées ; voir Gary Sheffield et Timothy Bowman qui ont montré que le système disciplinaire ne fut pas utilisé de façon uniforme ; souvent, la nature de l’unité affecte la nature de ses archives disciplinaires (G.D. Sheffield, Leadership in the trenches, officer-man relations, morale and discipline in the British Army in the era of the First World War, London, 2000 ; T. Bowman, Irish Regiments in the Great War : discipline and morale, Manchester, 2003 ; G. Oram, Military executions during World War One, Basingstoke, 2003). En dépit des règlements et des sanctions prévues par les manuels officiels, l’application de la discipline militaire dans les Rifles fut largement dictée par le caractère spécifique de l’unité. Les sanctions y sont utilisées pour stigmatiser les comportements inacceptables et éviter leur répétition ; mais la nature et la sévérité de la punition pouvaient aussi devenir l’objet d’une négociation (p 163). D’une négociation ? L’auteure souligne en effet la grande autonomie d’appréciation laissée à l’officier commandant : entre février 15 et mars 1919, 176 soldats furent jugés par cet officier commandant ; les cours martiales ne furent convoquées que pour 42 hommes sur un total de 5 000 qui servirent hors de Grande Bretagne avec le 1/6th Liverpool Rifles. En fait, tout au long de la guerre, seules les offenses les plus graves furent déférées aux cours martiales.

Les comparaisons avec les statistiques des cours martiales d’autres unités éclairent encore la spécificité des Liverpool Rifles : dans ce bataillon, 0,88% des soldats sont passés en cours martiales ; contre 3,5% en moyenne pour l’armée britannique... (p 187) Dans le Liverpool Rifles, deux types de soldats font l’objet de poursuites disciplinaires ou judiciaires : ceux qui éprouvent du mal à s’intégrer lorsqu’ils rejoignent le bataillon. Ce sont les plus nombreux ; un autre petit groupe est composé d’hommes ayant effectué un long service dans les tranchées. Aucun de ces groupes n’est de toute façon assez conséquent pour représenter une menace pour la cohésion et l’efficacité du bataillon ; seul ce qui met en cause la sécurité des camarades est véritablement jugé répréhensible et réprimé. Au-delà, les hommes n’auraient pas accepté la discipline rigide d’un bataillon régulier (p. 188). Les sanctions, affirme l’auteure, font l’objet d’un marchandage silencieux... (unspoken bargain ? ?) Voilà qui reste mystérieux...

Pour ces « soldats citoyens », le système disciplinaire doit être loyal. Le fait que la plupart des sanctions sont infligées au niveau du bataillon protège les contrevenants des dangers graves que représente un passage en cour martiale. Les officiers ont parfaitement intégré qu’il fallait davantage que la menace de la cour martiale pour motiver leurs hommes à continuer la guerre. On peut souscrire à cette conclusion nuancée.

L’expérience du service actif sur le front occidental est abordée dans le chapitre 8 (p. 199). Les territoriaux, on l’a vu, rejoignirent l’armée en 1914 animés par un faisceau de raisons allant du « localisme » au besoin d’aventure. Mais durant les six premiers mois de 1915, le désir de s’éprouver soi-même à la bataille constitua également une motivation importante et très largement partagée par ces hommes des classes moyennes (p. 51), la plupart envisageant la guerre comme un défi personnel.

Au front, les actions de l’ennemi conditionnent le moral et la détermination des hommes : destructions de bâtiments et particulièrement celle de Ypres. Les flots de réfugiés belges ; le premier assaut au gaz mortel ; certains officiers qui dans le civil ont affaire à la concurrence des firmes allemandes pensent que la guerre mettra fin à la menace commerciale allemande ; existe aussi le désir d’en remontrer aux unités régulières. S’exprime la volonté de se bâtir une réputation lors du premier engagement. À cela s’ajoute encore la nécessité ressentie par beaucoup de tenir son rang, pas simplement dans l’armée, mais pour la vie civile. Autant de motivations qui achèvent de dessiner un faisceau de facteurs explicatifs.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces bataillons n’ont pas été épargnés. D’après le tableau 3.2 : 614 soldats appartiennent au Liverpool Scottish Battalion, en juin-octobre 1915. A la bataille de Hooge (juin 1915), son premier engagement, le Liverpool Scottish attaque avec 542 hommes ; il en perd 400 ; des pertes énormes donc, même si de nombreuses blessures s’avéreront finalement légères et que de nombreux blessés vont pouvoir rejoindre le bataillon peu de temps après leur évacuation. Combien en tout ? On l’ignore. Dans la Somme, le Liverpool Scottish se lance à l’assaut le 9 août 1916 : sur 620 hommes engagés, il déplore la perte de 280 hommes ; bien qu’inférieures aux pertes de Hooge, celles-ci paraissent néanmoins plus insupportables car la première ligne ne fut jamais prise durant cette attaque. Le soldat Campbell écrit dans son carnet qu’ « une paix presque inconditionnelle serait acceptée par les garçons... ». Certes, un peu plus tard, il ajoute qu’il n’aurait pas pu rester à la maison et qu’il est heureux de s’être engagé (p. 214) mais il n’empêche que cet échec coûteux a modifié profondément sa vision de la guerre remarque fort justement l’historienne.

Les Rifles qui ont participé à la même bataille ont perdu 209 hommes ; mais ils participent à un autre assaut le 25 septembre, encore très coûteux puisqu’au total, en septembre, le bataillon perd encore 323 officiers et hommes...

Lors de l’assaut allemand du 30 novembre 1917, après une violente préparation d’artillerie, les Britanniques sont submergés par les Allemands ; et de nombreux hommes se rendent. Pourquoi ? La fatigue mentale et physique peut avoir joué un certain rôle. Les Rifles sont loin d’être au complet ; pour compenser le manque de relève, les Scottish sont restés 39 jours en ligne, depuis le 23 octobre. Cependant, en dépit de cette fatigue, les récits des prisonniers de guerre et des survivants montrent qu’ils n’étaient pas des soldats abattus ou en déroute. Récits d’après guerre ? Renseignent-ils sur les sentiments des hommes au moment de leur reddition ?

Ceux qui se rendirent, nous dit-on, n’avaient pas abandonné l’espoir de voir leur camp l’emporter. Les hommes avaient simplement considéré qu’ils étaient encerclés et mis hors de combat. Tous les témoignages mettent l’accent sur l’absence de soutien d’artillerie et de troupes de contre-attaque. Ce qui en tout état de cause ne permettait pas de sauver les positions même si les soldats s’étaient battus jusqu’au dernier. Sans doute, mais alors que sont devenues les représentations de l’ennemi barbare, monstrueux, criminel ?

Les Rifles ont tout de même perdu dans cette affaire 9 officiers et 223 soldats et sous-officiers ; les Scottish, 8 officiers et 345 soldats et sous-officiers ; tous faits prisonniers (p. 228). Si tant d’hommes se rendent, n’est-ce pas aussi parce qu’ils estiment qu’ils ont ainsi une chance réelle de sauver leur peau ? Une fois de plus, ces redditions massives autorisent à replacer à sa juste mesure la thèse de la haine de l’ennemi. D’ailleurs ne voit-on pas des Écossais prendre des risques pour porter secours à des soldats allemands blessés ? (p. 234)

Avant de conclure, Helen McCartney fournit encore un chiffre très important qui mérite que l’on s’y arrête : en janvier 1918, il ne restait au Liverpool Scottish que 64 hommes ayant combattu depuis 1914 (p. 231). Combien en restait-il en novembre ? À l’occasion de l’offensive allemande d’avril 1918, les Rifles perdent encore 197 hommes ; les Scottish 273... Avec de tels taux de pertes depuis le printemps 1915, un taux qui oscille entre 30 et 70%, il est donc établi que la rotation des effectifs est très importante. Ne devrions-nous pas, d’une façon générale, mieux prendre en compte cet élément dès lors qu’il s’agit d’examiner le moral d’une unité ? Les composants d’une même unité sont en perpétuel renouvellement. Et les hommes ayant eu une expérience complète de la guerre sont une infime minorité. Cette réalité impose aux historiens, je crois, une contrainte supplémentaire dans leur analyse du moral de telle ou telle unité.

Les conclusions d’Helen McCartney. Le moral fluctue selon différents facteurs : le temps, les saisons, la nature du terrain, la maladie, l’évolution de l’armement et de la tactique, l’approvisionnement en nourriture, les divertissements ; il faut y ajouter les influences psychologiques des privations, de l’horreur, de l’ennui, de la camaraderie ; le succès galvanise, tandis que les expériences douloureuses dépriment ; cependant, écrit Helen McCartney, « comme l’a dit S. Audoin-Rouzeau à propos de l’armée française », le lien entre un moral bas et le soutien à la guerre était fort ténu. Même avec un bas moral, des soldats peuvent continuer à se battre et résister avec détermination à l’ennemi. Mais ne confond-on pas soutien à la guerre et instinct de survie ?

Si les marques d’empathie envers l’ennemi sont rares, la haine, lorsqu’elle s’exprime, est transitoire et avant tout dirigée envers l’unité ennemie qui a transgressé le code de bonne conduite (code of fair play). Ce ne sont pas les conférences ou les exercices de maniement de la baïonnette qui créent cette haine. D’un autre côté, le fait de tuer, même s’il n’est pas primitivement engendré par un sentiment de haine, était apprécié à la fois par les troupes et par les chefs. Ici, l’auteure renvoie au livre de J. Bourke, An Intimate history of killing, London, 1999 ; ce que l’on peut trouver un peu court ! Les hommes se vantent de leurs exploits ; sont récompensés pour cela ; obtiennent aussi une reconnaissance collective de la part de l’arrière et de l’armée pour les exploits guerriers du bataillon et de la division. Ainsi, l’idée de la guerre comme une aventure se perpétue malgré l’industrialisation de la guerre ; le désir de se mesurer à l’ennemi, de se prouver quelque chose à soi-même constituent aussi des facteurs de motivation. La croyance dans le caractère rédempteur et régénérateur de la guerre joue pour certains ; mais le désir de protéger son foyer et sa famille fut cependant, le facteur le plus important et le plus durable ; il motiva les engagements qui ont précédé la guerre et ceux de la déclaration de guerre ; les visions de destruction et de mort sur le front de l’ouest n’ont fait qu’entretenir la volonté d’éviter de tels ravages aux siens.

Les dernières pages abordent le retour à la vie civile et insistent sur la facilité de réinsertion des anciens combattants ; la plupart des revenants auraient retrouvé leur foyer et leurs communautés d’origine avec une identité civile intacte, prêts à recommencer leurs vies là où ils les avaient laissées. Ils ne furent en aucune façon ravagés par leur expérience, nous dit l’auteure ; collectivement, ils n’étaient pas devenus des victimes passives et obéissantes du mythe populaire. (Mais le « mythe populaire » les concerne-t-il ?) Ils restèrent des civils en uniforme durant toute la guerre grâce au maintien des liens avec l’arrière ; la plupart retrouvent leurs occupations d’avant-guerre ; ils se retrouvent dans leurs clubs, leurs associations comme s’ils ne les avaient jamais quittés. Dans ces conditions, on comprend qu’il ne soit question dans ce livre ni de brutalization ni de « culture de guerre »...

Pour autant, ceci m’amène à conclure que ces « citoyens soldats », comme les appelle Helen McCartney, ne sont en réalité jamais devenus des « combattants ordinaires » (ordinary men), contrairement à ce qu’affirme la quatrième de couverture de son livre. Par là même, je répond à la question posée en introduction de cette recension d’un livre très riche en informations.

 

Frédéric Rousseau
CRID 14-18, Université Paul Valéry de Montpellier
frederic.rousseau@univ-montp3.fr




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