
Collectif
de Recherche
International
et de Débat
sur la guerre
de 1914-1918
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Textes destinés
à un usage pédagogique
la mémoire de la guerre: controverses, pacifisme , représentations
littéraires |
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Le pacifisme « intégral » de Jean Giono en 1938 :
« Je n'aime pas la guerre. Je n'aime aucune sorte de guerre.
Ce n'est pas par sentimentalité. Je suis resté quarante-deux jours devant le
fort de Vaux et il est difficile de m'intéresser à un cadavre désormais. Je ne
sais pas si c'est une qualité ou un défaut : c'est un fait. Je déteste la
guerre. Je refuse de faire la guerre pour la seule raison que la guerre est
inutile. Oui, ce simple petit mot. Je n'ai pas d'imagination. Pas horrible ;
non, inutile simplement. Ce qui me frappe dans la guerre ce n'est pas son
horreur : c'est son inutilité. Vous me direz que cette inutilité précisément
est horrible. Oui, mais par surcroît. Il est impossible d'expliquer
quarante-deux jours d'attaque devant Verdun à des hommes qui, nés après la
bataille, sont maintenant dans la faiblesse et dans la force de leur jeunesse.
Y réussirait-on qu'il y a pour ces hommes neufs une sorte d'attrait dans
Phorreur en raison même de leur force physique et de leur faiblesse. Je parle
de la majorité. Il y a toujours, évidemment, une minorité qui fait son compte
et qu'il est inutile d'instruire. La majorité est attirée par l'horreur ; elle
se sent capable d'y vivre et d'y mourir comme les autres ; elle n'est pas
fâchée qu'on la force à en donner la preuve. Il n'y a pas d'autre vraie raison
à la continuelle acceptation de ce qu'après on appelle le martyre et le
sacrifice. Vous ne pouvez pas leur prouver l'horreur. Vous n'avez plus rien à
votre disposition que votre parole : vos amis qui ont été tués à côté de vous
n'étaient pas les amis de ceux à qui vous parlez ; la monstrueuse magie qui
transformait ces affections vivantes en pourriture, ils ne peuvent pas la
connaître ; le massacre des corps et la laideur des mutilations se sont
dispersés depuis vingt ans et se sont perdus silencieusement au fond de vingt
années d'accouchements journaliers d'enfants frais, neufs, entiers, et
parfaitement beaux. A la fin des guerres, il y a un aveugle, un mutilé de la
face, un manchot, un boiteux, un gazé par dix hommes ; vingt ans après, il n'y
en a plus qu'un par deux cents hommes ; on ne les voit plus ; ils ne sont plus
des preuves. L'horreur s'efface. Et j'ajoute que, malgré toute son horreur, si
la guerre était utile, il serait juste de l'accepter. Mais la guerre est
inutile et son inutilité est évidente. L'inutilité de toutes les guerres est
évidente. Qu'elles soient défensives, offensives, civiles, pour la paix, le
droit pour la liberté, toutes les guerres sont inutiles. La succession des
guerres dans l'histoire prouve bien qu'elles n'ont jamais conclu puisqu'il a
toujours fallu recommencer les guerres. La guerre de 1914 a d'abord été pour
nous, Français, une guerre dite défensive. Nous sommes-nous défendus ? Non,
nous sommes au même point qu'avant. Elle devait être ensuite la guerre du
droit. A-t-elle créé le droit ? Non, nous avons vécu depuis des temps
pareillement injustes. Elle devait être la dernière des guerres ; elle était la
guerre à tuer la guerre. L'a-t-elle fait ? Non. On nous prépare de nouvelles guerres
; elle n'a pas tué la guerre ; elle n'a tué que des hommes inutilement. La
guerre civile d'Espagne n'est pas encore finie qu'on aperçoit déjà son évidente
inutilité. Je consens à faire n'importe quel travail utile, même au péril de ma
vie. Je refuse tout ce qui est inutile et en premier lieu toutes les guerres
car c'est un travail dont l'inutilité pour l'homme est aussi claire que le
soleil. »
Jean Giono, « Lettre aux paysans sur la pauvreté et sur la
paix » (16 août 1938), Écrits pacifistes, éd. Gallimard, coll. Idées.
Jean Giono (1895-1970) , écrivain français, fut un
combattant de la Grande Guerre au 159e puis au 140e RI,
expérience qui le marque profondément et se trouve à la source du
« pacifisme intégral » dont il fut l’avocat dans les années 1930. Le « fort
de Vaux » est un haut lieu de la résistance des soldats français lors de
la batille de Verdun (février-juin 1916). |
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L’évocation désabusée de 1918 par Roger Martin du Gard en
1940 :
« 21, [Juillet] dimanche. [1918]
Le commandant occupe ses journées à déplacer ses drapeaux
sur la carte. Discussions envenimées sur la "trahison" Malvy et la
Haute-Cour. La politique reprend ses droits dès que les communiqués sont
meilleurs.
9 août
Journaux. Discours optimiste de Lloyd George. Optimisme
sans doute exagéré pour les besoins de la cause. Malgré tout, ce qui s'est
passé depuis vingt jours sur le front français était inespéré... Et l'offensive
de Picardie paraît déclenchée depuis hier. Et les Américains à l'horizon. Le
plan Pershing serait, croit-on, de laisser Foch redresser le front et dégager
largement Paris; puis pendant que Français et Anglais tiendront l'ancien front,
une massive poussée américaine en direction de l'Alsace, pour passer la
frontière et envahir l'Allemagne. Ce jour-là, dit-on, la guerre serait gagnée,
grâce à l'emploi d'un certain gaz, qui ne peut être utilisé qu'en territoire
ennemi parce qu'il détruit tout, empêche toute végétation pendant des années,
etc... (A table, enthousiasme général. Tous ces pauvres gazés, dont beaucoup ne
se remettront jamais, jubilaient à l'idée de ce gaz nouveau)...
[10 septembre ] Soir.
Je pense à la guerre, aujourd'hui, autrement que
d'habitude. Ce que me disait Daniel, à Maisons : "La guerre, cette
occasion d'amitié exceptionnelle entre les hommes..." (une atroce occasion
et une éphémère amitié!).... Galonnés ou non, ce sont les mêmes servitudes, les
mêmes souffrances, le même ennui, les mêmes peurs, les mêmes espoirs, la même
boue, souvent la même soupe, le même journal... Peu d'antipathies personnelles,
pas de jalousies (au front). Pas de haines. (Pas même de haine pour le Boche
d'en face, victime des mêmes absurdités). »
Extrait du "Journal" d'Antoine Thibault, in Roger Martin du Gard, Les Thibault, Tome X, Epilogue, 1940.
Prix Nobel
de littérature, le romancier Roger Martin du Gard (1881-1958)
était un pacifiste fervent. Sa célèbre saga, Les Thibault, écrite tout au long de l’entre-deux-guerres
s’achève avec la Grande Guerre. Devant la montée
des tensions internationales dans les années trente, Martin
du Gard a infléchi le cours de son écriture pour donner
à son oeuvre une tonalité plus engagée, même
si lui-même restait en retrait. Après les 3 volumes
de L’été 1914 (1936) qui racontent le
début de la guerre, autour de la famille Thibault, notamment
les deux fils Jacques et Antoine, le dernier volume Epilogue,
qui paraît en 1940, prend notamment la forme du journal d’Antoine,
gazé pendant le conflit. Ces volumes évoquent donc
tout autant la guerre que sa mémoire et sa lecture dans les
années 30 puis au début d’un nouveau conflit.
A ce sujet on pourra consulter, Nicolas Offenstadt, « Hardi
Martin, continue… ! » : R. Martin Du
Gard, le pacifisme et les pacifistes”, Les cahiers de la
N.R.F. Roger Martin Du Gard, inédits et nouvelles recherches,
Gallimard, 1994, pp 121-135 et pour Roger Martin du Gard en général,
un site très pratique http://w3.u-grenoble3.fr/martin-du-gard. |
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