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CRID 14-18












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de 1914-1918








Colonel Blimp (The Life and Death of Colonel Blimp), Michael Powell et Emeric Pressburger, 1943

Regard: Benoist Couliou  

Lorsqu’on demandait au cinéaste Jean-Pierre Melville pourquoi il avait rejoint De Gaulle à Londres, il avait coutume de répondre que c’était pour pouvoir voir Colonel Blimp. Au-delà de la boutade, ce ne sont pas seulement ses qualités esthétiques qui font de ce film un véritable chef d’œuvre. L’un des principaux mérites de la superbe réédition orchestrée par Bertrand Tavernier (dont on connaît par ailleurs l’intérêt pour la Première Guerre mondiale) et Thierry Frémaux (1), est d’ailleurs de nous montrer, à travers les nombreux bonus et le livret illustré qui accompagnent le DVD, que Colonel Blimp est un véritable objet d’histoire.

D’abord par son sujet. En traçant le parcours de Clive Candy, militaire de carrière anglais, durant la première moitié du 20 ème siècle, les auteurs abordent les trois conflits majeurs dans lesquels le Royaume-Uni a été successivement impliqué : Guerre des Boers, Première et Deuxième Guerre mondiales. Et du jeune officier intrépide au vieux général « limogé » à l’été 1940, c’est un demi-siècle d’histoire de la pensée militaire qui se trouve alors interrogée. Mais, dans le même temps, le film (et notamment l’histoire de son tournage) est en lui-même révélateur de débats qui animent la société britannique de l’époque.

Après les succès de 49 ème parallèle (1941) et Un de nos avions n’est pas rentré (1942), Powell et Pressburger surprennent en annonçant leur projet d’adapter pour le cinéma le personnage de bande dessiné créé par un dessinateur néo-zélandais de gauche, David Low, qui, dans les années 1930 dénonçait dans un même mouvement le pacifisme de Chamberlain et le régime nazi. Comme l’écrit Michael Powell dans le livret du film : « Il avait fait de Blimp un représentant typique de l’establishment militaire, coutumier de déclarations contradictoires révélant l’incertitude et l’insécurité de la mentalité des forces armées » (2). Alerté, le gouvernement dirigé par Churchill n’a de cesse de tout mettre en oeuvre pour empêcher le projet d’aboutir. Par exemple en ne libérant pas Laurence Olivier, la star sur laquelle s’était monté dans un premier temps le film. Puis, en refusant de fournir le matériel militaire nécessaire aux reconstitutions. Comme le dit avec malice Powell : « on m’a souvent demandé comment nous avons fait pour obtenir véhicules et uniformes militaires, armes et équipements alors que les ministères de la Guerre et de l’Information nous avaient refusé leur aide. La réponse est très simple : nous les avons volés » (3) . Pour qui s’intéresse en particulier à l’élaboration de politiques de propagande au sein de sociétés démocratiques, Colonel Blimp est un objet d’étude riche d’enseignement. Pouvoir, en pleine guerre et à un moment où le Royaume-Uni s’apprête à modifier la composition de son haut-commandement, tourner et sortir un film dont le héros apparaît – au moins dans un premier temps – comme un militaire glorieux mais à la pensée obsolète, peut interroger. D’autant plus que la colère de Churchill reste traduite pour les auteurs du domaine de la menace : celle de ne pas être décorés.

Plus de soixante après, ce film, qui pouvait apparaître comme un véritable brûlot, échappe cependant à toute exagération ou contradiction, mobilisées à des fins de démonstration. Bien au contraire. S’appuyant, à la manière des philosophes des Lumières, sur une ironie mordante, Powell et Pressburger s’appliquent à faire passer leurs idées sur la situation de l’Angleterre en guerre, et sur les moyens à mettre en oeuvre pour remporter la victoire. Mais en confiant à une femme, puis à un jeune officier et enfin à un Allemand la tâche de mettre le pays en face des réalités de la guerre moderne, ils ne pouvaient que s’exposer à une certaine hostilité. Car ce que ce film vient dire au Royaume-Uni, c’est que, contrairement à l’adage célèbre, les Français ne sont pas les seuls à avoir toujours une guerre de retard. C’est du moins ce que montrent quatre dialogues qui peuvent être considérés comme des moments-clés de la construction du récit.

Le premier se déroule à Berlin, en 1902. Jeune officier, Clive Candy se rend dans cette ville, sans l’accord de sa hiérarchie, à l’invitation de Miss Hunter. Cette dernière souhaite alerter Candy, considéré comme un héros de la Guerre des Boers dans son pays, sur la mauvaise image de l’Angleterre renvoyée par certains journalistes Allemands : ces derniers accusent les soldats britanniques de commettre les pires crimes en Afrique du Sud. Alors qu’ils se trouvent dans un café, Candy demande à cette jeune femme :

-« C’est assez étonnant, une jeune femme qui s’intéresse autant à la politique». Voici, en substance, la réponse donnée par Miss Hunter :

- « Pendant que vous vous battez, nous, nous pensons. A part se marier, quelle carrière peut espérer une femme ? Etre gouvernante. Mais elle ne peut rien apprendre pour elle-même, donc elle n’apprend rien aux enfants, à part les bonnes manières »

Jusque-là, la jeune femme apparaît surtout comme une figure de l’émancipation féminine . Mais le dialogue ne s’arrête pas là. Candy réplique, en gardien des valeurs traditionnelles :

  • « C’est important, les bonnes manières ». Ce à quoi elle répond :
  • « Les bonnes manières nous ont coûté Magerfontein (4). 6000 morts, 20 000 blessés et 2 ans de guerre. Alors qu’un peu de mauvaises manières nous aurait épargné la guerre »

Malgré son jeune âge, Candy porte en lui un code de la guerre, nourri des valeurs chevaleresques de respect de l’adversaire, de la reconnaissance des qualités individuelles qui conduit à la gloire... Aux yeux de son interlocutrice, il est – dès 1902 – en décalage avec les conditions de la guerre moderne, lorsque les peuples pensent lutter pour leur survie. D’ailleurs, les trophées de guerre que Candy rapporte d’Afrique et des expéditions coloniales qu’il mènera avant et après le premier conflit mondial sont des trophées de chasse, qu’il accroche consciencieusement aux murs de sa demeure londonienne, jusqu’à la destruction de cette dernière lors d’un bombardement de Londres par l’aviation allemande. Clive Candy / Blimp incarne donc la figure traditionnelle de l’officier. Jusque dans l’altercation avec les autres clients qui clôt la scène du café : Candy porte atteinte à l’honneur de l’armée allemande. Cet affront, il devra le réparer lors d’un duel, pour lequel le sort lui donne comme adversaire Theo Kretschmar-Schuldorff, officier d’un régiment de Uhlans.

Le film ne montre que les premiers échanges de cette lutte, qui se termine par une blessure légère infligée à chaque combattant. Par contre, il conte dans le détail l’ensemble des rites qui précèdent le combat, montrant bien qu’au-delà de la réparation de l’affront se cache une profonde connivence entre les deux duellistes, qui se reconnaissent dans des valeurs communes. Cette reconnaissance devient, dans l’hôpital où ils sont tous les deux soignés, une véritable amitié. Et Théo et Clive deviennent, à l’image de de Boeldieu et von Rauffenstein dans La Grande Illusion (film qui a sans doute influencé Powell et Pressburger), l’incarnation de cette idée selon laquelle les frontières existent bien plus entre les groupes sociaux qu’entre les pays. Quand, dans le camp de prisonniers, Pierre Fresnay demande à Erich von Stroheim :

  • « Pourquoi avez-vous fait une exception en me recevant ? ». Ce dernier répond ainsi :
  • « Pourquoi ? Parce que vous vous appelez de Boeldieu, officier de carrière dans l’armée française et moi, von Rauffenstein, officier de carrière dans l’armée impériale allemande »

La Première Guerre mondiale met face à face les deux amis, qui ne se rencontreront cependant qu’une fois les combats terminés, dans un camp de prisonniers. Candy, devenu général de brigade, a vieilli. Dans le bruit lancinant de la canonnade, on le découvre sous une pluie battante, au milieu d’arbres calcinés, embourbé aux côtés d’un agent de liaison qui ne trouve pas son chemin. Mais, comme pour le duel, la représentation du conflit n’intéresse pas outre mesure les réalisateurs, qui mettent le spectateur en contact avec le conflit à la date du... 10 novembre 1918. Ce dernier a quand-même le temps de découvrir une scène très intéressante. Le général Candy, aux prises avec un jeune officier de transports dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne met pas beaucoup de zèle à lui trouver un train, s’énerve :

  • « Dans cette guerre, j’ai vu des arsenaux sans munitions, des cuisines sans cuisiniers, des voitures sans essence. Il est donc normal de voir un officier de transports sans train. Sachez jeune homme que dans la Guerre des Boers ou en Somalie, on n’aurait pas toléré cetteinefficacité une seconde »

Et lorsque le général quitte la pièce, un soldat interroge le jeune officier :

  • « De quelles guerres parlaient-ils ?, la Guerre des Boers et la Somi machin. Jamais entendu parler »
  • « Des guerres ? Juste des promenades estivales ! ».

Comme le dit Candy dans son emportement, ces deux hommes, décidément, « ne parlent pas la même langue ». Derrière le conflit de générations ou de mémoires, ce sont encore une fois deux conceptions de la guerre qui se rencontrent, et s’opposent. Lorsque l’armistice – auquel Candy ne voulait pas croire la veille encore, est signé, c’est d’ailleurs de la victoire du droit dont il se réjouit. Le combat loyal, la guerre menée honnêtement ont triomphé des Allemands, qui ont eu le tort de bombarder des hôpitaux, couler des navires neutres, utiliser des gaz meurtriers...

C’est, dès ce moment du film, la question des malentendus de la victoire qui se trouve posée.

Ces malentendus, c’est désormais Théo qui va se charger, d’abord de les incarner, puis de les dénoncer. A son retour en Allemagne, il ne semble souhaiter qu’une chose : l’effacement de la défaite, par la reconstitution de l’Allemagne comme grande puissance. Mais ce sont des illusions perdues que Théo semble porter sur son visage et dans tout son corps lorsqu’il se présente, en novembre 1939, devant un employé des services de l’immigration britannique. Il lui explique pourquoi il a quitté l’Allemagne dès 1934, lui avouant : « J’ai mis huit mois à comprendre mon erreur ». L’employé répond :

  • « C’est long ! N’est-ce pas ? »
  • « Sans vouloir vous offenser, l’Angleterre a mis 5 ans »

Et dans un abandon total, qui marque une scène d’anthologie, Théo raconte son veuvage, et comment ses deux enfants sont devenus nazis ; l’acteur d’origine autrichienne Anton Walbrook (de son vrai nom Adolf Wohlbruck) incarne alors toutes les désillusions de l’après Première Guerre mondiale en Allemagne.

D’être ainsi désabusé va permettre à Théo d’offrir un dernier présent à son ami Clive : lui ouvrir les yeux sur le monde dans lequel il vit, et sur sa place dans ce monde. Peu après l’effondrement français de juin 1940, le général Candy, rengagé dans l’active pour ce nouveau conflit, subit ce qui ressemble fort aux « limogeages » de la fin de l’été 1914. Sous le choc, incapable de comprendre cette décision, Candy affirme : « Mais je connais la guerre ! ». Commence alors un échange avec Théo qui mérite d’être reporté presque in extenso :

  • « Je ne suis pas d’accord » lui dit-il. « Concernant l’effondrement de la France,  tu parles des méthodes déloyales des nazis. Tu dis que tu les méprises, que tu aurais honte d’être leur allié, que tu préfèrerais la défaite à une victoire remportée par de telles méthodes. Si tu acceptes la défaite juste parce que tu es trop honnête pour leur rendre la pareille, il n’y aura plus d’autres méthodes que les leurs »
  • « C’était pareil la dernière fois, et qui a gagné ? »
  • « Selon moi, vous n’avez pas gagné. Nous avons perdu. Mais vous avez perdu aussi. La morale vous a échappé. Parce que vous avez gagné, vous n’avez pas appris la leçon il y a 20 ans, et maintenant vous devez le faire. Ceci n’est pas une guerre de gentlemen. C’est pour votre vie même que vous vous battez. Et si vous perdez, il n’y aura pas de revanche l’an prochain, ni peut-être même dans les cent ans à venir. Ne te vexe pas que ce soit un étranger qui te dise cela. Mais qui peut mieux décrire une maladie qu’un ancien malade ? »

On découvre alors que ce film est aussi un véritable essai d’histoire immédiate, dans lequel se lisent en filigranes les analyses développées, avant-guerre, de l’autre côté de la Manche par un certain De Gaulle...

Comme l’écrit Bertrand Tavernier, Powell et Pressburger ont pris la liberté de «  tourner en pleine guerre un film, en principe de propagande, dont le héros est un officier anglais peu intelligent, brave mais borné, qui se trompe tout le temps et dont les supérieurs ne sont guère plus lucides ; baser tous les rebondissements du scénario sur les erreurs, l’aveuglement de ce personnage, souvent en retard sur l’Histoire  » (5) . C’est d’ailleurs sur l’un de ces retards que s’ouvre et se clôt le film. Eloigné des champs de bataille, le général Candy devient l’organisateur principal des home guards, les gardes nationales britanniques. Replacé à la une des médias, il attend avec impatience de prouver sa valeur lors du premier exercice proposé à ces gardes : la défense contre une invasion de Londres par les troupes ennemies, prévue à partir de minuit. Mais dès l’après-midi, le jeune officier qui commande les troupes qui doivent simuler cette invasion vient arrêter avec ses hommes le vieux général dans les bains turcs. « Nous avons utilisé les méthodes nazis ! Vive la brutalité et le culot ! » lance-t-il alors, comme une dernière invitation au peuple anglais à transformer sa vision de la guerre (le film, sur ce point, rentre tout de même bel et bien dans le champ de la propagande). Ce à quoi, complètement abasourdi, Blimp / Candy ne trouve qu’à répondre de manière pathétique (et drolatique pour le spectateur) :

  • « Mais la guerre commence à minuit ! »
Non, décidément : il n’y a pas que les Français pour être toujours en retard d’une guerre...

1 - Collection Institut Lumière, 2006. (retour au texte)

2 - Colonel Blimp. Le livret, p. 5-6. (retour au texte)

3 - Ibid., p. 9. (retour au texte)

4 - le 11 décembre 1899, dans l’Etat libre d’Orange, la charge menées par les soldats de l’armée britannique (notamment les troupes d’élite écossaises) est repoussée par les combattants Boers, équipés de fusils Mauser. On découvre alors la supériorité conférée à la défense par la puissance moderne du feu contre une troupe à découvert, surtout quand le bombardement préalable n’a été que peu d’efficacité contre des hommes enterrés dans des tranchées. (retour au texte)

5 - Lire sur le site de l’Institut Lumières son remarquable texte sur le travail de Michael Powell. http://www.institut-lumiere.org. (retour au texte)

 




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