Actualités & Agenda
Espace scientifique
Bibliographie
Charte
Espace pédagogique
Forum
A propos du
CRID 14-18











Collectif

de Recherche

International

et de Débat

sur la guerre
 
de 1914-1918








Joyeux Noël, Christian Carion, 2005

Une mise en scène des fraternisations qui prend pour point de départ la « trêve de Noël » 1914.  

Regard : André Loez

 

L’accueil critique du film, sorti en France le 9 novembre 2005, est assez unanimement mauvais. Sous la plume de Jean-Baptiste Morain des Inrockuptibles, on lit même que le film est « tellement abject qu'on soupçonne Carion d'être un provocateur surréaliste ». Parallèlement à ces lectures parfois très violentes, sur des critères esthétiques, le film a une réception mitigée chez les historiens, cependant qu’il rencontre un indéniable succès public : au 10 décembre, on comptait plus de 1.450.000 spectateurs en France.

 

A mon sens, si Joyeux Noël n’est pas un grand film, il ne mérite certainement pas tant d’opprobre. Un aspect particulier a attiré mon attention : l’équilibre linguistique et scénaristique du film, qui ne privilégie réellement aucune des trois intrigues qu’il entrecroise (avec quelques maladresses), et surtout qui ne donne la priorité à aucune des trois langues. J’y vois un des grands intérêts du film, qui permet de rompre les mécanismes habituels d’identification aux personnages en les mettant tous sur le même plan et en leur accordant un temps et une « valeur » de parole égale. J’y lis aussi une proposition esthétique et politique forte, qui va dans le sens d’une prise en compte de la commune humanité des combattants de 14-18 au-delà des différences nationales. Celles-ci ne sont pas gommées : elles apparaissent dans un prologue un peu simpliste, au travers de l’inculcation des stéréotypes nationaux à l’école, scènes qui ont le mérite d’esquisser la guerre dans le temps long de la construction des identités nationales.

 

Or les critiques sont dans l’ensemble particulièrement insensibles à cet équilibre linguistique fort et (à ma connaissance) inédit pour 14-18. Pour Frédéric Mignard (« àvoiràlire.com ») le film devient ainsi un « objet européen non identifié plus accessible pour le marché étranger ». De même, pour Jean-Luc Douin du Monde, il est même un « instrument de propagande européenne » (article du 9/11/2005 ; notons l’usage peu maîtrisé du terme de « propagande »). Enfin pour Jean-Philippe Tessé des Cahiers du Cinéma, « le vrai sommet international de cette Grosse Illusion ne se passe toutefois pas dans les tranchées, mais dans son plan de financement (…) que le film s’occupe de raconter, faute de mieux ». Ce cynisme me semble un peu déplacé, et manquer ce qui me paraît être au contraire profondément personnel dans le projet de Carion : une forme d’égalitarisme, naïf sans doute, mais non dénué de force et d’émotion. On peut, inversement, trouver particulièrement lourdes et redondantes les évocations religieuses, qui tendent à biaiser le sens des événements relatés en en faisant une trêve « chrétienne ».

 

En tant qu’historien, je suis partagé entre le réel intérêt que je trouve à la reconstitution (juste dans l’ensemble) des fraternisations, et à la force visuelle qui s’en dégage, et la gêne devant certaines exagérations. Comme on s’en rend compte en lisant dans Frères de tranchées (Perrin, 2005) l’enquête de première main de Rémy Cazals, le film mêle en un même espace-temps des scènes de fraternisations ayant eu lieu en des points et à des moments divers. Il y ajoute un personnage féminin hautement improbable, et un épisode absurde qui voit les soldats se réfugier dans la tranchée adverse, sur invitation des adversaires, afin d’échapper au bombardement.

 

Ces réserves faites, le film présente de manière fort juste nombre des gestes simples de la vie des combattants, et restitue bien, à mon sens, le trouble, l’inquiétude, la méfiance même qui subsistaient lors des épisodes nombreux d’accords tacites et d’accommodements entre adversaires. Il montre justement que ces moments ne doivent rien ou presque à un élan d’amour inconditionnel ou à une ferveur mystique, mais constituent des répits improbables, rendus possibles mais complexes et dangereux par la topographie du front, assez bien filmée. Il est en cela bien moins « consensuel » qu’on ne le lui reproche. Si cette lecture critique prévaut, c’est sans doute parce que, faute d’un scénario plus nerveux  et d’acteurs donnant plus de profondeur à leurs personnages (exception faite de Dany Boon s’inspirant du « Pannechon » de Genevoix et de Daniel Brühl, juste et inquiétant), Carion ne parvient pas à rendre assez net le scandale des fraternisations ; ou, plus exactement, à tenir l’équilibre juste entre la banalité et l’exceptionnalité des ces moments.

Sans doute ces épisodes du conflit se prêtent-ils moins à la dramaturgie que ceux d'une désobéissance durement sanctionnée par l'institution, la mise en scène de la justice militaire permettant à Kubrick ou Losey d'instruire en miroir le procès de la guerre. Privé de cette ressource classique, le film de Carion vaut par la restitution - souvent maladroite, parfois réussie, quelquefois touchante - des fraternisations, de leurs gestes ordinaires et de leurs instants intenses.




Contacter l'association
Retour à l'accueil
Contacter les webmestres