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de 1914-1918








La révolte kanake de 1917 au regard des archives de l’armée de Terre et de la Marine

Sylvette Boubin-Boyer


Conférence : Pacific History Association

Atelier : histoire et géographie de la Nouvelle-Calédonie

Nouméa, 7 décembre 2004

Notre thèse de doctorat de 3è cycle soutenue en 2001 à l’Université de Nouvelle-Calédonie ainsi que nos recherches actuelles portent sur la Première Guerre mondiale en Océanie et ce que nous avons appelé : « Les guerres de tous les Calédoniens » parce que, non seulement les citoyens français ont été mobilisés, non seulement, la Patrie a fait appel à ses volontaires indigènes partis sur les fronts d’Europe, mais une autre guerre s’est déroulée sur le sol calédonien, aux fondements plus anciens, aux structures archaïques pour certains de ses combattants et modernes pour les autres. En 1917, le gouverneur Repiquet a déclaré la ligne Koné-Tipindjé « front de guerre ». Soixante-quatorze hommes sont morts au combat. En outre, cette guerre a permis à 258 permissionnaires des fronts d’Europe de rester en Nouvelle-Calédonie, exactement 27% de ceux qui ont été mobilisés durant les quatre années de la Grande Guerre.

En métropole, la Première Guerre mondiale est vécue comme un événement fondateur ; en Nouvelle-Calédonie, ces événements permettent de réfléchir sur le rôle de l’État avec sa nouvelle façon de « penser les indigènes » dans la colonie, accompagné de l’utilisation d’un nouveau langage civique et de nouveaux concepts qui obligent les historiens à croiser les historiographies très différentes que sont « la guerre des Européens entre eux » en Europe et dans le monde et « la guerre des Kanaks contre le colonisateur français ». Pourquoi les historiens ne sont-ils toujours pas passés au récit de cet événement historique qu’est la révolte kanak de 1917 alors que nombreux sont les témoignages ethnographiques, linguistiques, géographiques, voire poétiques et littéraires ou cinématographiques de l’événement ? L’historien Frédéric Rousseau rappelait dans un récent colloque sur le Chemin des Dames (1) que pour faire de l’histoire, pour établir la véracité d’un phénomène, il faut compter, faire des proportions, donner des statistiques parce que le comptage permet l’analyse du mécanisme des erreurs… avant d’en faire un discours puis de produire un récit. Mais en Nouvelle-Calédonie, comment faire de l’histoire ? qui ? avec quels outils ? quel type d’histoire ? pour quels résultats ? …parce que les enjeux ne sont pas seulement scientifiques mais ce sont des enjeux civiques, des enjeux de vérités, des enjeux de « destin commun » (2).

Le champ historiographique de la recherche de la révolte kanake de 1917 qui doit être couvert n’est pas très vaste, c’est pourquoi il est nécessaire et possible de prendre en compte tout ce qui existe : les registres de matricules (de mobilisation des citoyens et de recrutement des tirailleurs indigènes volontaires), les journaux de marche, les récits autobiographiques (journaux et agendas), la correspondance, la presse, les rapports officiels, toute la bibliographie (3) … L’historiographie de la révolte dans la Grande Guerre est néanmoins actuellement surtout dirigée dans le sens de la mémoire orale des Kanaks. Ne peut-on pas évoquer aussi l’histoire des soldats, des supplétifs, des colons, du pouvoir politique, gouverneur et militaires ? En Nouvelle-Calédonie, déjà sous le coup du choc de la Guerre, toutes les communautés doivent supporter le choc de cette guerre intérieure. Mais chacun reçoit ce choc avec une appréhension différente, due à son identité culturelle de « colonisé » ou de « colonisateur » selon que l’on se trouve du côté des rebelles, du côté des colons ou de celui des militaires…

A partir de ces quelques réflexions, on voit comment les perceptions ont pu changer. Cachée derrière des préoccupations économiques ou politiciennes, l’histoire sociale et totale de la révolte de 1917 n’a jamais été véritablement entamée (4). C’est ainsi que, comme le rappelait Marc Bloch, le problème de la « légitimité de l’histoire » est plus sensible dans certains endroits comme c’est le cas en Nouvelle-Calédonie. Pour plagier ce noble précurseur : « Dire ce qu’est le métier d’historien (en Nouvelle-Calédonie), indiquer ce qu’est l’histoire et comment doit travailler un historien, ne relèvent pas seulement d’un problème intellectuel et scientifique » mais surtout d’un problème civique et moral : l’historien est un artisan qui doit faire preuve de conscience professionnelle et d’honnêteté. L’École des Annales préconisait que : « L’enquête historique doit se tourner de préférence vers l’individu ou vers la société ». Pour la révolte de 1917, c’est bien ce qu’ont fait nos prédécesseurs ethnologues, Maurice Leenhardt, Jean Guiart ensuite puis Geneviève Dousset-Leenhardt ou Alban Bensa, des linguistes comme Jean-Claude Rivière ou le géographe Alain Saussol, des poètes comme Dewey Gorode ou des metteurs en scène comme à Netchaot, il y a quelques années. Mais toutes ces contributions ne prennent pas suffisamment en compte le fait que la révolte kanake de 1917 se situe au cœur d’un événement majeur, la Grande Guerre.

En outre, ces publications sont parfois polémiques ou partisanes. Le temps écoulé a complexifié les relations entre l’histoire et la mémoire. Une distorsion existait déjà entre les témoignages contemporains, qu’ils viennent de Maurice Leenhardt et de ses natas, des missionnaires catholiques, des géomètres, des journaux ou de la population. Depuis, la mémoire s’est morcelée, rendant les témoignages recueillis depuis par Jean Guiart, Alban Bensa ou Alain Saussol, à considérer avec précaution, tant la mémoire est parfois déformée, parfois sélective voire manipulatrice. Faut-il prendre comme vérité absolue les constructions mémorielles souvent devenues anticolonialistes ou pacifistes, les utiliser comme sources tant elles ont évolué en une « victimisation » des colonisés qui s’inscrivent alors comme « tous victimes », y compris les tirailleurs engagés volontaires ? On ne considère alors peu ou pas du tout, les colons, ou seulement pour les étiqueter comme spoliateurs et on évoque encore plus rarement l’État, représenté par le gouverneur Repiquet et les militaires, pourtant présents à tous les instants. Ainsi l’historien de ces événements se situe encore actuellement dans la récolte des données sans laquelle il n’est pas possible de passer à l’explication historique et entreprendre l’histoire générale, comme le rappelait Michel Foucault.

Il est donc nécessaire que l’historiographie de la révolte de 1917 prenne place dans le cadre de celle de la Grande Guerre, dans celle du recrutement des tirailleurs kanak mais aussi celle de la mobilisation des citoyens français, tenus de quitter leurs propriétés sans oublier le cadre de l’État qui avait dotés ses représentants de nouveaux pouvoirs parfois exorbitants. En ce qui concerne les mobilisés, ont-ils réellement le sentiment de se battre pour la Patrie dans cette « France australe » qu’est la Nouvelle-Calédonie ? Mais pour quelle Patrie luttent-ils lorsqu’ils combattent sur les crêtes dans les hauts de Koné ou de Hienghène contre des Kanaks dont les « frères » se sont engagés volontairement et combattent à la même époque sur le Chemin des Dames ? Lorsqu’ils sont partis en France, les mobilisés ont-ils eu le sentiment d’être partis en guerre « pour rien » ? ce sentiment est-il venu après, qui expliquerait alors les manœuvres des permissionnaires pour rester dans leur île ? Toutefois, cette révolte est-elle vraiment une rupture ? ou une forme particulière de combat dans le combat général de la Grande Guerre ? Celle-ci a certes dérangé l’ordre social, a désorganisé, il faut alors trouver des solutions qui sont alors prises dans l’urgence puisque la guerre kanake a lieu alors que la la levée des tirailleurs pour un prochain départ est en préparation. En outre, depuis 1914, il y a eu réorganisation de la société coloniale pour servir cette guerre longue et complexe. Ainsi, la guerre a fait émerger de nouvelles pratiques comme les mesures d’hygiène contre les lépreux, les permissionnaires sont rentrés forts de nouvelles compétences en matière de tactiques et stratégie militaires, tout comme les nouveaux officiers ou sous-officiers des deux compagnies d’infanterie coloniale ou des marins du Kersaint, souvent blessés de guerre inaptes au front, combattent avec les acquis de leurs récentes campagnes. De plus, les Kanaks ne peuvent pas être considérés comme entrant dans une seule catégorie : parmi eux il y a les élèves des missionnaires, les natas, les engagés, les chefs… Une place doit être donnée à l’histoire sociale de tous ces « combattants hors normes » sur la Grande-Terre calédonienne qui représente un « arrière » de la Grande Guerre.

C’est pourquoi il est nécessaire de retourner aux documents contemporains qui n’avaient jusqu’ici jamais utilisés : les archives militaires conservées au Service historique de l’armée de Terre (SHAT) et au Service historique de la Marine à Vincennes (SHM) (5). Le guide des archives du SHAT édité en 2001, indique que les archives du Pacifique sont classées dans la série 12H (1872-1970). Il est surprenant de lire (p.123) « Les dossiers de Tahiti et de la Nouvelle-Calédonie commencent seulement avec le ralliement de ces territoires à la France Libre » car on trouve dans le carton 12H2 quelques documents émanant du Commandement supérieur des troupes en Nouvelle-Calédonie pendant la Première Guerre mondiale, qui ne sont archivées ni au Centre des Archives d’Outre-mer à Aix en Provence ni aux Archives de Nouvelle-Calédonie à Nouméa. Dans la série H « Pacifique », une sous-chemise « Révolte 1917 » contient des documents concernant deux périodes : « 27 mai au 28 juin 1917 » et « 24 août au 26 septembre 1917 ». Pourquoi seulement ces deux périodes ? Il s’agit de moments où l’intégrité du territoire a pu être mise en jeu, dans un premier temps, lors de l’assassinat des colons de la côte Est : il y a alors risque d’explosion totale dans la population que les forces militaires seraient largement insuffisantes pour contenir puis, en second lieu, lors de la décision du gouverneur de garder un certain nombre de permissionnaires au pays alors que ceux-ci ont reçu l’ordre de regagner la métropole via l’Australie, sans attendre l’arrivée d’un hypothétique navire français pour les rapatrier… Aux archives de Nouvelle-Calédonie se trouve le même type de documents pour les autres périodes, on en trouve aussi au centre des archives de l’outre-mer français à Aix en Provence. La règle veut également qu’aux archives de Vincennes se trouve classé ce qui est considéré comme « secret défense ». L’histoire officielle coloniale occulte souvent les phénomènes contestataires. La révolte kanake présente deux phases délicates dont les documents afférents sont au SHAT.

Il convient donc d’étudier l’appareil mis en place contre ces contestataires. Je prendrai l’exemple de la première série de documents qui correspond chronologiquement à la phase paroxysmique de la révolte, après les assassinats des colons de la côte Ouest (les Bousquet, Vouta), jusqu’au moment du massacre, le 16 juin, des colons libres du centre de Oué Hava sur la côte Est près de Hienghène : Henri et Clémence Grassin (et leur domestique javanais) et Ludovic Papin puis la mise en place de la répression qui s’ensuit.

Ces archives comportent un grand nombre de lettres ou de rapports du commandant supérieur des troupes du groupe du Pacifique, le chef de bataillon Durand au gouverneur de la Nouvelle-Calédonie, Jules Repiquet. Il y a aussi des rapports « très confidentiels » de l’adjudant-chef Durand, commandant le détachement de Koné, ou du chef de la section volante de Hienghène, Bécu ainsi que ceux du capitaine Sicard, commandant le groupe du détachement de la côte Est. Les réponses (du gouverneur, du commandant supérieur des troupes…) figurent parfois, souvent en marge ou en notes. On trouve aussi des rapports des brigadiers de gendarmerie ou des gendarmes, Chapdeville, Bouchet de Hienghène au gouverneur. On voit alors la mainmise du pouvoir exécutif sur la gestion des oppositions ou des contestations et la mise en place de mesures d’exception à l’image de ce qui se passe en métropole. Le gouverneur met en place un système de contrôle de la population. Il y a soumission à la guerre des libertés traditionnelles par le contrôle des déplacements, par la censure... On voit apparaître délation et dénonciations, véritable chasse aux sorcières comme les lettres de colons le montrent. On mesure les pouvoirs importants attribués au gouverneur « en temps de guerre » qui contrôle l’autorité militaire et rappelle fréquemment son nouveau statut aux officiers qui s’en étonnent parfois. Les décrets militaires ont force de loi et le conseil de guerre peut juger les révoltés, c’est la raison pour laquelle le gouverneur tenait tant à ce que le ministre des colonies entérine la notion de « front de guerre », ce que celui-ci n’a pas fait.

Depuis août 1914, il y a en réalité beaucoup de contestations des indigènes (à Maré, à Ouvéa, à Poindimié…) mais aucune ne prend l’ampleur de l’action menée depuis Koné à partir d’avril 1917. Les lettres de colons, Deruelle de Ponérihouen, Maillet, soldat protestant de Houaïlou, mobilisé pour la circonstance, montrent l’état d’esprit de la population tant européenne que kanake. Peut-on aller jusqu’à dire que la révolte est une sorte de catharsis pour l’État représenté par le gouverneur ? sans aller aussi loin, elle l’est pour les colons et les militaires. Il est un moment où, en Nouvelle-Calédonie se lève le refus de la coercition État/autorité militaire, s’affronte directement le clivage entre le Pouvoir et « les masses populaires ». Pour employer un langage un peu démodé, ces documents sont le reflet d’une culture des « patriotes à outrance » opposés aux « masses colonisées ».

En Nouvelle-Calédonie, les effets de la guerre n’ont pas été immédiats. Les répercussions ont d’abord des enjeux économiques essentiellement sur les exportations minières, puis viennent les répercussions humaines par la mobilisation et le recrutement. Les tensions de la colonisation sont alors réactivées. Le gouverneur s’engage personnellement dans le recrutement des tirailleurs. La ponction sur la population totale locale vers le front n’est pourtant pas très importante en chiffres absolus : 8,48% pour les Blancs (1025 hommes sur 11403) et 5,39% pour les indigènes (1078 hommes sur 27580) mais elle entraîne violence et coercition des deux côtés : on compte autant de déserteurs ou de fuites dans les deux communautés, pourtant le chiffre le plus bas de tous les combattants français (5 déserteurs citoyens français mobilisés mais 27 condamnations diverses, 17 tirailleurs kanaks déserteurs). Dans la colonie, on constate une nette dégradation des conditions de vie dans toutes les communautés (la misère due au chômage, des épidémies de peste à deux reprises, la prophylaxie nouvelle contre la lèpre). Rumeurs, actes de provocation et morts d’hommes vont souffler le vent de la révolte pendant environ un an. Guerre d’« indigènes » contre « blancs » : la révolte fonctionne comme une affirmation de tensions pas vraiment nouvelles. En effet, les archives militaires le révèlent aussi dans d’autres cartons qui traitent des actions de pacification menées pratiquement tous les ans depuis la prise de possession de la Nouvelle-Calédonie en 1853. Désorganisation de la vie sociale entre blancs et indigènes, de la vie coutumière en milieu kanak, la Grande Guerre donne l’opportunité de mettre à jour les oppositions entre colons et indigènes en faisant rejouer les tensions coloniales. Les différences entre communautés s’exaspèrent. Mais parallèlement, se révèle l’affirmation des élites sur le contrôle social : la toute puissance du gouverneur, du Conseil Privé et du Conseil général, de l’Évêque... Plus tard, le gouverneur donne des possibilités de négociation (l’aman dont la connotation est politique) pour rendre viable les redditions des rebelles, tout comme du côté des Blancs, il offre à certains permissionnaires la possibilité de ne pas repartir au front : c’est une soupape de protection en même temps qu’une nécessité de garder le nombre d’hommes suffisants pour maintenir l’ordre dans la colonie. Par ailleurs, dans tous les documents qui se trouvent dans le carton d’archives au SHAT, on compte et on décrit : les hommes en place, les villages et les plantations vivrières détruits, les cases incendiées, les kilomètres parcourus, les forts installés, les dépenses engagées, les blessés, les morts …

Les archives de l’armée permettent à l’historien de s’inscrire dans la longue durée et de mettre en perspective avec le passé : 3 ans de guerre, 60 ans de colonisation. Chaque communauté va exalter soit le nombre de Kanaks tués, soit celui des colons massacrés, dans la construction d’une identité propre… Les permissionnaires apportent les formes banales de la guerre, une culture de guerre avec une visée différente, défensive, ils ont une culture d’exception qu’ils mettent au service d’une situation qu’ils considèrent à la fois comme récurrente et comme nouvelle. Il est nécessaire d’analyser le vocabulaire ( sergent, caporal, capitaine, lieutenant), la terminologie (patrouilles, consignes, exercices de commandement, sentinelles…), l’alliance des techniques pratiquées ( l’emploi de la mitrailleuse, la guérilla, les pratiques de sorcellerie), les croquis des théâtres d’opérations (itinéraires des colonnes de répression à Koné, itinéraires des patrouilles des gendarmes à Hienghène, plans de fortins), ou les tableaux (de soldats, de tirailleurs, de supplétifs, de travail journalier, d’armes et de munitions) ce qui permet d’éviter l’anachronisme : on est bien là dans une classification de guerre malgré la localisation coloniale. En s’attachant à l’étude des sens, à la sémantique historique, l’historien se débarrasse de la « superstition de la cause unique » suivant en cela Marc Bloch qui ajoutait : « la vie, donc l’histoire, est multiple dans ses structures, dans ses causes… » Un pas est franchi vers une histoire totale de la révolte kanake de 1917 au sein de la Grande Guerre.

Les documents de la sous-chemise du SHAT montrent les écarts entre les représentations qui provoquent des malentendus chez ceux qui les lisent comme le montre une longue lettre d’un caporal dans le détachement d’Amoa, le Père Rouel qui écrit au commandant supérieur des troupes. Cette missive se trouve aussi aux archives de l’archevêché mais elle prend un autre relief au sein de cet ensemble de documents. Datée du 18 juin, deux jours après l’assassinat des colons de Oué Hava, cette lettre a « un caractère purement privé » et est écrite, non par le caporal mais par le « prêtre missionnaire ». Il rappelle qu’il est au sein du contingent d’Amoa « pour rallier les indigènes catholiques mais que son action est contrecarrée par l’attitude du chef du détachement » dont il ne cite jamais le nom sur les sept pages qu’il écrit. En métropole, une telle lettre lui aurait valu le conseil de guerre et la qualification de « mutin ». Au delà des faits énoncés, on discerne le profond antagonisme entre le pouvoir militaire incarné par des « petits chefs » qui ne comprennent rien au milieu humain et n’en veulent rien savoir et le pouvoir religieux, élément profondément intégré au monde indigène et seul à en avoir une connaissance à partager avec un pouvoir politique alors bien embarrassé de cette situation. Le racisme du chef de détachement transparaît envers aussi bien les tirailleurs kanaks sous ses ordres, que les indigènes des tribus alliées ou que les révoltés mais aussi contre ces insulaires que sont les Calédoniens d’origine européenne, souvent issus du bagne. Interprétation à nuancer éventuellement, on voit alors que le père Rouël n’a pas saisi «  la situation de guerre », que l’armée n’est pas dans une logique de simple maintien de l’ordre ou de pacification mais dans une logique de combats, une logique de guerre avec des ennemis en face d’elle. Cette situation révèle à quel point la guerre fait toucher du doigt le degré de dépendance du militaire professionnel à l’État… En filigrane des correspondances, la guerre laisse entrevoir qu’elle est un moment exceptionnel qui exacerbe ce que les acteurs voient moins bien le reste du temps.

En outre, lettres et rapports nombreux vont permettre d’avoir une image autre du chef Doui Bouarate de Hienghène, le « chef régent Doui », comme le nomme l’adjudant Bécu. Les documents du SHAT donnent de l’homme des descriptions venant à la fois des Blancs mais aussi de Kanaks. Ce chef de la tribu la plus nombreuse de la Grande Terre, qui fournit la plus grande part de l’impôt de capitation et le plus grand nombre d’engagés auprès des colons, est issu d’une lignée contestataire, alliée autrefois des Anglais, et ne laisse personne indifférent. Vérités, mensonges et rumeurs courent sur lui. Le dossier conservé au SHAT est sans doute le plus complet, offrant des informations croisées sur ce chef dont nul n’a pu dire s’il était réellement ami ou ennemi des Français.

Il importe aussi de lier l’étude des morts à celle des vivants : qui étaient les colons assassinés ? Qui était Henri Grassin ? un colon qui a aidé à l’arrestation du chef Thiéou de Oué Hava… Qui était Doui ? un manipulateur considéré comme traître par les siens… Lié à la colonisation, le climat humain de la région touchée par la révolte est déterminant et cette étude montre qu’un phénomène historique ne s’explique jamais pleinement en dehors de l’étude de son moment.

Pour interpréter les documents il a fallu observer, analyser le paysage d’aujourd’hui car lui seul donne les perspectives d’ensemble dont il est indispensable de partir : grâce aux croquis laissés par les responsables militaires des opérations, l’historien se fait marcheur, devoir bien agréable dans cette région de Nouvelle-Calédonie où l’accueil du voyageur est toujours amical. Mais là aussi, on se heurte à l’impossibilité d’observer les faits soi-même : les indices sont faibles dans la brousse tropicale qui dévore en peu de temps ce qui a été.

Les traces, ce sont donc les rapports des témoins que l’on trouve dans le dossier du SHAT et qui nous laissent pénétrer dans leurs mentalités. Toutefois, les textes, les documents ne parlent que si l’on s’efforce de retrouver le contexte permettant de les interroger. Ainsi, la société calédonienne de l’époque est une société très imprégnée des valeurs militaires (premiers gouverneurs militaires, colons anciens militaires démobilisés, présence de l’armée coloniale, du bagne…) : chaque historien voit donc ce qu’il estime naturel de voir et son jugement prend une valeur documentaire particulière dans une atmosphère sociale particulière.

L’historien ne doit pas non plus se laisser prendre aux fausses nouvelles que la Grande Guerre a portées. La société calédonienne, insulaire, coloniale, appartient à ce « type de société sujette à croire non ce que l’on voit en réalité mais ce qu’à l’époque on estimait naturel de voir. » (M. Bloch). Les rapports de militaires sont comme les lettres des témoins, prêtres, colons, directeur de société minière : le renseignement s’y distingue parfois mal du racontar. Si le brigadier, l’adjudant, le capitaine est tenu à un certain détachement, il n’en est pas exempt de sentiments humains. Il privilégie parfois ce que lui ont raconté ceux qu’il estime digne de foi, négligeant les autres. Il cherche parfois à se faire valoir. Et puis, il n’est pas toujours préparé à lire et interpréter correctement les noms de personnes, de lieux... Si ces sources narratives sont un secours précieux pour le chercheur, elles ne sont pas exemptes d’erreurs ou de mensonges. Pourtant, l’historien sait que la déformation, si elle existe, n’a pas été conçue pour la postérité, il doit donc s’interroger sur les façons de vivre ou de penser particulières à l’époque où les témoignages ont été écrits.

Quelles sont les raisons qui peuvent amener à mentir ? Nous citerons l’exemple de la disparition de Clémence Grassin après l’assassinat de son époux et de Ludovic Papin. Disparue le 16 juin 1917, elle est recherchée pendant 18 jours avant que son corps, revêtu d’une jupe à carreaux gris soit découvert, le 3 juillet, dans une caférie à 300 mètres à peine de sa maison. Or, le 25 juin, le gendarme Bouchet de Hienhène a fait un rapport au procureur de la République et au commandant supérieur des troupes dans lequel il rapporte la déclaration du soldat tahitien Manua a Huitoofa, corroborée par deux autres soldats tahitiens qui auraient vu, le 18 juin, Madame Grassin marchant en robe blanche sur la rive opposée de la Oué Hava, à 1 km de chez elle, en compagnie de deux indigènes. Selon lui, les soldats n’auraient pu traverser la rivière, trop large et trop profonde pour la secourir ! Or qui est déjà allé par là sait que le creek est rarement à ce point impraticable. Le soldat calédonien Letocart aurait donné l’ordre de ne pas tirer sur les Kanaks car « il y avait des Européens qui risquaient d’être tués ». Ce témoignage invraisemblable pose question. Il est vrai que souvent, des erreurs de la perception se compliquent d’erreurs de la mémoire car beaucoup d’événements n’ont pu être observés que sous le coup de violent trouble émotif ou par des témoins incapables de s’attacher à l’essentiel. En effet, la faculté d’observation n’est pas la même pour tous, elle dépend de l’atmosphère sociale, l’erreur est presque toujours orientée d’avance, elle devient comme le miroir où la conscience collective contemple ses propres traits, ce qu’on estime naturel de voir, ce que Marc Bloch exprime ainsi : « Accepter complaisamment une illusion c’est commode : la rumeur fut crue parce que il était utile de la croire. » Ainsi, les chroniques des gendarmes et des militaires rapportent des rumeurs qui représentent la trame normale de la vie habituelle en brousse. Ces archives nous replacent bien au sein de la période de la Grande Guerre, féconde en fausses nouvelles, lors de laquelle un rôle nouveau de la propagande et de la censure est apparu, suscitant un renouveau prodigieux de la tradition orale puisqu’on ne croit plus à ce qui est écrit. Mais les témoignages ne parlent que lorsque l’on sait les interroger et il faut également voir les similitudes avec les témoignages voisins. Ainsi, les mensonges des soldats sont à mettre en parallèle avec ce qu’en dit le Père Rouël du manque de professionnalisme et de conscience des sous-officiers et le peu de considération du commandant supérieur des troupes à l’égard des gendarmes.

Le site des archives militaires de Vincennes renferme également une autre source de renseignements au Service Historique de la Marine où l’on peut lire les rapports du commandant de l’aviso Kersaint, envoyé par le gouverneur seconder les troupes à terre dans la région de Tipindjé. Les commandants de navires de guerre ont obligation d’envoyer des rapports détaillés de leurs missions en mer ou à terre au ministre des Colonies. Selon la personnalité du rédacteur, certains de ces rapports fourmillent d’indications précieuses : descriptions de personnes, de lieux, de faits et d’analyses d’événements. Le commandant Bouju expose donc comment il a obéi aux instructions du gouverneur du 20 juin au 3 juillet, en allers et retours entre Thio, Tipindjé, Touho et Tao sur la côte Est de la Grande-Terre. Il décrit l’usine de Tao et les inquiétudes du chef d’exploitation, le concours apporté par l’enseigne de vaiseau Carrique et trente marins au capitaine Sicard à Tipindjé et en conclut que « le mouvement s’étend ».

Il existe également au SHAT, les dossiers des militaires en poste pendant la révolte. Leur consultation nous apprend que des médailles, des promotions ont suivi la participation à la répression de la révolte et les citations sont sans ambiguïté, le ministre estime bien à ce moment là qu’il s’agissait d’opérations de guerre. Par ailleurs, aucun d’entre eux n’a été poursuivi pour brutalités, exactions, destructions de biens… comme le permet la logique de guerre dans laquelle s’inscrit leur action.

Ainsi, la consultation des archives militaires permet à l’historien de ne pas s’en tenir à une histoire militaire coloniale de spoliations, de crimes et de massacres. La révolte kanak de 1917 est un « moment », une cristallisation dans la « longue durée » qu’est d’abord la guerre, ensuite la colonisation. Il sera vain de chercher la Vérité sur la révolte de 1917 dans les archives militaires mais le chercheur y trouvera à compléter les autres sources. Analysée, comparée à d’autres, cette vérité sera un pas pour une histoire sociale, une histoire totale de cette guerre locale emboîtée dans celle de la Grande Guerre. La mémoire de la révolte kanake propose du sens à celui qu’a eue la guerre. L’historien, à l’aide d’autres documents, peut aller plus loin : la fin de la révolte apporte-t-elle des changements ? de nouvelles situations ? …pas vraiment dans l’immédiat mais l’événement est porteur de modifications qui se mettront en place dans la décennie suivante (Nouvelle Politique Indigène à la suite du rapport de la mission d’inspection Bougourd). La révolte aura donc créé une situation de véritable prise de conscience par l’État du sort des indigènes calédoniens. Des Européens (prêtres, anciens combattants, rares colons…) modifient en eux l’image de l’Autre, le Kanak, qu’ils avaient. La disparition du régime de l’Indigénat en 1946 et l’entrée dans la citoyenneté des Kanaks n’empêche pas d’autres formes de révoltes dont les « événements » des années 1980 sont les formes les plus visibles. Les rapports ainsi établis entre passé et présent, la prise de conscience devient une façon légitime d’entrer dans l’histoire, dans une recherche de la vérité historique dont on avait plus ou moins consciemment voulu nier l’existence.

La plongée dans les archives militaires donne ainsi l’opportunité de réfléchir à ce qu’il convient de faire de toutes ces informations dont seuls quelques spécialistes possèdent des pans. Des historiens spécialistes de la Grande Guerre militent pour une véritable histoire sociale et totale de la Grande Guerre, ce qui inclut donc la Nouvelle-Calédonie et toutes les formes que la guerre a pu y prendre. En ce qui concerne la révolte de 1917 sur la Grande Terre calédonienne, il est temps de s’atteler à un travail en équipe où ethnologues, linguistes, écrivains et historiens pourront croiser les mémoires et les archives pour faire le récit de ces événements, ce qui débouchera enfin sur une histoire commune à tous les acteurs. L’histoire ne doit pas rester prisonnière de la mémoire qui a été offerte de la révolte de 1917. Marc Bloch enseigne que l’historien a pour premier devoir d’être sincère : est-ce possible en Nouvelle-Calédonie, honnêtement et difficilement ? Le croisement de cette histoire plurielle, des « histoires », fera ressortir l’authenticité des gens simples et sincères, Calédoniens, militaires, travailleurs engagés et Kanaks, noyés alors dans la masse et la coercition des événements de la Grande Guerre. Une telle entreprise aidera-t-elle à mieux vivre, à exorciser les fantasmes ? L’histoire cessera-t-elle d’être une science dans l’enfance en Nouvelle-Calédonie où comme le disait Seignobos « il très utile de se poser des questions, mais très dangereux d’y répondre. » (6)  ?

(1) « La Grande Guerre Pratiques et expériences », 12-13 novembre 2004, Craonne-Soissons (Aisne).

(2) Référence aux «Accords de Nouméa » de 1998 qui fixent un objectif de « destin commun » aux communautés composant la population de Nouvelle-Calédonie.

(3) Voir BOUBIN-BOYER Sylvette, De la Première Guerre mondiale en Océanie Les guerres de tous les Calédoniens, thèse de doctorat, Septentrion, 2003, 877 pages.

(4) A l’exception des travaux « d’histoire du temps présent » présentés par le pasteur Maurice Leenhardt (voir la bibliographie dans la thèse Boubin-Boyer De la Première Guerre mondiale en Océanie ).

(5) Regroupées au fort de Vincennes au sein d’un seul service : “Archives de la Défense nationale » depuis le 17 janvier 2005.

(6) Cité par Marshall Sahlins, Anthropology Today, 2004.

 




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