Cubaynes, Jules (1894 – 1975)

Camins de guèrra 1914 – 1919

1. Le témoin

Jules Cubaynes est en 1914 un jeune séminariste originaire de la région de Lalbenque (Lot). Classe 14, versé dans l’auxiliaire pour des problèmes de vue, il est d’abord affecté à diverses missions dans l’Aveyron et le Lot, puis il finit par se porter volontaire pour la zone des armées. Devenu secrétaire de bataillon avec le 124e RIT, il y fait toute la guerre, essentiellement en Lorraine, jusqu’en 1919. Sans reprendre le séminaire, il est ordonné prêtre en 1923 et dessert la commune de Concot de 1938 à sa mort en 1975.

2. Le témoignage

Roger Lassaque a publié le journal de guerre écrit en occitan de Jules Cubaynes « Camins de guèrra » aux éditions de l’IEO d’Ôlt (2017 et 2020, 365 pages). Il s’agit d’une édition bilingue qu’il a traduite et préfacée. R. Lassaque précise qu’il a normalisé la graphie de l’occitan de J. Cubaynes, mais pas le vocabulaire car « sa richesse procède de sa diversité ». Le but de sa traduction est double : livrer l’œuvre aux non-occitanistes (et donc pour nous, aux amateurs de témoignages « Grande Guerre »), mais aussi permettre à ceux qui étudient la langue d’enrichir leur vocabulaire.

3. Analyse

Auxiliaire multi-missions

Le jeune séminariste est incorporé à Bédarieux en décembre 1914 ; il y effectue sa formation militaire initiale, mais en mars 1915, avec un œil est presque complètement défaillant, il est classé dans l’auxiliaire. Il remplit alors diverses tâches : surveillance de prisonniers civils à Millau (camp de concentration) ou travail dans un bureau de la Sous-Préfecture de Saint-Affrique. Il apprécie beaucoup la région (p. 18) : [avec autorisation de citation] « Mon premier séjour à Saint-Affrique fut comme un éblouissement : petite ville tout à fait méridionale, campagnes attrayantes, promenades délicieuses, en rivière (la Sorgue) et parfois par les collines et les talus (…) », on est ici loin de la sombre Argonne ou de l’humide Artois. Il part ensuite à Decazeville surveiller des P.G. allemands, trimardeurs à la gare pour les usines métallurgiques ; se disant usé par le bruit et le manque de repos (les usines ne s’arrêtent jamais), il demande et obtient son affectation pour la zone des armées.

Affecté au 124e RIT, il part en Lorraine en juillet 1916 pour occuper un poste de secrétaire. À Noviant, derrière Flirey, il reçoit le baptême du feu, mais les obus restent rares, et ces postes de l’arrière ne commencent à être réellement exposés qu’à la fin de 1917 avec le développement du bombardement aérien.

Bénaménil (Meurthe-et-Moselle)

Le centre du récit de Jules Cubaynes se situe autour de ce petit village-rue lorrain, où sa compagnie territoriale arrive le 9 septembre 1916, pour former, avec son commandant, un bureau de cantonnement. Il va y rester plus d’un an.

Le bureau du commandant, avec ses six employés (3 RAT et 3 auxiliaires), est d’abord abrité dans une tente Adrian. Après travaux, tout le personnel déménage dans une maison plus pratique (p. 94) : « Nous traversâmes comme des gens expropriés ou des métayers changeant de ferme, tout le village. » L’auteur a une activité composée de beaucoup d’écritures (p. 82) « fastidieuses, étant donné qu’elles étaient la plupart du temps difficiles. J’avais, heureusement, pour raison de service, à faire de longues et fréquentes sorties ; et l’un faisait passer l’autre. » Ses fonctions l’obligent à de fréquents déplacements, aller au courrier, transmettre des messages, missions répétées aux extrémités de ce village tout en longueur. Il raconte que les officiers (p. 152) « se faisaient de fausses permissions exceptionnelles et venaient fureter dans les tiroirs du commandant, à la recherche de sa « griffe », dont je me gardais d’indiquer la cachette ». Il occupe ses loisirs en fréquentant les offices à l’église, et en promenades et travaux littéraires : il traduit en occitan une partie des Géorgiques, ainsi que le Quatrième Évangile (p. 168) « ce travail m’avait permis de vivre quelques bonnes heures de plaisir. » Séminariste, il apprécie la Lorraine catholique, et la proximité d’esprit qu’il retrouve avec les inconnus rassemblés dans la petite église. Il rencontre l’hostilité d’un lieutenant qui veut débarrasser le bureau de la « curetaille », mais le conflit est aplani, et s’il n’est pas prosélyte, notre auteur se réjouit avec malice de voir son bon copain protestant aller à la messe avec lui, faute de service évangélique. Un des hommes du secrétariat est désigné comme mécréant et blasphémateur, mais c’est d’abord comme alcoolique sans limites qu’il est détesté par toute l’équipe. Du reste, l’auteur n’est pas bégueule, puisqu’il pratique la traditionnelle fraude à la permission (décalage d’un jour au départ et à l’arrivée) et qu’il lève le coude avec les autres : par exemple, le 14 juillet 1917 : champagne pour tout le monde, et après cela (p. 138) : «un fotral de cigare, que fumèri, ieu que fumi pas, « a la santat de la Marianna » (un foutu cigare, que je fumai, moi qui ne fume pas, « à la santé de la Marianne. »)

Une famille d’adoption

Les six hommes du secrétariat doivent aller manger la soupe debout, dans un préau, à l’autre bout du village, et avec le vent glacial, la maîtresse de maison de la ferme adjacente au bureau, choquée par cet inconfort, invite d’elle-même l’équipe à prendre ses repas dans sa cuisine. On leur désigne dans la grande pièce « pavée comme une église », une petite armoire pour y ranger leurs ustensiles, et on agrandit la table avec des tréteaux. L’auteur décrit alors la bienfaisante chaleur du foyer, en cet hiver 1917, qui réunit tous les soirs la famille Antoine (Prosper le patron, Maman Céline, la fillette Mathilde et le petit Charles) et l’équipe du secrétariat. La complicité s’établit, et l’ambiance est enjouée (p. 110) « nous retrouver dans cette douce intimité, en sortant de notre vie militaire pesante, était pour tous une chose précieuse et de grand prix. » Comme il est le plus jeune, les enfants ont tôt fait de fraterniser, et il bavarde et se promène avec eux, avec une grande complicité.

Le départ de Bénaménil est difficile, au bout de quatorze mois, comme en témoigne cet extrait assez long mais significatif (p.190) « je passe un accord spécial avec Mathilde : je lui écrirai comme j’écris à son amie lointaine, Odette, ma nièce ; nous nous serrons les mains avec ces braves gens, en donnant à nos voix un ton ferme et assuré et, dans nos paroles, un semblant d’indifférence à tout ce qui arrive. « Il fallait bien s’y attendre ! ». Les enfants, eux, nous les embrassons tous les deux et il y a de grosses larmes dans le bleu de ces petits yeux. Nous, nous faisons le nécessaire pour cacher les nôtres parce qu’il ne convient pas que pleurent les soldats… Mais c’est comme amis qu’en ce matin froid et nimbé de brouillard, nous passons le seuil de cette maison bénie qui, un si long moment, nous avait recueillis et qui nous avait été si douce, un peu comme si elle avait été notre maison. » Certes sa situation d’auxiliaire est atypique, et notre auteur ne dit presque rien de la première ligne ou des combats, mais non, décidément, on chercherait vainement ici des traces d’une « brutalisation », un temps à la mode dans les analyses historiques.

Mouvements en 1918

J. Cubaynes est plus mobile ensuite, passant par Lunéville et Nancy, jusqu’aux offensives allemandes du printemps 1918. Il fait à cette époque connaissance avec les bombardements aériens (Étrée, Francière) qui font souvent des victimes, mais le danger est aussi ailleurs (juin 1918, p. 262), quand toute sa compagnie est logée dans une unique grange à Chevrière (Oise) ; il y a 30 vaches en dessous, et on ne peut y monter à l’échelle que par deux ou trois ouvertures étroites : « Et nous voilà, deux cents hommes, dont beaucoup étaient à moitié soûls, et tout cela dans la paille avec leurs briquets, allumettes, pipes, cigarettes et chandelles pendus aux voliges de la toiture, de quoi nous brûler tous, tout vifs. Notre Seigneur, pour sûr, nous protégeait… ». Il reste à Meaux jusqu’à l’Armistice, puis arrive à Dieuze. Il décrit de nouvelles activités de secrétariat, non sans mentionner une visite éclair entre deux trains à Bénaménil chez les Antoine (p. 344), rencontre surprise pleine de chaleur et d’évocation de bons souvenirs.

Durant l’été 1919, il parcourt les fermes de la région de Castel-Salins, pour inventorier et régulariser les saisies paysannes de matériel militaire allemand (génie), en attendant sa démobilisation en septembre.

Donc un témoignage en occitan édité et traduit pour son intérêt linguistique, mais aussi un bon éclairage sur la vie à l’arrière du front, au service des étapes, avec un jeune homme aimant les gens, les enfants et la nature. Lorsque je l’ai contacté (mai 2024), le traducteur Roger Lassaque m’a précisé avoir rencontré plusieurs des neveux et nièces de Jules Cubaynes, lesquels avaient tous évoqué «sa gentillesse et son humanité ».

Vincent Suard, mai 2025

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