Auvray, Lucien (1896 – ?)

  1. Le témoin

Né le 8 août 1896. Il n’est encore qu’étudiant quand il part pour l’armée le 12 avril 1915 comme 2e classe d’infanterie. Il rejoint son régiment, le 82e RI, à Montargis. Le 20 mars 1916, il est intégré au 119e RI, qui se trouve alors à Verdun, où il restera jusque janvier 1917 (un passage dans le secteur de Saint-Mihiel entre novembre et décembre). Auvray sert comme 2e classe pendant deux ans avant d’être nommé caporal, le 28 mai 1917. Fin mars de cette année, il arrive sur le Chemin des Dames. Son régiment fait partie de l’armée d’exploitation et de poursuite du général Duchène. Il ne sera pas engagé le 16 avril (attente près de Fismes, marches et contre-marches). Du 19 avril à la fin du mois de mai, il effectue des marches et manœuvres dans la région de Château-Thierry. Le 30 mai, il note une impression de malaise mais affirme que tout est calme au régiment (ne dit rien sur l’entrevue de Tigny par exemple). Il participe aux combats de juin et juillet (secteur Ailles-Paissy) : « Comment est-il possible que nous soyons encore en vie, ce jour, à bien peu, il est vrai ? » (p.105). Son régiment part ensuite dans la Somme, dans le secteur de Saint Quentin. Promu sergent puis chef de section en mars 1918, il est dirigé sur un centre d’élèves-aspirants à Issoudun. Il retourne aux armées le 17 octobre 1918 et participe à l’offensive finale. Rendu à la vie civile après 4 ans et ½ de service (démobilisé en septembre 1919), il partira vingt ans plus tard, comme capitaine au 113eRI. Pendant les deux guerres, il aura passé 11 ans et demi sous l’uniforme. Il sera fait lieutenant-colonel honoraire d’infanterie.

Après la Première Guerre mondiale, Lucien Auvray doit s’occuper de sa santé pendant trois ans (effets retardés d’une intoxication au gaz ?), et reprend sa licence de droit pour intégrer la cour d’appel d’Orléans comme avocat, début 1924. Il est l’auteur d’un autre ouvrage : Du désastre à la victoire. Souvenirs de guerre de 1939-1945, La Pensée Universelle, 1980.

2. Le témoignage

Les souvenirs de Lucien Auvray ont été rédigés tardivement, à partir de ses carnets de route, et publiés sous le titre : Sous le signe de Rosalie. Souvenirs d’un garçon de 20 ans. Guerre 1914-1918. Verdun – Chemin des Dames et la suite, Orléans, 1986. La publication de ses souvenirs procède de la volonté de l’auteur de rétablir une vérité qu’il pense bafouée : « Si j’ai envisagé de les faire éditer c’est que, révolté par la fantaisie, les erreurs grossières et la partialité de certains commentateurs mal informés ou de mauvaise foi, j’avais entendu apporter un témoignage vécu sur la dramatique aventure de certains régiments d’infanterie… » (p.7-8).

3. Analyse

Témoignage intéressant, notamment pour Verdun et le Chemin des Dames.

Lucien Auvray a repris ses carnets en insérant, par endroits, des remarques et réflexions générales, formulées a posteriori, qui sont toujours clairement signalées comme ajout au texte original. La chronologie est suivie, quelquefois troublée par des sauts et allers et retours que s’autorise l’auteur, et la prise de notes est très régulière. Auvray nous livre un riche témoignage sur son expérience au front, aussi bien d’un point de vue « événementiel » que d’un point de vue plus intime. L’auteur met une application particulière à mieux faire connaître le fantassin au lectorat civil et ses souvenirs abondent de détails pratiques ou techniques. Doté d’une bonne instruction, le style est fluide, et les observations sont attentives et fines. Auvray ne s’interdit pas les critiques à l’encontre de l’armée et du commandement, au contraire, et livre ses impressions de soldat et les leçons tirées de son expérience.

Notons quelques points intéressants de ce témoignage :

–  Lucien Auvray est de ces hommes qui préfèrent se porter volontaire pour les coups de main plutôt que de subir sans pouvoir riposter. Plus qu’une haine prononcée pour l’ennemi ou le désir d’assouvir une pulsion meurtrière, l’auteur invoque le motif suivant : « Encaisser sans riposter est démoralisant, aussi je me suis fait inscrire volontaire pour être du groupe de patrouilleurs » (p.45). Il intégrera par ailleurs un des groupes francs constitués pour mener des coups de mains.

– évoque des moments de « trêve tacite », dans le secteur de Saint-Mihiel, en novembre-décembre 1916 : « Il m’a été dit qu’avant notre arrivée, entre ce dernier ? trou français” et celui des Allemands (de l’autre côté) s’était instaurée une espèce de trêve et même de modus vivendi » p.57.

– martèle un réel agacement face à l’incompréhension des civils à laquelle il est confronté à l’occasion des permissions. En décembre 1916 par exemple, il note : « Le fossé se creuse entre l’avant et l’arrière là on s’installe confortablement dans la guerre ; sauf famille heureuse de retrouver les siens, l’accueil des permissionnaires est désinvolte ; formule rituelle, un tant soit peu goguenarde de bienvenue » (p.59). De même, il s’emporte contre la propagande de l’arrière « stupidement faite » (p.99) et ne cache pas une certaine amertume à l’encontre des ouvriers travaillant dans les usines de l’arrière.

– fait partie des auteurs qui réfutent l’alcoolisation des hommes avant l’assaut. Pour lui, la consommation d’alcool vise avant tout à soutenir les hommes dans les moments d’effort et d’inconfort : « L’eau-de-vie, distribuée avec une certaine générosité lors des grandes épreuves, en période d’efforts surhumains, d’attaques et de contre-attaques, sous des intempéries (plus que déplaisantes : pluie battante, neige ou grand froid, quand le sol semblait vous aspirer) était la bienvenue. De mauvais esprits ont tenté d’accréditer ce mensonge, que sa distribution était un moyen pour doper les hommes, les enivrer au moment de les jeter à l’assaut. Personnellement je n’en ai jamais vu administrer  l’instant de sauter le parapet ; d’ailleurs, avec les tirs de contre-préparation ennemie, cela eut été impossible » (p.138).

– Intéressant également dans sa description des sentiments ressentis par certains jeunes hommes à la sortie de la guerre, cette « peur » du retour à la normale : « De quoi notre avenir sera-t-il fait ? […] Comment nous reconvertir, quand nous serons renvoyés ”en nos foyers” ? » (p.178).

Dorothée Malfoy-Noël, novembre 2010

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