Hervouet, Auguste (1884-1952)

1. le témoin
Auguste Hervouet est un cultivateur vendéen de la classe 1904. Mobilisé au dépôt de la Rochelle, il intègre ensuite le 323e Régiment d’infanterie. Il séjourne devant Nancy, au saillant de Saint-Mihiel, puis reste en Lorraine en 1915. A Verdun de février à septembre 1916, puis en Lorraine, au Chemin des Dames (juillet 1917), il revient à Verdun en 1918. Il fait la guerre de mouvement (Marne-Aisne 1918) et est légèrement gazé en août; convalescent, il réintègre son unité en octobre 1918 en Alsace. Nommé sergent en mai 1916, il est promu adjudant le 11 novembre 1918. Il sert au 323e de septembre 1914 à juin 1916 (unité dissoute) et puis au 206e RI de 1916 à la fin de la guerre.
2. le témoignage
Ses petits-enfants ont créé l’A.D.E.P.A.H. (association des descendants du poilu Auguste Hervouet) et ont publié en 2010 Harcelés par une pluie de fer et de feu… (181 pages, isbn 978-2-7466-2157-2). Il s’agit de la retranscription fidèle du récit écrit en 1919. Les derniers mots des cahiers donnent le contexte de rédaction : « Je revenais de permission le 5 février (1919) retrouvant les camarades où je les avais laissés. A ce moment, l’idée me vint d’écrire ces présentes mémoires (…) Je m’empresse de dire, j’ai oublié beaucoup de passages intéressants et j’ai surtout abrégé les détails, craignant que je n’aurais pas le temps de terminer mon long récit, ce que j’arrivais cependant à faire 2 jours avant mon départ pour la Roche-sur-Yon (démobilisation). » Il s’appuie pour la rédaction sur des notes prises pendant tout le conflit. Le titre primitif était « Mémoires d’un poilu », mais la famille a préféré renommer le récit par un extrait du texte « si tôt que nous apercevions l’Est s’embraser de lueurs, il ne fallait pas hésiter à se jeter à plat ventre. La mitraille arrivait aussitôt avec des miaulements endiablés, des sifflements lugubres. (…) Au retour, nous fûmes harcelés par cette pluie de fer et de feu… » p. 75. ».
3. analyse
La totalité du témoignage a été rédigée en trois semaines en février 1919, ce qui lui donne son intérêt documentaire; les souvenirs sont encore frais et le récit est d’un bloc, c’est « une carrière de poilu » synthétisée par une écriture efficace. Il y a parfois un certain flou : « Je ne me souviens plus combien de jours nous restâmes à Amance » (septembre 1914, p. 21) et les faits sont consignés par quelqu’un qui connaît la totalité du conflit « Je me souviens que le commandant nous poussant une harangue, un jour (octobre 1914), nous dit au cours de son discours: « La guerre n’est pas finie Messieurs! Elle n’est que commencée!! » ceci nous faisait murmurer tout bas: « vieux fou va! » Pourtant il avait bien raison, mais qui aurait cru à ce moment-là que 4 ans plus tard nous y serions encore! Heureusement nous n’en savions rien. » p. 22. Mais se tenant à une trame chronologique, le récit évite le déterminisme et c’est paradoxalement ce côté ramassé qui donne son caractère vivant et son intérêt aux carnets. Il n’y a pas dans le texte de mention de politique, de religion ou de jugement sur les Allemands (excepté du type « j’avais appris à me méfier de ces oiseaux-là »). Peu de choses sur la vie privée, mais la camaraderie est présente, citée en général pour déplorer la perte de compagnons charentais des débuts.
A. Hervouet fait toute la guerre au front, avec un départ en septembre 1914, sept permissions et deux mois d’évacuation en 1918. Le récit évoque un certain nombre de secteurs calmes, en Lorraine par exemple sur la Seille (avril 1915 jusqu’à février 1916). « Parfois nous tirions sur eux, mais comme toujours il y avait la riposte, il était plus prudent de rester tranquille » p.40; pour les patrouilles de nuit, il faut prendre une barque pour traverser la rivière et emporter une échelle pour passer des ruisseaux. Le combattant a une conscience précise de son sort (1915): « octobre vint et se passa sans apporter beaucoup de changements, toujours des avant-postes, repos ou réserve avec des patrouilles souvent très dangereuses et très désagréables. Il ne fallait encore pas trop nous plaindre, combien nous étions plus heureux que les pauvres camarades occupant des secteurs où les attaques se succédaient. Nous le voyions chaque jour sur les journaux, et avions plutôt bien de la veine d’occuper un secteur aussi calme. » p. 45
Il y a aussi des secteurs dont l’animation reste inquiétante, comme au Chemin des Dames en juillet 1917: c’est une suite éprouvante de petites actions allemandes de rectification « J’avais perdu beaucoup de camarades pendant ce séjour au chemin des Dames et j’ai conservé de Cerny un pénible souvenir. » p. 128. Un secteur de Verdun peut être étonnamment calme (Bezonveaux) dans la neige en janvier 1918 « mon collègue me dit de ne pas me trouver surpris le lendemain matin, de voir les boches sur le terrain et nous regarder, sans même essayer de se dissimuler le moins du monde. Ils nous causeraient même en bon français, mais la consigne était de ne pas leur tenir conversation.(…) Puis l’un d’eux nous cria en bon français « Bonjour Messieurs! », ce bonjour resta sans réponse bien qu’il ait enlevé sa petite calotte ronde à bords rouges, comme ils en avaient tous. Comme il nous voyait nous baisser pour entrer dans notre triste abri, il ajouta « pas se terrer! guerre finich! »…. Un de mes poilus lui cria « Ta gueule! » en lui montrant son fusil et ce fut tout… nous nous contentâmes ensuite de nous regarder, en chiens de faïence, sans rien lui dire. » p.138 . Au contraire, une attaque locale allemande, à l’échelon restreint de la compagnie (Avocourt – Verdun en mai 1918) peut-être extrêmement meurtrière (bombardement brutal, 88 mm et torpilles) « les boches avaient déguerpi. J’allai voir l’autre demi-section, je trouvai le lieutenant à mi- chemin, les larmes aux yeux, me disant qu’il avait cinq tués à sa demi-section (…) avec les trois de chez moi, ça faisait huit tués à la section et cinq très grièvement blessés. Dès le lendemain les cinq succombaient, ce qui fit 13 morts dans la section de 29 hommes et gradés que nous étions » p. 149.
Verdun
A. Hervouet passe par plusieurs secteurs de Verdun (Avocourt, Damloup, Eix, Moulainville, Tavanne, Fleury) ; il évoque le bombardement constant qui frappe en ligne, en corvée ou à la relève. On voit surtout un combat d’artillerie, il y a peu de description de combats d’infanterie ; par exemple, soumis à un bombardement constant de quatre jours devant Damloup en avril 1916, il se terre : « dans ce trou je crois j’ai passé les heures les plus angoissantes de ma vie. » p. 66. L’alcool est important à Verdun « Ce qui ne manquait heureusement pas, c’était la gnôle. Jamais de ma vie, je n’avais autant bu de ce poison, il nous brûlait les intestins, mais ça nous réchauffait un peu et nous remontait le moral quelques instants. S’il baissait trop, nous en buvions un autre coup… » p. 103. Verdun représente l’engagement le plus intensif et le plus durable pour l’auteur qui y devient sergent : « Nous étions au 23 septembre et dans le secteur de Verdun depuis le 28 février, cela faisait donc près de sept mois que la division était dans le secteur. Sûrement, notre 68e DI tenait, à ce moment-là, le record de longue durée dans ce secteur de Verdun où tant de divisions avaient fondu comme beurre au soleil. Mais c’était bien grâce à nos fréquents renforts que nous avons pu tenir aussi longtemps, car bien peu des hommes ont fait les sept mois sans aucun mal. J’eus la chance (si toutefois c’en était encore une) d’être de ce nombre. » p. 107.
La bonne blessure
La bonne blessure est souhaitée par Hervouet, mais est-elle toujours bonne ? (avril 1915) « Mon excellent ami Pierre Pavageau fut atteint d’une balle arrivée par un créneau, elle lui traversa la main. (…) j’enviai son sort, car tous s’entendaient dire : c’était la bonne blessure et il avait bien de la chance! Pourtant j’appris plus tard, il était bel et bien estropié pour toujours. » p. 38. La perspective reste attirante en 1916, alors qu’il est sergent: « Mon ami Grolleau, arrivant de permission le matin, fut blessé, dès la nuit suivante. Sa blessure ne fut pas très grave, assez pour être évacué et s’arracher en vitesse, une grande faveur (que je n’ai pu obtenir) p. 95. Hospitalisé en août 1918, il est amer : « je commençais à goûter au bonheur éprouvé quand on est bien soigné et que l’on ne souffre pas beaucoup. Je me disais souvent: ceux qui avaient été évacués, à plusieurs reprises pendant la guerre, sans avoir eu de graves blessures, avaient eu bien plus de chance que moi, toujours resté à souffrir dans les tranchées! » p. 172
Comment annoncer le décès d’un camarade ? (septembre 1916)
« Ce fut pour moi un coup bien pénible, le pauvre Girard était le seul à la compagnie que je connus avant la guerre. (…) mon devoir était de prévenir sa famille. Ce serait un rude coup pour sa pauvre mère. Il ne fallait pas lui dire, de suite, toute l’étendue de sa perte ceci aurait pu être pour elle un coup mortel. Elle avait déjà eu à déplorer la perte d’un autre fils, mort à la guerre! Avec tous les ménagements possibles, je lui faisais savoir, dès le soir, par une lettre que son fils, mon excellent ami Ferdinand, avait été blessé. Je ne connaissais pas encore la gravité de la blessure, je lui ferais savoir dès que je saurais moi-même. Le surlendemain, je faisais savoir à sa famille ce qui s’était passé, ça me peinait beaucoup… » p.104
Le récit reproduit aussi quelques éléments anecdotiques ; la découverte d’un trésor est assez pittoresque et finalement rare dans un contexte où travaillaient des millions de taupes humaines : (novembre 1915 sur la Seille, devant Nancy) « c’est en creusant un de ces derniers (abris), destiné à faire blockhaus qu’un homme de mon escouade découvrit à 0 m 70 du niveau du sol, un trésor contenant une valeur en pièces d’or et d’argent assez importante. Ces pièces qui dataient du 12ème et du 13ème siècle étaient à l’effigie des ducs de Lorraine et des rois de France. J’en eu trois pour ma part, je me promis de les conserver. Le trouveur eut 700 francs et les 7 ou 8 autres qui l’accompagnaient une somme égale à partager entre eux. Le reste appartenant à l’Etat. » p. 46. L’auteur évoque aussi l’arrivée de soldats d’outre-mer: « A cette époque -là, il nous arriva en renfort des nègres, des Martiniquais. Ils n’étaient pas trop mauvais gars, mais fainéants comme des couleuvres, et surtout avaient une peur terrible des « obis » comme ils disaient, au lieu des obus, jamais il ne leur a été possible de prononcer le « u »! Nous en avions 7 à la section. Ils étaient mélangés avec les anciens de la compagnie, cependant ils parlaient tous français. » p. 94. Le sergent, gazé, est évacué avec une cécité temporaire en août 1918 (combats de l’Aisne à Oulchy le Château) : « les 3/4 de ceux prenant le train étaient aveugles, et il fallait les conduire! J’étais du nombre. Nous nous tenions par nos vestes. Un guide nous conduisait ainsi par 7 ou 8…une fois dans le train on n’entendait que des gémissements de toutes parts. Ce fut un triste voyage. » p. 171.
Au total une vision intéressante en 1919 de l’expérience combattante, avec l’impression d’une guerre loyalement faite (il finit adjudant) mais toujours d’une guerre subie, menée sans enthousiasme : ce même témoignage rédigé dans les années 30 ou 50 aurait-il eu la même tonalité ?
Vincent Suard, juin 2016

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Marcenac, René

Dans le cadre des activités de la bibliothèque patrimoniale du Grand Cahors, Didier Cambon et Sophie Villes ont recueilli des témoignages lotois sur la période de la Grande Guerre et les ont regroupés en chapitres thématiques : Didier Cambon et Sophie Villes, 1914-1918, Les Lotois dans la Grande Guerre, tome 1 Les Poilus, préface du général André Bach, Les Cahiers historiques du Grand Cahors, 2010, 197 p. René Marcenac, fils de commerçants de Cahors, titulaire du baccalauréat, est l’un de ces témoins. Il a rédigé des carnets dont de très larges extraits sont donnés dans le livre.
C’est en juin 1915, au 59e RI, qu’il découvre les tranchées. Un ancien lui montre les morts restés dans le no man’s land, « une longue ligne de capotes bleues qui étaient allongées dans la plaine ». Il a écrit de belles pages sur une patrouille de nuit en août, récit qui débute avec la remise d’instructions à un camarade pour avertir la famille au cas où… En septembre, lors d’une « relève descendante », les soldats expriment leur joie : « On blague, on rigole. » Marcenac note qu’en annonçant une attaque pour le lendemain, l’officier affirme que les défenses allemandes seront détruites et qu’il n’y aura plus « qu’à avancer l’arme à la bretelle ». Sans commentaire, les poilus se mettent à échanger leurs adresses pour que les survivants renseignent les familles des tués. Et : « Quelques soldats, un peloton sans doute vient de franchir le parapet, une seconde, un éclair, et les voilà fauchés pour toujours car les mitrailleuses ennemies ont fait leur travail. » Ensuite : « Un des devoirs les plus tristes à faire est certainement la visite de ceux qui sont morts. Il faut quelquefois, pour retourner les poches des poilus, plonger la main dans le sang. On y trouve de toutes choses, des débris de tabac qu’on jette, les carnets de souvenirs précieux pour les familles, la photo de la femme ou de la fiancée… On les enveloppe sous le nom et le matricule du soldat. Comment ne pas penser à la douleur de la maman qui compte sur le retour de son cher fils. Parfois, hélas, le soldat a perdu son livret, la chaîne de la plaque s’est brisée, pas une lettre, pas une enveloppe ne laisse tomber son nom. Force est d’enterrer le mort sans aucun renseignement. » Une fois, Marcenac signale un caporal détrousseur de cadavres (p. 127).
Comme tant d’autres fantassins il a vu des Allemands faits prisonniers et envoyés à l’arrière (p. 96), des Français tués sous le tir des canons français (p. 98) : « C’est terrible d’être tué par les nôtres. On a beau faire allonger le tir, on a beau envoyer un agent de liaison, notre artillerie fauche toujours. » Une trêve (p. 111, texte daté du 16 juin 1915, lieu non mentionné) : Des prospectus annonçant des victoires russes sont envoyés aux Allemands qui finissent par se montrer. « Pendant un quart d’heure environ nous causons entre Français et Allemands, faisant des signes de se rendre. « Jamais », répond l’officier allemand, un homme à monocle. Notre lieutenant qui cause l’allemand leur parle des dernières victoires que nous avons eues. En réponse à la victoire russe, le Boche nous répond en français : « On vous trompe, nous avons pris les forts de Vaux et de Douaumont, vous vous figurez que ce n’est rien ça ? » Des deux côtés ennemis tout le monde est sur le parapet. Après un bon quart d’heure de causerie, tout le monde rentre dans la tranchée. Boches et Français ne sont plus visibles, c’est fini. »
À Verdun en novembre 1917, il écrit une de ces nombreuses pages d’anthologie sur le sujet de la boue, à l’occasion d’une marche nocturne : « Le brouillard devient plus intense, on ne voit plus où on pose le pied. Ouf ! Les pieds s’enfoncent dans la boue qui atteint jusqu’au mollet, parfois aux genoux. La terre qui a été bouleversée par les bombardements continuels, remuée en tout sens, forme glaise, et l’eau reste à la surface ou, si elle parvient à s’infiltrer quelque peu, forme une boue épaisse, gluante. Plus nous avançons, plus cela devient pénible. Un homme tombe à l’eau et disparaît ; à grand peine nous le sortons. Plus loin, c’est un homme enlisé que les hommes arrachent à la boue. Ah ! comme le sac est lourd ! On sent l’eau qui coule le long du corps ayant traversé les effets. […] Mais voilà que soudain un murmure passe le long de la colonne : « Nous sommes perdus, perdus ! » Ah il n’y a rien qui vous coupe les jambes comme cela : perdus ! […] Je prends mon couteau et je coupe ma capote à hauteur de la vareuse, mes camarades font comme moi, nous voilà soulagés un peu car la capote traînant sur la boue emmenait avec elle un paquet de boue. […] Petit à petit le jour arrive, on se regarde, on est méconnaissable […] Eh bien tous les huit nous nous sommes mis à rire. Cela nous paraissait si bizarre notre tenue que nous avons ri et puis la tristesse nous a repris. De tous côtés, aussi loin que notre vue pouvait apercevoir, une mer de boue, des trous d’obus remplis d’eau et rien que des trous d’obus, pas une vie humaine. »
Il a su voir les relations entre soldats et officiers (p. 173) : « Dans la vie du poilu il est des choses que celui-ci ne peut oublier. La plus importante, c’est le mal que le gradé lui a fait. En première ligne, l’officier tâche d’être bien avec le soldat mais à l’arrière, pour la moindre chose qu’il fasse, le gradé fait valoir ses droits en punissant sévèrement l’homme qui a fauté pour bien peu bien souvent. Cependant le poilu, bien souvent père de famille obsédé par le cafard, par la misère que subit sa famille, a des minutes de faiblesse, un moment de laisser aller. Malheur au pauvre poilu s’il commet une faute, aussi légère soit-elle. Ah ! triste vie que ce métier militaire. Quand donc serons-nous affranchis de ce joug qui pèse tant sur nos épaules de forçats, quand, quand ? »
Ce n’est que le 15 septembre 1919 qu’il est démobilisé (p. 82) : « Le cauchemar était fini. »
Rémy Cazals, avril 2016

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Brusson, André (1893-1984)

Dans les papiers de l’entreprise de pâtes alimentaires Brusson Jeune, de Villemur-sur-Tarn, aujourd’hui déposés aux Archives de la Haute-Garonne, figurent des dossiers contenant une correspondance de 1914-18 : 137 lettres ou cartes adressées au patron par le personnel sous les drapeaux ; 239 lettres écrites à sa famille par André Brusson mobilisé ; 140 lettres écrites à André par son grand-père Jean-Marie, son père Antonin, sa mère Gabrielle Rous et ses sœurs Jeanne et Marie-Louise. Le fonds contient également 163 négatifs de photos prises par André. C’est la guerre, crise et séparation, qui a fait naître une telle documentation, textes qui se recoupent, se répondent et révèlent rapports de fidélité et de confiance, conflits larvés et explosions. Voir les autres notices Brusson et celle de Gabrielle Rous.
Un fils de famille
La guerre d’André Brusson n’est pas tout à fait la même que celle de la plupart des ouvriers de l’usine. Il est mobilisé dans la cavalerie, au 10e Dragons de Montauban où il devient brigadier. Montant vers le front en avril 1915, il fait d’abord un séjour agréable à Maisons-Laffitte, puis arrive en mai dans un secteur calme, en Champagne, où les travailleurs des deux camps aménagent leurs tranchées en pleine vue de l’ennemi, sans se tirer dessus. Il y connaît toutefois la boue, l’humidité et le froid aux pieds, et, dans le commandement, ce qu’il résume en « Insouciance, Incompétence, Désordre ». Contrairement à ce que croient ses parents, les soldats ne sont ni religieux, ni enthousiastes. Il reçoit de nombreux colis : 13 entre le 8 janvier et le 4 février 1916. Il ne rate pas une occasion de revenir à Villemur et suggère même à son père de lui faire obtenir une permission de vendanges en septembre 1916, tandis que ses parents l’en dissuadent : « Nous avons souvent pensé à toi et nous sommes au regret de n’avoir pas osé te faire obtenir cette permission tant désirée. Tout Villemur aurait jeté les hauts cris et nous aurait peut-être aussi plus tard lancé des pierres à toi et à nous. Il faut penser à l’avenir, aux révolutions futures qui pourraient arriver ou pourront arriver après cette affreuse guerre. »
En octobre 1916, pistonné par un général ami de la famille, André entre dans l’aviation. Il commence par un long séjour à Étampes où il apprend à piloter, période entrecoupée d’excursions en auto avec le fils Dubonnet, et de coûteuses virées à Paris. En décembre 1917, il est surpris deux fois de suite en permission irrégulière et, puni, il est envoyé au 81e d’artillerie lourde en février 1918. Il n’y reste que quelques jours car il se porte aussitôt volontaire pour les tanks, ce qui implique une nouvelle phase d’apprentissage, à Orléans cette fois. Il approche du front en septembre, nommé maréchal des logis, et participe à une attaque à la fin du mois. En octobre, de repos à Paris, il apprend l’armistice avant toute nouvelle attaque. Les besoins d’argent restent pressants, surtout en occupation d’une tête de pont sur la rive droite du Rhin. Mais il faut aussi songer aux choses sérieuses : « Que tu ailles dans le Palatinat ou ailleurs, lui écrit son père, il s’agira de glaner, soit en industrie, soit en agriculture, tout ce qui te paraîtra intéressant, sans oublier le perfectionnement de la langue, à toi d’en profiter. »
Rémy Cazals
*Rémy Cazals, « Lettres du temps de guerre » dans le livre collectif du CAUE de la Haute-Garonne, La Chanson des blés durs, Brusson Jeune 1872-1972, Toulouse, Loubatières, 1993, p. 70-128, illustrations.

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Chapatte, Auguste (1893-1966)

Le témoin
Fils de boulanger, il est né à Damprichard (Doubs). Devenu comptable dans une usine d’horlogerie. Service militaire en septembre 1913 ; réforme temporaire. Repris du fait de la guerre. Au front en janvier 1915 au 152e RI. Deux fois blessé ; la deuxième blessure, grave, lors de l’attaque du 21 décembre 1915 sur l’Hartmannswillerkopf, le fait classer service auxiliaire. Après la guerre, il devient « une figure respectée » du monde ancien combattant du Doubs, et il siège pendant vingt-six ans au conseil municipal de Damprichard.
Le témoignage
La rédaction de son témoignage date des années 30. Il n’y a en effet aucune rupture de ton entre le récit de l’années 1915 et celui du pèlerinage au Vieil Armand en février 1930. Le texte a été édité en 1946 à Besançon. Il est repris sous le titre Hartmannswillerkopf 1915-1916, Souvenirs d’un poilu du 15-2, par Bernard Giovanangeli en 2011, 158 p. avec une présentation par l’éditeur lui-même.
Un « personnage » essentiel du livre est le Vieil Armand : il « entre en éruption », il a « un nouvel accès de démence ». Récit détaillé de l’attaque du 23 mars 1915 (p. 36), de la nuit du 23 au 24 (p. 44), de la nouvelle attaque du 26, de la reprise du sommet par les Allemands (p. 66), de l’attaque du 21 décembre (p. 110). Entre temps, Auguste Chapatte et son régiment tiennent le secteur de l’Hilsenfirst en septembre (p. 91).
Des contradictions ?
Ce qui saute immédiatement aux yeux, c’est l’existence de deux séries de notations, contradictoires et complémentaires à la fois. D’une part il aligne tous les clichés d’un récit héroïque : il a hâte de monter vers le front ; mourir pour la patrie est le sort le plus beau ; « je fais le sacrifice de ma vie » ; « la France est en péril, nous partons pour la défendre » ; « Alsace ! Que de fois, au cours de mes années d’enfance et d’adolescence, j’ai pensé à toi, toi séparée injustement de la mère patrie » ; « Ma plus grande fierté est d’avoir combattu dans les rangs de ce magnifique régiment » ; évocation des « morts immortels »… D’autre part il pousse des cris de révolte contre l’horrible tuerie et ceux qui en portent la responsabilité (sans les nommer, ce qui laisse penser qu’il ne s’agit peut-être pas seulement de Guillaume et François-Joseph) ; « est-il possible qu’en plein vingtième siècle, siècle de progrès, on tue des gens à bout portant ? » ; « qui donc arrêtera cette boucherie ? » ; « pourquoi faut-il que cette belle jeunesse soit massacrée ? »…
On trouve même une opposition directe entre deux passages. L’un (p. 67) : « Que de vies humaines seraient économisées si, d’un côté comme de l’autre, on renonçait à conquérir un sommet qui devient intenable pour le vainqueur dès qu’il s’en est emparé. A quoi bon poursuivre une lutte qui n’a d’autre résultat que d’engloutir des régiments ? » L’autre (p. 101) : « Ce secteur immortalisé par des luttes sanglantes, par des actes de dévouement, d’héroïsme qui, dictés par l’esprit de sacrifice, ont atteint au sublime et peuvent rivaliser, sinon les dépasser, avec les plus beaux que l’Histoire ait enregistrés. »
Quelques notations particulières
– p. 23-28 : opposition entre les jeunes pleins d’enthousiasme au départ et ceux qui « y retournent » (entre guillemets dans le texte) et ceux qui y sont déjà qui ne demandent qu’une chose, « un bon tuyau sur la fin de la guerre qu’ils appellent de tous leurs vœux ».
– p. 39 : l’angoisse avant l’attaque.
– p. 41 : les cris des blessés.
– p. 42 : donner une cigarette à un Allemand prisonnier.
– p. 52 : le tir trop court du 75 brise une attaque française.
– p. 62 : le capitaine distribue de l’argent aux soldats qui ont eu une belle conduite.
– p. 65 : une trêve par réciprocité.
– p. 69 et p. 99 : qu’il fait bon vivre en période de repos (mais les exercices sont désagréables et stupides) ; qu’il est bon de manger chez les civils [idée théorisée par Jules Puech dans sa correspondance publiée sous le titre Saleté de guerre ! Voir aussi Manger et boire entre 1914 et 1918, sous la direction de Caroline Poulain].
– p. 72 : les totos font souffrir mais sont un sujet de plaisanteries [voir Louis Barthas et les dessins de Dantoine].
– p. 75 : la bonne blessure.
– p. 86 : la stupidité de porter la capote par une chaleur accablante.
– p. 98 : armistice d’un jour en novembre 1915 à cause des intempéries.
– p. 117 : la grave blessure, le transport du blessé par des PG pris comme brancardiers, les soins.
Rémy Cazals, février 2016

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Fau, Pierre (1878-1949)

Né à Castres le 26 juin 1878 dans une famille de la bourgeoisie protestante de l’industrie textile. Séjour en Allemagne (Leipzig, Berlin) de 1899 à 1901. Marié en 1907 à Mazamet dans le même milieu ; travaille alors dans l’entreprise de son beau-père. Pas d’enfants. Sa mauvaise vue le fait classer dans le service auxiliaire, mais il est repris dans le service armé le 12 novembre 1914. Après un séjour au dépôt du 143e RI à Carcassonne, il est envoyé en avril 1915 au 346e RI qui a eu de lourdes pertes.
Il a rédigé son témoignage le 1er mai 1922 afin de fixer ses souvenirs. Il ajoute qu’il s’est efforcé « de passer sous silence les heures trop pénibles de cette partie » de sa vie : « Pour celles-là je n’ai pas besoin d’aide-mémoire, je ne les oublierai pas. » Mais le lecteur de son témoignage ne les connaitra pas. Le texte n’était destiné qu’à lui-même. Ses héritiers l’ont conservé et l’ont confié pour édition à la Société culturelle de sa ville natale : Pierre Fau, Pour me souvenir, Mémoire de guerre 1914-1918 d’un bourgeois castrais, Cahiers de la Société culturelle du pays castrais, 2014, format A4, 48 p. Le fascicule contient un tableau généalogique, une liste des secteurs évoqués, avec les croquis correspondants, et des photos de l’album de Pierre Fau. Parmi les secteurs : le Bois-le-Prêtre, le tunnel de Tavannes, le Bois-le-Comte près de Baccarat, le sud de l’Alsace et Pfetterhausen.
Il reconnait que sa nomination d’agent de liaison cycliste en octobre 1915 a été pour lui un événement capital et il fait tout pour conserver un poste, certes quelquefois dangereux, mais qui le fait échapper aux attaques (p. 17) et lui permet assez souvent de bénéficier de meilleures conditions de vie que les hommes en ligne. Il ne veut surtout pas de « l’honneur vague et dangereux d’un grade quelconque » qui risquerait de modifier une « situation de 1er ordre pour ce qui était des troupes du front ».
Les moyens financiers dont il dispose rendent assez souvent possible d’échapper à la condition commune. En août 1915 (p. 12) : « Je vais prendre mes repas non à la roulante mais dans un café où l’on me fait la cuisine. » Même date (p. 13) : « Excellent vin des Vosges. » Septembre 1916 (p. 18-19) : « Le Bois-le-Comte est pour nous un vrai paradis. […] On ne se croirait pas à la guerre. Je vais tous les jours à Baccarat où j’ai pris une chambre à l’hôtel, où je déjeune tous les jours. » Et encore en janvier 1917 (p. 20) : « Je vais tous les jours à Lunéville où j’ai une chambre à l’hôtel des Vosges. Je déjeune aussi à l’hôtel où la cuisine est excellente. »
Il critique les mercantis. À Dugny en août 1916 (p. 15) : « C’est du reste là, la dernière étape avant la mort pour tant de jeunes gens, que l’on rencontre le plus de mercantis de la race la plus abjecte. » En septembre 1917, à Dannemarie (p. 26), il a affaire à « une Alsacienne qui, avec des sentiments très francophiles, exploite de son mieux les soldats ».
On trouve encore des notations intéressantes :
– p. 10 : le 75 qui tire trop court
– p. 12 : la proximité avec Fritz qui fait que, toutes les nuits, on travaille côte à côte
– p. 28 : un coup de main qui échoue à cause de l’artillerie amie qui « fait des victimes parmi les nôtres »
– p. 33 : « le Caporetto français » lors de l’offensive allemande de mai 1918, la débâcle des artilleurs et des civils, tous mêlés sur les routes
– p. 44 : un projet d’attaque criminel alors que l’armistice va être signé.
En tant qu’agent de liaison, il peut témoigner de certains faits spécifiques :
– p. 16 : apporter « le résultat de combats imaginaires, ceci étant destiné dans l’esprit du lieutenant à se faire valoir auprès du colonel »
– p. 18 : un agent de liaison « couché avec 40° de fièvre » sommé d’aller à la ville voisine envoyer un télégramme à la femme d’un capitaine pour annoncer qu’il va venir en permission
– p. 32 : l’expérience lui ayant fait comprendre l’inutilité de certaines missions, il ne les fait pas.
Ajoutons encore ce colonel en fuite, passé en conseil de guerre, mis à pied puis à qui on a rendu un commandement. Conclusion de Pierre Fau (qui n’est pas un esprit particulièrement subversif) : « Un simple soldat aurait naturellement été fusillé. »
Pierre Fau est démobilisé le 19 février 1919, cinq jours après Louis Barthas.
Rémy Cazals, janvier 2016

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Abjean, René-Noël (1879-1951)

1. Le témoin
Né le 13 juillet 1879 à Plouguerneau (Finistère), 4e d’une famille de 9 enfants, il est le fils d’un cultivateur-propriétaire, adjoint au maire de sa commune. Dans un Léon bientôt dominé par la démocratie chrétienne, il fait partie de cette frange supérieure de la paysannerie moyenne qui accède aux études secondaires, par le biais du collège catholique de Lesneven, offrant ainsi à certains des possibilités d’ascension sociale.
Après son service militaire effectué au 115e RI (Mamers), il épouse en 1902 Séraphine Loaëc, la fille d’un expert foncier agricole dont il reprend les activités. La notabilité relative que lui procure cette profession lui permet d’être élu conseiller d’arrondissement en 1909. Mobilisé en août 1914, ce père de trois puis quatre enfants – le dernier naît en 1917 –, retrouve Plouguerneau en janvier 1919. La même année, il est élu maire de sa commune, fonctions qu’il occupe jusqu’en 1941 : il doit démissionner en raison d’un conflit avec la Kommandantur locale. Il n’exerce plus le moindre mandat jusqu’à sa mort en 1951.

2. Le témoignage
Mobilisé le 2 août 1914 au sein du 87e RIT (Brest), René-Noël Abjean rédige plusieurs centaines de cartes postales adressées à son épouse – « Ma bien chère Séraphine » – ou ses enfants, notamment son fils aîné, Pierre. 700 ont été conservées, couvrant une période allant du 2 août 1914 au 5 janvier 1919, presque deux tous les trois jours, jusqu’à cinq pour la seule journée du 29 juillet 1916 au cours de laquelle il est très légèrement blessé, constituant ainsi ce qu’Abjean nomme lui-même dès mai 1916 « notre collection de cartes postales ».
Cette correspondance permet de reconstituer le parcours du territorial finistérien pendant les quatre années de guerre. Affecté au 87e RIT, en charge de la défense des côtes finistériennes face à un éventuel débarquement allemand en août 1914, il gagne le camp retranché de Paris puis se rapproche du front dans l’Aisne et l’Oise en octobre-novembre. En décembre 1914, il quitte la zone des armées pour le dépôt du 151e RI, un régiment de Verdun replié à Quimper. Il reste dans le Sud-Finistère jusqu’en mars 1916, passant simplement du dépôt du 151e à celui de son régiment de réserve, le 351e, installé à Douarnenez. C’est avec cette unité qu’il gagne le front des Flandres au printemps 1916, après un détour par la Haute-Saône : la plupart de ses cartes postales sont alors envoyées de Dunkerque, Coxyde, Nieuport et des environs, jusqu’à son affectation au 8e RIT, à Rouen, en avril 1918. Il passe là les derniers mois de la guerre.
Publié par l’un de ses petits-fils aux éditions Emgleo Breizh en 2009, ce riche témoignage, doté d’une introduction fort utile, aurait sans doute mérité un véritable appareil critique et une traduction des quelques passages rédigés en breton par Abjean.

3. Analyse
En raison même des multiples affectations de René-Noël Abjean durant le conflit – régiment territorial à l’arrière-front, dépôt de régiments repliés en Bretagne, régiment d’infanterie engagé en première ligne, régiment territorial à l’arrière –, ses lettres offrent une vision parfois décalée mais en cela très précieuse de la diversité de l’expérience combattante.
On trouvera dans cette correspondance – comme dans la plupart des documents du même genre – mille détails sur la vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre. Gouvernement à distance de l’exploitation agricole familiale de Gorrékéar, en Plouguerneau, violence des combats, présence presque banale de la mort, des cadavres que le territorial doit ramasser sur les champs de bataille de la Marne mi-septembre 1914 à ces corps « déchiquetés, les uns sans tête, d’autres sans jambes, d’autres dont tout le corps était criblé d’éclats d’obus » décrits en juin 1916, vie dans la boue et dans le froid, parmi les rats : rien ne manque. Plus originales sont sans doute les mentions faites – à son épouse… – des maladies contractées par certains de ses camarades « en compagnie d’une femme malsaine du quartier où se trouve la compagnie » (16 novembre 1916), au suicide d’un « jeune soldat de la classe 1916 […] en se tirant deux balles, dont une lui perfora le ventre » (13 juin 1916), aux trêves tacites voire fraternisations de Pâques 1916, des soldats « s’amus[a]nt à aller jusqu’aux tranchées ennemies leur envoyer du pain et des cigares » (18 avril 1916).
Trois aspects méritent sans doute plus d’attention. Le premier concerne la vie des dépôts des 151e et 351e RI à Quimper et Douarnenez : instruction des nouvelles classes, répartition des renforts entre ces deux régiments mais aussi de nombreux autres, permissions presque hebdomadaires – le dimanche au moins – pour les soldats du cru qui peuvent rejoindre leur famille constituent les éléments les plus saillants des 16 mois qu’Abjean passe ainsi, loin du front. Cette expérience, au contact de soldats originaires d’autres régions, est l’occasion pour le territorial de dire régulièrement – second aspect – son attachement à sa « petite patrie » : les solidarités essentielles ici ne sont pas celles nées des combats livrés en commun, celles de l’escouade, mais bien celles découlant des origines communes, bretonnes, et plus encore finistériennes voire même léonardes. « Nous préférons être entre Bretons […]. On se connaît mieux, on se fréquente davantage et l’on s’entraiderait de meilleure volonté en cas de besoin qu’avec les gars du Nord que nous fréquentons très peu ou presque pas et qui font bande à part » écrit-il par exemple le 15 février 1915. Le dénigrement des Méridionaux va de pair, notamment ceux du 3e RI, « un régiment du midi des environs de Marseille » avec lequel le 351e entretient des relations parfois tendues. Une troisième dimension mérite d’être notée : l’emploi régulier de la langue bretonne dans cette correspondance. Certes, l’usage du breton y est limité à quelques incises, quelques lignes tout au plus. Alors même que la chose est très banale à l’oral, c’est loin d’être le cas à l’écrit d’après ce que donnent à voir les correspondances de combattants bas-bretons publiées. Comment l’expliquer chez ce petit bourgeois rural dont on a vu qu’il avait fait des études secondaires ? Les passages en breton relèvent en général de la confidence, souvent sur le ton de la plaisanterie, révélant une réelle connivence entre les deux époux. Volonté d’échapper au contrôle postal ? C’est l’argument mis en avant dans une carte à son fils du 31 octobre 1916, carte sur laquelle il a tracé une croix indiquant la maison dans laquelle il est logé, alors qu’il est au repos à l’arrière : pas sûr que la censure y ait trouvé à redire cependant.
Signalons, pour finir, une brève allusion à la présence au 351 d’un fils du roi du Dahomey : « c’est un lieutenant dont la poitrine est constellée d’une douzaine de décorations » (29 mars 1915).
Yann Lagadec
Source :
ABJEAN, René Noël, La guerre finira bientôt. 1914-1918 à Plouguerneau et au front, Brest, Emgléo-Breizh, 2009.

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Campagne, Louis-Benjamin (1872- ?)

Le Chemin des Croix 1914-1918, du colonel Campagne, Tallandier, 1930 (369 p.) est un livre estimable. Ne cachant pas des opinions bien arrêtées, il est subjectif comme doit l’être un témoignage, et il apporte des informations intéressantes (même si elles ne sont pas bien datées). Mais il ne dit rien de la biographie de l’auteur, même pas son prénom. Une patiente recherche, avec l’aide de Thierry Hardier et Yann Prouillet, a donné quelques résultats. Louis-Benjamin Campagne est né à Biarritz le 6 mars 1872 d’un père maître d’hôtel et d’une mère sans profession. Engagé volontaire en 1891, il est sorti de Saint-Cyr pour être affecté au 143e RI. Marié en 1899. Capitaine au 107e RI en 1908, puis commandant en 1915. En avril 1917, il est nommé à la tête du 78e RI dans la même 23e DI et, vers la fin de l’année, il est envoyé en Italie. Je n’ai pu connaître la date de son décès, faute de mention marginale sur l’acte de naissance mis en ligne par les AD des Pyrénées-Atlantiques. Il y a sans doute d’autres pistes et je suis preneur de toute information nouvelle.
Son récit du début de la guerre mêle remarques justes et affirmations péremptoires. D’un côté, voici les « mitrailleuses qui rendaient vaine toute tentative d’abordage à la baïonnette », ou des Français qui tirent par erreur sur des voitures de ravitaillement françaises. De l’autre, des diatribes contre le gouvernement, les députés, les mercantis, et la satisfaction de voir Joffre envoyer « bouler, d’un mouvement de ses larges épaules, parlementaires et politiciens ». Noël 1914 : « Sur les tranchées, un ténor chantait « Minuit, chrétiens… » En face, ils en appelaient par des cantiques au vieux Dieu allemand, le dieu barbare fait à l’image sanglante du « Seigneur de la guerre », Guillaume II. » Une trêve tacite avait déjà eu lieu, fin septembre, du côté de Reims, après une attaque : « Le terrain est couvert de cadavres et aussi de blessés que des équipes du 78e et nos brancardiers sont encore en train de relever quand le jour reparaît. L’ennemi envoie un coup de canon « de semonce » pour nous arrêter, puis il se décide à laisser faire. » L’année suivante, Campagne décrit les inondations suivies de fraternisations de décembre en Artois : « L’ennemi n’était pas mieux loti et toute guerre était suspendue, sauf la lutte contre la boue. » Un autre régiment que le sien, « à la faveur de cet armistice forcé, avait engagé des conversations avec ceux d’en face. De poste à poste on avait causé, lancé du pain en échange du tabac. » Un phénomène bien connu. Mais, ici, les suites sont vues d’en haut. Campagne dit qu’on a décacheté toute la correspondance pour la contrôler ; qu’il a fait bientôt « redescendre tout le monde dans la fange » et fait tirer un coup de semonce pour dissuader des officiers ennemis de se montrer. Lorsqu’un homme et un sergent discutent encore avec les Allemands qui s’étonnent du changement d’attitude, ils sont pincés par un lieutenant et traduits en conseil de guerre, et leur officier aussi. Campagne raconte alors comment il fait acquitter l’officier, mais ne dit rien des deux hommes.
Pendant la période du « grignotage », Campagne critique une tactique qui, en usant l’adversaire, a aussi pour résultat « de nous user nous-mêmes ». Il expose le dilemme du chef : obéir à des ordres stupides ou protéger la vie des hommes dont il a la responsabilité ? Il ne condamne pas le fait qu’un commandant de CA ait été conspué. Il trouve ridicule la légende d’un dessin paru dans L’Illustration montrant un « officier calmant ses hommes impatients d’attaquer » ; et aussi un chef « se complaisant dans le langage le plus trivial assaisonné de tous les termes d’argot dont l’arrière nous attribuait le constant usage ».
Après Verdun et avant la Somme, il passe en secteur tranquille du côté de Soupir, dans l’Aisne. Vient la « crise morale » dont il se félicite de n’être pas témoin direct, mais dont il présente les causes : un moral en baisse depuis quelque temps ; l’offensive d’avril qui rend la crise plus aiguë ; l’ivresse, la fatigue, les injustices, le cafard, la campagne pacifiste. Il est heureux de la nomination de Pétain, mais n’apprécie pas « la petite guerre » des coups de main dont l’objectif véritable n’est pas de rechercher des renseignement sur l’ennemi, mais de « nous tenir, et tenir l’ennemi en haleine ». Caporetto est, d’après lui, le résultat de la même propagande, contre laquelle s’élève heureusement « le souffle ardent » de D’Annunzio dont il cite un long texte sans en souligner la tragique bêtise : « Il y a des mères italiennes, bénies entre toutes les femmes par le Dieu des Armées, qui regrettent de n’avoir qu’un, deux, trois fils à sacrifier. » Plusieurs chapitres sont consacrés à la description du front italien (un des rares textes qui traduit correctement « il Piave » par « le Piave »). Ils montrent l’accueil cordial des Italiens malgré les réticences du clergé : « Nous passions pour des Républicains farouches et anticléricaux. »
Le colonel Campagne était, lui, un farouche adversaire de la Ligue des Droits de l’Homme ! Un paragraphe doit être cité, pour conclure cette brève notice et bien définir notre témoin : « La Ligue des Droits de l’Homme paraît avoir été créée dans les temps pour saboter l’armée française à l’occasion d’un vulgaire procès de trahison. Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a jamais failli à cette mission. Les tribunaux militaires de la Grande Guerre lui ont paru un objectif de choix. Elle les a attaqués avec une admirable ténacité. »
Rémy Cazals

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Waline, Pierre (1894-1980)

Jean-Noël Grandhomme a réuni en un volume les souvenirs de guerre de Pierre Waline, ceux de son jeune frère Marcel (1900-1982) sur la vie à Épernay entre 1914 et 1919 – l’entrée des Allemands en septembre 1914, le bombardement de la ville en 1917 – accompagnés d’une introduction biographique et d’une présentation du crapouillot, arme spécifique de la guerre de tranchées. Le père de Pierre et Marcel était pharmacien ; les enfants purent faire de solides études. Parlant de Caillaux, Marcel nous dit qu’il avait réussi « à faire voter l’impôt sur le revenu, qui allait aggraver les charges fiscales de beaucoup de contribuables » ; plus loin, il condamne sans réserve l’assassinat de Jaurès. Mais il n’est pas possible de savoir si ces sentiments étaient ceux de cette famille bourgeoise en 1914 ou ceux de l’époque tardive de l’écriture.
Né à Épernay le 14 juin 1894, Pierre Waline fut un brillant élève qui préparait le concours d’entrée à l’École normale supérieure lors de la mobilisation. Après la longue interruption de la guerre, il entra à l’ENS et fut agrégé d’histoire en 1921. Mais il se tourna vers les questions sociales internationales, siégeant comme délégué patronal au BIT qu’il finit par présider de 1971 à 1974. Il avait milité au sein des associations d’anciens combattants, participé à l’édification du monument des crapouillots à Laffaux, écrit plusieurs articles et même le livre Les Crapouillots, 1914-1918, naissance, vie et mort d’une arme (1965). S’appuyant sur des carnets aujourd’hui disparus, il rédigea ses souvenirs en 1979 en les plaçant sous les auspices de Barrès. C’est un homme qui pratique le bridge, qui est heureux de voir qu’un sien cousin est « un chic officier » ; il souligne sa chance, en 1919, de « passer plusieurs mois en uniforme d’officier français à Strasbourg »… L’écriture, tardive, est lissée et policée ; la description des coups durs (la « tragédie » de l’offensive de septembre 1915 en Champagne ; la blessure en février 1916 ; la bataille des Monts de Champagne au printemps 1917) suit le même rythme que celle des secteurs calmes et des nombreuses périodes d’instruction, d’essai des nouveaux matériels ou de convalescence.
De légères touches teintées d’humour évoquent les reproches des fantassins aux crapouilloteurs venus « troubler à leurs dépens la paix des secteurs » en provoquant des représailles. En décembre 1915, dans la boue de l’Argonne, il évoque à trois reprises des trêves tacites, notant en particulier : « Nous n’entendons plus seulement les Allemands pousser en criant les wagonnets de leur Decauville ; nous les voyons distinctement travailler à découvert, à quelques centaines de mètres derrière leur première ligne qui doit être, comme la nôtre, à peu près inoccupée. De nombreuses fumées prouvent qu’ils ne se gênent nullement pour allumer du feu un peu partout. Une relève de compagnie s’est même faite par le bled. Des deux côtés, les yeux voient, mais les fusils restent muets. Chacun se demande si l’adversaire rompra le premier cette trêve de misère. Et l’on en profite pour effacer du morne paysage quelques-unes de ces tâches bleues ou grises qui ne sont pas marquées d’une croix… » Il dit même qu’il conserve de l’épisode des photographies dont on aimerait pouvoir disposer. Quant aux mutineries de 1917, elles sont réduites à « certaines petites unités d’infanterie qui s’étaient laissées aller à lâcher pied ou à refuser d’obéir lors des durs combats de l’offensive d’avril et de mai ».
RC
*Pierre Waline, Avec les crapouillots, Souvenirs d’un officier d’artillerie de tranchée, 1914-1919, texte présenté par Jean-Noël Grandhomme, Presses universitaires de Strasbourg, 2009, 288 p.

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Isaac, Jules (1877-1963) et Laure

Les volumes du fameux cours d’histoire « Malet-Isaac » constituent un véritable monument. L’opération fut lancée par Albert Malet ; Jules Isaac y participa dès 1909 et en prit la direction après la mort de son collègue, tué en Artois le 25 septembre 1915. Jules Isaac était né le 18 novembre 1877 à Rennes où son père, officier, était en garnison. La famille, juive détachée de la religion, avait ses racines en Alsace et en Lorraine. Dans la formation de l’historien, l’affaire Dreyfus joua un grand rôle, de même que ses relations avec Péguy et les Cahiers de la Quinzaine. Agrégé en 1902, Jules Isaac se maria la même année. Il avait deux enfants en 1914 lorsqu’il fut mobilisé au 111e RIT. L’Association des Amis de Jules Isaac conserve 1800 lettres écrites du front par l’historien, ainsi que quelques centaines de sa femme Laure, des carnets et un texte de réflexion de 1917 après sa blessure. Pour conserver au livre publié en 2004 une dimension raisonnable, il a fallu effectuer un choix, toujours regrettable, mais indispensable. On peut consulter les originaux à la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-Provence.
Le régiment territorial, terrassier et chemineau plus que combattant, se trouvait dans l’Aisne en octobre 1914 lors de l’arrivée de Jules Isaac sur le front ; en Champagne d’avril 1915 à mai 1916 ; puis à Verdun où le sergent Isaac devient observateur détaché dans l’artillerie. Il est blessé sous un bombardement fin juin 1917 et, dès lors, avec la satisfaction profonde d’avoir survécu, il ne reviendra pas au front. La description des conditions de vie des poilus est sans surprise. La boue est la « pire ennemie » ; le nettoyage des tranchées consiste, dans le premier sens du terme, à les dégager des cadavres et des débris de toutes sortes, à rendre les boyaux praticables. Il décrit « cette impression de captivité et d’étouffement à rester là des heures et des jours prisonniers entre deux murs de terre sans aucun horizon » ; la tension nerveuse qui résulte du danger ; « les longues heures de veille dans la nuit noire ». « Heureusement, écrit-il le 24 décembre 1914, ce qui nous sauve, c’est le tempérament français, bon enfant, une gaieté de caractère qui tient lieu de ressort moral, le mot pour rire… » Le 29 juin 1915, il note encore l’extraordinaire capacité des hommes à s’adapter. Le 21 septembre 1916, il doit avouer : « Vraiment l’effort qu’on nous demande est presque au-dessus des forces humaines. » Cette notion de la durée d’exposition au danger sur l’évolution du « moral », Jules Isaac la reprendra dans son compte rendu de Témoins de Norton Cru. Les scènes de trêves tacites (par exemple le 10 décembre 1915, le 16 avril 1916, le 1er février 1917) ne changent rien au fait qu’il faut détruire le militarisme allemand, puis tous les militarismes, tandis que, au fil du temps, grandit la haine des embusqués et des bourreurs de crânes, souvent les mêmes individus. Le 6 juin 1917, l’historien constate dans sa propre pensée et celle des autres « cette réalité profonde qu’est l’intense désir de la paix dont les masses sont animées partout ». La révolution russe est une réaction contre les horreurs de la guerre. En France même, la paix revenue, les poilus feront un grand nettoyage.
Concernant les individus, Jules Isaac est d’abord très favorable à l’évolution de Gustave Hervé en faveur de la défense nationale, puis il se détache de lui. Henry Bordeaux et Louis Madelin produisent une « vérité pour salons académiques et sacristies distinguées ». Lavisse, « solennel » et « décevant », est coupé des réalités. Dans un texte d’après-guerre, Isaac écrit : « Pour l’historien, ancien combattant, nul devoir plus urgent, plus impérieux, que de prendre à bras-le-corps l’imposante, complaisante histoire officielle qui déjà s’employait à masquer trop d’écœurantes vérités ; nulle entreprise plus nécessaire, plus salubre que de mettre en pleine lumière les réalités de la guerre, et, par delà une victoire illusoire, la précarité de la paix. » (On songe au Plutarque a menti de Jean de Pierrefeu, voir ce nom.) Il n’est pas surprenant qu’il ait donné un long compte rendu très favorable du livre de Norton Cru dans une prestigieuse revue d’histoire, et qu’il ait entrepris une recherche sur les origines de la guerre montrant que, à côté de la responsabilité des empires centraux, il fallait bien dire que Poincaré n’avait pas eu une grande volonté de paix (thèse qui lui valut bien des ennuis). Après la Deuxième Guerre mondiale et l’assassinat de sa femme et de sa fille par les nazis, Jules Isaac écrivit encore un pamphlet sur les classes dirigeantes complices d’Hitler (Les Oligarques), et des travaux sur les racines chrétiennes de l’antisémitisme qui lui attirèrent encore des animosités. Dans la conclusion de sa biographie de Jules Isaac, André Kaspi cite ces paroles de son personnage : « J’ai une réputation de bagarreur. Je suis un vieux dreyfusard. La vérité est devenue ma règle d’or, la libre et scrupuleuse recherche de la vérité, la loi de ma vie. Somme toute, je crois que j’ai été un bagarreur assez fraternel. »
RC
*Jules Isaac, Un historien dans la Grande Guerre, Lettres et carnets 1914-1917, introduction par André Kaspi, présentation et notes par Marc Michel, Paris, A. Colin, 2004, 310 p., illustrations.
*André Kaspi, Jules Isaac, Paris, Plon, 2002, 258 p., illustrations.
*Jules Isaac, « De la valeur des témoignages de guerre », Revue historique, janvier-avril 1931, p. 93-100, cité par Frédéric Rousseau dans sa réédition critique de Témoins de Jean Norton Cru, Presses universitaires de Nancy, 2006.

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Péteul, Pierre (1895-1990)

Il est né à Bourg d’Iré (Maine-et-Loire), dans une famille de meuniers « blancs », tandis que cet autre meunier angevin, Pierre Roullet, était « bleu » (voir notice). Pour devenir capucin, il étudie en Belgique. Revenu en France pour la guerre, il passe dans divers régiments de l’Ouest et fait campagne comme brancardier et infirmier au 44e RI, d’octobre 1915 à septembre 1917 lorsqu’il est sérieusement blessé à la cuisse. Son témoignage comprend 52 lettres conservées aux Archives des Capucins à Paris et un récit postérieur publié par Les Amis de Saint- François en 1970. Il décrit les souffrances des combattants, la désorganisation lors de l’offensive allemande de février 1916 sur Verdun, et il comprend que, devant ces horreurs, on peut se demander : « Comment Dieu permet-il cela ? » Il décrit aussi une trêve tacite : les Allemands étant obligés de lancer des grenades lorsque leurs officiers sont présents, ils avertissent les Français en leur jetant d’abord des pierres, ce qui permet à ceux-ci de se mettre à l’abri. En 1919, il devient sergent, puis aspirant au Maroc. Lors de la Seconde Guerre mondiale, il participe au sauvetage de juifs et, plus tard, il reçoit le titre de « Juste ».
RC
*Gérard Cholvy, Marie-Benoît de Bourg d’Iré (1895-1990). Un fils de Saint-François « Juste des nations », Cerf, 2010.

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