1. Le témoin
Albert Bron, originaire d’Oran, voit ses études classiques interrompues en août 1914. Mobilisé au 1er régiment de zouaves, il est d’abord secrétaire à Alger, puis sergent après un passage à Saint-Maixent en 1915. Il fait ensuite de l’instruction, avant d’intégrer l’Armée d’Orient avec le 2ème bis de zouaves ; il y alterne secteurs en ligne (Macédoine, Serbie) et périodes d’instruction. Volontaire pour une formation d’aspirant à Saint-Cyr au printemps 1917, il revient à Salonique en octobre et intègre comme sous-lieutenant un bataillon de tirailleurs sénégalais (81e BTS). Rentré en Algérie en juillet 1918, il continue à former des Sénégalais au sein du 113e BTS. Après la guerre, il poursuivra une carrière d’enseignant, essentiellement au lycée d’Oran.
2. Le témoignage
Albert Bron a publié en 1980 à compte d’auteur Lettres d’un poilu de 14 – 18, Contribution à l’Histoire de la Grande Guerre (431 pages). Ce recueil reprend l’essentiel de toutes les lettres et cartes adressées de juin 1916 à juillet 1919 aux siens, essentiellement ses parents, et indirectement ses frères plus jeunes que lui. En début d’ouvrage, il évoque quelques anecdotes qu’il n’a pas rapportées dans ses lettres (Lacunes, p. 13), essentiellement la description des moments où il a été le plus en danger et quelques thèmes un peu scabreux qu’il aurait été gêné d’évoquer avec ses parents.
3. Analyse
En préface, l’auteur signale avoir voulu dans ses lettres restituer tous ses faits et gestes, au jour le jour, d’abord pour rassurer ses parents inquiets, puis pour constituer une riche matière documentaire qu’il pourrait exploiter par la suite.
Pas d’offensives
Albert Bron, s’il n’est pas un « guerrier » (il le théorise à plusieurs reprises), fait consciencieusement son devoir ; paradoxalement, alors qu’il est sous-officier puis officier dans des unités de choc, il échappe à la plupart des grandes tueries du conflit : il ne participe à aucune des grandes offensives occidentales, et arrive en Orient après l’échec des Dardanelles. Ses périodes en ligne devant les Bulgares voient des affrontements modérés, et il est souvent en stage de formation pour lui-même ou comme instructeur. Il a aussi compris que ses demandes de formation (Saint-Maixent, stage de mitrailleur, instructeur mitrailleuse pour les Russes, Saint-Cyr, stage de chef de section) le mettent temporairement à l’abri. Il ne fuit pas le danger : c’est lui, aspirant nouvellement promu, qui arrive à voir le général Sarrail pour demander un commandement dans l’armée coloniale ; sa chance est qu’il devient sous-lieutenant d’un BTS qui hiverne à la fin de 1917, et qui ne sera engagé en 1918 en Orient que dans des secteurs moyennement agités.
Un intellectuel curieux
Albert Bron aime écrire, et quand il en a le loisir, il décrit l’emploi du temps de sa journée, ce qu’il a vu au long des rues, lors d’une promenade dans Salonique, ses lectures du jour, ses conversations avec des militaires de rencontre. Dès qu’il le peut, ses occupations sont savantes : ethnographie, archéologie, art byzantin, études des langues… (août 1916, p. 43) : « Je fais toujours beaucoup de grec moderne. Et maintenant que je passe chaque jour cinq heures avec les sous-officiers russes, je vais tâcher d’apprendre le russe. J’ai abandonné l’étude du serbe. » Dès qu’il le peut, il rencontre des Français responsables de fouilles, le proviseur du lycée français de Salonique, et il correspond avec Jérôme Carcopino. Il effectue son service avec un grand sérieux, pour pouvoir ensuite se consacrer à ce qui l’intéresse (p. 65): « (…) en ordonnant ma vie, en ne faisant pas la grasse matinée, en ne jouant pas aux cartes, en ne sortant pas le soir, enfin en me traçant chaque soir avant de me coucher l’emploi du temps du lendemain. Ç’a m’a été un peu dur au début de me conformer à cet emploi du temps. Mais je le fais à présent sans le moindre effort. Et ma satisfaction est autrement vive que si je me laissais, comme les autres, aller à la paresse. » Il recherche une compagnie éclairée, celle des officiers de réserve et médecins avec qui il pourra converser de manière intéressante (octobre 1917, p. 206) : « C’est un plaisir de manger en semblable société. Nous avons causé de toute sorte de choses, mais particulièrement de bouddhisme, de numismatique, d’ethnologie et de philosophie. » D’autres moments laissent évidemment la place à la solitude intellectuelle [à propos d’un médecin-auxiliaire] (p. 201) « Il est instruit et a de l’éducation et l’on peut causer avec lui d’autres choses que du service, du vin et des femmes. Je regrette bien qu’il s’en aille demain. »
Stage d’aspirant à Saint-Cyr
Un des intérêts du récit épistolaire réside dans la description minutieuse de son stage d’aspirant près de Versailles (p. 124 à p.162), avec un rythme de travail très exigeant durant la semaine, mais le dimanche laissé libre (7 mars 1917, p. 124) : « Du réveil (6 h1/4) à l’extinction des feux, pas une seconde de répit ; je n’exagère nullement en vous disant : pas une seconde, je suis plutôt au-dessous de la vérité ! C’est excessivement dur. Cela se comprend : les 1200 élèves aspirants qui suivent ce cours sont exclusivement des jeunes des classes 1914 à 18. Mais enfin, l’on n’entend pas les marmites ! » Les sorties du dimanche sont très appréciées (p. 124) « Ce jour-là un train spécial appelé « l’es spécial » emporte tous les élèves aspirants de St-Cyr à 7 h ¼ vers Paris. L’on arrive à Paris à 8 heures. L’on est ramené à l’école le soir à 9 h ½ par un autre train spécial. » Comme toujours avec notre futur professeur de Lettres, c’est son attitude volontariste pour se former et progresser qui lui permet d’obtenir cette situation qu’il juge chanceuse (17 avril) « Journée froide et pluvieuse. Comme l’on plaint ceux qui sont dans les tranchées ! Et comme on apprécie de ne pas y être ! ». Il s’intéresse beaucoup à la guerre et à l’évolution de la situation internationale, et chaque dimanche matin, il se livre dans un café à une revue de presse, dont il tire des éléments d’ambiance qu’il rapporte à ses parents et ses frères (4 juin 1917) : « Le ton des journalistes a changé, il s’est fait plus conciliant (…) une nouvelle formule se fait jour : droit des peuples à disposer d’eux-mêmes – l’on ne rencontre plus à chaque ligne comme il y a quelques temps l’expression outrée : jusqu’au bout (…). ». Les titres consultés se composent de L’écho de Paris, Le Pays, L’œuvre, l’Humanité, La Libre Parole, La Victoire, et L’Action française (p. 159).
Reçu aspirant, il rejoint Salonique après une permission en Algérie, et y suit un long cours de chef de section ; il monte ensuite quelques semaines en ligne, y est bien accueilli par ses nouveaux camarades, mais il veut passer sous-lieutenant : après beaucoup d’efforts, il réussit à voir entre deux portes le général Sarrail, et celui-ci accepte de le faire nommer, à condition que ce soit dans un régiment de coloniaux.
Officier dans un Bataillon de Tirailleurs Sénégalais
Nommé au 81e BTS en décembre 1917, il décrit longuement sa nouvelle situation, son emploi du temps ainsi que ses hommes, leur ethnie, leurs langues, leurs habitudes… Avec l’hivernage des troupes africaines, il peut se contenter au début de diriger des exercices à l’arrière, et superviser des travaux publics (aménagement de route). Il sera plus souvent en ligne en 1918, dans des secteurs d’activité moyenne, mais son ordonnance Abdou est tué à ses côtés par un obus en mai 1918 (p. 335). Il est d’entrée très satisfait de son affectation car sa compagnie, dit-il, est la plus disciplinée du bataillon (p. 258) « je vous entretiendrai longuement dans mes prochaines lettres de ces braves Noirs. » On trouve souvent dans les sources « Grande Guerre » le terme « Nègre » [substantif], employé par les contemporains avec un sens neutre, et il serait très utile de savoir exactement à partir de quel moment ce terme devient inutilement – ou volontairement – méprisant, et doit être remplacé par le terme neutre de « Noir » [fin des années vingt ?]. Ce terme courant « Nègre » n’apparaît pas une seule fois dans le corpus, peut-être y a-t-il eu substitution lors de la dactylographie dans les années soixante-dix ? En tout cas, en regard de bien d’autres témoins, A. Bron, très empathique pour ses hommes, fait ici preuve de progressisme. Comme toujours, notre intellectuel s’enthousiasme pour l’ethnographie, et sans cesser de se perfectionner en grec moderne, il a le projet d’étudier les langues « sénégalaises », il envoie à ses parents un tableau des chiffres de un à cent en langue bambara (p. 265) ; il explique aussi que le terme « sénégalais » est générique, et qu’il a affaire à de nombreux Maliens, Tchadiens ou Burkinabés, qu’il essaie de catégoriser (pays, ethnie, langue, coutumes…).
Plus loin, il raconte de manière intéressante comment son ordonnance Abdou a été recruté aux BTS (p. 268) « Un beau jour, Abdou Sergui, le chef du village Kantché, vint à Ichernaoua Ouachada et s’en retourna avec Abdou (…) pieds et poings liés, la corde au cou, pleurant toutes les larmes de son corps (…). Abdou fus remis aux autorités militaires et devint soldat. Voilà ce qu’Abdou m’a raconté ce matin. » Sa vision des Noirs est très paternaliste (p. 265) : « Ces Noirs sont des enfants que la moindre dure parole chagrine. Le capitaine les blesse souvent. Pour moi, je mets sur leurs plaies le baume des douces paroles. » Sans surprise, un autre extrait montre qu’A. Bron représente une exception avec sa conception des rapports respectueux envers les Tirailleurs (p. 294) : « Mr Duchez nous a dit ce soir qu’un officier d’un autre BTS avait été tué par les Noirs, pour avoir frappé l’un d’eux, chose courante et admise aux BTS. Pour ma part je suis bien tranquille. Mes Noirs se couperaient quatre pour me faire plaisir. Jamais je ne les maltraite. (…) Je suis seul à appliquer cette méthode ou presque. »
Il peut revenir à Tunis en juillet 1918, ayant terminé « ses » 18 mois d’Orient. Durant sa dernière année de service (démobilisation en juillet 1919), l’auteur s’occupe d’instruction au sein des BTS (surtout le 113e BTS) à Biskra, Touggourt et Hussein-Dey. Il souligne la réussite d’un cours de perfectionnement des caporaux et sous-officiers sénégalais, « fils de chefs de villages », qu’il a dirigé avec beaucoup d’investissement et de plaisir, et mentionne à cet égard les nombreux témoignages de gratitude (courriers de remerciement) de ces hommes promus par la suite (p. 375), «Les remerciements dont ils m’ont abreuvé avec une telle chaleur et une telle sincérité ne sont pas, on s’en doute, d’un vocabulaire suffisamment adéquat aux sentiments exprimés et je ne voudrais pour rien au monde qu’on sourît en les lisant. »
Albert Bron produit ici un témoignage attachant, et la somme de ses lettres permet de reconstituer un des itinéraires possibles de la Guerre en Orient : en profiter pour progresser humainement, et tout simplement pour se cultiver. En cela, notre témoin est marginal et peu représentatif des autres cadres coloniaux subalternes : il ne joue pas aux cartes, boit modérément et il indique lui-même que sa conception du commandement des Noirs, basée sur le respect, n’est pas partagée. Il faut aussi prendre en compte le fait que ses lettres sont adressées à ses parents, et ce rapport filial transparaît en permanence : il veut rassurer mais aussi montrer qu’il est digne de l’éducation reçue, ce qui donne à voir des actions peut-être un peu idéalisées. En soulignant aussi qu’Albert Bron a sur ses tirailleurs une vision très paternaliste bien de son temps, on conclura en remarquant que cet excellent homme, Européen oranais, n’évoque jamais, dans ses échanges avec les siens, les paradigmes du fait colonial.
Vincent Suard décembre 2025