Abraham Pierre (né Bloch Pierre) (1892 – 1974), Les trois frères

1. Le témoin

Pierre Abraham est le nom de plume pris par Pierre Bloch, lorsque celui-ci se lance dans une carrière littéraire et journalistique à la fin des années Vingt. Il a été auparavant un étudiant brillant, admis à X en 1913. Mobilisé au 6e régiment d’artillerie à pied à Toul, il réussit rapidement à intégrer l’aviation d’observation et rejoint la MF 5 [Maurice Farman] en novembre 1914. Chef des observateurs à la BL 18 [Blériot] en décembre 1914, il vole ensuite presque deux ans à la C9 (lieutenant observateur- Caudron G3 et G4). En décembre 1916, il prend le commandement de la C 21 (observation) jusqu’en juillet 1918. Passé capitaine en juin 1917, il termine la guerre détaché au G.H.Q. américain. Le Maitron signale que compagnon de route en 1936, puis résistant à partir de 1941, il a été adhérent au P.C.F. après-guerre, exerçant comme journaliste, critique et écrivain, notamment comme directeur de la revue Europe.

2. Le témoignage

Pierre Abraham publie en 1971 « Les trois frères » aux Éditeurs Français Réunis  (préface de Jacques Duclos, 378 pages). Il s’agit d’un ouvrage autobiographique, avec une structure composite, puisque se succèdent des chapitres sur son père, sa jeunesse, ses frères, puis sur son expérience de la Grande Guerre, dont les étapes sont entrecoupées de petits interludes évoquant la Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale. La Grande Guerre occupe environ 130 pages de ces souvenirs, et quelques indications montrent des fragments surtout rédigés au milieu des  années Soixante. Ronald Hubscher a largement utilisé ce témoignage (dix occurrences en index des noms de personnes) dans « Les aviateurs au combat », Privat, 2016.

3. Analyse

Artilleur

Pierre Abraham décrit une expérience décevante au début de la guerre, puisque responsable d’une batterie avancée (le Tillot) de l’enceinte fortifiée de Toul, il reste en dehors des combats. Intéressé dès avant le conflit par l’aviation, sa demande de mutation comme observateur est refusée, son colonel voulant garder son officier, artilleur qualifié. En septembre 1914, il est chargé de la formation d’une nouvelle batterie de 75 qui s’établit vers Pont-à-Mousson, mais la trop grande prudence de son chef – ne pas se faire repérer – fait que bombardé, il ne tire pas. L’auteur parle de « batterie-fantôme » (p. 205), et en repli derrière Flirey, conclut après une salve unique : « tels sont les quatre coups de canon que j’aurai tirés, dans ma carrière d’officier d’artillerie au long de la Première Guerre mondiale. » C’est en novembre 1914 qu’il réussit à être muté comme observateur aérien au D.A.L. (Détachement d’Armée de Lorraine), qui demande des volontaires, en court-circuitant la voie hiérarchique.

Observateur

Officier-observateur sur avion Maurice-Farman puis sur Blériot, l’auteur évoque les débuts de l’aviation d’observation, les essais de T.S.F., en y mêlant des réflexions sur la gloire, le courage en mission, ou les « succès féminins. » P. Abraham fait partie des précurseurs, il vole en observation dès 1914, dans un emploi tactique nouveau : à la C9, il participe avec deux camarades à l’élaboration théorique de ce que seront les principes du réglage du tir d’artillerie par avion (p.231) : «Le GQG m’interroge sur le texte d’une instruction qu’il désire faire paraître à ce sujet. » Ce travail, « revu par les manitous de là-haut, deviendra un petit bouquin rouge, bible du travail en commun de l’artillerie et de l’aviation sur tout le front. » Il évoque aussi des reconnaissances lointaines derrière les lignes allemandes,  « à compter les fumées de locomotive » (p. 233), c’est aussi l’occasion de réflexions sur le courage et la peur au combat. Le récit de l’attaque d’un drachen allemand avec des fusées incendiaires génère des considérations morales, il n’a pas visé les observateurs de la nacelle (p. 235) : « Détruire le matériel, c’est notre but. Mais tirer comme des lapins des gars abandonnés par leur treuil et qui ne peuvent pas nous répondre, c’est autre chose. ». Cette action lui vaut la première citation de l’escadrille, et une des premières croix de guerre arborée à Nancy  (mai 1915, p. 236) : « Sur le trottoir de la rue St-Jean, je suis arrêté par des hommes de l’âge de mon père, qui me demandent à soupeser de leur main la décoration nouvelle. »

Pilote puis chef d’escadrille

À la C9, lieutenant observateur, il réussit aussi à passer son brevet de pilote, sans partir en formation, et le fait de piloter lui permet de tester les observateurs nouveaux venus, ainsi que les avions reçus, G4, G6, Morane-Parasol, puis A.R. et Spad biplace. Il se montre très critique (narration d’accidents mortels) envers le Morane et l’A.R. (avion Dorand). Passé ensuite chef d’escadrille à la C 21, Il dresse un tableau de l’aviation au bout de deux ans de guerre. Pour lui le groupe des pilotes en 1916 est débarrassé des précurseurs, des mondains associés ici à des membres de l’aristocratie ; les survivants de ce groupe, rejoints par leurs jeunes cousins, forment une classe aristocratique minoritaire. Un groupe prolétarien est celui des mécaniciens, d’origine ouvrière et passés pilotes ; la presse, dit l’auteur, aime exposer leurs succès (p.280) « par une conception fausse de la démocratie, en réalité par démagogie. » Cette presse met en scène les frasques de « ces « grands enfants » qu’il s’agissait de rendre « populaires » avec une petite touche de dédain ». On peut penser ici à R. Nungesser ou G. Carpentier, car J. Navarre et G. Guynemer viennent de la bourgeoisie aisée. Pour P. Abraham, il y a une troisième couche, majoritaire, la moins médiatisée, ni aristocratique ni ouvrière, qu’il appelle la bourgeoisie. Et il conclut (p. 280) : pour lui, «L’ensemble des pilotes de guerre, à partir de 1917, reproduisaient assez bien, sauf du point de vue des proportions, l’aristocratie, la bourgeoisie et le prolétariat de la société française à cette époque-là. »

À propos du 16 avril 1917, il raconte les difficiles liaisons à basse altitude dans le mauvais temps, avec l’angoisse de se trouver sur une trajectoire d’artillerie, puis il extrapole à l’évolution tactique généralisée de l’appui-feu de l’aviation pour les attaques d’infanterie (1918), soulignant le paradoxe par rapport à ce qui avait été la règle depuis 1914, c’est à dire la recherche continue de l’altitude la plus élevée possible. Passé capitaine à l’été 1917, il forme avec la C 21 des observateurs américains au camp du Valdahon. Il aborde longuement des thèmes qui paraissent marginaux aujourd’hui, comme la différence de conception sur ce que doit être la place du vin et des boissons alcoolisées au front entre les Français et les Américains ; après être reparti au printemps 1918 combattre sur le front des offensives allemandes, il termine la guerre associé au G.H.Q. US pour former un groupement tactique qui deviendra sans objet avec l’Armistice.

Un aviateur moraliste

Ce qui fait la singularité du témoignage de Pierre Abraham, que l’on peut comparer avec la dizaine de notices d’aviateurs du dictionnaire du Crid, c’est le mélange, dans son récit, de remarques factuelles avec des réflexions éthiques et psychologiques, à propos de l’attitude au combat, du vol, des camarades, de leurs frasques communes, aussi bien qu’à propos des aventures féminines.  Cela donne paradoxalement un ensemble extrêmement sérieux, un peu pontifiant (p. 202): « Et la gloire ? J’éprouve un étrange scrupule à m’aventurer dans cette auscultation rétrospective. (…) L’appétit de gloire, comment le faire comprendre, à quoi le comparer. Peut-être à cette « fureur de vivre » dont on nous rebat les oreilles pour la jeunesse d’aujourd’hui. » (…) « Fureur de vivre » était pourtant inexact en 1914. Et je préférerais, au risque de piétiner toute pudeur – la mienne et celle de mes camarades disparus – parler de ce qui nous possédait alors et qui, réellement concrètement, pouvait s’appeler « fureur de mourir ». » L’auteur « méprise de fort haut » (p. 225) les revues comme La Vie Parisienne ou Fantasio pour l’image des aviateurs qu’ils véhiculent, et avec moins de sévérité, il dit n’être pas satisfait de certains livres comme L’équipage [1923] et « de certains films techniquement bons et moralement déplaisant comme Le Diable au Corps. [1947]». L’auteur signale son incompréhension et ses relations distantes, toujours pour des raisons éthiques, avec l’unité de bombardement aérien de Malzéville (1915) : pour lui, jeter des bombes sur des localités s’apparente un peu à de l’assassinat (p. 242) et lorsque lui aussi est envoyé jeter des bombes à ailette sur la ville de Luxembourg, il déclare : « me voilà devenu pareil aux bombardiers de Malzéville que je méprise si fort pour leur besogne de tueurs. » On rappellera que l’auteur fut un des fondateurs communistes du Mouvement de la Paix en 1948.

Le chapitre des femmes est plusieurs fois abordé, il évoque ce qu’il appelle sa « vie de garçon », refusant l’engagement amoureux, comme si c’était un passage obligé de ce type de mémoires. Il se range en fait assez vite puisqu’il se marie en 1915, ce qui est aussi assez atypique : il dit effectuer avec ce mariage (p. 256) « un retour à ce qu’on aurait alors appelé la pureté. » Ici, place à un amour qui le ramène à une « règle de vie quasi – monastique qui correspondait, sinon à mon caractère, du moins à une de ses faces les plus durables. » Ce ton très particulier s’explique probablement en partie par le contexte de la rédaction ; en 1964 il est directeur de l’exigeante revue Europe, et son engagement communiste est public : le parti est puritain, et la période Jeannette Vermeersch n’est pas loin… Ces prismes sont du reste conscients et assumés (p. 237) : « Au moment de faire écho à nos joyeuses prouesses, je devrais sans doute me ceindre les reins d’une ceinture à pointes, me couvrir la tête de cendre et faire pieusement pénitence. Il n’en sera rien. Ni l’âge, ni les réflexions, ni le contexte – austère au regard de la société – où je vis depuis nombre d’années, ni la désapprobation éventuelle de ceux qui sont mes camarades d’un autre combat, ne m’amèneront à renier la fougue de notre jeunesse et les excès qui l’ont accompagnée. » Il fait aussi de nombreuses allusions au vin, aux beuveries, et aux canulars qui les accompagnent.

Un témoignage original

Ce témoignage est inscrit dans un contexte (années Soixante) où les récits factuels de pilotes sont finalement assez rares, et où la vision des aviateurs est dominée par des clichés glorieux que l’auteur veut remettre en perspective. Il est aussi possible que l’auteur aborde longuement ces thèmes (femmes, beuveries) parce ce que c’est ce qu’on attend de ce type de récit à l’époque ; pour un précurseur qui vole en missions de guerre dès 1914, il n’y a finalement dans le livre qu’assez peu de descriptions de missions et de réglages, de rencontres ou d’évitements de l’ennemi. Insistant beaucoup sur sa modestie, son inexpérience mais dans le même temps sur ses réussites et ses succès, son propos n’est pas exempt d’une certaine suffisance (c’est tout le contraire de G. Villa, par exemple), mais il est aussi certain qu’il a fait « une belle guerre », pour employer une expression des années Trente. Cette contradiction entre une ambiance potache, avec de très jeunes gens à peine sortis des Ecoles, et les dures responsabilités de la guerre confiées à ces  aviateurs, n’est pas en soi originale dans le petit monde des escadrilles ; ce qui l’est plus, c’est d’évoquer ces frasques de jeunesse avec l’expérience de la vie, d’une autre guerre, des engagements politiques et intellectuels, d’une existence austère… son frère l’écrivain communiste Jean-Richard Bloch est mort en 1947, miné par la disparition de sa fille résistante, exécutée par les Allemands en 1943 ; leur mère a été assassinée à Auschwitz en 1944… En fait, loin de le desservir, c’est aussi ce caractère composite de l’ensemble, avec ce ton marqué par les expériences ultérieures de la vie et par le regard des camarades, qui fait l’intérêt historique de ce témoignage.

Vincent Suard (décembre 2025)

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