Viguier, Armand (1893-1985)

Une vie avec le ciel comme horizon

1. Le témoin

Armand Viguier (1893-1985) est originaire de Péchaudier (Tarn). Engagé volontaire en 1913, il débute la guerre au 10e Dragon puis passe dans l’aviation en mars 1915, arme dans laquelle il est d’abord mécanicien. Il est sous-officier pilote de bombardier Voisin à la VB 107 où il effectue de nombreuses missions à partir d’Esquennoy. Il passe dans la chasse en 1917, d’abord à la N 150 puis la N 157, passant sur Spad en 1918. Il continue une carrière de pilote militaire entre deux-guerres, jusqu’à sa retraite du service actif en août 1940.

2. Le témoignage

Une vie avec le ciel comme horizon, Mémoires, du Commandant Armand Viguier, a paru aux éditions des Grilles d’Or en 2007 (265 pages), à l’initiative de Thierry Servot-Viguier. La retranscription avait été réalisée en 1985 par Charles Coin d’après un manuscrit écrit au crayon de papier, récit lui-même rédigé par l’auteur à un âge avancé. La partie « Grande Guerre » occupe les pages 40 à 173, et l’ouvrage est complété d’un intéressant dossier iconographique (une trentaine de pages non paginées) avec de nombreuses photographies originales se rapportant surtout au monde de l’aviation fréquenté par l’auteur.

3. Analyse

L’auteur, évoquant en début de volume ses petits-enfants qui ne lui laissaient aucun répit avec leurs demandes d’histoires d’aviation, s’est demandé un jour : « en somme pourquoi n’écrirais-je pas moi-même mes mémoires ? » L’intérêt du document, outre son ton vivant et parfois facétieux, est de présenter un itinéraire complet de pilote, avec la vocation dans l’adolescence, la formation puis les missions de guerre, ainsi qu’après 1918 la carrière poursuivie dans l’aviation militaire. Le document est à la fois une chronique factuelle d’une grande précision, qui documente pour nous l’itinéraire du témoin au long de la guerre, et un recueil d’anecdotes, des histoires d’aviateurs qui lui sont arrivées à lui ou à d’autres pilotes qu’il a côtoyés.

Le 10e dragon

En août 1914, l’unité de cavalerie d’Armand Viguier n’affronte jamais frontalement l’ennemi : il y a quelques reconnaissances offensives, mais il mentionne surtout le spectacle des civils en fuite et une retraite assez rapide. Son cheval Carabi est blessé et doit être achevé, et l’auteur raconte son émotion, tout en se justifiant (p. 54) : « Ceux qui me liront seront sans doute étonnés que je m’exprime ainsi pour la mort d’un cheval, quand des hommes mouraient autour de moi. Peut-être ! Mais est-il possible d’évaluer les souffrances qui sont imposées par la guerre ? La mort de mon cheval m’avait profondément marqué ; 64 ans après, ce souvenir maintes fois écrit ou raconté m’attire toujours quelques larmes. » L’auteur explique que les chevaux de son unité ont beaucoup souffert dans les deux premiers mois de campagne, et qu’à la fin de septembre, ils étaient plus d’une centaine à marcher à pied par manque de montures. Il retourne hiverner dans sa caserne de Montauban, où il décrit le difficile dressage des chevaux qui viennent d’être achetés au Canada. On demande des volontaires pour l’aviation, et il est accepté pour un stage de mécanicien : il a raconté au début du livre, évoquant son adolescence, sa passion pour la mécanique et sa formation en autodidacte.

La formation

De manière classique pour ce type de récit, Armand Viguier raconte les étapes de sa « scolarité » aéronautique, avec un stage d’élève mécanicien à Longvic, puis un stage de mécanicien-mitrailleur à Avord (mai 1915), ce qui l’amène ensuite à la formation d’élève pilote à Étampe. Il décrit ses instructeurs, son lâcher, puis sa formation à Ambérieu à l’école « Voisin ». Il finit par être affecté à la VB 107 (Voisin-Bombardement) où il restera de septembre 1915 à juillet 1917 (p.107) : « Je venais de franchir le pas. Dijon, Etampes, Ambérieu, Le Bourget, et cela entre le 12 mars et le 14 septembre, c’est à dire en 185 jours. »

Les opérations

L’auteur raconte en détail sa première mission de guerre qui l’a fort impressionné, et ce récit anecdotique d’octobre 1915 illustre bien ce que sont ces « histoires de pilotes » qui parsèment l’ouvrage (p. 113 à 116). Il doit donc aller bombarder la gare de Biache-Saint-Vaast en fin d’après-midi mais une erreur sur le choix de son mitrailleur le fait décoller peu après son groupe et il arrive en retard sur l’objectif. Ce retard fait concentrer sur lui l’ensemble des tirs anti-aériens, puisque les autres sont déjà repartis quand il arrive au-dessus de Biache. Il est alors attaqué par un aviatik et réagit mal : au lieu de lui faire face (son mitrailleur est à l’avant) il prend la fuite en tournant le dos à l’ennemi, en enchaînant les virages serrés. Son mitrailleur monte alors debout sur le strapontin du siège et s’appuie sur le plan supérieur pour tirer avec une carabine. Au bout d’un moment, notre témoin a recouvré son sang-froid et va faire face, mais avec un grand bruit le mitrailleur s’écroule au fond de la carlingue et le moteur passe au ralenti. Heureusement avec le crépuscule l’aviatik abandonne la partie, et l’auteur s’aperçoit, alors que le mitrailleur se remet de son évanouissement, que sa chute avait faussé la commande des gaz. Ils sont par contre totalement égarés, réussissent à se poser au hasard dans un pré malgré des vaches nombreuses qui refusent de s’écarter, et ils finissent cachés dans une haie, se sachant pas de quel côté du front ils sont arrivés… « Pourquoi le caporal Nicolas, pratiquement debout, n’a t-il pas basculé dans le vide ? Pourquoi la carabine n’est-elle pas partie dans l’hélice ? Pourquoi n’ai-je pas percuté les vaches dans la prairie ? Pourquoi l’Allemand nous a t-il ratés ? (…) Ainsi se termina ma première mission de guerre, avec le recul du temps, je ne regrette pas de l’avoir vécue mais, quant à l’oublier… » Basé sur le terrain d’Esquennoy dans l’Oise de novembre 1915 à mars 1917, A. Viguier décrit en mai 1916 un accident, dont il est responsable par une faute de pilotage, et qui lui vaut une jambe cassée. Les avions Voisin sont de plus en plus menacés par la chasse adverse, et l’auteur explique ensuite le passage au vol de nuit, en entraînement puis en missions de bombardement (p. 130) : « La chasse ennemie n’était plus à craindre mais les accidents furent nombreux. Les pannes de magnéto qui, en plein jour, se terminaient plutôt bien, causèrent beaucoup trop d’accidents. »

Rencontrer Guynemer

L’évocation de Charles Guynemer et de sa fréquentation plus ou moins familière est un topos du récit de pilote français pour la première moitié de la guerre, et il est vrai que, jusqu’au début de 1916, l’aviation est encore un petit monde. A. Viguier mentionne qu’élève mécanicien, il a lancé son hélice à Avord (p. 71), qu’il bavarde avec lui sur le terrain de la MS3 à Breuil-Le-sec (p. 120) « Pour parler, il avait l’habitude de prendre le bras de son interlocuteur. » Au printemps 1916, Guynemer en panne doit attendre trois jours sa réparation sur le terrain des Voisins. L’auteur le loge et évoque son caractère (p. 129) « durant les deux jours que dura la réparation, il tournait en rond dans le hangar sans se rendre compte qu’il exaspérait les mécaniciens qui ne pouvaient aller plus vite.Lorsqu’il put reprendre possession de sa mécanique, il fit un essai de quelques minutes et s’envola vers son incroyable destin sans me remercier de l’avoir hébergé pendant ces trois jours. » La quatrième mention a lieu à Cachy, sur le terrain des Cigognes de la N3 où le lieutenant Papin et A. Viguier vont faire une visite au commandant Brocard (p. 137) : « Des poitrines ornées de décorations à rallonges vinrent aussi et parmi eux, Guynemer. Retrouvailles. Et le pot traditionnel au bar de l’escadrille, Brocard avec nous. Dans l’encadrement de la porte apparut soudain une sorte de fantôme. Plein de boue séchée des pieds à la tête, une barbe hirsute, un casque cabossé, les mains sales, etc. Il s’avança vers le Commandant :

« – Je suis le Lieutenant Untel et je rentre des tranchées. Mes hommes voudraient voir Guynemer. »

« – Tu y vas, Georges » dit le commandant.

Cachy se trouvait sur la route d’Amiens à Péronne et tout ce qui allait sur ce front de la Somme passait devant les hangars de la 3. J’avais, avec le lieutenant Papin, suivi Guynemer. Assis sur le bord de la route, quelques dizaines de fantassins dans le même état que leur lieutenant, attendaient dans une sorte d’abrutissement total. Il voulut leur dire quelques mots, mais devant leur misère physique, sa voix s’étrangla. » La dernière rencontre date d’août 1917, sur les Grands Boulevards à Paris (p. 137) : « Il passa près de moi et, au lieu de l’arrêter, je le suivis pour jouir personnellement de le voir admiré. Les traits tirés, les yeux cernés, le dos légèrement vouté, il passait au milieu de la foule qui le reconnaissait. Paris, en toute liberté admirait son héros dont, malheureusement les jours étaient comptés. » Parmi les célébrités rencontrées, l’auteur mentionne aussi Pierre Loti et plus tard Ettore Bugatti, ainsi que Saint-Exupéry, à l’occasion de son service militaire, et les capacités de ce dernier ne lui laissent pas un souvenir inoubliable.

Un bombardier chez les chasseurs

Après nouvelle une blessure en mai 1917 due à une perte de vitesse, l’auteur revient au front après un mois de convalescence et demande à passer dans la chasse. Il est très mal reçu à la N 150, on lui vole sa seule victoire, qui est attribuée à un autre équipier (p. 149) « il était inadmissible qu’un pilote de bombardement arrivé de fraîche date, puisse ainsi abattre un avion ennemi, et sur Belfort encore ! » Il évoque encore la manière dont il est maltraité par sa hiérarchie après avoir suivi et tenté d’attaquer un zeppelin. Mais cela se passe mieux ensuite à la N 157, qui devient la SPA157 après la réception de ses Spads. Il évoque l’ambiance d’urgence liée aux offensives allemandes de 1918, avec les déménagements incessants de terrains, à cause du front en mouvement. Il doit un jour porter un pli à une escadrille menacée d’encerclement (p. 167) : « Je me mis face au vent et alors que je me posai au milieu du terrain, je m’aperçus que tout ce monde était habillé… de vert ! Les gaz en plein, je réussis à décoller de justesse dans une trouée d’arbres. (…) Et je regagnai mes hangars. Descendu de mon Spad, j’ai pu m’essuyer le front, car j’avais eu chaud… ».

Passé sous-lieutenant en juillet 1918, après l’Armistice il est stationné à Spire en Allemagne, à côté de l’usine Pfalz. Il sera ensuite un des pilotes du 2e régiment de chasse constitué par le commandant Brocard en 1920 au Neuhof à Strasbourg.

Armand Viguier produit donc ici un récit de qualité : si c’est le témoignage, pas si rare, d’un cavalier passé pilote, c’est en même temps, et c’est moins fréquent, l’itinéraire d’un jeune passionné d’aviation qui voit son rêve d’avant-guerre se réaliser assez tôt. Par contre, la vraie conscience d’avoir échappé à une mort en vol plus que probable est plus tardive, elle semble bien liée au moment de la composition de ses souvenirs : « Mon Dieu, que le mot chance revient souvent ! » (p. 147).

Vincent Suard, décembre 2022

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Martin-Laval, André (1888-1975), Fernand (1890 – 1973) et Antoine (1892 – 1972)

Trois frères en guerre

1. Les témoins

Avec un père dans l’import-export et six enfants, la famille Martin-Laval appartient à la moyenne bourgeoisie marseillaise, catholique et patriote. Les trois frères sont sous l’uniforme pendant toute la guerre, et deux des trois filles s’investissent comme infirmières. La cadette et la benjamine en feront leur profession après-guerre.

André Martin-Laval (1888-1975), ingénieur-électricien, réformé en 1910, s’engage volontairement en août 1914 ; téléphoniste au 58e RI d’Avignon jusqu’en 1916, il se spécialise dans la T.S.F., passe au 8e Génie puis est détaché dans l’aviation (C. 46). Il est sous-lieutenant en 1918, puis poursuit une carrière d’ingénieur après-guerre.

Fernand (1890 – 1973) est engagé volontaire depuis 1908 et sert au 3e RI à la mobilisation. Sergent depuis 1911, il combat dans les compagnies de mitrailleuse du 3e RI et du 141e RI, et est officier à l’armistice. Il fait une carrière dans le commerce après la guerre.

Antoine (1892 – 1972) renonce à son sursis alors qu’il est encore interne de médecine en 1913. Il fait la première année de la guerre comme caporal-brancardier au 58e RI, faisant fonction de médecin auxiliaire. Il est ensuite promu médecin aide-major de 2e classe (sous-lieutenant), affecté en hôpital puis au 39e RI. Il exerce après -guerre comme médecin.

2. Le témoignage

Trois frères en guerre, Martin-Laval, une famille de Marseille en 1914-1918, a paru aux éditions Privat en 2014. Cet ouvrage de Serge Truphémus, préfacé par Jean-Yves Le Naour (735 pages), et accompagné de nombreuses reproductions photographiques, est un travail ambitieux et original de publication d’un choix de témoignages issus d’une source archivistique; il existe en effet aux AD 13 un imposant fonds Martin-Laval (10 mètres-linéaire, cote 216 J1 à J 63), et l’auteur a composé le livre avec des extraits de carnets de guerre (Antoine et André), entrecroisés avec des passages de lettres en provenance de toute la famille et d’amis. Dans le détail, on commence par l’intégralité du carnet d’Antoine (août et septembre 1914) ; suivent les carnets retravaillés d’André (août 1914 – décembre 1915), puis ses carnets bruts (1916 – juillet 1917) et enfin, après l’arrêt de ceux-ci, surtout sa correspondance avec sa fiancée. Fernand n’intervient que ponctuellement dans le corpus, à travers quelques lettres. S. Truphémus signale que devant la masse d’archives, il a été amené à sélectionner et réduire les textes disponibles, son ambition étant de respecter une exigence morale envers les témoins et les lecteurs : « respecter la cohérence du récit, préserver l’esprit des témoignages et conserver tout ce qui peut présenter un intérêt historique. »

3. Analyse

A. Antoine : Au XVe Corps en août et septembre 1914

Le premier témoignage est un carnet de campagne, très précis et très vivant, rédigé sur une période assez courte (1er août au 17 septembre) ; les notes racontent les combats de Dieuze et de Dombasle avec le 58e RI, avec le départ d’Avignon, la découverte du feu, puis la retraite, avec l’épuisement et le souci constant d’éviter la capture. Il est aide-médecin, mais simplement avec le grade de caporal, et cela lui permet d’avoir à la fois une perspective au ras du sol,  comme fantassin, mais aussi, grâce à son rôle de médecin, d’appréhender la situation à l’échelle du bataillon ou du régiment. Le texte est précis dans ses descriptions, abonde en anecdotes (un camarade médecin morphinomane qui meurt d’overdose au plus fort des combats, par exemple…) et en même temps restitue bien la mentalité d’un méridional très patriote qui découvre les réalités lorraines.

Antoine, déjà sous l’uniforme à la mobilisation, participe le 2 août 1914 à un vibrant défilé patriotique à Avignon, mêlant militaires et civils, et signale dans une mention courte mais intéressante (p. 46) : « Passage à tabac de trois ou quatre anarchistes, échange de quelques coups avec eux (…) puis nous faisons barrière « pour empêcher ces « apaches » de passer devant le drapeau. » Antoine insiste sur sa ferveur patriotique, il signale plus loin (p. 52) « je ne suis plus le même homme ». En passant la frontière devant Dieuze, il est scandalisé par le manque d’enthousiasme de frontaliers qu’il libère, ce sont des mères dont les fils sont enrôlés dans l’armée allemande, et qui souhaitent surtout leur retour sain et sauf (p. 63) : « comment parler d’idéal avec ces gens-là ? » ; il est obsédé par les espions, il soupçonne tous les civils avec qui il a un échange, le lait est certainement empoisonné, tel trio de jeunes filles est suspect, etc.. Le récit raconte le combat dans la forêt, l’angoisse, l’épuisement physique et mental, le recul en désordre, mais toujours aussi la volonté de ne pas renoncer ; l’évocation du retrait sur Dieuze pour repasser la frontière est saisissante, avec des soldats « de tous régiments, de deux, de même trois corps d’armée, [qui] marchent ou courent dans les rues, en fuyant. C’est une panique inouïe. » (p. 103). On note le silence sur l’affaire du XVe Corps, et on ne peut plaider une lacune tributaire de l’immersion dans « l’immédiat », puisque l’on sait que les cahiers ont été retravaillés par la suite (mention des « boches » en août 1914, ou des « poilus » en septembre 1914). Finalement l’affaire revient par la marge, dans une lettre de la petite sœur d’Antoine (douze ans), qui évoque un scandale à « l’école des filles » (mai 1915, p. 359) : une enseignante a dit du mal du XVe Corps, les filles l’ont rapporté et il y a des manifestations « de petits garçons et de lycéens » devant la maison de la demoiselle. Pris dans l’action, Antoine ne dispose que de très peu d’informations extérieures ; lors de la défense devant Lunéville, résistance à laquelle il est fier de participer, il mentionne, lorsqu’est lu aux soldats l’ordre de Joffre de résister coûte que coûte (p. 141, 7 septembre) : « Brrr ! Quelle douche glacée pour nous qui ignorions complètement la retraite de Charleroi et qui pensions que l’armée du nord était victorieuse !… ».

B. André : Carnets recopiés (septembre 1914 à décembre 1915)

André, réformé, fait des pieds et des mains pour s’engager, et est comme Antoine animé d’une grande foi patriotique, mêlant nationalisme et religion : c’est en ces termes qu’il échange avec ses parents au début du conflit. Tout en restant patriote, la réalité vécue au front tempère ensuite son enthousiasme, et il écrit en février 1916 à Antoine, guéri après une longue convalescence à l’arrière (p. 504) : « Ne fais pas l’enfantillage de demander à retourner au pastiss. ». Il est précis sur son rôle de téléphoniste en ligne, ses connaissances techniques le faisant apprécier, et sa position lui donne des informations sur le détail des opérations, avec par exemple la mention du 22 juin 1915 (p. 372) : « fameuse journée, 347 messages ! » On s’aperçoit que dans les lettres envoyées, l’auteur ne respecte en rien les consignes de discrétion imposées par la censure. Lui-même s’autocensure peu lorsqu’il décrit à sa famille les dures réalités du front et il reçoit des reproches d’un ami de la famille (p. 321), qui lui demande de modérer la crudité de ses descriptions, la lecture de ses lettres mettant la famille dans l’effroi. Peu de temps après, sa sœur Jeanne lui écrit (p. 325) que l’ami a exagéré, en disant de ne plus écrire « ce qu’il en est » ; elle est d’accord avec une censure pour les parents, mais pas pour elle, et elle lui propose de lui écrire en secret via l’hôpital où elle est infirmière : « Je t’en supplie, mon cher André, dis-moi toujours la vérité et toute la vérité. ».

Un des plus moments les plus intense du livre décrit l’éclatement d’un obus sur le seuil de la petite sape des téléphonistes, pendant un violent bombardement en première ligne (19 octobre 1915, p. 445) ; André est choqué et presque indemne, mais deux camarades sont tués à ses côtés. Il raconte, à travers son journal puis ses lettres – ici un peu édulcorées-, par secondes puis par minutes, le choc, l’égarement, l’errance (p. 445) « Affolé, je cours dehors chercher du secours, mais je ne vois plus rien. Bombardement toujours intense. Je tombe dans les bras du capitaine Lapenne qui me fourre dans la sape de Kermeneur (…) » Il évoque la lente reprise des esprits, le deuil, la solidarité des « autres sapes » pour les téléphonistes : « Je vais voir les copains. Crises de larmes. Longue conversation en famille. Divers viennent présenter sympathie. ». Puis le calme se fait, avec le vœu d’aller à Lourdes pour remercier la Vierge, puis celui de monter neuf jours de suite à pied à Notre-Dame-de-la-Garde et « d’y faire la sainte communion. » Les mentions religieuses sont assez fréquentes dans l’ouvrage, mais il y a peu de mentions politiques, les allusions évoquent une sympathie pour la droite nationaliste, avec une tendance nettement antiparlementariste, surtout en 1917 et 1918.

C. André : carnets originaux non repris, puis courrier

En juillet 1916, André est détaché par le Génie dans l’aviation (C.G.15, escadrille G. 46) pour installer et entretenir les postes de T.S.F. des avions d’observation. Après avoir suivi divers cours, il sera sous-lieutenant en 1918. Depuis 1916, le témoignage est constitué des carnets bruts, puis seulement des lettres à sa fiancée Jeanne Grillière, de Revel. On suit en parallèle aux opérations militaires le début de la correspondance des promis, la première visite à l’occasion d’une permission, les préoccupations tendres… André fait parfois mention de relations conflictuelles avec des camarades, par exemple avec un sergent athée, plus jeune que lui, qui ne veut pas faire de réveillon de Noël. Encore simple soldat à ce moment, il doit subir ce « blanc-bec sorti de quelque loge maçonnique », et il est bien décidé à résister : « Je leur enverrai un minuit chrétien un peu là », promet-il dans un courrier. On retrouve ici la pertinence des remarques faites par Nicolas Mariot sur un « Tous unis dans la tranchée » fantasmé, et pour ce bourgeois conservateur, la fraternisation avec le peuple trouve aussi ses limites. Antoine tente de consoler André (p. 488) : «le milieu dans lequel tu vis est d’un niveau moral et intellectuel peu élevé, et ce doit être pour toi, je m’en rends très bien compte, une souffrance perpétuelle qui vient s’ajouter à d’autres. » Les principes moraux d’André sont aussi en rupture avec ceux de certains camarades, et il insiste là-dessus auprès de sa fiancée : il est scandalisé par leur détournement de la philosophie de l’œuvre des marraines de guerre, certains entretenant des correspondances «qui n’ont rien à voir avec le but poursuivi par l’œuvre pourtant si sérieuse des marraines. »  Il est particulièrement choqué (p. 645) par l’annonce d’un camarade dans un journal « plus que louche » et qui a reçu 152 réponses… Un jour, un débat est engagé par ses camarades sur l’existence de Dieu, il y intervient, fait « une profession de foi en règle » et finit par leur dire ce qu’il pense de leurs histoires de marraines. Il signale que ses camarades le traitent de « type à part. » Notons qu’il s’agit ici de lettres à sa fiancée, et on peut douter, après 500 pages de fréquentation d’André, qu’il aurait écrit ce type de propos fort moralisateurs, par exemple, à un ancien camarade de classe.

Enfin, pour terminer l’évocation de cet ouvrage très réussi, et dans un tout autre domaine, peut-être tenons-nous ici, dans l’unité d’André, le « patient zéro », cet initiateur d’un changement important dans la mode masculine, qui va modifier l’apparence du visage des hommes jeunes, dans les années vingt? Cinq aviateurs américains viennent d’arriver à l’escadrille (avril 1918), «Ils sont très amusants avec leur moustache rasée et leur jargon anglais. (…) La plupart de mes camarades ont trouvé très chic la mode des moustaches rasées et se sont rasés complètement.»

Vincent Suard, septembre 2022

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de Diesbach, Louis (1893-1982)

Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de chasse de la Grande Guerre

1. Le témoin

Le comte Louis de Diesbach de Belleroche (1893 – 1982) est originaire d’Hendecourt-lez-Ransart (Pas-de-Calais). Onzième enfant de la famille, il est, après un court passage au collège Stanislas à Paris, collégien en Suisse jusqu’en 1912, et intègre en 1913 le 21e Dragon à Saint-Omer. Il sert à cheval dans cette unité, puis à pied dans les tranchées, jusqu’en juin 1916. Maréchal des logis, il suit ensuite la formation de pilote, et est blessé (mai 1917) après deux mois de vol en première ligne. Il suit une difficile convalescence pendant le reste du conflit. Après la guerre, il est maire d’Hendecourt, conseiller général de 1928 à 1940, et député « Républicain de gauche » de 1932 à 1940. Après la Libération, son maréchalisme lui a causé quelques ennuis. Il anime, dans les années soixante, avec Joseph Frantz, l’association d’anciens pilotes « Les Vieilles Tiges ».

2. Le témoignage

Benoît de Diesbach a publié en 2005 à Fribourg « Souvenirs de Louis de Diesbach, Pilote de Chasse de la Grande Guerre » (176 pages) avec de nombreuses reproductions photographiques. Ce document de synthèse repose sur des extraits de documents émanant de Louis de Diesbach, mais ce n’est pas un témoignage linéaire ; le corpus est composé de lettres adressées à sa mère, d’extraits de ses mémoires à la première personne (vers 1970), mais de deuxième main car issus de passages pris dans « Louis de Diesbach » (biographie) de Ghislain de Diesbach, et d’extraits liés à l’émission télévisée «Les dossiers de l’écran »(1977) et à un entretien mené en 1977 par le Service Historique de l’Armée de l’Air.

3. Analyse

Par sa nature composite, le texte donne une bonne idée de l’expérience de guerre de Louis de Diesbach, mais il est difficile de dire si le résultat final correspond bien au centre de gravité qu’il aurait voulu donner à son récit. L’auteur évoque d’abord en août 1914 l’interminable chevauchée, qui après les Ardennes belges et la frontière du Luxembourg, le mène vers Liège : la chute de la place renvoie le 21e Dragon vers Paris. Il n’y a pas d’affrontement direct, seulement quelques escarmouches ou des cavaliers victimes du tir direct de l’artillerie allemande. L’auteur évoque, derrière les haies, la nervosité et la tension répétée liées à la préparation de charges qui ne se déclenchent jamais. Il incrimine aussi le régiment voisin (p. 18) : « Lors de ces longues attentes, combien nous maudissions notre régiment de cuirassiers dont les cuirasses brillaient si insolemment au soleil, et ne manquaient pas de nous faire repérer, nous faisant risquer de recevoir des dégelées d’obus. » Le témoin combat ensuite à pied, à partir de novembre 1914, dans le secteur d’Ypres. Dans ses lettres à sa mère, le ton est enjoué et il cherche nettement à la rassurer. Il a sur lui comme protection un « billet des rois mages », une petite gravure sur cuivre, dont l’efficacité était garantie par le fait qu’elle a touché les reliques des rois mages de Cologne. Il y a peu de détails sur l’année 1915, il est instructeur à Saumur, moniteur à Toulouse et il passe maréchal des logis. Il signale qu’il fait tôt sa demande pour l’aviation. Il revient au front en juillet 1915, et évoque des connaissances qui deviennent directement sous-lieutenant en demandant l’infanterie.

Pris dans l’aviation en juin 1916, il décrit sa formation classique, par Dijon et Chartres, l’école de chasse d’Avord, puis le stage de tir à Cazaux et l’école d’acrobatie de Pau. Malgré la mention d’un accident mortel qui s’y déroule sous ses yeux, (aile arrachée pendant un exercice de vrille volontaire), il considère (p. 56), au contraire d’autres témoins, « qu’en somme, il y eut peu d’accidents. » Il semble à ce moment désargenté, et sa mère, qui l’aide un peu, a dû quitter le château familial du Pas-de-Calais en se réfugiant à l’arrière, et se retrouve elle aussi dans une gêne relative. Il lui écrit qu’il gagne un complément de revenu en traduisant pour la «Guerre aérienne » de Jacques Mortane des extraits du livre récent de l’as allemand Boelcke : « je travaille tous les soirs mon allemand !… Je traduis les mémoires du capitaine aviateur (boche) Boelcke (qui a abattu 40 avions !). » A l’issue de sa formation, il intègre la N 15 au Plessis-Belleville en mars 1917 et vole en missions de guerre jusqu’à sa blessure du 3 mai.

Georges Guynemer est un personnage récurrent des souvenirs. L. de Diesbach lui écrit à plusieurs reprises, et le mentionne souvent, avec admiration. Il l’évoque comme camarade de classe au Collège Stanislas (« un de mes meilleurs camarades ») en 1907. Il exagère, auprès de sa mère, la réalité de cette amitié, disant être resté en relation avec lui, et (p. 40) « malheureusement, nous nous sommes un peu perdu de vue depuis 2 ou 3 ans ». C. Guynemer se manifeste seulement en février 1916, en répondant : « Oui, mon vieux, c’est bien moi ! il y a près de 10 ans que nous ne nous sommes vus et ta lettre m’a fait vraiment plaisir car je ne t’ai pas oublié. ». La relation est assez unilatérale, mais pour L. de Disbach, l’as français représente un modèle, dont la renommée rejaillit un peu sur lui, s’il arrive à s’en rapprocher. C’est aussi le moment de l’explosion de la médiatisation des héros de l’air, qui a commencé avec Jean Navarre, et qui génère une presse spécialisée à laquelle il collabore. Notre témoin est assez tôt en relation avec le père du héros, Paul Guynemer, et quelque temps après la mort de Charles, il écrit à sa mère (p. 98) : « J’ai reçu ces jours-ci de M. Bordeaux et de M. Guynemer une édition spéciale de la « Vie héroïque de Guynemer » de H. Bordeaux sur papier Hollande avec imprimé en tête : « imprimé spécialement pour le comte Louis de Diesbach de Belleroche. » J’en suis très fier. ». C. Guynemer n’avait pas la réputation d’être très sociable, et un extrait d’entretien tardif donne des éléments qui semblent plus proches de la réalité vécue : « Je lui avais écrit à plusieurs reprises (…), mais ses rares réponses étaient toujours brèves, racontant surtout ses combats aériens. C’était pratiquement, comme je pus le constater, la seule conversation que l’on pouvait avoir avec lui à ce moment-là, car nos entretiens ne duraient guère. » Plus loin, c’est avec un autre as qu’il revendique dans une lettre une proximité passagère mais funeste (23 avril 1918, p. 92) : « J’ai été heureux d’apprendre ce matin la mort du Capitaine von Richthofen ; c’est lui qui m’a descendu voici bientôt un an, hélas !… » Cette affirmation est erronée, le Baron Rouge n’étant pas sur ce front en mai 1917.

Arrivé au front, il acquiert rapidement une citation (12 avril 1917), est crédité de deux victoires, mais il détruit aussi son nouveau Spad dès réception (17 avril), sur une erreur de pilotage à l’atterrissage, probablement par manque d’expérience. Le 3 mai, il reçoit dans un combat aérien une balle incendiaire dans le genou et réussit à rejoindre les lignes françaises. Il passe sur la table d’opération, parmi de nombreux blessés de la Bataille du Chemin des Dames qui se poursuit alors. Au cours de l’année 1917, c’est une suite de séjours hospitaliers, avec d’abord l’hôpital américain de Neuilly, il ne peut remarcher, subit d’autres opérations, a besoin d’un appareillage qui n’arrive pas… Plus d’un an après sa blessure, en juin 1918, il évoque des médecins qui (p. 95) « ont été étonnés du progrès et du mieux de ma jambe. Moi je n’en trouve aucun. Tant que je ne puis marcher, je ne trouve aucune amélioration, ils me dégoûtent tous. » Il est ensuite affaibli par ce qu’il appelle la « Dingue Espagnole », traverse une grave dépression et émerge seulement, après deux ans, en 1919 : il semble qu’il lui ait fallu ce temps pour accepter la réalité de son invalidité, en refusant une dernière opération (p. 112) « je n’eus pas le courage de recommencer. J’avais déjà subi sept opérations et je ne voulais plus en entendre parler. » Cette expérience de la guerre influencera son engagement politique ultérieur dans les années Vingt (p. 102) : « Maire depuis 1919 d’une commune rurale dévastée, je me suis attelé à sa reconstruction. Vivant constamment au milieu de ceux qui comme moi avaient durement souffert de la guerre, j’ai soutenu jour après jour leurs revendications. »

Ainsi, un témoignage intéressant sur un des nombreux aviateurs venus de la cavalerie, sur un itinéraire de convalescence après une blessure grave, ainsi que l’aperçu d’une façon d’appréhender le conflit par un jeune notable rural de noblesse ancienne (Suisse) ; cette appartenance est importante pour lui, ainsi que pour l’auteur du recueil, Benoît de Diesbach, et les précisions généalogiques abondent en notes de bas de pages, pour présenter tous les membres de ces prolifiques familles.

Vincent Suard décembre 2021

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Duvau, André (1886-après 1969)

1. Le témoin
André Duvau, propriétaire, est originaire d’Ingrandes, près de Châtellerault (Vienne). Jugé inapte au service armé, il finit par être accepté à l’âge de trente ans comme navigant-mitrailleur (avril 1917). Passant par l’école de tir de Cazaux, puis par le centre d’entraînement du Plessis-Belleville, il est affecté comme mitrailleur à Luxeuil à la So. 29 (sur Sopwith de bombardement), mais l’obsolescence de cet appareil rend l’unité peu opérationnelle ; ayant reçu en février 1918 ses Bréguet XIV, l’unité renommée désormais Br. 29 va emmener A. Duvau sur une série de terrains, en suivant les évolutions du front au printemps et à l’été 1918. Passé sergent en juin 1918, il est démobilisé en mars 1919 après avoir été crédité d’une victoire aérienne.
2. Le témoignage
« Br. 29 », Souvenirs d’escadrille d’André Duvau, Sergent mitrailleur, a été édité à Vincennes par le Service Historique de l’Armée de l’air, dans une édition établie par Pierre Debofle, archiviste-Paléographe (1976, avec carte, tableaux et photographies, 64 pages de texte). Le court document principal, les « Mémoires de guerre » proprement-dites (38 pages), a été rédigé par l’auteur en 1932 et versé au S.H.A.A. avec des lettres, tableaux et photographies en 1969.
3. Analyse
C’est en 1932 qu’André Duvau commence à rédiger ses souvenirs d’aviation, il signale vouloir fixer des traces par écrit, pour garder une mémoire qui commence alors à s’effacer, notamment pour les noms de ses camarades. Classe 1906, il est handicapé (arthrose de la hanche) et réformé à titre définitif. N’acceptant pas cette humiliation, il obtient (1916) grâce à une première recommandation, la possibilité de monter en place arrière dans une carlingue au Bourget, montrant ainsi qu’il pouvait briguer l’emploi de mitrailleur. L’étape de la visite médicale officielle est toutefois un échec, le major de Dijon-Longvic refusant même un examen complet, lui disant qu’il risquait de se casser une jambe en avion (p. 6) : « Il me mit littéralement dehors, il était vrai que c’était l’heure de l’apéritif et qu’il paraissait avoir hâte de quitter le camp pour le café. » L’auteur finit au début 1917 par obtenir gain de cause, grâce à un ami de son père, qui connaissait bien le général à la tête des services aéronautiques au ministère. Outre l’itinéraire de G. Guynemer, refusé deux fois pour faiblesse de constitution, on pense surtout au fait qu’à partir de 1917, on voit de plus en plus de navigants blessés et diminués continuer à voler. On a besoin de ces personnels entraînés, alors qu’ils auraient été réformés dans d’autres circonstances: le cas de R. Nungesser, plusieurs fois blessé, et porté dans son avion par ses mécanos, reste le plus connu. L’ensemble du témoignage donne un bon aperçu de l’itinéraire original de l’auteur; à 32 ans en 1918, c’est déjà un aîné pour ses camarades et le capitaine de Vézeau de Lavergne l’appelle le « Père Duvau ». Son récit, certes assez concis, comble un vide : si on dispose de récits de pilotes, et de quelques carnets d’observateurs, ces derniers sont en général des officiers, qui certes en cas d’attaque manient la mitrailleuse, mais sont d’abord des techniciens qualifiés du réglage d’artillerie, A. Duvau n’est lui que mitrailleur. L’essentiel de l’évocation est centré sur l’année 1918, avec des Bréguet XIV, et des missions de bombardement toutes détaillées en annexe (47 bombardements avec 10 pilotes différents), et il faut souligner la qualité scientifique de l’édition, liée au travail d’un archiviste du S. H. A. A., alors nouvellement diplômé et effectuant son service militaire, un cas de figure appartenant désormais au siècle dernier.
Dès la page 25, A. Duvau abandonne la narration chronologique et propose « un peu de tout comme ça me vient, en laissant courir le stylo ». Le souvenir global est largement positif, avec une bonne ambiance de camaraderie au sein de l’escadrille et des missions intéressantes bien que dangereuses. Son témoignage montre, malgré sa fonction subalterne, une certaine liberté de ton et il n’hésite pas à critiquer le niveau de pilotage de celui qui mène son avion, souvent un officier: il signale avoir demandé, alors qu’il n’était que sergent, à changer de pilote pour ce type d’insuffisance – ce qui a été accepté-, et il laisse le nom du lieutenant en évidence en 1969. Il insiste peu sur sa victoire aérienne, dont il minimise l’engagement (p. 24) : « Peut-on appeler ça un combat ? Plutôt un échange de balles. ». Il précise que sa chance a surtout résidé dans le fait qu’il a été appuyé, pour l’homologation, par un chef de mission influent. Dans le domaine de la vie quotidienne, il insiste sur le froid à l’occasion des missions en altitude, sur les nombreux incidents et accidents de vol, sur les fréquents déménagements de 1918 et l’inconfort qui les accompagne. Il évoque ce nomadisme dans une lettre à un camarade (p. 48) : « Nous, nous gazons. Dur et ferme. Quelques jours on se repose ; en vitesse l’on emballe, l’on part, l’on arrive ; on en fiche un gros coup quelques jours sur un secteur d’offensive ; retranquilité ; réemballage, etc. » Par contre il évoque peu les excès et débordements supposés accompagner la vie en escadrille (la « bombe », les femmes). La seule évocation repérée de l’univers féminin dans une lettre à son père est discrète (août 1918, p. 46) : « Nous sommes très bien installés ici : la population est accueillante, et l’accueil féminin l’est même trop, paraît-il, et pas sans inconvénients. Enfin, on peut toujours regarder sans que ça vous fasse mal. » Si la camaraderie domine, l’auteur signale aussi des inimitiés, comme par exemple ici, dans un style assez plaisant (p. 28) : « Le lieutenant Mongin, ratant un atterrissage, avait, par suite du choc, été embrasser le bord de fuite du plan supérieur de son avion. Nous ne l’aimions pas du tout (…) et il avait été convenu entre nous que personne n’irait le voir. Certains y étant allés, il fallut bien que moi aussi j’y aille ; je trouvais notre lieutenant alité, la tête complètement enveloppée d’ouate et de bande et au milieu de tout cela des yeux de lapin russe, tout injectés de sang. Cette visite ne m’avait pas été désagréable, j’eus l’impression que nous ne le reverrions plus. »
Dans un ajout de 1968 A. Duvau évoque le grand défilé aérien de la libération au-dessus de la ville de Metz en novembre 1918, regroupant un nombre inédit d’appareils (p. 30) : « Je partis donc avec mon pilote habituel. Après un court temps de vol, celui-ci me dit : « La guerre est finie… Nous ne nous sommes pas fait casser la figure… Il sera bien bête de se la faire casser aujourd’hui pour rien… Si on rentrait ? » J’approuvai cette invitation pleine de bon sens, et nous sommes retournés directement au terrain, accusant le malheureux moteur qui n’y était pour rien. Ce n’est pas un fait d’arme, ce n’est qu’un souvenir. » Lorsqu’il évoque quarante ans après son bilan de la guerre, celui-ci n’est pas négatif, et cette nostalgie à distance, bien plus rare dans l’infanterie, appelle aussi la question mémorielle classique : aurait-il établi cette estimation de la même manière en 1919 ? (p. 19) « Malgré des moments durs, quel beau temps que celui passé dans notre escadrille 29 ; certainement le plus beau temps de ma vie. Toutefois, je dois avouer que lorsque l’armistice vint, ce fut un soulagement car j’appréhendais fortement la guerre en hiver telle que nous aurions eu à la faire. »

Vincent Suard – décembre 2020

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Laffray, Jean (1897- ?)

1. Le témoin
Jean Laffray, né à Beaugency (Loiret) en 1897, se présente comme publiciste au moment de son engagement volontaire en 1916. Artilleur au 82e RA en janvier 1916, il sert ensuite au 282e RAL à Verdun. Après avoir obtenu son transfert comme élève pilote à Chartres en août 1917, il se forme à la chasse à Pau puis intègre la Spa 103, une des 4 escadrilles du groupe de chasse Les Cigognes, en décembre 1917. Maréchal des Logis en juillet 1918, il est démobilisé en janvier 1919. Fondateur de la revue et des éditions La Griffe, Jean Laffray mène une carrière de journaliste dans l’entre-deux guerres. En 1941 et 1942, il est critique cinématographique à la publication collaborationniste « l’Œuvre ». Après-guerre, il évoque les réunions festives (banquets de l’Aéro-Club de France) qui réunissent les anciens de toutes les escadrilles de chasse.
2. Le témoignage
Pilote de chasse aux Cigognes (Fayard, 1968, 209 pages) est le récit de la guerre de Jean Laffray, centré sur son expérience dans l’aviation à partir de 1917, mais l’ouvrage comprend aussi une longue introduction faite de diverses considérations sur l’aviation française en 1940. L’ouvrage est illustré de 8 pages de reproductions photographiques, avec en fin de volume des annexes de type documentaire.
3. Analyse
Ce témoignage est inscrit dans son temps, la fin des années soixante, et l’auteur écrit probablement ce qu’il croit que les amateurs d’aviation ont envie de lire. Au lieu de se cantonner à ce qu’il a vu comme jeune pilote, il évoque beaucoup l’aviation en général, celle popularisée par J. Mortane, avec des anecdotes sur J. Védrine, C. Guynemer R. Garros et surtout R. Fonck, avec qui il a volé en formation. Avoir appartenu aux Cigognes passe avant tout semble-t-il, mais le livre produit un témoignage intéressant quand l’auteur s’en tient à sa propre expérience.
Les premiers chapitres racontent le cursus de sélection et de formation des pilotes, ils insistent sur le danger de la formation pour la chasse, à Pau. Ces périls sont illustrés par la première semaine de stage, en général occupée par la corvée d’enterrement, il faut accompagner à la gare de Pau la famille d’un camarade disparu, et rendre un dernier hommage officiel à sa dépouille (p. 44). L’auteur souligne que ces émotions leur étaient imposées de propos délibéré par leurs chefs, pour éprouver leur moral. Du reste, le jour de sa « première vrille en solo », l’élève qui le précède n’arrive pas à rattraper et se tue devant lui. Il indique aussi qu’il était loisible à tout moment de se « dégonfler » et de demander à passer dans une école de bombardement ou d’observation, où l’acrobatie n’était pas exigée.
Le chapitre « un geste chevaleresque » (p. 96) évoque un paquet lancé en 1918 par un Allemand au-dessus du terrain de la Spa 103, envoi qui contient les papiers personnels du sergent Baux, tombé la veille chez l’ennemi. Dans ce paquet il y a son portefeuille, ses papiers, sa médaille militaire, son insigne de pilote… Le pilote français Drouilh va alors à son tour lancer une couronne sur la tombe de son camarade, repérable par un tumulus qu’il peut apercevoir et viser car les ennemis au sol n’ont pas tiré. L’escadre de chasse allemande qui s’honorait par ce geste avait pour commandant Hermann Goering. L’anecdote laisse dubitatif, puisqu’il est dit aussi que Goering était le successeur de von Richtofen, qui « venait d’être descendu par Fonck », ce qui est faux. On a par ailleurs du mal à imaginer, connaissant la soif de trophées des aviateurs, un pilote prendre des risques de ce type en juin 1918, pour rendre une médaille ou un insigne: peut-être est-ce ce type d’histoire que goûte particulièrement le public.
Plus mystérieux encore est le chapitre « Le grand Cirque » (p. 116), qui évoque une trêve dans le ciel au-dessus de Montdidier. La période, non précisée, peut se situer de mars à août 1918, dans ce secteur très disputé du front occidental. A la fin d’un jour épuisant de bataille, toutes les escadrilles des Cigognes (103, 3, 26, et 73) sont encore en vol. Montdidier en feu se consume, une longue colonne de fumée monte au-dessus de la ville « droite, immense. » Quelques-uns des avions français se mettent alors à tournoyer, en larges spirales, autour de ce gigantesque obélisque de fumée, bientôt rejoints par tous les autres (p. 117) «Ailes dans ailes, inclinés à la verticale. Au passage des gestes amicaux s’échangent entre les pilotes. C’est un ballet de grand cirque. » Puis des avions allemands arrivent, des fokkers à damiers, et les rangs s’augmentent par l’arrivée de l’adversaire « qui veut entrer dans le cercle et prendre part à ce divertissement pacifique et sportif. » L’auteur décrit l’évolution côte à côte des Spads et des Fokkers, dans une même sarabande « sans qu’aucune mitrailleuse ne crépite», puis chacun se sépare et rentre de son côté, sans rompre la trêve. Quelques jours plus tard, sur le terrain d’Héromesnil, un groupe de sous-officiers d’un régiment d’infanterie voisin vient leur rendre visite, et ces fantassins témoignent de leur saisissement : «Au sol, tout s’arrêta subitement devant ce spectacle. Nous, nous n’oublierons jamais. C’était si beau dans les feux du couchant ! » L’auteur conclut que ce soir-là, un souffle de fraternité passa. L’aspect « Conte moderne de la guerre » interroge, la prudence est ici requise, comme du reste dans un certain nombre de pages de ce récit, mais cet épisode de trêve aérienne spontanée n’est pas forcément imaginaire, espérons que la mise en lumière future d’autres sources permettra de confirmer cet épisode.

Vincent Suard novembre 2019

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Deullin, Albert (1890-1923)

1. Le témoin
Maréchal des logis au 8e Régiment de Dragons à la mobilisation, il fait le début de la campagne (23 août) au 31e Dragons. Promu sous-lieutenant en décembre au 8e Dragons, il passe dans l’aviation en avril 1915, et vole sur Maurice Farman (MF 62, juillet 1915 – janvier 1916), puis sur Nieuport (N3, janvier 1916 – février 1917) ; nommé commandant de la Spa 73 à cette période, il rédige aussi des synthèses théoriques (emploi tactique de la chasse). Plusieurs fois blessé, il termine la guerre avec le grade de capitaine et vingt victoires homologuées. Resté pilote dans la vie civile, il se tue lors d’un essai de prototype en 1923.

2. Le témoignage
L’As et le Major, édition établie par Jacques Résal et Pierre Allorant, éditions Encrage, Amiens, 2017, 148 pages, avec une préface de Jean Garrigues, continue l’ambitieuse entreprise éditoriale qui exploite l’important fonds d’archives d’une famille bourgeoise (voir notices des frères Résal), depuis le milieu du XIXème siècle et à travers la Grande Guerre. Etablie sur la base du prêt des archives des familles Goursaud et Meunier, cette publication associe deux corpus différents, d’une part (p. 31 à p. 83) les lettres envoyées par A. Deullin à sa sœur Elisabeth, et d’autre part (p. 85 à p. 143) celles envoyées par H. Meunier à son collègue et ami Henri Meige, un neurologue hospitalier réputé. La juxtaposition de ces deux correspondances est un peu artificielle, la seule vraie rencontre citée entre les acteurs ayant lieu en septembre 1916 lorsque A. Deullin emmène son beau-frère faire un vol au-dessus du front de Champagne ; ces deux témoignages n’en ont pas moins, l’un pour l’aviation et l’autre pour les hôpitaux de l’arrière, un réel intérêt (voir notice Meunier Henri).

3. Analyse
L’auteur utilise dans ses lettres à sa sœur un style enjoué, énergique et très oral, comme par exemple en décembre 1914 (p. 42): « nous avions combiné un coup épatant pour chiper une patrouille de uhlans ». Le ton est gouailleur, p. 35, après la Marne « Eh bien, que dis-tu de cette pile ? Est-ce soigné et appliqué à temps ? » ou en octobre 1914 (p. 40) « les Boches semblent avoir pris une bonne frottée sur l’Yser ! ». A sa sœur qui s’inquiète de le voir passer dans l’aviation, il répond qu’on n’y risque guère plus qu’ailleurs, et (p. 43) « Alors ? Et au moins, on doit s’amuser. » Un bon exemple du ton général des lettres peut-être pris dans un passage où, avant sa mutation dans l’aviation, il est observateur d’artillerie (mars 1915, p. 44) : « Et dix secondes plus tard…Bjii…ou…ou. Une bonne dégelée de mélinite me passe au-dessus de la tête et culbute mes Boches dans leur trou. La nuit, tandis que je pionce tranquillement dans mon gourbi, j’ai la volupté de les entendre réparer ce que nous venons de leur démolir. C’est très amusant et on recommence. »
L’auteur note que son sort de cavalier est plus enviable que celui de fantassin, mais la crainte d’être muté dans la « biffe » ne semble pas à la base de sa demande de mutation dans l’aviation (mai 1915, p. 47) : « J’y ai coupé la dernière fois et j’aurais été bon comme la romaine la prochaine. Remarque que je serais passé dans l’infanterie sans récriminations, mais je préfère auparavant choisir une arme bien dans mes cordes. » Il évoque ses combats, mais ne rentre dans aucun détail tactique ; son opinion sur les Allemands qu’il rencontre reste tout au long de la guerre méprisante, il les accuse de maladresse et de couardise, « c’est vraiment curieux de voir la sale mentalité de tous ces types-là. » (p. 53) ou en septembre 1915 (p.54) « (…) le Boche qui n’insiste pas dès qu’on lui court dessus, et nous sommes malades de rire, Colcomb et moi, de voir le vaillant guerrier piquer à mort vers le poulailler dès qu’il a reçu quelques balles… Immondes volailles ! » Il n’a pas de respect pour l’ennemi dans ses écrits (on pense au « couic » méprisant de Guynemer), et il n’évoque pas l’esprit chevaleresque, thème qui accompagne parfois la médiatisation de l’as dans les feuilles de l’époque ; c’est toujours un ton supérieur, sportif et détaché, qui accompagne les évocations de combat : (p. 70) mai 1916 Somme « Je ne sais pas s’ils ont [les Allemands] actuellement beaucoup de jeunes pilotes, mais la moyenne est lamentable au point de vue manœuvre, et on s’amuse de la plus charmante façon. »
Les lettres s’espacent à partir de l’été 1916 et deviennent plus concises, au moment où l’auteur fait « la chasse » à la N3 avec Brocard et Guynemer (« le gosse»), puis en 1917 où il prend le commandement de la N 73. C’est un chef énergique (4 mars 1917, p. 72) « je liquide deux pilotes qui ne me plaisent pas et je fais venir à leur place Charles de Guibert et Pandevan. Quelques jours de prison et de salle de police ont « rétabli l’ordre à Varsovie » et, somme toute, ça ne s’annonce pas trop mal. » Il est blessé en juillet 1917 après sa 17ème victoire (« boum, me voilà à l’hôpital ») et témoigne de la dépression qui touche son groupe à la nouvelle de la disparition de Guynemer (septembre 1917, p. 74) « tout le groupe est démonté depuis avant-hier par la disparition du gosse, qui n’est pas rentré de patrouille. » En 1917 et 1918, le ton est moins enjoué, et l’auteur informe souvent sa sœur des deuils de pilotes appréciés, il s’agit la plupart du temps de tués dans des combats, mais aussi à l’occasion d’imprudences caractérisées : (26 janvier 1918, p. 77) «Un Caudron de la C47 vient nous faire une visite (…). Vers 4 h nous les remettons dans leur aéro. Ils veulent nous épater par un décollage en chandelle. Perte de vitesse, vrille. Les deux types sont tués raides au milieu du terrain. On a beau être un peu cuirassé, c’est toujours très désagréable de voir de chics types se tuer bêtement. »
Pour l’exploitation historique du témoignage, il est difficile de savoir si le ton enjoué et hâbleur d’A. Deullin vise à rassurer sa sœur ou s’il est habituel et appartient au caractère énergique de son auteur; au vu de son palmarès (20 victoires) et en croisant avec d’autres lettres hors corpus, par exemple avec le capitaine Brocart des Cigognes, on optera pour le 1er degré : le pilote, issu des Dragons, adopte le style très « crâne » des jeunes cavaliers passés dans l’aviation, c’est une attitude souvent cultivée avec coquetterie, et dont l’exemple le plus célèbre est Roland Nungesser (courage, énergie et excentricité). C’est un habitus courant dans l’aviation, mais ce n’est pas le seul (voir Trémeau ou Vanier).
Vincent Suard, décembre 2018

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Camondo (de), Nissim (1892-1917)

Né à Boulogne-sur-Seine le 23 août 1892. Puissante famille juive de Constantinople établie en France sous le Second Empire. Son père Moïse, riche banquier, fait construire un splendide hôtel particulier au parc Monceau, légué à la République pour devenir musée à la mémoire de Nissim, ce qu’il est aujourd’hui.
Études au lycée Janson-de-Sailly jusqu’au bac. Service militaire dans la cavalerie (3e hussard) de 1911 à 1913. Maréchal des logis. Après le service, ses études de Droit sont interrompues par la mobilisation. Il passe ensuite au 21e dragon comme mitrailleur et combat comme l’infanterie (« C’est un sale truc au fond que d’être fantassin », écrit-il en octobre 1915). Enfin il est transféré à l’escadrille MF33 d’abord comme observateur, puis comme pilote. Son avion est abattu par un Fokker le 5 septembre 1917 au-dessus de la Lorraine.
Le musée conserve les lettres envoyées principalement à son père, son journal de campagne, des coupures de presse et 1200 photos. Le courrier reçu par Nissim est perdu.
Le livre (Nissim de Camondo, Correspondance et Journal de campagne 1914-1917, aux éditions Les Arts décoratifs, 2017, nombreuses illustrations), après des pages de présentation générale de Sophie d’Aigneaux-Le Tarnec et Philippe Landau, est divisé en quatre chapitres :
– 1914 Un hussard patriote
– 1915 Les désillusions d’un dragon
– 1916 La cinquième arme
– 1917 Vie et mort d’un pilote aviateur
Un précieux index des noms de personnes termine l’ouvrage.

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Vanier, Raymond (1895-1965)

1. Le témoin
Raymond Vanier est né à Orléans. En septembre 1914, ce jeune employé de commerce de 19 ans devance l’appel, mais échoue à entrer dans l’aviation : il est affecté dans l’artillerie, au 13e RA jusqu’en octobre 1915 puis au 40e RA jusqu’en mars 1917; il intègre ensuite l’aviation jusqu’à la fin du conflit. Artilleur, il sert en Artois, en Champagne, à Verdun et dans la Somme. Détaché pour sa formation de pilote en mars 1917, il intègre la chasse à l’escadrille N 57 au bout de cinq mois d’école de pilotage. La N 57 (pour Nieuport) devient la Spa 57 (pour Spad) en janvier 1918, et R. Vanier y remporte quatre victoires homologuées. Lorsqu’il est démobilisé en septembre 1919, il convoie déjà des Breguet XIV pour Pierre-Georges Latécoère: il sera un des pionniers de l’Aéropostale, pilotant pour les lignes Latécoère puis pour Air France. Il prend sa retraite en 1959 après avoir fondé et dirigé le département postal d’Air France.
2. Le témoignage
Raymond Vanier, Journal d’un pilote de guerre (1914 – 1918), édition dirigée par François Bordes, a paru aux éditions Loubatières (Carbonne, 2017, 256 pages). Il s’agit de la transcription des notes de guerre journalières de R. Vanier, du 16 septembre 1914 au 8 avril 1919, un texte établi d’après l’original par F. Bordes, conservateur général du patrimoine, qui a également rédigé la présentation. On ne sait pas si l’original des notes est un premier jet ou s’il a été remanié. Le livre est illustré d’une vingtaine de photographies issues des archives de l’auteur.
3. Analyse
Le journal de Raymond Vanier, pour la période de l’artillerie comme pour celle de l’aviation, est un compte rendu fidèle des opérations et missions qu’il effectue. Son récit montre en détail le travail des servants d’artillerie de tranchée, en secteur ou en offensive, avec le danger qui accompagne ces canonniers proches de la première ligne. On le voit pointeur, ravitailleur, en liaison, mais le plus souvent il est téléphoniste, et toujours avec une activité épuisante puisqu’il faut en permanence rétablir les liaisons bouleversées par le bombardement. Son récit est surtout factuel et évoque rarement des états d’âme, même s’il n’est pas insensible aux drames dont il est témoin; blessé et évacué, il ne dit par exemple rien de son cas (octobre 1915, offensive de Champagne) :
« 7 octobre. Bombardement continu et formidable »
« 8 octobre. Je suis blessé. Première citation. »
« 9 octobre. Je retourne à la tranchée chercher mes affaires » (p. 31)
Riche pour décrire le combat d’artillerie, son propos ne donne pas d’opinion sur la guerre, sur les Allemands, il ne parle pas de la mort, ni de victoire ou de lassitude, de courage ou de peur. Rien sur la famille ou l’intime, mais outre la tristesse ressentie lors du décès de soldats connus, l’importance de la camaraderie, surtout dans l’aviation, est régulièrement rapportée. Un exemple pris le 28 décembre 1915 en Champagne peut montrer la qualité factuelle du récit : « il doit y avoir bombardement général et intense de toute l’artillerie de notre secteur sur les tranchées boches ; nous montons en courant une ligne qui nous relie au poste du commandant et à deux heures exactement nous commençons le bombardement ; il y a, à la demi-batterie, six pièces que commande aussi notre lieutenant ; il y a aussi 12 pièces de 58, d’une autre batterie, une batterie de 240 et une batterie de 58. A trois heures, toutes les pièces cessent de tirer et les fantassins tirent chacun vingt-six cartouches; les boches croient à une attaque et se préparent à nous recevoir; ils sont tous massés dans leurs tranchées, lorsqu’à trois heures vingt le bombardement recommence plus intense encore de notre part, et je crois que ce jour-là pour les boches ce fut une hécatombe. » (p. 33)
Il est nommé brigadier en décembre 1915 puis maréchal des logis à Verdun en juin 1916. Lorsqu’il quitte le front et rejoint sa formation d’aviateur (on ne sait rien de ses démarches pour obtenir sa mutation), la narration garde ses qualités descriptives et factuelles, avec des détails sur sa formation, ses instructeurs, la météo… C’est un récit qui, de journal de marche (artillerie) devient carnet de vol, avec une description précise de tous ses vols, ce qui en fait un témoignage technique précieux pour appréhender ce qu’est le quotidien en service de l’arme aérienne.
Il ressort du texte l’impression d’un matériel (l’avion) extrêmement fragile et dangereux, le journal étant parcouru de mentions de chutes fatales et d’enterrements, lors d’exercices et de vols d’entraînement, comme par exemple p. 136 « J’assiste à l’enterrement du moniteur Franck à Ermenonville pendant que quelques camarades vont survoler la Ferté-sous-Jouarre au moment des obsèques d’un pilote de Farman qui s’est tué aussi il y a 2 ou 3 jours. » Au terrain, les élèves consomment beaucoup d’appareils: (au camp d’Avord, 26 juin 1917, p. 130) « le soir au tableau, il y a 14 zincs de bousillés, rien que chez Nieuport ». Affecté à l’escadrille N 57 dans laquelle vole l’as Jean Chaput, dans les Flandres puis dans l’Aisne, R. Vanier décrit les patrouilles, leurs subtilités tactiques: patrouille haute, basse, double, volontaire, d’escorte… Là aussi, les descriptions de missions de combat et d’engagement avec l’ennemi, fidèles et sobres, frappent par le caractère hasardeux du fonctionnement des machines : il y a peu de vols, au moins en 1917, sans la survenue d’une panne plus ou moins grave, et peu d’engagements sans enrayage de mitrailleuse. Souvent la journée se passe sans vol à cause du temps couvert, et beaucoup de missions, mélange d’initiative, de prudence et d’impuissance, ne débouchent sur aucun combat. Le 10 décembre 1917, par exemple, donne une bonne illustration de ce quotidien: « Je suis de patrouille à onze heures et demi avec six autres camarades ; nous faisons deux groupes et nous dirigeons vers les lignes ; nous arrivons à 3500 mètres environ sur le fort de Brimont (…) juste au-dessus de nous passe un biplan boche longeant les lignes ; nous essayons de monter mais ne pouvons le rattraper avant qu’il soit loin chez lui. Quelques minutes plus tard, un second biplace passe très près ; nous l’attaquons et le poursuivons à deux pendant quelques kilomètres mais il réussit à rentrer chez lui ; plus rien pour le reste de la patrouille (…) je vois plusieurs boches loin dans leurs lignes, mais ma pression ne tient pas et mon moteur refroidit vite ; je n’ai plus guère d’essence ; je rentre au terrain. » (p. 168)
R. Vanier est promu adjudant en mars 1918, et le printemps 1918 à la Spa 57 est marqué par l’évolution du front et la reprise de la guerre de mouvement: les escadrilles doivent souvent changer de terrain pour suivre l’évolution des combats. Un autre fait nouveau est la fréquence des bombardements aériens, bombardements allemands sur les gares, dépôts de munitions et terrains d’aviation, et bombardements français qui requièrent escorte de Spad. Pourtant, à deux reprises dans le récit, c’est un incident qui met le feu au baraquement où logent les pilotes : pas de victimes mais certains perdent tout, notamment leurs coûteuses « bottes de pilote» (p. 172) : « certains possédaient des objets de valeur, appareils photographiques, livres, bottes, dont le montant atteignait plus de 2500 francs. » Lors du récit de ses victoires aériennes, l’auteur, s’il décrit minutieusement le combat, insiste aussi beaucoup sur ses suites immédiates : atterrir près de l’épave, recueillir des trophées, empêcher qu’elle ne soit désossée en quelques heures par les fantassins, aller voir l’équipage allemand à l’hôpital ou aller voir les corps des victimes, revenir surveiller le transport de l’appareil ennemi: la journée qui suit une victoire est occupée par cette activité frénétique et peut se compliquer lorsque d’autres pilotes revendiquent pour eux cette victoire. Curieusement, c’est dans ce récit que l’auteur quitte son attitude posée, et que ressort un enthousiasme qui fait penser à l’enfance: (il vient de forcer un appareil ennemi à se poser chez les Américains) « Je vais essayer de repartir ; j’emporte la veste du boche, la magnéto de départ et la montre, puis un cache-nez que je déploierai en faisant un tour au-dessus du terrain à la manière de Chaput. » p. 228
Le journal de Raymond Vanier, qui écrira plus tard ses mémoires (Tout pour la ligne, 1960 ), allie donc ici la qualité de la précision à celle de la sobriété, un trait particulièrement appréciable dans les témoignages sur la guerre aérienne.
Vincent Suard, décembre 2017

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Trémeau, Henri (1898-1981)

1. Le témoin
Henri Trémeau, originaire de Châlon-sur-Saône, s’engage volontairement à 18 ans en octobre 1916 pour choisir son arme (cf. l’étude de Jules Maurin sur cette démarche courante); il est titulaire lors de son incorporation du permis de conduite automobile. Il sert d’abord moins d’un an dans l’artillerie lourde (85e RAL) puis dans l’artillerie d’assaut (mécanicien électricien sur char lourd Saint-Chamond (81e RAL). Après dix mois, il est accepté dans l’aviation en juillet 1917, et suit un cursus ab initio (Chartres, Avord) ; il devient brigadier en novembre et se spécialise sur Spad dans la chasse (Pau, Le Plessis-Belleville). Il arrive sur le front avec 61 heures de vol et est affecté à la Spa 83 de février 1918 jusqu’à janvier 1919. Il a une victoire homologuée en juillet 1918 et une autre en octobre. Il devient formateur et chef de patrouille en septembre 1918 et est promu adjudant le 1er novembre 1918. En janvier 1919 il est versé à la Spa 81 près de Mayence et le 4 juillet 1919, un accident (moteur en panne, il s’écrase en milieu urbain contre un arbre qui amortit le choc) l’immobilise à l’hôpital de juillet à octobre 1919 ; il est démobilisé le 17 de ce mois.
2. Le témoignage
Une introduction de Bernard Trémeau, fils d’Henri, nous présente la genèse de l’ouvrage J’étais pilote de chasse au-dessus des tranchées, sous-titré : Récit et photographies d’un Bourguignon de 18 ans engagé volontaire dans la Grande Guerre, Brigadier Henri Trémeau. L’ouvrage (168 pages), paru en 2011 aux éditons Gilles Platret, a connu trois versions: la première a été élaborée pendant la guerre avec des notes racontant « à chaud » certains événements, puis des passages ont été rédigés après la guerre, en relation avec l’association des anciens pilotes de chasse dont H. Trémeau faisait partie. Enfin, recherché par la Gestapo et caché en 1943-1944 en Auvergne, il a occupé ses loisirs forcés à réécrire ses mémoires de Guerre. Le texte édité ici a fait des choix pour éviter des redites, « le texte le plus intéressant ayant seul été retenu pour ce livre ». Deux petits-fils ont aidé à la mise en forme informatique préalable, et la Société d’Histoire et d’Archéologie de Châlon-sur Saône a mis en valeur dans l’édition présente de nombreux clichés originaux et de qualité (grandes plaques).
3. Analyse
En devançant l’appel à 18 ans, l’auteur, passionné d’aviation, fait une demande pour servir comme pilote, mais il lui est répondu que l’aviation ne recrutait pas ses effectifs « directement, mais dans les autres armes » (p.7). Il choisit alors l’artillerie lourde, dont il pense qu’il n’est pas difficile de sortir pour passer ensuite dans l’aviation. Il est canonnier, conducteur d’engins lourds et électricien de chars, et l’ouvrage présente des clichés intéressants des ateliers de blindés Schneider et Saint-Chamond.
Il commence sa formation de pilote d’avion en juillet 1917 : sa rédaction, précise, est utile pour restituer le cursus des élèves-pilotes, avec la progression, les exercices, les choix des instructeurs, les différents terrains d’initiation, de voltige, d’école de tir… Par exemple, il fait son premier vol solo après 3 heures 4 minutes de double-commande et 29 atterrissages, et obtient son brevet de pilote après 25 heures et 115 atterrissages. Devenu brigadier en novembre 1917, il suit la formation de voltige à Pau, sur Bébé Nieuport, mais en restant prudent, car un de ses camarades vient de se tuer sans pouvoir sortir d’une vrille volontaire imposée en fin de cursus (décembre 1917 p. 34) : « Je remarquais quelques beaux nuages au-dessus de la piste et je notai que nous serions plusieurs à faire des exercices d’acrobatie (…) ma ruse avait réussi, je n’avais pas vrillé. » Bien noté, il est formé sur Spad, et commence ses patrouilles de chasse le 15 février 1918 à la Spa 83 du groupe de combat 14.
L’auteur évoque la vie en escadrille, les « explications du coup » après les missions, fait le portrait, hostile ou chaleureux, des pilotes qu’il fréquente. Le récit restitue, par de nombreux détails, l’ambiance de l’escadrille, qui jouit d’une image de grande liberté (terrains isolés et autonomes, le « ciel » par rapport à « la tranchée »…). Les pilotes viennent d’autres armes, et gardent leur uniforme d’origine avec seulement les ailes et les étoiles qui permettent de les distinguer. H. Trémeau parle aussi du droit de décorer son avion (ou pas), de l’efficacité des tenues de vols, de la nature des relations entre sous-officiers et officiers, de la camaraderie malgré les différences sociales ou au contraire du mépris de classe et de la morgue parfois rencontrée.
L’auteur évoque aussi les combats aériens et les pilotes des appareils allemands, par exemple (p. 120, septembre 1918) : « Depuis cette mémorable présentation du Rumpler et du Spad, nous nous sommes fait d’autres gentillesses. Aidé une fois d’un camarade, malheureusement novice, j’ai bien failli l’abattre. Nous avons échangé des gestes injurieux. Cependant il n’a pas encore réussi à me placer une seule balle. Et j’en suis assez fier… » A son sens, les Allemands sont toujours techniquement en avance, et le parachute en est une des multiples illustrations : 26 septembre 1916, p. 122 « soudain je vis un des avions prendre feu. Un Fokker VII ! Le malheureux ! Je vis le pilote sauter dans le vide. J’en avais le cœur froid d’émotion. (…) mais que se passait-il ? (…) L’Allemand se balançait sous un parachute ! Ainsi les pilotes allemands pouvaient se sauver en parachute, eux ! Encore une fois, ils étaient en avance sur nous. » H. Trémeau témoigne avoir vu le 21 avril 1918 en patrouille un combat opposant des Anglais et des Allemands, puis plus bas un triplan rouge en pylône au sol près de Corbie (p. 69). La nouvelle de la mort de Manfred von Richthofen fut confirmée: « au groupe, elle fut loin de susciter un grand enthousiasme. Chacun sentait confusément que si des pilotes de la valeur de Guynemer, de Dorme, de Boelke, (…) étaient abattus, ses propres chances de finir cette guerre vivant étaient bien minces. »
La peur et le courage en mission, et ce que nous appellerions aujourd’hui le stress, sont aussi évoqués, ainsi que la discipline en patrouille et en combat tournoyant, les pilotes de chasse à ce moment-là n’ayant plus l’autonomie tactique d’un Navarre à Verdun. Les missions de chasse, d’appui au sol, les combats aériens sont décrits en détail. Il évoque aussi ses « poussins », nouveaux pilotes arrivants dont il a la responsabilité, lui qui est déjà un vétéran à 20 ans en septembre 1918 ; il les forme à l’entraînement et les dirige en mission.
Notre aviateur attache une grande importance à la question de l’apparence du pilote, de son équipement, de son élégance ou de la liberté qu’il prend avec les règlements sur la tenue : des remarques dans ce domaine reviennent souvent. Il évoque l’importance de la coquetterie des cavaliers et il estime à 80% de ses camarades d’escadrille ceux qui viennent de cette arme ; il évoque un pilote « à la belle mèche blonde que, d’un seul coup de peigne, il savait placer en arrière et un peu à côté, comme c’était la mode à ce moment-là » (p. 35). Il cite un autre, ex-élève des Beaux-Arts « le torse bien moulé dans un chandail de grosse laine à col roulé, aussi peu règlementaire que possible » (p.48). Lorsque l’auteur se présente à l’escadrille Spa 83 en tenue « d’aviation », on l’informe (p. 43) qu’on lui confisquait sa « tenue fantaisie ». « C’était un coup dur, car je n’avais pour me présenter à l’escadrille que mes habits règlementaires bleu horizon non retaillés et plutôt défraîchis, et des godillots au lieu des fameuses bottes d’aviateur. » (p. 43) H. Trémeau dit qu’il n’attribuait pas à l’élégance vestimentaire une importance excessive, mais souligne qu’arriver en tenue règlementaire [bleu horizon coupe standard avec pointes de col artilleur] « dans un groupe de chasse où les cavaliers de bonne noblesse sont en forte proportion est tout de même un sérieux handicap. » (p. 50). Il est d’ailleurs persuadé qu’il a failli être refusé à l’escadrille de Spad à cause de ses brodequins, et de son apparence « non-aviateur ». L’arrière-plan étant ici aussi et peut-être surtout une humiliation sociale, il se sent méprisé par les officiers de cavalerie « j’appris par la suite qu’il avait été question de m’envoyer d’autorité dans une escadrille de triplaces, évidemment plus « démocratique. » » (p 48). Quelques missions de guerre puis l’acquisition de bottes d’aviateurs le rassérèneront assez vite.
L’auteur aborde aussi la question de l’image du pilote, fortement médiatisée, notamment par La Guerre aérienne de J. Mortane, dans sa relation aux femmes. Le pilote serait séducteur, noceur et toujours accompagné d’une aura liée à ses nombreux succès féminins. Chez H. Trémeau, qui est critique à l’égard de ce cliché, certes les femmes sont dangereuses pour les pilotes (p. 146), car « ceux qui avaient du tempérament (…) commettaient des abus qui les laissaient hébétés, les réflexes faussés, pendant assez longtemps. » On peut ici penser à la prostitution et surtout à l’alcool et au manque de sommeil. Il leur oppose les pilotes sages (au rang desquels il se compte) qui savent profiter du repos et par exemple utiliser le mauvais temps pour récupérer (voir à cet égard aussi le témoignage de Paul Résal). Pour l’auteur, « beaucoup d’accidents, surtout à l’atterrissage, avaient une « femme fatale » à l’origine » (manque de sommeil et surmenage psychique) (p. 146).
L’attitude raisonnable d’H. Trémeau, qui comme P. Résal semble déclarer « nous ne sommes pas ce que l’on dit que nous sommes » ne se retrouve toutefois pas chez tous : l’auteur doit en effet réunir les affaires d’un camarade de chambrée, abattu et fait prisonnier, pour les renvoyer à sa famille (p. 70, 22 avril 1918) : « Je rangeai ses affaires dans sa cantine, avant de les envoyer à sa femme. Ce bougre-là avait trouvé le moyen de correspondre avec une danseuse des Folies-Bergères. Par snobisme, étant aviateur, il avait estimé qu’il lui fallait une maîtresse tapageuse ! Et les lettres de la danseuse étaient pêle-mêle avec celles de la femme légitime, des photos aussi. Heureusement, il m’en avait parlé, sans quoi j’aurais respecté sa correspondance et ne me serais pas livré à un filtrage complet, que j’étendis à toute la cantine, à toutes les poches des vêtements, afin d’éviter des souffrances et des affrontements inutiles. » Ce problème n’est pas rare, par ailleurs, à l’échelle de tous les combattants : il se retrouve posé de manière dramatique, lorsqu’il faut rendre à une famille les effets d’un soldat décédé, le défunt s’avérant mener auparavant une double vie et laissant derrière lui plusieurs ménages (voir R. Cazals, correspondance des époux Puech, p. 103). [Notices Jules et Marie-Louise Puech dans ce dictionnaire]
Quelques pages (p. 134 à 146) sont rédigées ultérieurement par un fils (Bernard Trémeau), puis le récit se termine avec l’occupation en Allemagne et l’accident qui clôt sa carrière de pilote de guerre. Toutes les photos, de qualité, enrichissent ce témoignage très personnel sur la vie de pilote de chasse en 1917 et 1918.
Vincent Suard, décembre 2016

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Blanchet de Pauniat, Guy (1886-1946)

André Antoine Guy Blanchet de Pauniat est né à Versailles le 8 décembre 1886. Son père est alors capitaine instructeur au 3e régiment de cuirassiers. Guy choisit lui aussi la carrière militaire. En avril 1914, il est lieutenant, officier d’état-major.
En août 1914, il est mobilisé auprès de l’armée belge. En mai 1915, détaché dans l’aviation, il entre au camp militaire d’Avord, près de Bourges, comme lieutenant élève-pilote. Son journal commence à cette date. Trois temps marquent son parcours d’aviateur :
– De mai à décembre 1915 : formation au camp d’Avord et au Bourget ; il passe son brevet militaire d’aéroclub à Avord en septembre 1915.
– De décembre 1915 à octobre 1916 : engagé sur le front dans l’escadrille C 28 établie près de Châlons-sur-Marne (Champagne), puis dans la 2e escadrille du 39e CA établie à Moreuil près d’Amiens (Somme), à partir de juillet 1916. Il fait du réglage d’artillerie et photographie les tranchées allemandes, en étant exposé aux batteries anti-aériennes ennemies.
– D’octobre 1916 à juillet 1918 : engagé dans l’armée d’Orient. Après un bref séjour à Salonique en novembre 1916, il rentre en France et accomplit un périple qui le mène en Roumanie, par l’Angleterre, la Norvège, la Suède et la Russie. Il rejoint le commandement du 2e groupe de l’aviation roumaine à Ghidigeni en janvier 1917, puis celui du 3e groupe à Galatz en mars 1917. Dans cette ville, il côtoie les aviateurs russes et dirige des bombardements sur Braïla.
Son journal s’arrête au 30 juin 1917. Guy Blanchet de Pauniat sera promu capitaine, sera blessé à la suite d’une chute d’avion. En juillet 1918, il est détaché en mission auprès du Grand Quartier Général américain. Il est démobilisé en mai 1919, se marie en 1920 et sera de nouveau mobilisé pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ses cahiers ont été transmis par sa famille aux Archives départementales du Calvados, qui les ont édités dans un recueil contenant deux autres témoignages : celui de l’artilleur Albert Masselin et celui du prisonnier Auguste Elain. Les éditeurs précisent avoir abrégé le texte : « Seul, celui de Pauniat a été réduit : nous avons dû faire un choix, en écartant surtout les parties répétitives (dîner, coucher…) ou familiales » (cf. p. 6). Le texte intégral est disponible en microfilm.

Guy Blanchet de Pauniat débute sa formation de pilote sur un Voisin, puis continue sur des Blériot, Morane, Nieuport, Caudron. Il décrit les divers avions, leurs qualités et leurs défauts, mentionne les pannes techniques et enregistre les nombreux accidents mortels.
Évaluant la différence entre un monoplan et un biplan, il note : « Le monoplan est très délicat, il ne demande pas de fautes, est très léger, obéit mieux ; cela fait une très grande différence avec le biplan qui est lourd et long à répondre. […] D’ailleurs, le critère est que tout monoplaniste peut monter sur n’importe quel biplan en étant sûr d’être de suite un très bon pilote, tandis que dans le cas inverse, non seulement il ne pilotera pas immédiatement, mais il aurait sûrement un accident » (12.08.1915).
Au sujet des accidents, il écrit : « La casse est paraît-il très forte, 80 % dit-on : cela me semble exagéré. J’ai oublié de noter que samedi un maréchal des logis s’est tué sur Farman à 1 km du camp » (20.09.1915).
Sur le front de Champagne, il découvre les réglages d’artillerie et s’indigne du peu de collaboration des artilleurs : « C’est à ne pas croire, mais les batteries boches contre avions, on les connaît et on les laisse tranquilles pour éviter des représailles » (28.12.1915). Il ajoute : « Les artilleurs ne veulent pas tirer de peur des représailles, aussi font-ils tout pour que les réglages ratent par faute soi-disant de l’aviation, de la TSF, etc. » (05.01.1916).
Il estime que « les Nieuport, escadrille de chasse, n’ont pour ainsi dire rien à faire, à côté de notre travail » (20.12.1915). Il constate que les batteries anti-aériennes allemandes tirent continuellement sur les avions français : « recevoir 50 coups de canon est un honneur journalier », tandis que « nos 75 aériens tirent 2 ou 3 obus par mois » (20.12.1915).
Il souligne l’importance de disposer d’un bon mécanicien : « C’est plus intéressant que de toucher un bon coucou » (28.12.1915), et se plaint que « la C 28 est condamnée au moteur Clerget qui est infiniment moins bon que le Rhône, moins fort et souple. Il y a un lot de vieux Clerget à placer, personne n’en voulant, seules 2 escadrilles de Caudron en ont encore, nous naturellement » (03.01.1916).
Il signale le bombardement de Mourmelon effectué le 1er mai 1916 par une vingtaine d’avions allemands, sans aucun appareil de chasse français pour les poursuivre, et enregistre au 19 mai 1916 le premier bombardement effectué de nuit par l’aviation allemande, sur Châlons.
Lors du 1er mai 1917 fêté par les Russes à Galatz, il écrit : « Les députés soldats sont une invention monstrueuse. Plus de sanctions, plus de peine de mort. Les généraux sous le contrôle de leurs soldats, les ordres discutés, chacun en petite république. C’est navrant quand il n’y a pas un sentiment noble pour guider et endiguer tout cela. »
En mai 1917, il obtient une citation à l’ordre de l’Armée pour avoir effectué un raid de 550 km durant 5 heures 45 consécutives, en survolant et photographiant le territoire ennemi de la Dobroudja.
Guy Blanchet de Pauniat mène la vie des officiers aviateurs disposant de soirées festives, et n’hésite pas à pousser des coups de gueule contre ses supérieurs hiérarchiques : « Une petite engueulade au capitaine pour le mettre au pas. Cela va tout de suite très bien » (09.11.1916).

Cahiers de Mémoire. La Guerre de 1914-1918, textes édités et présentés par Françoise Dutour, Louis Le Roc’h Morgère, Hélène Tron, Conseil général du Calvados, Direction des Archives départementales, 1997, 137 pages, « Cahiers de Guy de Pauniat », p. 36-106.

Isabelle Jeger, octobre 2016

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